La Promesse de l'Ombrageuse - Sophie Val-Piguel - E-Book

La Promesse de l'Ombrageuse E-Book

Sophie Val-Piguel

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Beschreibung

"Nul ne peut prédire l'issue d'un assaut." Morwenn le sait à présent, parjurer son serment condamnerait Écumes et Terrestres. Pour empêcher la catastrophe, l'adolescente est contrainte de se rendre aux Portes de l'Enfer. Désormais adversaires, Jonas et Corentin s'engagent dans le dangereux périple, l'un pour l'aider, l'autre pour la contrer. S'ils avaient évalué l'ampleur du combat, ils se seraient dérobés. Mais au pied du mur, l'esquive ou la fuite ne sont plus des options. Les escrimeurs affronteront les écueils, les dilemmes... et leurs propres démons. Car des choix de chacun dépendra l'avenir des autres.

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Seitenzahl: 498

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Pour Marc-Vincent, Au-delà des mots, au-delà du temps, Au-delà de la vie et de la mort.

À ma famille, toujours.

Sommaire

Handansund

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Nuniassiaq

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Chapitre 37

Chapitre 38

La croisée des chemins

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Épilogue

Quelques mots sur l’autrice

Bibliographie

Handansund

« La glace prenait dans les cordages Gela le pont, les bastingages Le vent chantait l’oraison de l’équipage… »

(Soldat Louis, Billevesées et Balivernes)

1

Enfer.

Ondes noires, vagues ténébreuses coiffées d’écume étincelante, rugissement du vent glacial.

Infranchissable mur d’eau bouillonnante.

Le ciel n’existe plus, l’horizon a disparu.

Il ne reste plus rien, rien d’autre qu’un minuscule navire perdu au milieu de nulle part, ballotté comme un fétu de paille dans un enfer aquatique.

Dans le sillage incertain du bateau, le passage des Faucheuses s’est refermé.

Les effrayants courants du raz de l’Enfer sont d’une innommable violence.

Droit devant se dresse le mur, gigantesque, cauchemardesque.

Le cœur de Morwenn vibre au rythme sauvage de celui de l’Ombrageuse et menace d’exploser.

Les scientifiques s’arriment au navire, terrifiés mais déterminés.

Ils sont prêts.

Jonas, debout sur le gaillard d’arrière, admirait la concentration de Morwenn qui ne lâchait pas la barre et dont les muscles étaient tendus à l’extrême, mais il était encore plus impressionné par le travail des scientifiques. Si ces derniers étaient effrayés la veille, ils n’en montraient plus rien à présent, absorbés par leurs mesures, calculs, notes et observations. Répartis un peu partout sur le pont d’Albatros III, ils effectuaient des prélèvements, aussi rapides et précis que s’ils s’étaient trouvés sur la terre ferme, insensibles aux gerbes d’écume qui trempaient leurs vêtements et au vent glacial qui leur fouettait le visage. Ils maniaient des sextants, des compas, remplissaient des fioles, plongeaient des sondes dans les flots en furie, mesuraient la pression de l’air, estimaient la profondeur de l’eau et la hauteur des vagues, se concertaient brièvement avant de retourner dans un monde de données complexes. Ils étaient efficaces et ne perdaient pas de temps, conscients qu’ils n’auraient pas d’autre chance d’accomplir de telles recherches.

Griss et Morvan veillaient à ce que les chercheurs ne manquent de rien. Ils parcouraient le bateau à grands pas, apportant par ici crayons et parchemins, par là café et biscuits. L’équipage quant à lui était au complet sur le pont, chacun affecté à une tâche bien définie. Il n’était pas question de se relâcher ne fût-ce qu’un court instant, car un mauvais réglage conduirait instantanément au naufrage.

Morwenn déployait des trésors d’énergie pour maintenir le bateau à flots. Les pulsations de l’Ombrageuse déchaînée résonnaient en elle avec une telle violence qu’elle se demandait parfois si son cœur n’allait pas éclater. Mais elle tenait bon et jetait fréquemment un coup d’œil vers Az. Le goéland restait perché en haut du grand mât, et l’adolescente guettait la moindre de ses réactions pour ajuster la course du navire aux mouvements de l’oiseau. S’il se redressait légèrement, elle ordonnait de border les voiles ; s’il s’appuyait davantage à droite, elle faisait virer le bateau sur tribord.

La journée avançait, et Morwenn commençait à fatiguer. Elle aurait besoin de toute sa concentration pour effectuer le chemin en sens inverse et quitter le raz. L’adolescente envisagea de faire demi-tour un peu plus tôt que prévu ; elle évaluait mentalement cette possibilité quand Az, toujours perché, ébouriffa très légèrement ses plumes – trop légèrement pour que quiconque se rende compte que ce n’était pas lié au vent. Mais Morwenn connaissait l’animal par cœur et, aussitôt, sa vigilance se décupla, repoussant la sensation de fatigue.

C’est alors qu’elle perçut l’infime changement de rythme de l’Ombrageuse. Ses yeux scrutèrent le mur d’eau qui se perdait dans le ciel et soudain, un frisson lui parcourut le corps. Elle eut un hoquet de stupéfaction ; le goéland riva son regard mordoré dans le sien et elle jura le voir acquiescer. Puis l’oiseau retrouva sa position de guet et les pulsations de la mer reprirent leur rythme initial. Morwenn, étourdie, sentit son sang bouillonner dans ses veines autant que les flots autour d’Albatros III. Elle décida qu’il était temps de faire demi-tour.

La mer était déchaînée et n’avait cessé de forcir depuis leur arrivée, aussi personne ne lui tint rigueur de quitter les lieux plus tôt que prévu. Tandis que l’équipage amorçait les manœuvres pour virer de bord, les scientifiques profitèrent de ces derniers instants sur place pour finaliser leurs mesures. La journée leur avait suffi pour collecter d’innombrables données qui alimenteraient leurs travaux de recherche pendant plusieurs lunes.

Le passage du raz de l’Enfer fut tout aussi terrifiant qu’à l’aller. Partout, des paquets de mer s’écrasaient sur le pont du navire ; le ciel était noir, et Morwenn se remémora la nuit terrible où l’Ombrageuse avait emporté Jos. La présence de Jonas à ses côtés l’empêcha de se perdre dans ces douloureux souvenirs et lui donna la force de rester concentrée malgré l’épuisement. Quand ils sortirent enfin du raz et quittèrent le passage des Faucheuses après une nuit éprouvante à lutter contre les éléments furieux, le tumulte de l’océan leur apparut presque comme un apaisant clapotis. L’équipage savait désormais que nulle tempête ne serait plus terrible que les courants qu’il venait d’affronter.

Morwenn, soulagée que tout le monde soit sain et sauf et que le bateau n’ait pas subi trop de dommages – quelques pièces du gréement, du bastingage et deux voiles n’avaient pas résisté – s’apprêtait à laisser la barre à Griss quand elle fut saisie d’une angoisse soudaine, comme si l’Ombrageuse tentait de la mettre en garde. Ce malaise prit toute sa consistance lorsque son second, vissé à sa longue-vue, l’interpella tout à coup :

– Morwenn, viens voir ça ! On a un sérieux problème.

Sans un mot, elle poussa Jonas vers la barre et arracha la longue-vue des mains de Griss. Elle jura quand elle perçut une flottille de quatre navires sous pavillon rebelle.

– Tu crois qu’ils nous ont vus ? demanda le second.

L’adolescente ne répondit pas tout de suite, continuant d’observer les bateaux, puis elle lui rendit la longue-vue.

– Non seulement ils nous ont vus, mais en plus, ils font route droit sur nous, grinça-t-elle. Tu me réunis au plus vite tout l’équipage sur le pont, chercheurs compris. Tu ne laisses à poste que trois marins par mât, on tâchera d’être brefs.

Morwenn reprit la barre tandis que Jonas sonnait la cloche du navire, Griss s’activant à réunir tout le monde au plus vite. En un instant, marins et scientifiques se tenaient à l’arrière du bateau, intrigués pour les uns, inquiets pour les autres quand ils découvrirent le visage grave de la capitaine et de son second. Morwenn entrava rapidement la barre et leur désigna les points minuscules à l’horizon, encore quasi invisibles à l’œil nu tant ils étaient loin, pendant que Griss actionnait la corne de brume.

– Les Rebelles d’Handansund sont à nos trousses, attaqua-t-elle sans ambages. À compter de maintenant, nous allons pousser nuit et jour Albatros III à son maximum. Les navires rebelles sont au nombre de quatre, toute aide supplémentaire à la manœuvre sera la bienvenue.

– Avons-nous une chance d’atteindre Észak avant eux si les conditions météo nous restent favorables ? s’enquit Naukowiec, le minéralogiste.

Pour le moment, le bateau filait à vive allure et bénéficiait d’un courant portant. Morwenn poussa un imperceptible soupir. C’était bien le problème de voyager avec des scientifiques : ils posaient toujours des questions pertinentes dont elle aurait préféré éluder les réponses.

– Non, concéda-t-elle.

– S’ils nous abordent, nous n’aurons aucune chance de nous en tirer, remarqua un chercheur. Nous savons tous manier une arme, mais pas au point de terrasser ces guerriers.

Tous étaient étrangement calmes, et Morwenn apprécia qu’ils ne se laissent pas déborder par la panique. Elle échangea un regard avec Griss qui réitéra son signal à la corne de brume.

– Nous ne leur donnerons pas le temps de nous aborder. Nous sommes certes trop loin des îles principales pour obtenir une aide milicienne, mais nous avons d’autres atouts.

– Qui tentez-vous de contacter par la corne de brume ? lança justement une scientifique spécialisée dans l’écholocation.

Vu l’expression de Morwenn, tous se doutèrent que la réponse ne leur plairait pas, mais ils ne s’attendaient pas à ce qu’elle déclare posément :

– Les seules personnes susceptibles de l’entendre et d’y répondre dans le peu de temps qu’il nous reste avant l’abordage.

L’adolescente se serait bien arrêtée là, mais elle savait que chercheurs et marins ne s’en contenteraient pas, alors elle explicita :

– Les Sabordeurs de Sedna.

2

Le bateau filait toujours à vive allure lorsque la nuit tomba. Morwenn s’était reposée dans l’après-midi ; le vent et les courants étaient encore violents, mais Griss veillait au grain, émettant régulièrement le signal destiné aux Sabordeurs. Quand l’adolescente relaya son second, Jonas et Morvan buvaient un café dans la timonerie, sous l’œil mordoré d’Az qui s’était perché un peu plus loin et lorgnait sur le biscuit que le jeune homme tenait dans la main.

– Comment peux-tu être certaine que des Sabordeurs se trouveront dans les parages ? interrogea le maître d’armes quand Griss fut parti. Pour des latitudes hostiles, je les trouve soudain bien fréquentées.

– Parce que les Sabordeurs de Sedna sont des opportunistes, expliqua Morwenn, et qu’ils ont tout intérêt à garder des patrouilles dans les lieux qui pourraient devenir intéressants, dont les Portes de l’Enfer font bien évidemment partie. Du temps où je les fréquentais, il y a toujours eu des guetteurs à surveiller le passage éventuel d’un démon ou d’une âme damnée. Les Sabordeurs pactiseraient avec n’importe quoi pourvu qu’ils en tirent profit.

– Penses-tu qu’ils ont des vues ou des liens sur Handansund ?

Morwenn secoua la tête en signe de dénégation.

– Pas à ma connaissance. Aux dernières nouvelles, ils ignoraient encore les coordonnées de l’archipel. Comparé aux Rebelles, les Sabordeurs de Sedna sont presque d’honnêtes citoyens.

– Tu crois que les Rebelles vont nous rattraper ? demanda Jonas en engloutissant son biscuit, jetant au passage un coquillage en direction d’Az à qui il tira la langue.

– Ils sont à un peu plus d’une demi-journée de navigation, estima Morwenn. Si nous parvenons à maintenir notre vitesse, nous devrions tenir jusqu’à l’arrivée des Sabordeurs.

– Une demi-journée ? releva brusquement Morvan. Nous avons fait demi-tour douze heures plus tôt que prévu, non ?

L’adolescente soupira et acquiesça, la mine sombre.

– Exactement. Ça signifie qu’ils avaient prévu de nous intercepter à la sortie du raz.

– Mais comment auraient-ils pu savoir que nous serions là pile à ce moment ? renchérit Jonas. Vu la météo, c’était impossible à prévoir.

– Et c’est bien là le cœur du problème, commenta gravement Morwenn. Aucun de nous n’a relevé la présence d’autres bateaux pendant le trajet, et même si les Rebelles sont de bons navigateurs, ils n’ont pas encore le don d’invisibilité. S’ils nous avaient suivis ou épiés, nous les aurions repérés avant.

– Un traître, déduisit Morvan d’une voix blanche. Il y a à bord quelqu’un qui transmet des informations aux Rebelles.

Morwenn hocha la tête. Elle était arrivée à cette conclusion dès qu’elle avait découvert la flottille mais ne l’avait partagée qu’avec Griss. Un lourd silence suivit la déduction de Morvan, qui fut brisé par un cri de douleur lorsque Jonas lâcha sa tasse et répandit son contenu brûlant sur ses vêtements.

– Je sais que cette annonce est bouleversante, mais Griss et moi tenons tout le monde à l’œil depuis hier, le rassura Morwenn.

– Tu ferais mieux de surveiller ton poulet imbécile ! s’exclama Jonas, furieux, en ramassant les morceaux éparpillés de la tasse brisée. Il a lancé une coquille dans mon café, il m’a ébouillanté !

Az poussa un gloussement satisfait parfaitement incongru pour un goéland et se percha sur la tête de Morwenn, défiant le jeune homme du regard.

– Ne lui en veux pas, c’est l’instinct. Les oiseaux de mer cassent parfois leurs coquillages en les laissant tomber de très haut pour pouvoir les manger.

– Eh bien moi, je ne crois pas aux coïncidences, s’entêta Jonas qui aurait juré voir s’allumer une lueur goguenarde dans les yeux de l’oiseau.

D’un pas rageur, l’adolescent quitta la timonerie en marmonnant des paroles peu élogieuses sur les sales volatiles stupides et inutiles. Morvan poussa un soupir exaspéré et reporta son attention sur Morwenn.

– Tu soupçonnes quelqu’un ?

– J’avais un petit doute sur un biologiste de la station d’Ēkara, mais Griss a enquêté discrètement et n’a rien trouvé. Je pencherais plus pour un membre d’équipage ; il y a parmi eux deux ou trois marins au passé pas très clair. Maintenant, il ne sert plus à rien de faire des pronostics, il faut rester vigilants et attendre l’arrivée des Sabordeurs.

Morvan approuva sans conviction. Il ignorait s’il valait mieux affronter les Rebelles ou les Sabordeurs. Dans un cas comme dans l’autre, il avait le désagréable sentiment de se retrouver dans un piège inextricable.

L’appréhension du maître d’armes se matérialisa le surlendemain, lorsque deux navires des Sabordeurs de Sedna, apparus la veille au soir, rejoignirent Albatros III et se placèrent de part et d’autre du trois-mâts. Les Rebelles s’étaient rapprochés, mais Albatros III conservait une bonne avance grâce aux efforts de l’équipage. Morvan et la plupart des scientifiques sentirent des frissons qui n’étaient pas dus au vent glacial leur parcourir la nuque lorsqu’ils découvrirent, à bâbord comme à tribord, les terrifiants pirates qui constituaient les Sabordeurs.

Vêtus de façon très hétéroclite, ils étaient armés jusqu’aux dents et portaient sur le visage et les membres les cicatrices et les stigmates de leur vie de débauche. C’était des forbans à l’état brut, des barbares sanguinaires, des fauves indomptables. Comment Morwenn avait-elle cru qu’ils pourraient les protéger ? Tout, dans leur attitude, montrait leur soif de sang et de combat.

Quand ils hissèrent le pavillon rouge, exprimant ainsi qu’ils ne feraient pas de prisonniers donc pas de quartier, tout l’équipage d’Albatros III regretta d’avoir fait confiance à Griss et Morwenn. Cependant, quand les navires s’approchèrent coque contre coque et que les deux capitaines bondirent à bord du trois-mâts, ils saluèrent la jeune fille et son second avec une certaine déférence mêlée de crainte. Morvan et les scientifiques n’eurent pas le loisir d’en apprendre davantage, parce que Morwenn confia la barre à l’un des marins et, accompagnée de Griss, elle entraîna les deux capitaines dans l’une des grandes cabines reconvertie en espace de réunion de la dunette arrière.

Lorsqu’ils ressortirent un long moment plus tard après avoir négocié la promesse de défendre Albatros III contre les Rebelles, ils trouvèrent Morvan, Jonas, quelques scientifiques et matelots en cercle sur le pont autour d’un immense oiseau dont l’envergure avoisinait bien les trois mètres. Morwenn, qui reconnut l’animal comme un albatros hurleur, aurait presque souri de la coïncidence si Morvan ne l’avait pas avertie qu’il était porteur d’un message des Rebelles.

– On t’attendait pour l’approcher, lui annonça-t-il.

Morwenn fit signe à Heiura, la seule ornithologue parmi les scientifiques qui s’étaient embarqués, de s’en charger. La chercheuse ne se fit pas prier et, avec une assurance mêlée de prudence qui traduisait de sa longue expérience des oiseaux, elle détacha délicatement le parchemin qu’il portait à la patte.

L’albatros resta parfaitement immobile, et ne bougea pas lorsque Heiura tendit le papier à Morwenn. Celle-ci le défroissa et déchiffra d’une voix forte, afin que tous entendent : « Donneznous l’enfant de l’enfer. Nous laisserons partir les autres sans combattre. »

– Qu’est-ce qu’un enfant de l’enfer ? s’étonna un chercheur.

Morwenn, Griss et les capitaines Sabordeurs se regardèrent et haussèrent les épaules en signe d’ignorance tandis que marins et scientifiques échangeaient entre eux. Personne à bord ne savait ce que cela signifiait.

– On va leur répondre, décida Morwenn qui se fit apporter plume et parchemin.

« Pas d’enfant à bord. Ne vous donnerons rien sinon la mort. »

L’adolescente, aidée de l’ornithologue, renvoya sans cérémonie l’albatros vers les Rebelles. Les capitaines Sabordeurs s’esclaffèrent et transmirent ces mots à leurs équipages respectifs ; Morvan et les scientifiques, eux, ne voyaient rien de drôle à la situation.

– Pourquoi les provoquer ainsi ? gronda le maître d’armes en attirant Morwenn à l’écart. Ils sont quatre navires, prêts à nous tomber dessus, et toi, tu jettes de l’huile sur le feu !

– Ils n’attaqueront pas, assura tranquillement Morwenn.

– Tu es bien trop sûre de toi ! s’emporta Morvan. Je te rappelle que tu as la responsabilité de toutes les personnes à bord de ce bateau, et à jouer comme ça avec le feu, tu les mets en danger !

Les yeux de Morwenn perdirent tout éclat d’amusement, et sa voix devint glaciale lorsqu’elle rétorqua :

– Croyez-vous sincèrement qu’après avoir ramené cette expédition saine et sauve des Portes de l’Enfer, je prendrais le moindre de risque d’anéantir mon travail ? Par Leiya, cessez de me prendre pour une gamine inconsciente, jamais je n’aurais répondu si je n’avais pas la certitude qu’ils ne passeront pas à l’attaque !

Elorn, attiré par les éclats de voix, s’empressa de s’interposer pour calmer le maître d’armes furieux et l’adolescente tout aussi en colère.

– Gardons notre sang froid, leur intima-t-il. Regardez, l’albatros revient.

Heiura retira le parchemin de la patte de l’oiseau et le donna à Morwenn. Celle-ci le déroula avec avidité sous les regards impatients, inquiets ou curieux. Elle pâlit brusquement quand elle découvrit son contenu.

Sous les mots « enfant de l’enfer » était griffonné, sans confusion possible, son propre portrait.

3

Un silence de mort s’abattit sur Albatros III. Tous les regards convergèrent vers Morwenn qui, une fois la stupéfaction passée, réfléchit à toute vitesse. Si les Rebelles avaient voulu la tuer, ils l’auraient fait lorsqu’ils avaient attaqué Ēkara. Accepter de se livrer assurerait la sécurité des chercheurs. Griss saurait ramener le bateau sans son aide, et les Sabordeurs pourraient toujours prendre les Rebelles en chasse, ce qui leur laisserait une chance d’enfin découvrir les coordonnées de l’archipel d’Handansund.

– Répondez-leur que j’accepte, décida-t-elle.

Un frémissement parcourut l’assemblée. Des murmures de protestation se firent entendre, qui furent couverts par la voix de Jonas.

– Il n’en est pas question ! tempêta-t-il en se rapprochant de l’adolescente. Tu n’as pas à te sacrifier pour nous. Et puis rien ne nous prouve qu’ils n’attaqueront pas une fois qu’ils t’auront.

Quasiment tout le monde à bord était de son avis : aucun des chercheurs n’accepterait de la livrer pour sauver leur peau. Deux ou trois marins étaient un peu plus mitigés, mais eurent tôt fait de se ranger à l’unanimité face au regard menaçant de Griss.

– Question réglée, lança ce dernier. Qu’on leur réponde par la négative, et que les Sabordeurs se préparent au combat. On continue de pousser les bateaux à fond pour maintenir la distance. Allez, on s’active !

Tandis que les capitaines regagnaient leur bord pour donner leurs ordres, l’albatros porteur de la réponse négative s’envola vers les Rebelles, poursuivi par Az qui lui piqua plusieurs fois la tête à coups de bec rageurs. Pour une fois, même Jonas n’y trouva rien à redire.

Chacun guetta longuement le retour de l’albatros. Plus la journée avançait, plus l’angoisse et la tension montaient, d’autant que les courants, qui s’étaient inversés, ralentissaient Albatros III et les navires Sabordeurs. Les Rebelles commençaient à gagner du terrain, et un vent de peur balaya les équipages lorsqu’un magnifique fou de Bassan s’approcha du navire. Tous savaient ce que cela signifiait : Súla Sjórson, le plus dangereux meneur des Rebelles, était à bord d’un des bateaux de la flottille.

L’oiseau pénétra dans la timonerie et se posa directement sur la barre que Morwenn n’avait plus lâchée depuis le départ de l’albatros. Ses doigts se crispèrent sur le bois et, ignorant les mines inquiètes de Griss, Morvan et Jonas qui se trouvaient à ses côtés, elle lut le parchemin porté par l’animal : « Refusons de combattre Sedna. Traquerons l’enfant de l’enfer jusqu’à capture. Sur terre, en mer, au bout du monde si nécessaire. » La signature de Súla, la lettre S dans laquelle s’entremêlait la représentation d’un fou de Bassan, clôturait le message. L’oiseau n’attendit pas de réponse pour retourner vers la flottille rebelle qui, sous les regards médusés des trois équipages, vira de bord et cessa la poursuite d’Albatros III.

Lorsque la nuit tomba, les navires des Rebelles avaient disparu à l’horizon.

Les Sabordeurs cessèrent leur escorte deux jours plus tard, lorsqu’il fut certain que la manœuvre des Rebelles n’était pas une ruse. Aucune voile ne s’était à nouveau montrée à l’horizon, et les deux navires pirates se volatilisèrent bientôt, pour le plus grand soulagement des scientifiques et des marins qui s’étaient jusqu’au dernier moment attendus à une entourloupe. Albatros III fit une brève escale à Észak, où seuls Elorn et Morwenn débarquèrent pour avertir les chercheurs de l’intimidation dont ils avaient été victimes. Ils reçurent en échange des nouvelles des principaux archipels et apprirent le renforcement de la surveillance du trafic maritime, ainsi que de la fouille systématique des bateaux dans les grands ports.

La navigation du retour fut studieuse : déjà, les scientifiques s’attelaient à retranscrire leurs observations et s’attaquaient au travail colossal d’analyse et d’interprétation qui en découlait. La fatigue de l’expédition commençait à se faire ressentir chez les membres d’équipage ; plusieurs altercations éclatèrent, et Griss et Morwenn durent user de toute leur patience et diplomatie pour dédramatiser les conflits. Albatros III fut arraisonné deux fois par des navires de la milice maritime pour un contrôle de routine : la première, au large d’Unalaq, et la seconde peu avant d’apercevoir le phare d’entrée de port d’Ēkara. Morwenn avait déjà fait connaître sa position la veille ; les miliciens lui confirmèrent que le trois-mâts était impatiemment attendu et qu’une grande réception se préparait pour célébrer le retour de l’expédition.

Après leur départ, Morwenn échangea quelques mots discrets avec Griss, puis lui confia la barre et regagna sa cabine. En chemin, elle croisa Jonas qui affichait une expression satisfaite.

– J’ai compté, ça fait deux jours que ton gros pigeon déplumé a quitté le bord, annonça-t-il d’une mine réjouie. Il a enfin compris qui était le maître.

– À mon avis, il ne va pas tarder à revenir, le contredit-elle.

– Ça reste à voir. Je crois qu’il n’a pas trop apprécié le poisson au poivre que je lui ai refilé avant-hier. Enfin, c’était plutôt le poivre au poisson, d’ailleurs. Je n’avais jamais vu un goéland éternuer.

Morwenn, qui s’était engouffrée dans la cabine et remplissait méthodiquement son sac étanche, s’arrêta pour le dévisager. Jonas lui trouva un air particulièrement soucieux, qui disparut au profit d’un large sourire.

– Là, tu lui as ouvertement déclaré la guerre, pouffa-t-elle. Je serais toi, je me méfierais des représailles. Az peut parfois se montrer… rancunier.

Elle ferma le sac, le mit sur son dos et vérifia que tout était en ordre dans la cabine avant d’en verrouiller la porte.

– Tu es au courant que nous n’accosterons pas avant ce soir ?... demanda nonchalamment le jeune Roscovite, intrigué par l’attitude de Morwenn.

– Un peu, puisque c’est moi qui ai fait le plan de nav’, s’amusat-elle.

– Alors pourquoi ai-je l’impression que tu t’apprêtes encore à faire quelque chose de…

– … stupide ? compléta l’adolescente en haussant un sourcil ironique dans une parfaite imitation de Gayan.

– J’aurais plutôt dit « surprenant », mais puisque tu en parles…

Morwenn, redevenue sérieuse, jeta un coup d’œil dans la coursive déserte et murmura :

– Je quitte le navire.

– Évidemment. Je t’accompagne.

Il avait prononcé ces mots spontanément, comme s’il s’agissait simplement d’aller tirer quelques bords ou faire une bonne partie de pêche. Morwenn se demanda brièvement si ce comportement relevait davantage du courage ou de l’inconscience. Elle pencha pour la seconde lorsqu’il se détourna d’un pas vif pour préparer ses affaires.

– Attends, le retint-elle. Je t’avoue que je n’ai ni la force ni l’envie de te dissuader de venir avec moi, mais je préfère que tu saches dans quoi tu t’embarques.

– Tu pars chercher une signification au message des Rebelles.

Morwenn le scruta, étonnée qu’il ait si aisément décrypté ses pensées, et finit par hocher lentement la tête.

– J’aurais fait pareil à ta place, indiqua-t-il. Je te retrouve sur le pont dans dix minutes.

– Non, contra-t-elle. Tu guettes Az, et dès qu’il revient, tu files à la poupe du bateau, côté bâbord. Sois discret, je n’ai prévenu que Griss, je vais lui dire que tu m’accompagnes. Prends un change et un sac étanche, parce qu’on finira trempés.

Morwenn ne lui laissa pas le temps de l’interroger et se hâta de regagner l’extérieur. Elle déposa discrètement son sac à l’arrière du navire et, sous couvert de l’inspecter avant son entrée au port, elle garda un œil rivé sur le ciel.

Az fit son apparition alors que le port n’était plus qu’à quelques encablures. Jonas était accoudé au bastingage à l’arrière du bateau, feignant d’examiner le nœud d’une défense déjà en place en prévision de l’accostage imminent. Morwenn le rejoignit quand le goéland poussa un léger cri, indiquant que la voie était libre.

– On passe par-dessus le bastingage et on se laisse glisser le long de la défense, marmonna-t-elle. Ensuite, on lâche tout et on ferme les yeux.

Un ultime coup d’œil leur apprit que personne ne leur prêtait attention ; et quand il suivit les directives de Morwenn, Jonas se fit la remarque qu’il aurait dû anticiper un peu plus la deuxième partie du plan. Mais il avait déjà « tout lâché », comme avait dit l’adolescente, et il était trop tard pour stopper la chute.

Il s’attendait à un gros plongeon, aussi fut-il stupéfait de prendre pied sur un sol souple, avec de l’eau jusqu’au milieu du ventre.

– Assieds-toi tout de suite et tête sous l’eau, commanda Morwenn. Tu pourras relever la tête régulièrement pour respirer, mais il faudra être rapide et discret.

Jonas, de plus en plus surpris, se laissa guider par la main de son amie. Il prit une grande inspiration avant de s’asseoir et plonger la tête sous l’eau. Trop avide de comprendre sa situation – rien n’avait de sens, il pensait avoir atterri sur un banc de sable ou un récif couvert d’algues, mais avait l’impression de se mouvoir –, il ouvrit les yeux. S’il n’avait pas été aussi concentré pour retenir sa respiration, il aurait eu un hoquet de stupeur en découvrant ce sur quoi il était assis : une immense raie manta qui nageait paisiblement près de la surface.

Lorsque l’adolescent fut remis de ses émotions et eut trouvé un bon rythme entre ses moments d’apnée et ses prises de respiration, il apprécia pleinement l’étrange sensation que lui procurait cette chevauchée sous-marine. Il éprouva une bouffée de déception que le trajet fût si court quand la raie manta s’arrêta dans le lagon d’Elorn, juste à côté de la chaîne d’ancre de Jusant. Cependant, il n’eut pas le temps de tergiverser, parce que déjà, Morwenn avait grimpé à bord et s’activait pour préparer la goélette. Elle envoya la grand-voile et la misaine, lui demanda de relever l’ancre tandis qu’elle prenait la barre, et ils n’étaient pas encore secs quand Jusant quitta le lagon d’Elorn.

– Alors, c’est quoi, le programme ? s’enquit Jonas après avoir enfilé des vêtements secs. Je sais déjà qu’une partie ne va pas me plaire, vu que cet animal idiot est à bord, ajouta-t-il en désignant Az.

– Az nous sera très utile lorsque nous retournerons aux Portes de l’Enfer, assura Morwenn d’un ton léger.

– QUOI ?! s’étrangla Jonas. Tu as l’intention de retourner làbas ? Juste nous deux ? Avec Jusant ? Là, ce n’est plus de la folie, c’est du suicide !

– Je n’ai pas dit qu’on allait commencer par là, le rassura-t-elle.

– Quand bien même, qu’est-ce que tu veux retourner faire làbas ?

– Je crois que…

Elle baissa la voix et croisa le regard perçant d’Az.

– Il y avait un passage à travers le mur d’eau.

4

Malgré sa ténacité, Jonas n’obtint aucune autre précision de la part de Morwenn concernant un éventuel passage au travers des Portes de l’Enfer. Elle ne lui donna pas non plus leur destination, mais l’adolescent, qui commençait à connaître les cartes marines de Rāwāhi, soupçonna qu’elle retournait à Unalaq. La route n’était pas la même que celle qu’ils avaient déjà empruntée, mais il savait qu’elle voulait rester discrète et préférait éviter les chenaux principaux.

– Nous allons à Unalaq, c’est ça ? demanda-t-il après deux jours de navigation, quasiment certain de sa réponse à présent. Si j’ai bien compris, c’est là-bas que se trouvent les registres de ta naissance.

– Ça aurait pu, s’amusa Morwenn. Effectivement, les registres sont là-bas, mais je n’y apprendrai rien que je ne connaisse déjà.

Cependant, elle refusa de lui en dire davantage ; et ce n’est que lorsqu’elle désigna, quelque temps plus tard, les vieilles ruines d’un phare perdu au milieu de l’océan, qu’il comprit que c’était là le but de leur voyage.

– Magnifique, railla-t-il alors qu’elle jetait l’ancre à quelques encablures. À Roscoff, ils classeraient probablement ton vieux bout de phare aux monuments historiques. En tout cas, c’est l’endroit idéal pour se détendre et se ressourcer après une expédition aux Portes de l’Enfer !

Morwenn, dont le cœur s’était serré à la vue du phare, ne put réprimer un sourire.

– C’est surtout l’endroit parfait pour abandonner un équipier râleur, tu ne crois pas ? plaisanta-t-elle.

– Un équipier râleur ? Mais oui ! Az ! Ton voyage s’arrête ici, vieille dinde mitée !

Le goéland lui jeta un regard furieux et alla se percher sur le mât de misaine, tout en lançant un coassement mécontent. Cette fois, Morwenn éclata franchement de rire.

– Je vois qu’on est encore loin du traité de paix entre vous deux, hein ? Allez, on met le canot à l’eau et on débarque.

La mer était assez calme, mais les deux adolescents durent tout de même lutter contre les courants avant de parvenir à amarrer leur petite barque à un anneau rouillé et rongé par le sel de l’océan. Les restes du phare menaçaient de s’effondrer, et Jonas, glissant sur les algues qui recouvraient la courte jetée endommagée, ne dut qu’à un prodigieux réflexe de Morwenn de ne pas tomber à l’eau.

– Charmant, grinça-t-il lorsqu’ils arrivèrent au niveau de ce qui avait été l’entrée du phare. Comment s’appelle cet endroit idyllique ?

– C’est le phare d’Amura, l’informa Morwenn dont la gorge s’était nouée. C’est là que Jos m’a trouvée quand j’étais bébé. J’ai toujours refusé d’y mettre les pieds, c’était trop dur à affronter.

– Oh, murmura Jonas en se rapprochant d’elle, posant la main sur son épaule dans un geste de réconfort.

– Je suis contente que tu sois venu, lui confia-t-elle, les doigts crispés sur la lampe à huile qu’elle avait emmenée au cas où. C’est sinistre, ici.

En gravissant les marches inégales et enjambant les éboulis, Jonas songea que « sinistre » était encore un bel euphémisme pour rendre justice à cet endroit. Les murs suintaient, le vent s’engouffrait dans les moindres interstices, et bien qu’il fît encore jour, les ruines du phare semblaient hermétiques à la lumière.

Quand ils atteignirent ce que Morwenn identifia comme les anciennes cuisines, ils se figèrent. Il émanait de la pièce une ambiance lugubre, et ils frissonnèrent de concert. Ils eurent l’impression qu’elle était remplie de fantômes.

Ce fut Morwenn qui pénétra la première dans la pièce, le cœur battant. Elle ne savait pas ce qu’elle s’attendait à découvrir, ni ce qui l’avait poussée à venir à Amura. Durant son enfance, Jos lui avait déjà décrit les lieux, et il lui semblait connaître l’endroit par cœur. Le marin avait été formel : hormis la petite couverture qu’il avait laissée et qui était là, partiellement moisie, et le livre des Tribulations de l’Écumeur qu’il lui avait donné, il n’y avait rien d’autre lorsqu’il l’avait récupérée par cette nuit de grand vent. Aucun document, aucune lettre, aucun message n’était là pour témoigner de son ascendance.

– Qu’est-ce qu’on est censés chercher ? s’enquit Jonas d’une voix où transparaissait une pointe d’inquiétude.

– Je ne sais pas, avoua Morwenn qui se sentit soudain stupide d’avoir perdu plusieurs jours pour venir ici. À l’époque, Jos n’a rien trouvé d’autre que cette vieille couverture, un livre et moi, mais il n’est pas resté longtemps. Je me dis qu’il est peut-être passé à côté de quelque chose. Si la personne qui m’a déposée là avait voulu me tuer, elle aurait tout aussi bien pu me balancer à la flotte. J’ai toujours cru que j’avais été abandonnée, mais peut-être que celui qui m’a emmenée ici a simplement voulu me sauver.

Jonas haussa les sourcils, peu convaincu, mais ne fit pas de commentaire et se dirigea vers la petite lucarne. Pour se donner bonne conscience davantage que dans l’espoir d’avoir une révélation, il entreprit de scruter minutieusement la pièce du regard. Morwenn inspecta les restes de la couverture, mais comme elle s’en doutait déjà, il n’y avait aucune broderie, l’étoffe était d’une consternante banalité, il n’y avait rien qui puisse indiquer l’identité de ses parents ou leur provenance.

L’adolescente alluma sa lampe à huile, la lueur de la lucarne étant trop faible pour observer les anciennes cuisines sous toutes leurs coutures. Elle se dit qu’Amura devait compter parmi les plus anciennes ruines de Rāwāhi, car les pierres étaient usées, craquelées, toutes de couleurs différentes, maintes fois remplacées. Morwenn tenta vainement d’en desceller quelques-unes, remua des gravats, chercha une cachette secrète. Jonas l’imita sans grande conviction, puis finit par se prendre au jeu et se convaincre qu’ils allaient forcément découvrir quelque chose d’intéressant. Aussi, lorsque la nuit tomba, les deux adolescents se relevèrent, les mains écorchées, très déçus.

– Tant pis, soupira Morwenn. Ça valait le coup d’essayer. Maintenant, j’ai la preuve qu’il n’y a vraiment rien à chercher de ce côté.

– Qu’est-ce qu’on va faire, alors ? demanda Jonas en s’approchant de la lucarne. Je crois que… ah !

– Quoi ? Az a pris le large avec Jusant ? sourit Morwenn.

– Viens voir ! s’exclama-t-il, excité. C’était sous mon nez depuis le début et je suis passé à côté !

Intriguée, Morwenn s’approcha, et le jeune homme désigna le bord de la lucarne. Morwenn approcha sa lampe et, dans le coin d’une pierre, distingua la minuscule gravure aux lettres inégales qu’il lui montrait. Elle plissa les yeux et déchiffra : « Airaro Holokai. Lundar Havstrom. 1808. »

Dépité, Jonas poussa un soupir de découragement.

– Super, des amoureux sont venus graver leurs noms ici il y a plus de deux cents ans. Ça va bien nous avancer.

– Jonas, bredouilla Morwenn en frôlant les lettres, on n’est pas à Roscoff. À Rāwāhi, la datation prend effet à compter de la Grande Vague, on est en 1824.

Elle leva vers lui un regard plein de doute, d’espoir et d’émotion entremêlés, et ajouta, la voix tremblante :

– 1808, c’est l’année où Jos m’a trouvée.

5

Jonas et Morwenn ne s’attardèrent pas à Amura. Sitôt rentrés au bateau, l’adolescente décida de mettre le cap vers les archives d’Ēkara, situées sur un îlot qui leur était entièrement dédié, et qui abritaient des dizaines de milliers de documents de tout type. Elle avait bon espoir d’y trouver mention de l’un ou l’autre des noms, pourvu qu’il ne s’agisse pas de pseudonymes.

Il n’y avait pas foule aux archives. Seuls trois navires étaient amarrés au ponton d’accueil, dont un que Morwenn reconnut comme celui de la station de recherche de Runda, une île qui avait connu, quelque deux cents ans plus tôt, le gigantesque incendie de sa bibliothèque. Il n’était pas rare, depuis, que scientifiques, géographes et historiens viennent passer plusieurs lunes dans les différentes archives de Rāwāhi pour reconstituer leurs propres documents qui avaient fini dans les flammes.

Contrairement à ce que craignait Morwenn, l’accès n’était pas plus protégé que d’habitude, et le laissez-passer d’Elorn lui permit d’obtenir une entrevue avec l’un des maîtres archivistes. Prétextant des recherches pour le compte de l’océanographe, l’adolescente lui demanda sans détour la liste exhaustive des ouvrages concernant les dénommés Airaro Holokai et Lundar Havstrom.

Quand l’archiviste revint quelques instants plus tard, Morwenn et Jonas notèrent tout de suite la lueur de suspicion qui s’était allumée dans son regard. L’adolescente, qui avait prévu de l’interroger ensuite sur les enfants de l’enfer, préféra ravaler ses questions, d’autant qu’il arrivait les mains vides.

– Le nom de Lundar Havstrom n’apparaît dans aucune liste d’archive, annonça-t-il, le visage fermé.

Jonas et Morwenn échangèrent un coup d’œil de déception.

– En revanche, poursuivit l’archiviste, celui d’Airaro Holokai est mentionné à plusieurs reprises. Elle aurait rédigé quelques publications scientifiques et figure également dans un journal, mais c’est là l’unique information que je puis vous partager. Ledit journal est classé strictement confidentiel et n’est donc pas en notre possession.

Morwenn laissa échapper un juron, ignorant l’air outré de l’archiviste.

– Ce genre de document est archivé directement au Château, expliqua-t-elle à Jonas. Nous n’avons plus rien à faire ici.

Elle remercia l’archiviste dont les lèvres s’étaient pincées de désapprobation. Jonas crut l’entendre grommeler quelques mots sur les adolescents désinvoltes et grossiers ; mais déjà, Morwenn l’entraînait à bord de Jusant, impatiente de filer vers Ēkara pour s’infiltrer dans les archives du Château.

Corentin chevauchait aux côtés d’Aren et d’Aiyana. Il n’était pas encore un bon cavalier, mais il s’améliorait de jour en jour et les balades quotidiennes qu’il effectuait en leur compagnie l’aidaient à se perfectionner. Le trot soutenu qu’ils entamèrent en pénétrant dans la forêt d’Ēkara l’obligea à se concentrer, mais ne le détourna pas du sujet qui occupait le premier plan de ses pensées. La nuit dernière, pour la première fois de sa vie, il avait rencontré des Écumes.

– Comment savais-tu que la gamine se trouvait précisément à cet endroit ? demanda-t-il à Aren.

Corentin avait pris part à la capture. La veille, Aren avait réuni en urgence l’armée cachée d’Heiarii, et avait annoncé qu’il avait besoin de tous les bras et cerveaux disponibles pour réaliser un coup de maître. Il avait fait embarquer les jeunes gens sur un petit voilier et l’avait mené jusqu’à un minuscule îlot rocheux, où ils avaient eu la stupéfaction de découvrir une enfant blessée d’environ sept ou huit ans. Aren l’avait hissée à bord malgré ses protestations, et c’est là que Corentin s’était rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’une enfant ordinaire. Sa peau, semblable à une carapace, avait l’aspect d’un cuir bleu très foncé, lisse et brillant, moucheté de minuscules taches blanches ; ses doigts étaient palmés, et ses yeux terrifiés d’un noir profond. Il avait rapidement compris qu’elle était Écume.

La capture de son grand frère et de ses parents avait été difficile, mais l’armée cachée avait eu l’avantage du nombre et de la surprise. En quelques heures, les quatre Écumes piégés avaient été ramenés au Château en toute discrétion, enfermés dans une pièce sans fenêtre du sous-sol. Aren et deux autres membres de l’armée cachée s’étaient chargés d’un premier interrogatoire, auquel Corentin n’avait pas assisté. Il prendrait la relève ce soir.

Aiyana lança un regard oblique à Aren qui affichait un air mystérieux.

– Allez, l’encouragea la fille du gouverneur, je pense que tu peux lui raconter ton secret.

Aren se rengorgea et, sans ralentir son allure, approcha son cheval de celui de Corentin. Il tira sur la petite chaîne en argent qu’il portait autour du cou et, pour la plus grande surprise de Corentin, sortit de sa chemine un pendentif finement ciselé qui rappelait leur tatouage : un serpent qui se mordait la queue, à l’intérieur duquel un huit aplati était transpercé par une flèche à double pointe.

– Je devais avoir une douzaine d’hivers quand j’ai trouvé ce pendentif, annonça-t-il. J’accompagnais Aiyana et le gouverneur Heiarii à la foire aux chevaux d’Unkallar et, à cette époque, j’avais déjà un goût prononcé pour l’aventure et les découvertes. En explorant de vieilles ruines dans la cité principale, je suis tombé sur ce pendentif. Crois-moi ou non, sitôt que je l’ai eu en main, j’ai senti que quelque chose se passait, comme si un courant me traversait le corps. À partir de ce jour, j’ai commencé à avoir des visions. Pas comme ces charlatans qui prétendent lire l’avenir, ajouta-t-il devant la mine sceptique de Corentin. Je n’entendais pas de voix, j’avais simplement de très fortes intuitions à des moments bien définis, ou des vues tellement précises de scènes et de lieux qu’elles ne pouvaient être dictées par ma simple imagination. Au départ, je n’en ai parlé à personne, même si je sentais que c’était un don plus qu’une malédiction ; et puis j’ai fait suffisamment confiance à Aiyana pour la mettre dans la confidence. Il y a deux nuits, j’ai été réveillé par la conviction très forte que je devais absolument me rendre sur l’îlot, parce que j’y découvrirais quelque chose qui me permettrait d’avancer dans la construction du nouveau monde dont je te parlais. J’en ai déduit qu’il y avait un rapport avec les Écumes, et comme tu l’as constaté, je ne me suis pas trompé.

– Une sorte de magie ? C’est un truc de fou, grogna Corentin en faisant ralentir son cheval.

– Je ne te le fais pas dire, s’amusa Aren. Et je ne te parle pas de l’ironie que ce soit tombé sur moi, qui ai un esprit particulièrement rationnel et peu imaginatif.

– Il n’empêche que chacune de tes visions était juste, ajouta Aiyana. C’est grâce à ça que tu as su que Morwenn fréquentait un Écume, parce que j’avais bien gardé le secret.

– Franchement, tu m’aurais parlé de ça dès mon arrivée à Rāwāhi, je t’aurais pris pour un illuminé, commenta Corentin.

– J’en conviens, et j’aurais sûrement réagi de la même façon, confirma Aren qui arborait un grand sourire. Mais tu comprends maintenant pourquoi je défends fermement les intérêts du gouverneur. Avec cet outil, aucun opposant ne peut nous résister, et je suis certain que nous aurons toujours un coup d’avance.

Le jeune homme, qui aimait fanfaronner, s’apprêtait à raconter une autre anecdote, mais le regard d’avertissement que lui jeta Aiyana l’enjoignit à garder le silence. Certes, ils avaient eu assez confiance en Corentin pour lui proposer de rejoindre leurs rangs, mais ils ne devaient pas oublier qu’il logeait au manoir Alastrann et que Gayan était un homme subtil et perspicace. Mieux valait conserver quelques secrets.

– Que va faire Heiarii des Écumes capturés ? voulut alors savoir Corentin. Quelles informations cherche-t-il ?

– Il veut pouvoir se déplacer sous l’Ombrageuse comme ces monstres, expliqua Aren, et accéder à leurs différents repaires. Nous les interrogerons de nouveau ce soir, et quand ils nous auront avoué ce que nous voulons savoir, nous les exécuterons.

Un frisson parcourut l’échine de Corentin. Il s’étonnait qu’Aren, qui était toujours aimable, agréable et chaleureux avec lui et ses amis, puisse avoir un revers aussi cruel, calculateur et féroce. Cela dit, il reconnaissait qu’un guerrier ne pouvait pas se permettre de flancher, ni d’éprouver de pitié ou de compassion pour des êtres qui n’étaient même pas humains. Son regard se durcit et il se promit, le soir venu, de faire honneur à la place qu’Aren et Aiyana lui avaient offert au sein de l’armée cachée.

6

Le crépuscule tombait quand Morwenn et Jonas jetèrent l’ancre dans le lagon d’Elorn et débarquèrent. Ils étaient fatigués, et le jeune homme n’était pas mécontent d’enfin retrouver la terre ferme.

– Qu’est-ce que tu fais ? s’étonna Jonas alors que Morwenn empruntait le chemin du Château. On ne rentre pas au manoir ?

– Je n’attendrai pas demain pour consulter les archives. Je veux savoir qui était Airaro Holokai.

– Si c’est classé confidentiel, ça ne sera pas facile de convaincre l’archiviste, la tempéra-t-il. L’aide d’Elorn pourrait être précieuse, je suis sûr qu’il ne te la refusera pas après le voyage que tu as mené.

Morwenn s’arrêta un instant face à lui et soupira.

– Heiarii ne me laissera jamais accéder aux dossiers confidentiels, même avec le soutien d’Elorn. Je n’ai pas l’intention de lui demander la permission et c’est bien pour ça que je vais profiter de la tombée de la nuit.

Elle se remit en route d’un pas décidé. Jonas, après une hésitation, la rattrapa. Il aspirait à prendre un bon bain suivi d’un copieux repas davantage que de s’introduire illégalement dans un château probablement bien gardé ; il tenta de raisonner Morwenn mais celle-ci ne voulut rien entendre.

– Tu vois, il n’y a personne de ce côté, lui montra-t-elle alors qu’ils approchaient du haut mur d’enceinte. Ça donne sur l’arrière des jardins. Il y a une petite porte un peu plus loin qui est généralement gardée par deux soldats, mais ça m’étonnerait qu’ils me repèrent. Ils sont tellement certains que leur mur est infranchissable qu’ils ne se donnent pas la peine d’y poster plus d’un garde ou deux. Mais moi, je sais grimper.

– Pas sûr que j’y arrive, grogna Jonas.

L’escalade ne faisait pas partie de ses sports de prédilection, et même si les pierres offraient quelques prises éparses, il doutait de parvenir à le franchir.

– Aucune importance, le rassura Morwenn, je préfère assumer ce risque toute seule. Entrer dans le Château ne me posera pas de problème, mais en sortir discrètement avec des informations sera beaucoup plus compliqué. C’est là que je vais avoir besoin de toi. Si je n’ai pas quitté le Château avant l’aube, mets Elorn au courant de la situation et dis-lui de venir me chercher. En attendant, tu peux aller au manoir et demander à Yun de te préparer un bon repas.

Elle lui lança un clin d’œil, et il se demanda si elle n’avait pas lu dans ses pensées – il mourait de faim.

– Il peut se passer n’importe quoi en une nuit, contra-t-il cependant. Ton plan, il est précaire.

Morwenn étouffa un rire.

– Comme souvent, mais jusqu’à présent, je m’en suis plutôt bien tirée.

En la regardant de loin grimper lestement au mur et passer aisément de l’autre côté, Jonas songea que la vie de Morwenn, pour périlleuse qu’elle fût, était tout de même plus trépidante que la sienne. Tout ce qu’il vivait par l’imaginaire, elle l’expérimentait dans la réalité. Chez elle, toute émotion était exacerbée, toute sensation décuplée. La souffrance était plus forte, la douleur plus tenace, la peur plus dévorante, mais la joie plus intense, l’amour plus passionné, la détermination plus inébranlable.

Après une dernière hésitation, il finit par se détourner et prendre la direction du manoir, sans se douter un seul instant que de l’autre côté du mur, Morwenn était déjà en difficulté.

L’adolescente était tellement sûre d’être seule qu’elle sursauta violemment lorsqu’une lame se posa sur sa gorge. Elle força les battements de son cœur à ralentir et respira profondément ; elle n’avait pas eu le temps de saisir son sabre. Son agresseur, sans doute un garde, était positionné derrière elle, silencieux.

Morwenn adopta immédiatement une attitude vaincue, ses épaules s’affaissèrent. L’infime mouvement de relâchement qu’elle sentit dans la lame adverse fut suffisant pour qu’elle passe à l’action. En un clin d’œil, elle envoya son coude dans le menton de l’agresseur ; elle profita de sa stupeur pour lui faucher les jambes et, dès qu’il fut au sol, lui balança un coup de pied dans la tempe, le mettant hors d’état de nuire pour un bon moment. L’opération n’avait pas duré plus de quelques secondes, il n’avait pas eu le temps d’appeler du secours. Morwenn fronça les sourcils en le détaillant : son uniforme était bien celui d’un garde, mais son visage lui était familier. « Un Sabordeur d’Ēkara », songea-t-elle, interloquée. Que fabriquait-il ici ?

– Tu ne peux pas t’empêcher de faire un carnage partout où tu passes.

Morwenn tressaillit en reconnaissant la voix, se retourna et se raidit. Face à elle se tenait Gonzag, dans le même accoutrement que l’homme qui gisait au sol.

– Qu’est-ce que tu fiches ici ? gronda-t-elle à voix basse.

Elle jeta un coup d’œil alentour, mais ils étaient seuls. Il faisait sombre et le Château n’était pas tout près ; il y avait peu de risque d’être repérés, mais cet incident lui rappela de rester sur le quivive.

– Permets-moi de te retourner la question. Tu n’as rien à faire ici.

– Vous deux non plus, rétorqua-t-elle, désignant le Sabordeur inconscient. Depuis quand les Sabordeurs d’Ēkara s’attaquent-ils au Château ?

À sa connaissance, la confrérie d’Ēkara ne comportait que de petits pilleurs d’épaves. Ils peinaient souvent à s’accorder sur leurs sabordages et passaient le plus clair de leur temps à boire, jouer aux cartes et se bagarrer entre eux. Se coordonner pour prendre d’assaut le Château était bien au-dessus de leurs compétences.

Une brève expression de gêne apparut sur le visage de Gonzag. Elle ne dura qu’une fraction de seconde, mais Morwenn la perçut et ses yeux s’écarquillèrent de stupéfaction.

– Ne me dis pas que vous avez prêté allégeance au gouverneur Heiarii ?!

– Tu es trop jeune pour comprendre, éluda le Sabordeur.

– On m’a déjà servi cet argument ridicule. Trop jeune pour comprendre quoi ? Que vous êtes des lâches ? Ça, je m’en étais déjà rendu compte et pas qu’une fois !

Pour toute réponse, Gonzag dégaina doucement son sabre. Morwenn recula, surprise, et hésita. Elle ne pouvait tout de même pas se battre contre lui !

– Morwenn, il te suffit juste de partir, commenta tranquillement le Sabordeur comme s’il avait deviné ses pensées. Oui, les Sabordeurs d’Ēkara ont rejoint les rangs du gouverneur Heiarii. Il a trouvé notre planque, et entre la mort ou un emploi bien plus rémunéré que tu ne peux l’imaginer, le choix a été vite fait. Il a besoin de bons combattants pour contrer les Rebelles et nous sommes plus doués que la plupart de ses soldats.

– Tu parles, il vous a achetés pour mieux vous sacrifier par la suite, cracha l’adolescente avec dégoût. Maintenant, laisse-moi passer.

– Mon boulot, c’est justement de ne laisser passer personne. Alors si tu veux entrer dans ce Château, réclame une audience au gouverneur et passe par la grande porte.

Gonzag se tenait en garde ; il n’était pas encore menaçant mais elle le savait prêt à bondir. Elle serra les dents. Il était hors de question qu’elle lutte contre lui.

– Il me la refusera, grinça-t-elle, tentant de réfléchir à la façon dont elle pourrait se débarrasser du Sabordeur sans le blesser, et sans qu’il donne l’alerte. Il me déteste.

– Ça ne m’étonne pas, tu as toujours su te rendre parfaitement détestable.

Morwenn eut l’impression de recevoir un seau d’eau glaciale en plein visage. De rage, elle saisit son sabre et le brandit devant Gonzag, qui n’attendit pas pour bondir sur elle. Elle se retrouva donc à croiser le fer avec lui, et c’était exactement ce qu’elle avait voulu éviter.

– Tu es tellement facile à manipuler ! la nargua-t-il. Je t’ai menée à combattre à l’instant où je le voulais. C’était presque trop simple. Tu n’as pas changé, toujours aussi impulsive et irréfléchie.

L’adolescente choisit d’ignorer la provocation, se concentrant pour retenir ses coups ; elle se contenta de parer ceux de Gonzag sans vraiment riposter. Même s’ils avaient pris des chemins différents, elle ne pouvait pas oublier l’ami qui lui avait appris à monter à cheval.

Le Sabordeur constata les efforts qu’elle déployait pour ne pas le toucher. Sa concentration était presque palpable, et si une horde de soldats surgissait dans son dos, elle ne la remarquerait même pas. Pour sa part, il commençait à fatiguer. Le gouverneur ne s’était pas montré aussi magnanime qu’il l’avait prétendu pour donner le change face à la jeune fille. Quand les troupes d’Heiarii avaient envahi leur repaire, tous les Sabordeurs n’en étaient pas sortis indemnes. Une dizaine d’entre eux étaient morts ; lui-même avait reçu plusieurs blessures, dont l’une peinait à cicatriser. Sa condition physique se détériorait de jour en jour, et le rythme imposé par le gouverneur ne l’aiderait pas à s’en remettre rapidement. Même si Gonzag répugnait à l’admettre, Morwenn avait raison quand elle insinuait qu’Heiarii les avait piégés. Cependant, entre une vie sous conditions ou une mort violente, tous avaient préféré la vie.

Tout en esquivant l’une des rares attaques que porta Morwenn, Gonzag réfléchissait à toute allure. Il n’avait aucune envie de lui faciliter l’accès au Château, mais il n’était pas de taille à lutter indéfiniment contre elle. Alors, il passa à la vitesse supérieure, la poussa dans ses retranchements et s’engagea dans une autre stratégie. Si elle avait toujours encaissé sans broncher les coups d’une arme, elle n’avait jamais su faire de même avec les mots.

– Au fond, ta quête est basée sur une complète hypocrisie, lâcha-t-il entre deux halètements.

Ses yeux croisèrent les siens, interrogatifs.

– Tu cherches à ramener quelqu’un à la vie, explicita-t-il.

– Je ne vois pas en quoi c’est hypocrite. Je ne m’en suis jamais cachée.

Sa respiration était tout aussi saccadée que la sienne.

– C’est hypocrite, parce que la voie que tu empruntes pour cela est jonchée de cadavres.

Les paroles de Gonzag firent mouche, son sabre aussi. La blessure qu’il lui infligea n’était qu’une coupure bénigne, mais elle tacha progressivement sa chemise. Cependant, Morwenn ne s’en aperçut même pas, trop occupée à repousser l’assaut des souvenirs. Une à une se présenta dans sa tête chacune de ses victimes, directe ou pas ; et plus elle tentait de les repousser, plus elles revenaient à la charge.

– Tu ne peux toujours pas te regarder dans un miroir, n’est-ce pas ? asséna le Sabordeur en redoublant ses attaques.

Il se montra plus habile, plus agressif, plus violent ; tant et si bien que Morwenn finit par être obligée de riposter.

– Nous étions comme des frères, je refuse de te blesser ! s’exclama-t-elle, à bout de souffle. Cesse de combattre, tu ne peux pas me vaincre !

Pour toute réponse, Gonzag lui jeta un regard glacial, un regard où se lisait une soif de sang qu’elle ne lui avait encore jamais vue. Soudain, la lame du Sabordeur fusa vers la gorge de l’adolescente ; elle leva son sabre et utilisa toutes ses forces pour repousser le trait adverse prêt à la tuer. Mais en place et lieu d’un tintement métallique, sa lame ne rencontra que de l’air.

Puis un corps.

Gonzag chancela et tomba à genoux. Son arme gisait dans l’herbe, ses mains se serrèrent sur son ventre mais déjà, la mort était à l’œuvre. Il leva les yeux vers Morwenn qui ne respirait plus, une expression d’horreur gravée sur le visage.

– Je t’avais prévenue, tu te laisses manipuler trop facilement, murmura-t-il. Ce soir, c’est moi qui vais mourir, mais c’est toi qui as perdu. N’oublie jamais cette leçon.

Le cœur au bord des lèvres et les yeux brillants de larmes, Morwenn se précipita pour le relever. Elle essaya de le soulever, mais c’était trop tard.

Gonzag rendit son dernier souffle dans les bras de son assassin.

7

Morwenn courait dans le couloir qui menait aux archives, serrant inconsciemment l’Œil de l’Ombrageuse au fond de sa poche, comme si la pierre allait pouvoir effacer cette scène de cauchemar. Elle se dissimula au dernier moment derrière un lourd rideau quand Heiva, le plus proche serviteur d’Heiarii, apparut dans le couloir ; elle pensait qu’il l’avait aperçue, mais il continua son chemin sans s’arrêter.

S’exhortant à plus de prudence et de concentration, Morwenn prit davantage de précautions pour atteindre les archives. Elle se dépêtra presque machinalement des gardes qu’elle attaqua par surprise, se contentant de les réduire au silence et de les attacher l’un à l’autre. La chance était de son côté puisqu’à cette heure tardive, les lieux étaient déserts. Seule la gardienne des archives prenait consciencieusement des notes à la lueur d’une lampe à huile. Elle blêmit quand elle découvrit l’adolescente couverte de sang, mais le cri qu’elle voulut pousser mourut dans sa gorge quand une lame effilée se posa contre son cou.

– J’ai besoin de tes services. Garde le silence et il ne t’arrivera rien, promit-elle.

N’osant protester de peur d’y laisser la vie, elle consentit à écouter sa requête, puis consulta ses listes d’ouvrages. Peu après, elle alla fouiller dans ses étagères et lui remit deux livres ainsi qu’une sorte de journal de bord intitulé Expéditions extrêmes – PE 1806-8. Morwenn, qui maintenait la pointe de son sabre dirigée vers l’archiviste terrifiée, lui demanda ce qu’elle savait de ce document dont la couverture indiquait en gros caractères rouges : « Strictement confidentiel ».

– Ce journal relate la première expédition scientifique de grande envergure destinée à comprendre les Portes de l’Enfer, expliqua-t-elle d’une voix chevrotante. Elle a été commanditée par le gouverneur Heiarii. Auriez-vous l’amabilité de baisser votre sabre ? risqua-t-elle dans la foulée. Un geste malheureux est si vite arrivé…

De fait, des gouttes de sueur perlaient sur son front ridé. Elle n’était pas toute jeune, et pas responsable des manigances d’Heiarii, aussi Morwenn acquiesça et rengaina son arme.

– Ça ressemble beaucoup à l’expédition Albatros III, constata l’adolescente en feuilletant le document. Que cherche donc le gouverneur ?

L’archiviste haussa les épaules en signe d’ignorance. Morwenn se demandait si elle feignait de ne rien savoir pour ne pas lui donner trop d’informations, ou si elle n’était vraiment pas au courant des desseins d’Heiarii. L’adolescente décida d’emporter le journal de bord, mais en se détournant, trois feuillets volants s’en échappèrent. Tout en gardant un œil sur l’archiviste, elle les ramassa et, attirée par la date au coin de l’un d’entre eux, se mit à les parcourir :

« 1808. Deux hivers après la disparition tragique d’Albatros II, quelle ne fut pas notre surprise de recevoir un parchemin signé de la main d’Airaro Holokai en personne ! L’experte en océanographie physique, portée disparue suite au naufrage présumé du navire d’expédition, évoquait en quelques lignes sa survie miraculeuse ainsi qu’une incroyable découverte, qu’elle refusait néanmoins de détailler dans son message. Notre gouverneur, sitôt la nouvelle en sa possession, fit affréter un navire à destination de l’île de Taema, petite terre oubliée dont les habitants, peu nombreux et auto-suffisants, lui avaient porté secours. Les conditions de traversée furent difficiles, et je souffris moi-même d’un terrassant mal de mer plusieurs jours durant. Par chance, aucun Sabordeur ni Rebelle ne croisa notre chemin. Lorsque nous accostâmes à Taema et retrouvâmes enfin Airaro, c’est avec une joie non dissimulée que celle-ci nous présenta son enfant nouveau-né. Nous la pressâmes de nous conter son périple depuis l’appareillage d’Albatros II, et ce qu’elle nous apprit devait à jamais bouleverser les théories sur lesquelles nous fondions jusqu’à présent notre monde. Contrairement à nos suppositions, Albatros II… »

De petits points lumineux s’allumèrent tout à coup devant les yeux de Morwenn, lui laissant à peine le temps de capter la signature inscrite à la fin des feuillets : « Kaimi, Scribe du Gouverneur d’Ēkara ». Elle pensa brièvement que la fatigue et la faim l’avaient rattrapée, avant qu’une atroce douleur ne se manifeste autour de son cou. Elle entrevit le regard soulagé de l’archiviste avant de s’effondrer.

8

Lorsque Morwenn ouvrit les yeux, la douleur autour de son cou avait légèrement reflué. Cependant, elle se sentait nauséeuse et battit des paupières pour faire disparaître le brouillard qui l’enveloppait. Elle tenta un mouvement mais ne put bouger : elle était solidement attachée à une chaise. Son sabre était toujours à portée de main, mais elle était trop entravée pour l’atteindre.