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Au printemps de l’année 1894, la population de Londres, et spécialement la haute société, fut jetée dans la consternation par le meurtre de l’honorable Ronald Adair, qui se produisit dans des conditions aussi extraordinaires qu’inexplicables. Le public connaît déjà toutes les circonstances du crime, telles quelles résultent des recherches de la police ; cependant, dans cette affaire, bien des détails furent omis, les charges relevées en vue de la poursuite du ou des coupables étant suffisamment fortes pour qu’il fût inutile de mettre en avant tous les témoignages. Près de dix ans se sont écoulés, et c’est aujourd’hui seulement que je puis combler ces lacunes et compléter les anneaux de cet enchaînement de faits si intéressants. En lui-même, le crime était de nature à passionner, moins cependant que les faits extraordinaires qui suivirent et me causèrent le choc le plus violent, la surprise la plus vive de ma vie aventureuse. Même maintenant, après ce long intervalle de temps, je frissonne encore à ce souvenir, et je ressens de nouveau ce flot soudain de joie, d’étonnement, d’incrédulité qui inonda mon esprit. Les lecteurs, qui ont suivi avec quelque complaisance les aperçus que je leur ai parfois soumis sur les pensées et les actions d’un homme très remarquable, ne me blâmeront pas si je ne leur ai pas fait plus tôt connaître ce que je savais : j’étais lié par la défense absolue qu’il m’avait faite et qu’il a levée seulement le 3 du mois dernier.
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Veröffentlichungsjahr: 2022
Arthur Conan Doyle
© 2022 Librorium Editions
ISBN : 9782383836018
Au printemps de l’année 1894, la population de Londres, et spécialement la haute société, fut jetée dans la consternation par le meurtre de l’honorable Ronald Adair, qui se produisit dans des conditions aussi extraordinaires qu’inexplicables. Le public connaît déjà toutes les circonstances du crime, telles quelles résultent des recherches de la police ; cependant, dans cette affaire, bien des détails furent omis, les charges relevées en vue de la poursuite du ou des coupables étant suffisamment fortes pour qu’il fût inutile de mettre en avant tous les témoignages. Près de dix ans se sont écoulés, et c’est aujourd’hui seulement que je puis combler ces lacunes et compléter les anneaux de cet enchaînement de faits si intéressants. En lui-même, le crime était de nature à passionner, moins cependant que les faits extraordinaires qui suivirent et me causèrent le choc le plus violent, la surprise la plus vive de ma vie aventureuse. Même maintenant, après ce long intervalle de temps, je frissonne encore à ce souvenir, et je ressens de nouveau ce flot soudain de joie, d’étonnement, d’incrédulité qui inonda mon esprit. Les lecteurs, qui ont suivi avec quelque complaisance les aperçus que je leur ai parfois soumis sur les pensées et les actions d’un homme très remarquable, ne me blâmeront pas si je ne leur ai pas fait plus tôt connaître ce que je savais : j’étais lié par la défense absolue qu’il m’avait faite et qu’il a levée seulement le 3 du mois dernier.
Vous devinez sans doute que mon intimité étroite avec Sherlock Holmes m’avait donné un goût des plus vifs pour l’étude des causes criminelles, et qu’après sa disparition, je ne manquais jamais de lire avec le plus grand soin les problèmes variés que la presse soumettait au public. Plus d’une fois, avec peu de succès, d’ailleurs, j’essayai, pour mon plaisir personnel, de me servir de ses méthodes pour aboutir à des solutions. Aucun crime cependant ne m’avait frappé autant que le meurtre de Ronald Adair. Comme je lisais les témoignages recueillis dans l’enquête, qui avait donné lieu à un verdict d’assassinat contre un auteur ou plusieurs auteurs inconnus, je compris, plus clairement que jamais, la perte que la société avait faite par la mort de Sherlock Holmes. Certains détails de ce drame étrange, auraient, j’en suis sûr, appelé tout spécialement son attention, et les efforts de la police eussent été secondés, ou plus probablement dépassés, par les observations expérimentées et l’esprit subtil de cet homme, le plus fort détective de l’Europe. Toute la journée, en faisant mes tournées de médecin, je retournais cette affaire dans mon imagination sans trouver aucune explication plausible. Au risque de répéter une histoire déjà trop commune, je vais rappeler les faits tels qu’ils ressortaient de l’enquête.
L’honorable Ronald Adair était le second fils du comte de Maynooth, à cette époque gouverneur d’une des colonies australiennes d’où sa mère était revenue en Angleterre pour y subir l’opération de la cataracte ; cette dame, son fils Ronald et sa fille Hilda, habitaient ensemble à Londres, 427, Park Lane. Le jeune homme était reçu dans la meilleure société et on ne lui connaissait ni ennemis, ni vices particuliers. Il avait été fiancé à miss Edith Woodley, de Carstairs, mais les fiançailles avaient été quelques mois auparavant rompues d’un mutuel accord ; rien ne permettait de croire que cet événement eût laissé derrière lui des regrets profonds. Au demeurant, l’existence du jeune homme se passait dans un cercle étroit et normal, car il avait des habitudes régulières et sa nature était plutôt froide. Ce fut pourtant sur la personne de ce jeune et indifférent aristocrate que la main de la mort s’appesantit, sous une forme étrange et inattendue, entre dix heures et onze heures vingt minutes, dans la nuit du 30 mars 1894.
Ronald Adair aimait les cartes et jouait continuellement, mais jamais gros jeu. Il faisait partie des cercles de Baldwin, Cavendish et de la Bagatelle. Il fut établi que le jour de sa mort, après une première partie dans l’après-midi, il avait fait un rob au whist à ce dernier club, à la suite de son dîner. Les témoignages de ceux qui avaient joué avec lui : Mr. Murray, sir John Hardy et le colonel Moran firent connaître qu’au whist, les jeux avaient été sensiblement égaux de part et d’autre. Adair avait pu perdre cinq livres sterling, mais pas davantage ; sa fortune étant considérable, une telle perte n’avait pu, en aucune façon, lui tenir au cœur. Il avait joué presque tous les jours à l’un ou l’autre de ces trois cercles ; c’était un joueur prudent et plutôt heureux. Il fut même démontré que, quelques semaines auparavant, ayant comme partenaire le colonel Moran, il avait gagné jusqu’à quatre cent vingt livres sterling dans une seule séance contre Godfrey Milner et lord Balmoral.
Le soir du crime, il était rentré du cercle à dix heures précises. Sa mère et sa sœur passaient la soirée chez une parente. La servante déclara qu’elle l’avait entendu entrer dans la pièce du deuxième étage, qui lui servait de cabinet et donnait sur la rue. Elle y avait auparavant allumé le feu ; comme la cheminée fumait, elle avait ouvert la fenêtre. On n’avait entendu aucun bruit dans l’appartement jusqu’à onze heures vingt, heure à laquelle rentrèrent lady Maynooth et sa fille. Désirant lui dire bonsoir, sa mère avait essayé de pénétrer dans la chambre, mais la porte était fermée à clef à l’intérieur, et ses appels étaient restés sans réponse. Elle appela à l’aide et fit enfoncer la porte. Le malheureux jeune homme était étendu près de la table, la tête affreusement fracassée par une balle explosive de revolver ; l’arme n’était pas dans la pièce. Sur la table, se trouvaient deux bank-notes de dix livres chacune et dix-sept livres, dix schellings en or et argent placés en piles de diverses sommes. Sur une feuille de papier, quelques chiffres étaient tracés en face de noms d’amis du cercle, ce qui pouvait faire croire qu’au moment de sa mort il était en train de faire la balance de ses comptes de jeu.
Un examen minutieux des faits ne fit que rendre l’affaire plus compliquée. Il était tout d’abord difficile d’établir le motif pour lequel le jeune homme avait ainsi fermé sa porte. On pouvait admettre que c’était l’assassin qui avait donné le tour de clef et avait ensuite disparu par la fenêtre, mais il serait tombé d’au moins vingt pieds au milieu d’un massif de crocus en pleine floraison, situé juste au-dessous ; or, ni les fleurs, ni le terrain ne semblaient foulés, pas plus qu’on ne trouvait de marques de pas sur la plate-bande de gazon qui séparait la maison de la rue. C’était donc apparemment le jeune homme qui avait lui-même fermé la porte. Comment alors avait-il trouvé la mort ?... Il était impossible de grimper jusqu’à la fenêtre sans laisser de traces. En admettant qu’on eût pu tirer par la fenêtre ouverte, il eût fallu un tireur remarquable pour l’atteindre avec un revolver, et lui faire une pareille blessure ; enfin, Park Lane est un endroit très fréquenté et, à cent mètres de la maison, se trouve une station de voitures. Personne n’avait entendu de coup de feu, et pourtant il y avait là un cadavre et une balle de revolver dont le sommet, en forme de champignon, avait produit cette horrible blessure qui avait dû causer une mort instantanée. Telles étaient les circonstances du mystère de Park Lane, que venait encore compliquer l’absence totale de mobile, puisque, ainsi que je l’ai dit, on ne connaissait à la victime aucun ennemi et que l’argent ou les valeurs se retrouvaient intacts dans l’appartement.
Durant toute la journée, j’avais retourné tous ces détails dans mon esprit, essayant de trouver une hypothèse qui pût tout concilier et de découvrir la « ligne de moindre résistance » laquelle, m’avait déclaré mon pauvre ami, devait être le point de départ de toute investigation. J’avoue que je ne pus réussir. Le soir, après avoir traversé le parc, je me trouvai, vers six heures, dans Park Lane, du côté d’Oxford Street ; sur le trottoir, un groupe de badauds contemplant une fenêtre, m’indiqua la maison que je voulais examiner. Un homme de haute taille, très maigre, portant des lunettes bleues, que je soupçonnai fort être un détective en civil, entouré d’un cercle qui se pressait pour l’écouter, était en train de discuter une hypothèse qu’il croyait être la bonne. Je m’approchai aussi près que je pus, mais ses remarques me semblèrent si absurdes que je me retirai dépité. En m’éloignant, je me heurtai contre un homme d’un certain âge paraissant difforme, qui se trouvait derrière moi, et je fis tomber plusieurs des livres qu’il portait. Je me rappelle qu’en les ramassant, je remarquai le titre de l’un d’eux : l’Origine de la religion des arbres, et je pensai que le bonhomme devait être quelque bibliophile qui, soit pour en faire le commerce, soit pour flatter une manie, collectionnait des volumes peu connus. Je voulus m’excuser de l’accident dont j’avais été la cause, mais il était évident que les livres ainsi malmenés étaient des objets précieux aux yeux de leur propriétaire, car, avec un grognement de mépris, il me tourna les talons et je vis son dos voûté et ses favoris blancs se perdre dans la foule.
Les constatations au n° 427 de Park Lane n’avaient pu éclaircir le problème auquel je m’attachais si vivement. La maison était séparée de la rue par un mur peu élevé, surmonté d’un grillage ; le tout n’avait pas plus de cinq pieds de haut. Il était par conséquent très facile à n’importe quelle personne de pénétrer dans le jardin ; la fenêtre, toutefois, était absolument inaccessible : aucune gouttière, aucune saillie ne pouvait permettre à l’homme le plus agile de l’escalader. Je retournai sur mes pas vers Kensington, plus embarrassé que jamais. J’étais à peine entré dans mon cabinet, que ma femme de chambre vint me dire qu’une personne demandait à me voir. Quel ne fut pas mon étonnement de me trouver face à face avec le vieux bibliophile à l’aspect bizarre, à la face maigre et anguleuse encadrée de cheveux blancs, lequel tenait sous son bras droit une pile d’une douzaine de ses précieux volumes.
– Vous êtes étonné de me voir, monsieur ? dit-il d’une voix étrangement coassante.
Je convins de ma surprise.
– Eh bien, monsieur, je suis un honnête homme, et quand, par hasard, je vous ai vu entrer dans cette maison-ci, je vous ai suivi clopin-clopant en pensant à part moi : « Je vais entrer chez ce brave gentleman et lui dire que, si j’ai été quelque peu brusque dans mes manières, je ne voulais cependant pas être impoli envers lui ; que je le suis, au contraire, fort obligé d’avoir bien voulu me ramasser mes livres. »
– Vous faites vraiment trop de cas d’une chose sans importance, lui dis-je. Puis-je vous demander comment vous avez su qui j’étais ?
– Eh bien, monsieur, je suis, sauf votre respect, un de vos voisins ; mon petit magasin de librairie se trouve au coin de Church Street et je serais très heureux de vous y voir venir. Peut-être êtes-vous, vous-même un collectionneur, monsieur ? Voici les Oiseaux d’Angleterre, un Catulle, la Guerre sainte... Ce sont de réelles occasions. Avec cinq volumes, vous pourriez remplir cet espace vide qui se trouve au second rayon de votre bibliothèque, car, tel qu’il est, cela paraît manquer d’ordre !...
Cette observation m’amena à incliner la tête en arrière pour regarder la bibliothèque, et quand je me retournai... ô surprise inouïe, prodige inconcevable..., je vis devant mon bureau... souriant... lui-même, mon vieil ami... Sherlock Holmes ! ! ! Je me levai, le regardai pendant quelques instants avec une stupéfaction sans bornes, et (je l’ai su depuis), pour la première et peut-être dernière fois de ma vie, je tombai sans connaissance ; je me rappelle seulement qu’un brouillard m’obscurcit les yeux. Quand je revins à moi, j’avais mon col défait et sentais encore le goût du cognac sur mes lèvres. Holmes était penché sur mon fauteuil, tenant une petite gourde à la main.
– Mon cher Watson, dit cette voix que je connaissais si bien, je vous dois mille excuses, mais je ne pouvais soupçonner que je vous produirais un tel effet.
Je lui saisis le bras.
– Holmes ! m’écriai-je, est-ce réellement vous ? Se peut-il que ce soit vous ? Est-il possible que vous ayez pu sortir vivant de cet épouvantable abîme ?
– Attendez un instant, dit-il, croyez-vous être assez remis pour parler de ces événements ? Mon apparition dramatique et inutile vous a causé une si violente impression ?
– Je suis tout à fait rétabli, mais vraiment Holmes, je puis à peine en croire mes yeux ! Bonté divine ! Penser que c’était vous, vous-même, qui vous teniez là, en personne, dans mon cabinet !
De nouveau je le pris par le bras que je sentis à travers la manche de son vêtement aussi maigre et aussi nerveux que jadis.
– Eh bien, au moins vous n’êtes pas un fantôme ! Mon cher ami, comme je suis heureux de vous revoir ! Asseyez-vous et racontez-moi comment vous avez pu sortir vivant de cet abîme.
Il s’assit en face de moi et alluma une cigarette avec sa nonchalance d’autrefois. Il était vêtu de la longue redingote du vieux libraire, mais le reste de son déguisement, consistant en une perruque blanche et son assortiment de livres, était maintenant placé sur la table. Holmes avait l’air plus maigre, l’œil était plus pénétrant que jamais, mais la pâleur de sa figure d’aigle me faisait comprendre que dans ces derniers temps sa santé avait dû être fort éprouvée.
– Je suis heureux de m’allonger, Watson. Ce n’est pas drôle pour un homme de ma taille de paraître petit pendant plusieurs heures. Maintenant, mon cher ami, en matière d’explications, nous aurons, si je puis compter sur votre concours, une nuit de travail pénible et dangereux devant nous. Peut-être vaudrait-il mieux ne vous rendre compte de la situation que lorsque le travail sera terminé.
– La curiosité me dévore, et je préférerais tout connaître dès maintenant.
– Vous viendrez avec moi cette nuit ?
– Quand vous voudrez, et où vous voudrez !
– Alors c’est comme au bon vieux temps ! Nous aurons d’ailleurs le loisir de prendre une bouchée avant de partir... Eh bien !... à propos de cet abîme, je n’ai pas eu beaucoup de difficultés à en sortir, par la bonne raison que je n’y suis jamais tombé.
– Vous n’y êtes jamais tombé ?
– Non, Watson, jamais. Le petit mot que je vous ai fait tenir était absolument véridique. Je ne doutai pas un instant que la fin de ma carrière fût arrivée, quand j’aperçus la figure sinistre du professeur Moriarty me barrant le chemin étroit qui conduisait au salut. Je lisais dans ses yeux gris une volonté inexorable. J’échangeai avec lui quelques phrases de politesse, et j’obtins la permission de vous écrire la courte lettre que vous reçûtes par la suite. Je la laissai avec mon étui à cigarettes et ma canne, puis je marchai le long du sentier avec Moriarty sur mes talons. Arrivé au bout, je m’arrêtai ; quoique sans armes, il se précipita sur moi et me jeta ses longs bras autour du corps ; il comprenait que sa dernière heure était venue, mais il tenait sa vengeance ! Nous chancelâmes ensemble sur le bord du précipice. J’ai heureusement quelque connaissance du « baritsu », autrement dit de la méthode de lutte des Japonais ; j’ai eu à m’en féliciter dans plusieurs circonstances, et cela me permit d’échapper à son étreinte. Poussant un cri terrible, il battit l’air de ses mains, mais, malgré tous ses efforts, il ne put garder son équilibre et il disparut. Penché sur le bord de l’abîme, je suivis sa chute pendant longtemps ; je le vis s’aplatir sur un rocher, rebondir et enfin tomber dans l’eau qui l’engloutit.
J’écoutais avec le plus vif étonnement ces explications que Holmes me donnait tout en lançant des bouffées de sa cigarette.
– Mais les traces ? m’écriai-je. J’ai vu de mes propres yeux, que deux personnes avaient suivi le sentier et qu’aucune d’elles n’était revenue !
– Voici ce qui est arrivé : un instant après la chute du professeur, je compris la chance extraordinaire que la Providence avait mise sur mon chemin. Je savais que Moriarty n’était pas le seul à avoir juré ma perte. Il y avait au moins trois individus désireux de se venger de moi et que la mort de leur chef devait encore surexciter ; ils étaient tous très dangereux, et l’un ou l’autre ne manquerait pas de m’atteindre. D’un autre côté, si tout le monde était convaincu de ma mort, ces hommes se démasqueraient, me donneraient l’occasion de les écraser tôt ou tard, et alors, mais alors seulement, je pourrais faire connaître que j’étais encore au nombre des vivants. Mon cerveau travaillait avec une telle rapidité que toutes ces réflexions s’y succédèrent avant même que le professeur Moriarty eût atteint le fond du précipice de Reichembach.
Je me relevai et j’examinai le mur de rocher derrière moi. Dans votre compte rendu pittoresque de cette histoire, que j’ai lu avec le plus grand intérêt quelques mois plus tard, vous avez affirmé que ce mur était à pic ; ce n’était pas absolument vrai, car il présentait quelques petites aspérités et même un léger rebord. Mais il était si élevé qu’il paraissait inaccessible et, d’autre part, il était impossible, sans y laisser de traces de pas, de revenir par le sentier humide. J’aurais pu, il est vrai, marcher en arrière, ainsi que cela m’était déjà arrivé dans certaines circonstances, mais la vue de trois empreintes dans la même direction eût sans nul doute dénoncé la supercherie. Somme toute, il valait donc mieux risquer l’ascension. Ce n’était pas chose facile, Watson. Le torrent mugissait sous mes pieds ; je ne suis pas pusillanime, mais, je vous en donne ma parole, il me semblait entendre la voix de Moriarty, m’appelant du fond du précipice. Un faux pas et j’étais perdu ! Plus d’une fois, j’arrachai des touffes d’herbes sous mes mains ; plus d’une fois, mon pied glissa sous les saillies humides du rocher. Enfin j’atteignis le sommet où je trouvai un rebord d’une largeur de plusieurs pieds, recouvert de mousse verte fort moelleuse, où je pus sans être vu, m’étendre confortablement. C’est là que je me trouvais tandis que vous, mon cher Watson, et votre suite, étiez en train de rechercher les causes de ma mort avec autant de sympathie que d’insuccès.
Enfin, quand tous vous eûtes acquis une conviction totalement erronée mais inévitable, je vous vis partir pour l’hôtel et je restai seul. J’avais bien cru être à la fin de mes aventures, mais un fait inattendu me montra que l’avenir me réservait des surprises. Un énorme bloc s’écroulant soudain, rebondit, roula auprès de moi, s’abattit sur le sentier et dans le précipice. Je crus d’abord à un accident, mais, un instant après, j’aperçus, en levant les yeux, la tête d’un homme qui se détachait sur le ciel assombri, puis un autre rocher dégringola à quelques centimètres de moi sur le rebord où j’étais étendu. Je compris sans difficulté ! Moriarty n’était pas venu seul. Un des conjurés (et un coup d’œil m’avait suffi pour me rendre compte combien celui-là était dangereux), avait dû faire le guet tandis que le professeur m’avait attaqué. De loin, sans que j’eusse pu l’apercevoir, il avait été témoin de la mort de son ami et de mon escalade. Il avait attendu, avait pu gagner le sommet du rocher et il essayait de réussir là où son compagnon avait échoué.
Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre tout cela, Watson. Je ne tardai pas à revoir ce visage grimaçant qui me guettait du haut de ce rocher, et je compris qu’une nouvelle pierre allait bientôt tomber. Je redescendis aussi vite que je pus sur le sentier, je n’aurais jamais pu le faire de sang-froid, je crois ; c’était cent fois plus difficile que de monter, mais je n’eus pas le temps de songer au danger, car un autre bloc me frôla tandis que je me tenais suspendu par les mains au rebord. À moitié chemin, je glissai... et enfin, grâce à Dieu, tout sanglant et blessé, je me retrouvai sur le sentier. Je pris mes jambes à mon cou et je fis dix milles dans les montagnes en pleine nuit. Une semaine plus tard, je me trouvais à Florence avec la conviction que personne au monde ne savait ce que j’étais devenu.
Je n’eus qu’un seul confident, mon frère Mycroft. Je vous dois bien des excuses, mon cher Watson, mais il était absolument indispensable qu’on crût à ma mort, et, il est certain que jamais vous n’eussiez fait un compte rendu aussi émouvant de ma triste fin, si vous n’aviez été sincère.
À plusieurs reprises, depuis trois ans, j’ai pris la plume pour vous écrire, mais je me suis toujours arrêté de peur que votre affection n’amenât une indiscrétion qui eût trahi mon secret. C’est encore pour ce motif que, ce soir, je me suis éloigné de vous quand vous avez renversé mes livres, car en ce moment même, je courais un danger et la moindre marque de surprise ou d’émotion de votre part, en attirant l’attention sur mon identité, eût pu avoir les résultats les plus funestes et les plus irréparables. Quant à Mycroft, j’étais bien dans l’obligation de me confier à lui afin qu’il pût m’envoyer l’argent dont j’avais besoin. Les événements qui s’étaient passés à Londres n’avaient pas donné les résultats que j’étais en droit d’espérer. Le procès de la bande de Moriarty avait laissé en liberté deux de ses membres les plus dangereux, mes ennemis les plus acharnés. Je voyageai donc pendant deux ans dans le Tibet, et eus le plaisir de visiter Lhassa et de passer quelques jours chez le Grand Lama.
Vous avez peut-être lu le récit des explorations remarquables d’un Norvégien du nom de Ligerson ; certainement, il ne vous est jamais venu à la pensée que vous lisiez les nouvelles de votre ami ! Je traversai ensuite la Perse, m’arrêtai à La Mecque, je fis au khalife de Khartoum une courte et intéressante visite, dont je communiquai le résultat au Foreign Office. Je revins par la France où je passai quelques mois à faire des recherches sur les dérivés du coaltar, et je dirigeai un laboratoire à Montpellier dans le midi de la France. Ayant terminé mes études à ma plus grande satisfaction et apprenant qu’il n’y avait plus à Londres qu’un seul de mes ennemis, j’avais l’intention d’y rentrer quand la nouvelle de l’étrange mystère de Park Lane me fit hâter mon départ. Non seulement cette affaire m’attirait par ses côtés ténébreux, mais elle me parut offrir à mon point de vue personnel certaines particularités.
Je revins immédiatement à Londres et me rendis, sans déguisement à mon logement de Baker Street, où mon apparition causa une violente attaque de nerfs à ma propriétaire, Mrs. Hudson ; je trouvai mon appartement et mes papiers conservés par Mycroft dans l’état où je les avais laissés. C’est ainsi, mon cher Watson, que cet après-midi, à deux heures, je me trouvais allongé dans le fauteuil favori de mon ancien appartement, n’ayant qu’un seul désir, celui de voir mon vieil ami Watson assis dans l’autre comme au temps passé.
Tel fut le roman étonnant qui me fut raconté ce soir d’avril, roman auquel je n’aurais pu ajouter foi s’il n’eût été confirmé par la vue de cette taille grande et mince, de cette physionomie intelligente et vive que j’avais cru ne jamais revoir. Il avait appris sans doute la perte douloureuse que j’avais éprouvée, et sa sympathie se manifestait plus dans ses manières que dans ses paroles.
– Le travail, ajouta-t-il, voyez-vous, mon cher ami, est le meilleur antidote de la douleur, et cette nuit, j’ai du travail pour nous deux ; si le succès nous favorise, il justifiera à lui seul ma présence sur cette terre.
Je le priai en vain de me parler plus clairement.
– Vous entendrez et vous verrez assez avant demain matin ! répondit-il. Nous avons trois années du passé à nous raconter ; que cela vous suffise jusqu’à neuf heures et demie, heure à laquelle il faudra nous mettre en route vers la maison vide.
Je fus bientôt, comme au bon vieux temps, assis à côté de lui dans un handsom, mon revolver dans ma poche et au cœur le frisson de l’aventure. Holmes était froid, sévère et silencieux. Comme les rayons des becs de gaz éclairaient ses traits austères, je vis son front soucieux, ses lèvres minces serrées. Je ne savais pas quelle était la bête sauvage que nous allions chasser dans la jungle noire du Londres criminel, mais j’étais bien convaincu, en voyant l’attitude de ce grand veneur, que l’expédition était très périlleuse, tandis que le sourire sardonique, qui parfois éclairait sa figure sombre, me faisait comprendre le danger couru par celui que nous allions traquer.
Je croyais que nous nous dirigions vers Baker Street, mais Holmes fit arrêter le cab au coin de Cavendish Square. Je remarquai qu’en descendant, il jeta un regard scrutateur à droite et à gauche et qu’à chaque coin de rue, il prit grand soin de s’assurer que nous n’étions pas suivis.
Notre itinéraire était vraiment singulier. La connaissance qu’avait Holmes de tous les recoins de Londres était extraordinaire ; il passa rapidement et d’un pas assuré à travers un dédale d’écuries dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Enfin nous débouchâmes dans une petite rue bordée de vieilles et tristes maisons, qui nous conduisit jusqu’à Manchester Street et de là à Blandford Street. Là, il tourna vivement dans une ruelle, poussa une barrière en bois et nous nous trouvâmes dans une cour déserte. Il ouvrit ensuite avec une clef la porte de service d’une maison, qu’il referma derrière nous.
Nous étions dans l’obscurité la plus complète ; il me parut évident que la maison était vide. Nos souliers craquèrent sur le plancher nu, et ma main tendue rencontra un mur sur lequel la tapisserie tombait en lambeaux. Les doigts osseux et glacés de Holmes me saisirent par le poignet, et je me sentis conduire à travers un long vestibule, jusqu’au moment où j’aperçus enfin les vitres poussiéreuses au-dessus de la porte donnant sur la rue. Holmes tourna à droite et nous nous trouvâmes dans une pièce carrée absolument vide, éclairée seulement, au milieu par la lueur de la rue, mais dont les coins étaient restés dans l’ombre la plus épaisse. Aucun bec de gaz ne se trouvait auprès de cette pièce, et les vitres étaient recouvertes d’une épaisse couche de poussière : c’est à peine si nous pouvions distinguer nos silhouettes réciproques. Mon compagnon me mit la main sur l’épaule, et ses lèvres s’approchèrent de mon oreille.
– Savez-vous où nous sommes ? murmura-t-il.
– Sûrement à Baker Street, répondis-je en regardant à travers la fenêtre obscure.
– Précisément, nous sommes dans Camden House qui se trouve exactement en face de notre appartement.
– Et pourquoi sommes-nous ici ?
– Parce que nous avons là une vue superbe sur la maison d’en face. Prenez donc la peine, mon cher Watson, de vous approcher un peu de la fenêtre avec toutes les précautions possibles pour n’être pas vu, et regardez devant vous mon appartement – le point de départ de tant de nos aventures ! Nous allons voir si mes trois années d’absence m’ont enlevé le pouvoir de vous surprendre !
Je m’approchai sans bruit et regardai la fenêtre que je connaissais si bien. Quand mes yeux l’eurent fixée, je ne pus retenir un cri d’étonnement. Le store était baissé ; une lumière intense éclairait la chambre. L’ombre d’un homme, assis à l’intérieur sur une chaise, se détachait sur l’écran lumineux de la fenêtre. Il n’y avait pas à se méprendre sur la pose de la tête, la carrure des épaules et la dureté des traits. Le visage se voyait de trois quarts et produisait l’effet d’une de ces silhouettes noires qui, encadrées, plaisaient tant à nos aïeux. C’était le portrait frappant de Holmes. Je restai tellement stupéfait que je ne pus m’empêcher d’avancer le bras pour m’assurer que l’homme lui-même se tenait toujours à côté de moi. Il était secoué par un rire silencieux.
– Eh bien ? dit-il.
– Grand Dieu ! m’écriai-je, c’est merveilleux !
– Je crois bien que l’âge ne m’a pas encore affaibli, et que mes idées sont toujours aussi variées, dit-il. (Dans sa voix, je sentis l’orgueil et la joie de l’artiste qui assiste à l’une de ses créations.) N’est-ce pas, que c’est bien moi ?
– Je parierais que c’est vous-même !
– Le mérite de l’exécution en revient à M. Oscar Meunier, de Grenoble, qui a passé plusieurs jours à faire le moulage. C’est un buste en cire, que j’ai ainsi disposé cet après midi pendant ma visite à Baker Street.
– Mais pourquoi donc ?
– Parce que, mon cher Watson, j’avais les raisons les plus sérieuses de faire croire à certaines personnes que j’étais là, alors, au contraire, que j’étais ailleurs.
– Vous pensiez donc que votre appartement était surveillé ?
– Je le savais.
– Par qui ?