La Stèle de Porsmoric - Pierre Martin - E-Book

La Stèle de Porsmoric E-Book

Pierre Martin

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Beschreibung

Cette première enquête de Jean Nédélec fait revivre la Bretagne sous le règne de Louis XIV, son atmosphère, ses habitants, ses croyances et ses superstitions où les crimes et les légendes sont souvent liés.

En 1675, la Bretagne est à feu et à sang. Les Bonnet rouges se soulèvent contre un nouvel impôt, le papier timbré. Le duc de Chaulnes, alors gouverneur de la province, met tout en œuvre pour écraser la révolte. Fuyant la répression des dragons du roi et les désolations de la guerre, Jean Nédélec, jeune colporteur, tente de rallier Lorient pour ses affaires. Mais, témoin d’événements inattendus, il ne peut rejoindre sa destination. La découverte d’un cadavre le plonge dans l’univers mystérieux et secret d’un estuaire et d’une forêt bretonne où les vieilles légendes cachent parfois des secrets bien gardés. Chargé d’une enquête par les religieux de l’abbaye de Sainte-Croix de Quimperlé, Jean Nédélec va vite découvrir que l’estuaire de la Laïta est un territoire dangereux peuplé de fraudeurs et de bandits.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Pierre Martin est né à Quimper en 1969. Docteur en histoire moderne, il enseigne à l’Université de Bretagne Occidentale à Quimper et à Brest. Spécialiste d’histoire maritime ses recherches portent sur l’histoire des estuaires et des littoraux du XVIe au XVIIIe siècle. Auteur de nombreux ouvrages universitaires et historiques, ce fin connaisseur des sources de l’histoire de la Bretagne signe ici son premier roman policier. Féru d’histoire sociale, il a créé le personnage de Jean Nédélec, un colporteur instruit devenu enquêteur sous le règne de Louis XIV. Les aventures de ce jeune breton attachant et non moins perspicace nous plongent dans l’univers troublé de la Bretagne à la fin du XVIIe siècle.

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Pierre Martin

La stèle de porsmoric

Une enquête de Jean Nédélec

PROLOGUE

Le jour se levait péniblement sur Sainte-Marine et les lumières du salon d’une demeure cossue irisaient l’estuaire de l’Odet qui était encore enrubanné d’une brume matinale. Accrochée aux rochers qui faisaient face au minaret de Bénodet, cette grande chaumière bigoudène jouait à cache-cache derrière ses gigantesques et orgueilleux massifs d’hortensias. Le bleu éclatant de leur panache olympien, fruit du mariage heureux entre l’acidité du sol breton et la présence de veines de schistes, tranchait avec les murs de la bâtisse en granit gris, constellé de cristaux de mica noir. Derrière les grandes baies vitrées, des regards indiscrets auraient pu assister à une scène banale de petit-déjeuner.

— Philippe, as-tu lu l’article qui parle de la stèle de Porsmoric dans l’Ouest hebdo de ce matin ?

Intrigué par cette annonce, Philippe posa sa tasse de café et interrogea Marine :

— Qu’est-ce qu’on y raconte de si intéressant ?

— Eh bien, le maire de la commune de Clohars-Carnoët fait état d’une stèle qui parait ancienne mais qui malheureusement est presque illisible.

— Pour une fois que ce canard traite d’un truc original. Une stèle avec des inscriptions ce n’est pas courant. Mais bon, si ça s’trouve c’est une blague. Un petit malin s’est peut-être amusé à fabriquer une fausse source archéologique. C’est déjà arrivé tu sais.

— Ah bon ! lui répondit Marine, étonnée.

— Par exemple, j’ai lu récemment que plus de 70 % des objets aztèques, mayas, ou incas, passant dans les salles des ventes par le monde, seraient des faux… il en va très probablement de même pour bien d’autres civilisations !

— Oui enfin, nous ne sommes pas en Amérique du Sud et à priori il ne s’agit pas d’un objet de valeur. Et enfin… pourquoi frauder ? Cela n’a aucun sens !

— Tu sais, loin de l’appât du gain, les faussaires archéologues peuvent aussi parfois se cacher derrière l’honorabilité, ce fut le cas d’un grand chercheur péruvien, démasqué en train d’introduire de faux objets dans sa fouille… D’ailleurs à la fac j’ai une collègue archéologue qui fait un cours sur l’histoire de l’archéologie et qui m’a conseillé un livre sur ce sujet.

— Tu veux dire que c’est un fait établi ?

— Bien entendu. L’ouvrage en question a été écrit par un dénommé Vayson de Pradennes en 1932 et je crois que le titre exact est… Ah zut j’ai oublié, c’est bête.

Philippe prit son téléphone portable qui était posé sur la table et saisit le nom de l’auteur sur son moteur de recherche.

— Ça y est, j’ai trouvé ! Le titre exact c’est Les fraudes en archéologie préhistorique. Il paraît que ce savant fut un véritable pionnier dans ce domaine.

— C’est vraiment incroyable cette histoire. Mais en attendant, écoute un peu ce que rapporte cet article. Je veux bien te le lire si tu ne me coupes la parole toutes les trente secondes, ajouta Marine sur un ton moqueur.

— Je t’écoute mon ange.

Marine posa délicatement ses lunettes sur son nez et commença à lire l’article.

— « La stèle gravée de Porsmoric va-t-elle révéler son secret ? Découverte fortuitement près de la cabane en ruine de l’ancien passeur par un promeneur, elle porte sur l’une de ses faces de bien étranges inscriptions. Cette pierre est haute de 90 cm avec une section basse proche d’un triangle équilatéral de 40 cm de côté. La partie haute est plus étroite et plus arrondie, détaille Jean-Marc Abgrall le maire de Clohars-Carnoët. Mais ce qui fait l’originalité de l’objet, c’est qu’il porte un texte gravé dont une bonne partie est illisible. Cela pourrait être une stèle funéraire ancienne mais certainement pas antique. En effet, les quelques mots qui ont pu être déchiffrés sont en français. Sans doute s’agit-il d’une pièce archéologique datant de l’époque moderne. Le maire de la commune a fait un appel aux centres de recherches des différentes universités bretonnes pour que des universitaires l’aident à percer ce mystère. Pour tout renseignement téléphonez au 02-98-97-97-24-23.

Philippe écoutait avec attention la lecture que sa compagne était en train de lui faire. Il jugeait cette information très intéressante, d’autant qu’il avait commencé depuis quelques mois des recherches sur les passeurs d’estuaires en Bretagne à l’époque moderne. Le passage de Porsmoric ne lui était pas inconnu et il possédait déjà quelques informations sur ce bac et ses passeurs grâce aux recherches qu’il menait aux Archives départementales du Finistère.

— Et, ils ne disent rien d’autre sur le texte de cette stèle ?

— Si regarde, il y a une photo.

Philippe se pencha sur la photographie qui n’était pas de très bonne qualité. Il prit une loupe dans le tiroir d’un meuble qui se trouvait derrière lui et tenta de déchiffrer cette mystérieuse inscription.

— La photo est vraiment de mauvaise qualité, dit-il agacé. Alors, voilà ce que j’arrive à lire : « I[ ]i [ ]ut r[ ]e[ ]li le c[ ]ps mar[ ]é d’un h[ ]me li[ ]e as[ ]né par c[]x q[ ] le j[ ]nt ». Cette énigme relève de l’impossible, mais j’avoue que c’est un joli défi. Bon je vais noter ces lettres sur un coin de papier, on ne sait jamais mais je pense qu’il va y avoir pas mal de spécialistes en épigraphie qui vont tenter de relever ce défi. Pour ma part j’ai déjà de quoi faire, d’ailleurs je ne vais pas tarder à filer, les archives ouvrent à 8 h 30 et je ne voudrais pas rater la première levée. Demain j’ai une journée de cours à assurer alors aujourd’hui c’est recherche !

Philippe embrassa sa compagne et sauta dans sa voiture pour rejoindre la cité administrative où se trouve le bâtiment des archives départementales.

Il déposa sa veste au vestiaire et entra dans la salle de lecture. Après avoir salué les agents qui assuraient la surveillance de la salle de lecture et les quelques habitués, il consulta un des gros registres qui se trouvaient à l’entrée et nota scrupuleusement deux cotes sur un bout de papier. Il commanda ensuite les deux liasses. Les deux cartons étaient censés contenir les livres de comptes des passages royaux établis dans l’estuaire de la Laïta au xviie siècle. Après trente minutes d’attente, le magasinier qui était allé chercher les précieux documents dans les silos, réapparut derrière son guichet. Philippe qui était sur le qui-vive, excité par l’impatience du chercheur, alla chercher son carton.

— Lequel voulez-vous consulter en premier ? Lui demanda poliment le magasinier.

— Le 4 A 238, s’il vous plaît, lui répondit Philippe.

Il porta religieusement le précieux carton jusqu’à sa table de lecture et déballa précautionneusement la première liasse. Un journal assez épais couvert de peau de porc grossièrement tannée avait toutes les caractéristiques d’un livre de comptes. Philippe alluma son ordinateur portable comme il avait l’habitude de le faire. Il cliqua sur le dossier « histoire sérielle » et s’apprêta à passer sa journée à remplir des tableaux de chiffres qui lui serviraient à réaliser des statistiques. Mais en ouvrant le manuscrit il fut surpris de ne pas rencontrer la mise en page habituelle. Ici, point de colonnes dès la première page mais une vraie page de garde, complètement vierge. Il passa à la seconde page et là il découvrit une petite merveille, un véritable événement dans la vie d’un chercheur en histoire sociale. Ce cahier relié grossièrement était un journal, un livre de raison, autrement dit les souvenirs d’un homme qui avait vécu au xviie siècle en Bretagne et qu’il avait couchés sur le papier. L’auteur avait voulu laisser une trace de son existence en écrivant ses mémoires. La calligraphie était maîtrisée et il pensa qu’il s’agissait des mémoires d’un noble ou d’un riche bourgeois. Le journal commençait ainsi.

« Cy commence le journal escrit par Jean Nédélec le vingt cinquiesme jour d’octobre mille cinq cent soixante-quinze Louis le Grand étant roi de France… »

Philippe conscient d’avoir déniché une perle se noya dans ce document exceptionnel. Il prit le parti d’éteindre son ordinateur pour se consacrer à la lecture de ce journal qui comportait presque une centaine de folios. Il n’y avait pas de problème de paléographie, les lettres étaient parfaitement bien formées et les abréviations d’usage n’étaient pas un obstacle pour ce chercheur averti. Philippe ne savait pas encore que cette remontée dans le temps serait hypnotique. Il se plongea corps et âme dans l’histoire de Jean Nédélec.

CHAPITRE I

La Bretagne était alors à feu et à sang. À la suite d’une augmentation des impôts, le peuple poussé à la révolte par des chefs charismatiques avait incendié les manoirs et ruiné les domaines des seigneurs. Les émeutiers s’insurgeaient contre le papier timbré mais surtout contre une chimérique « dame gabelle » qu’on imaginait piller les campagnes. Épris d’une colère vengeresse, ils avaient obtenu de grands seigneurs et de religieux qu’ils renoncent à leurs corvées. Les révoltés en avaient profité pour rédiger des codes et des règlements dans lesquels ils réclamaient une réforme profonde des impôts, davantage d’égalité et de justice. Ils dénonçaient aussi les abus de la justice seigneuriale accusant les juges d’être à la solde de leurs maîtres. Cette brusque flambée de violence ne pouvait rester impunie.

À la demande du roi, le gouverneur de la province, le duc de Chaulnes, fut missionné pour rétablir l’ordre. Plus de cinq mille soldats et dragons, originaires de Provence, déferlèrent sur la Bretagne. La troupe qui logeait chez l’habitant en profitait pour se servir autant en nourriture qu’en femmes. Celui qui tentait de s’y opposer était traité comme un rebelle et exécuté sur-le-champ sans autre forme de procès. L’heure n’était plus à la compassion. C’était le temps des horreurs de la soldatesque. La rumeur colportait qu’à Rennes beaucoup d’innocents avaient été défenestrés après avoir été battus et que des enfants dénudés avaient été liés sur des broches pour les faire rôtir. D’autres, encordés, avaient été jetés dans la Vilaine et s’y étaient noyés. Ces corps engloutis dans les eaux sombres étaient réapparus quelques jours plus tard gonflés par des gaz putréfiés. Les champs de blé étaient rougis par ces moissons de feu et de fer et de mémoire d’homme personne n’avait jamais vu autant de violences et de malheurs. Dans les campagnes, les loups étaient sortis des bois, attirés par ces corps laissés à l’abandon. Il n’était pas rare de croiser une meute en train d’arracher les chairs des victimes. Ils ne craignaient même plus ceux qui tentaient de les effrayer en frappant le sol à l’aide de bâtons. Les louvetiers et les gardes forestiers avaient d’autres chats à fouetter, ils protégeaient leurs seigneurs contre ceux qui croyaient que leurs malheurs étaient le fruit d’un complot aristocratique. L’anarchie régnait et les comportements des hommes étaient mus par leurs émotions et leurs peurs. Certains prédisaient que la fin des temps était proche et que tous ces malheurs étaient des signes annonciateurs de l’arrivée prochaine du règne de la Bête. Les plus illuminés cherchaient en toute chose des signes de la venue du démon. Gorgés et aveuglés par leurs superstitions, des paysans les suivaient et ils formaient de petits cortèges à la tête desquels quelques pénitents se flagellaient pour implorer l’aide de Dieu. Les curés craignant l’hérésie et la perdition de leurs âmes tentaient de les en dissuader.

On racontait que dans le pays Bigouden, à Combrit, à Plonéour et dans beaucoup d’autres paroisses, les clochers avaient été abattus pour empêcher les habitants de prévenir l’arrivée de la troupe. Ceux qui étaient pris à sonner le tocsin étaient alors pendus après avoir été molestés par les dragons. La terre de Cornouaille se nourrissait du sang, des chairs et des larmes des hommes et des femmes qui se trouvaient sur la route de ces hordes royales. Il ne manquait plus qu’une mauvaise récolte ne s’abatte sur ces pauvres hères. Le ciel de la Bretagne semblait s’être assombri pour très longtemps.

En cette année du seigneur de l’an de grâce 1675, Jean Nédélec sillonnait la Cornouaille depuis le début de ces événements dramatiques. Il n’avait pas compté ses jours de marche, mais ses jambes lui rappelaient qu’il avait parcouru de nombreuses lieues. Il se demanda depuis quand il soulevait la poussière de ces chemins de Bretagne. Avril sans doute, pensa-t-il. Sa mémoire s’embrouillait un peu car il avait été témoin des horreurs de cette guerre civile qui n’en finissait pas. Croisant les bandes de paysans révoltés au détour d’un chemin et craignant pour sa vie, il ne s’était pas laissé enrôler par les croquants. Il n’était ni lâche ni royaliste, car lorsque les dragons avaient essayé de lui soustraire des informations, il avait feint d’être un peu bredin, innocent comme on disait dans la province. C’est ainsi qu’il était parvenu à passer entre les lames des sabres et les balles des mousquets. On n’assassine pas les idiots du village, se dit-il. Il se souvint amusé de cet officier des dragons qui lui avait braqué le canon de son mousquet sur la tempe, espérant lui soutirer des informations sur les rebelles du coin. Pour sauver sa peau, il avait alors joué au sourd-muet et son numéro avait fini par arracher un rire au gros moustachu qui se dressait devant lui dans ses beaux habits rutilants. Le dragon lui avait donné une petite claque sur la joue et l’avait traité de pauvre imbécile avant de remonter sur son cheval. Jean avait fait mine de ne rien comprendre, conscient que la moindre erreur pouvait lui coûter la vie. Sa pitrerie l’avait sauvé et ce rustaud n’y avait vu que du feu. Jean était rusé comme un renard. Il avait appris à se méfier des autres mais savait repérer le bon du mauvais bougre. Alors, il avait continué sa route sans se retourner, évitant de recroiser ces assassins. Il savait qu’il aurait fait un bon gibier de potence. Que faisait un homme seul dans les chemins creux ? On l’aurait sûrement pris pour un guetteur ou un espion à la solde des uns et des autres. Sa vie ne tenait qu’à un fil. Il ne le savait que trop bien. Les rebelles pouvaient aussi le prendre pour un informateur, c’est pourquoi il devait passer inaperçu pour survivre. Mais cela lui posait un problème majeur. Pour vivre, il devait rencontrer les gens et surtout ne pas se cacher.

En effet, toute sa vie tenait dans ce baluchon grossier en toile de lin de Sizun et dans un bâton où étaient suspendus des rubans chamarrés. Son magasin ambulant regorgeait de choses et d’affaires étonnantes. C’était incroyable de voir qu’on pouvait mettre autant d’effets dans un si petit contenant. Il y avait des bonnets pour les femmes, des rubans multicolores et du tabac mal haché et coupé avec des feuilles de châtaignier. Quelques imprimés complétaient ce bric-à-brac. On pouvait y lire des histoires extraordinaires ou macabres, des cantiques écrits en breton mais aussi des images pieuses représentant sainte Anne. Ce qu’il aimait par-dessus tout c’était lire et relire ces histoires et ces canards sanglants imprimés sur des feuillets en papier grossier. À force de les lire, il les connaissait par cœur et ne pouvait s’empêcher de les raconter à ceux qu’il rencontrait. Il aurait dû les vendre pour subvenir à ses besoins et s’assurer une bien maigre pitance. Que nenni, il préférait les conserver pour lui. C’était sa seule richesse. Et puis, comment vendre une histoire que l’on vient de raconter ! Mais Jean était malin et il savait pertinemment que c’était un bon moyen pour attirer le client. Lorsqu’il posait son baluchon quelque part, sur la place d’un village, il commençait toujours par raconter une histoire empruntant un ton théâtral. Ses déclamations et ses gestes grandiloquents ne tardaient pas à produire l’effet escompté. Une petite assemblée s’agglutinait autour de lui pour l’écouter. Et là commençait le grand jeu. Il en tirait une certaine jouissance qui donnait encore plus d’intensité à ses récits et autres histoires à dormir debout. Les paysans, empoissés dans leurs superstitions, ne pouvaient qu’être esclaves de ses bavardages. Les mauvais esprits et les jaloux auraient pu dire qu’il en faisait trop, mais en réalité il savait adapter son ton et son discours en fonction de son assemblée. Une fois la foule captivée, il pouvait lui vendre tout ce qu’il voulait. Jean Nedelec était colporteur et savait donc lire, ce qui n’était pas courant à l’époque. L’écrit était le privilège des ecclésiastiques et des puissants, l’oral le langage et le cri du peuple.

Il ne lisait pas par miracle et était encore moins autodidacte même si c’est ce qu’il racontait parfois à ceux qui s’intéressaient de trop près à sa vie. Il avait appris à lire lorsqu’il était enfant non pas en allant à l’école du village mais chez les moines cisterciens de l’abbaye du Relec. Comment ce fils d’humbles chiffonniers de Botmeur, ce petit village perdu dans les landes des Monts d’Arrée, avait-il fait pour entrer dans cette abbaye ?

Il était né par accident, comme beaucoup d’enfants à cette époque. Il était le dernier d’une fratrie de sept bambins dont trois étaient morts avant d’avoir atteint l’âge de deux ans. Ils avaient été rappelés à Dieu après une mauvaise dysenterie ou des flux de ventre. Ses parents, Jean et Madeleine, vivaient dans un grand dénuement. Dans cette terre ingrate des Monts d’Arrée, leur seule richesse était un vieux cheval boiteux aux flancs creusés par les ans, qui servait à Jean pour aller récolter de vieux chiffons et des guenilles qu’il revendait aux moulins à papier pour quelques sous. Dans sa famille on était pilhaouer de père en fils1. Pour faire bouillir la marmite, son père portait jusqu’au pays de Léon, à Brest, des lattes, des sabots, du charbon, du sel, des châtaignes et des pommes, qu’il se procurait à Carhaix, à Langonnet, à Châteauneuf, ou encore à Rostrenen dans l’évêché de Cornouaille. Parfois il achetait des grains à Châteauneuf, à Carhaix, ou encore à Brasparts. Il les revendait à Morlaix et aux grossistes de Landivisiau. Souvent absent, il confiait l’éducation de ses enfants à son épouse car son petit commerce l’éloignait du domicile familial pendant trois, six ou quinze jours. Ses parents ne possédaient que quelques hectares d’une terre ingrate. Ils vivaient moins chichement que leurs aînés qui n’avaient été que de simples journaliers agricoles. Chaque pilhaouer avait son secteur, parfois éloigné, qu’il avait hérité de son père ou à défaut d’un parrain. Jean le père partait à l’automne, puis à nouveau pendant l’hiver, puis au printemps, revenant à sa ferme pour les périodes de gros travaux. Le plus étonnant c’est que ce pauvre homme vivait de la misère des autres. Il flairait de loin l’impécuniosité, la suivait à la trace et la saisissait au gîte. C’était un spectre familier qui venait frapper aux portes les plus indigentes. Aussi, il n’était pas toujours bien reçu et on le comparait volontiers à un charognard attiré par la détresse. On le fuyait et on le haïssait comme un visiteur accablant. Méprisé, on ne lui permettait pas d’entrer dans le foyer pour opérer ses marchandages et ses tractations. Cet oiseau de mauvais augure restait sur le seuil. Le laisser entrer aurait pu attirer le discrédit et vous apportait la honte. Gare à celui ou à celle qui sera surpris en train de vendre ses oripeaux à un chiffonnier. Les vieilles auraient jacassé dans tout le village. Le souffle de la rumeur vous rendait encore plus pauvre que vous ne l’étiez.

Une vieille chanson que tout le monde connaissait alors racontait la vie besogneuse des pilhaouer et par conséquent les infortunes de Jean le père. Lors de ses tournées dans les landes de l’Arrée et du Poher, il aimait chantonner quelques couplets pour se donner du courage et avaler les lieues et les contrées qu’il arpentait.

« Il part, le pilhaouer, il descend la montagne, il va visiter les gens du pays.

Il a dit adieu à sa femme et à ses enfants ;

Il ne les reverra que dans un mois, s’il vit encore !

Car la vie du pilhaouer est rude

Il va par les routes, sous la pluie qui tombe ou sous le soleil,

Et il n’a pour s’abriter que les fossés du chemin.

Il mange un morceau de pain noir, pendant que ses deux chevaux broutent dans les douves,

Et il boit à la mare où chantent les grenouilles…

Va, pauvre pilhaouer, le chemin du monde est dur sous tes pieds ;

Mais Jésus-Christ ne juge pas, comme les hommes ;

Si tu es honnête, tes peines te seront payées et tu te réveilleras dans la gloire2… »

Mais contrairement à ce que racontait la chanson, Jean le père ne connut jamais la gloire. Attaqué par des bandits de grand chemin, il perdit l’usage d’une de ses jambes. La fracture n’avait pas été bien réduite et l’attelle de fortune qu’il avait dû confectionner avec deux branches de saule avait aggravé son état. Il ne pouvait plus courir la campagne et avait dû se résigner à abandonner le métier. Devenu boiteux, il souffrait des railleries de tous ceux qui l’avaient envié. Comment avait-on pu jalouser un homme d’aussi basse condition ? Les hommes possédaient des secrets que nul ne pouvait déchiffrer. D’autres se réjouissaient de ne plus voir cet oiseau de malheur profiter de leur dénuement. Désormais il était comme les plus pauvres d’entre eux et pouvait rejoindre le cortège burlesque et grimaçant de ceux qui tendaient la main à la sortie de l’église. Son épouse, usée prématurément par les couches, portait désormais seule le fardeau du foyer sur ses pauvres épaules couvertes de tissus lourds et rêches.

Peu après la naissance du petit Jean, ils avaient vite pris conscience qu’ils ne pourraient pas le garder. L’argent manquait et cette nouvelle bouche à nourrir était une malédiction de plus, un mauvais présage. Alors, ils avaient pris la décision de l’abandonner devant le porche de l’abbaye du Relec quelques jours après ses un an. Ils espéraient que les religieux de ce monastère niché dans la vallée verdoyante du Queffleuth l’accueilleraient et le nourriraient. Charité chrétienne oblige, ils le gardèrent au sein de la communauté jusqu’à ses seize ans. Ce n’est pas qu’ils aient voulu le chasser. Bien au contraire, il aurait fait un bon moine, estimaient les religieux. C’est avec boulimie qu’il apprit à lire. Ne rechignant pas aux tâches collectives et aux travaux qu’exigeait cette vaste propriété, il était fort apprécié des moines. Durant toutes ces années, frère Gabriel, le bibliothécaire, s’était occupé de lui comme d’un fils et lui avait ouvert les portes d’un monde merveilleux, celui des livres et de la lecture. Il y avait acquis un vocabulaire incroyablement riche pour un adolescent de sa condition.

L’abbaye qui avait connu une période de grande prospérité à la fin du Moyen Âge connaissait alors quelques difficultés financières. L’abbaye était entrée en déclin à partir du xvie siècle. Elle avait subi des pillages à répétition lors des guerres de Religion et plus particulièrement en 1598, année où elle avait été pillée par une troupe de brigands dirigée par La Fontenelle. Malgré des restaurations partielles menées au siècle suivant par les pères abbés René de Rieux et Jean-Baptiste Moreau elle tombait partiellement en ruine3. Jean avait conscience que l’état de délabrement dans lequel se trouvait le bâtiment n’augurait rien de bon sinon un avenir funeste. Les relations que les seigneurs religieux entretenaient avec leurs métayers n’étaient pas des meilleures. Ils accusaient les moines d’être responsables de leurs malheurs. Le système de la quévaise qui avait été instauré par les moines liait encore plus les paysans à eux. Cette coutume avait été créée pour attirer des paysans et favoriser les défrichements sur ces terres jugées ingrates4. Les tenanciers acceptaient de moins en moins la sujétion seigneuriale qui leur était imposée par cette règle. Le quevaisier ne pouvait abandonner sa tenure, ni la louer ; il était contraint d’ensemencer et labourer chaque année le tiers des terres chaudes de sa tenure et ne pouvait qu’émonder les arbres de sa terre mais en aucun cas abattre les troncs, ce droit étant réservé aux religieux5. En cas de décès du tenancier, s’il n’avait pas d’enfant, la tenure retournait au seigneur. Mais le vent de colère qui s’abattait sur les terres de l’abbaye provenait surtout des droits seigneuriaux dont le droit de gerbe qui écrasait les pauvres paysans. Cet impôt en nature consistait à prélever une gerbe sur huit. Avant de pouvoir les battre pour en récolter les précieux grains, les quévaisiers devaient attendre le passage du collecteur seigneurial avant de pouvoir rentrer leur récolte au risque de la perdre. Ce dernier ne se pressait pas toujours et les paysans de la Feuillée s’étaient déjà révoltés car leur récolte avait été trempée à la suite d’un orage alors qu’ils attendaient le passage de l’agent des moines.

Selon la règle de l’abbaye, la nourriture des moines devait provenir du travail manuel de la culture des terres, de l’élevage du bétail. La vie de petite communauté religieuse était aussi rythmée par le ronron des prières qui voyageaient de Plounéour à Commana et parfois venant de la montagne par les jours de neige qui poudraient de blancheur le Roc’h Trevezel, on entendait le hurlement des loups affamés. Cette vie ataraxique était nimbée par le voile orageux d’un avenir incertain. Le lieu était rude et Jean, fin observateur des événements de son temps, s’interrogeait sur son avenir. Allait-il donner sa vie à Dieu en prononçant des vœux définitifs ? Cette question le hantait et les livres lui avaient ouvert de nouveaux horizons. Il en parlait souvent à son tuteur, l’aimable bibliothécaire, qui le considérait comme un fils. Il faut dire que les candidats à la vie monastique n’étaient plus légion. Mais l’envie d’en découdre avec la vie était de plus en plus forte. Jean ne pouvait se résoudre à s’éteindre à petit feu dans ces landes que les hommes peinaient à défricher. Ce n’est pas qu’il n’avait pas la foi, d’ailleurs il ne s’était jamais vraiment posé la question. On croyait car le passage sur terre était bref, rapide comme un météore, alors que la vie éternelle promise par les textes religieux et acquise par les prières était source de joie et de douceur loin de ce siècle de fer et de feu. Alors oui, Jean était croyant, ni plus ni moins que les autres. Est-ce suffisant pour en faire un moine ? Sans doute que non puisque à seize ans, sans le sou, armé d’une culture rare pour un homme du peuple, ce jeune homme bien bâti quitta ce havre de paix pour dévorer la vie à pleines dents. Ne sachant rien de ceux qui l’avaient abandonné l’année de ses un an, il ne chercha jamais à les retrouver. D’ailleurs que leur aurait-il dit ou demandé ? Pourquoi ? Cette question n’avait aucun sens. Tout le monde savait pourquoi on abandonnait les enfants. C’était la misère, l’adultère ou les amours non consenties et ancillaires qui déversaient des charrettes d’orphelins devant les portes des institutions charitables. Les parents savaient qu’ils y seraient nourris, qu’ils y apprendraient un métier ou qu’ils finiraient moines. La douleur ne durait pas longtemps car la réalité et les difficultés de la vie avaient tôt fait de gommer leur mémoire, du moins en apparence. Ce dont on était sûr c’est que personne ne se vantait d’avoir abandonné son enfant.

Alors, comment avait-il rempli son existence jusqu’à l’aube de ses vingt-deux ans ? Il avait d’abord été employé comme valet de ferme chez Jean Abgrall, un riche paysan du Léon qui cultivait du lin6. Il était bien traité, mais devait rester à sa place de valet de ferme sans aucune autre perspective. Son destin sembla scellé une nouvelle fois jusqu’à ce qu’il s’amourache de leur aînée, la belle et plantureuse Katell. Cette dernière, du haut de ses 18 ans, n’était toujours pas mariée. Elle lui faisait les yeux doux et lui tournait autour, ne cherchant même pas à dissimuler ses intentions. Elle le suivait partout où il allait, ne faisant aucun effort pour jouer la discrète. Quiconque aurait dit d’elle qu’elle avait le diable au corps tant Satan semblait s’être emparé de ses sens. Il lui faisait envie et son regard de braise ne le laissait pas indifférent. Il avait grandi avec elle et avait connu ses premiers émois en secret. Lui qui n’avait jamais connu la chair, ne pouvait dissimuler ses émotions. De plus lorsqu’elle se pavanait devant lui. Son décolleté, dont l’échancrure avait été savamment étudiée, invitait Jean à des regards insistants. Lui le puceau avait des envies d’aventures et de découvertes. Il était troublé et sentait que cela provoquait chez lui des dérangements physiologiques qu’il ne cherchait plus à contenir tant il trouvait ces sensations agréables. Le corps de Katell était comme un calice. Il voulait respirer sa peau, la serrer contre lui, boire ses humeurs. Il ne savait pas s’il était amoureux de cette fille, mais il avait conscience qu’elle provoquait en lui des troubles inconnus jusqu’alors. Tout cela lui semblait bien mystérieux. Il avait appris beaucoup de choses auprès des bons moines du Relec mais absolument rien sur les femmes. À part peut-être qu’elles étaient toutes des tentatrices, des succubes ou des sirènes envoûtantes. En un mot, des diablesses sans aucune morale conduites par leurs désirs et sachant faire usage de leurs charmes pour perdre les hommes. Katell qui n’avait pas ses yeux dans sa poche le regardait toujours avec une insistance insolente. Il faut dire que Jean était un beau jeune homme et encore plus un beau parleur.

Un jour d’été, alors qu’il était affairé à charger des gerbes de blé sur une charrette, il s’aperçut de sa présence. Harassé par la chaleur, il avait retiré sa chemise et l’avait posée à terre. Un filet de sueur se frayait un chemin le long du sillon que formait sa colonne vertébrale. Ses muscles saillants, lustrés par la transpiration, ne pouvaient laisser indifférente celle qui s’était à peine cachée pour l’observer. Elle était venue lui apporter un pichet d’eau et l’avait épié quelques instants avant qu’il ne sente une présence. Jean avait soif et les rayons brûlants du soleil lui faisaient tourner la tête. Elle s’approcha de lui et alors qu’il s’apprêtait à la remercier, elle posa un doigt sur sa bouche pour l’inviter au silence. Elle lui tendit la cruche et ses grands yeux bleu azur le regardèrent boire à grandes lampées. Son désir pour ce jeune homme qui penchait sa tête en arrière pour étancher sa soif était de plus en plus perceptible. Jean ne pouvait que le ressentir tant elle le dévorait des yeux. Elle mangeait du regard ses lèvres charnues qui ne laissaient s’échapper aucune goutte de ce précieux breuvage. Elle mouilla son foulard avec ce qui restait d’eau et le posa délicatement sur son front, puis sur son torse. N’importe qui aurait pu croire qu’elle essuyait la sueur pour le rafraîchir. En réalité, elle le caressait. Ses mains étaient insistantes et d’un geste circulaire et ferme massaient ce torse vigoureux. Se faisant plus entreprenante, elle saisit la main droite de Jean et la posa sur sa poitrine. La douceur de cette peau à la texture d’une pêche veloutée lui fit perdre sa méfiance. Elle laissa échapper un soupir et l’embrassa à pleine bouche. Jean se laissait faire. Il ne pouvait pas résister à ses charmes et était comme submergé par cette bouche douce et suave comme un fruit qui mangeait ses lèvres. Puis, elle l’invita à s’allonger. Elle dégrafa sa robe et fit glisser ses dessous, il observa son sexe. Jean se sentit emporté par une spirale de sensations et d’émotions. Elle le chevaucha et il perdit pied. La belle s’activait sur lui. Elle s’abandonnait à ses désirs et à sa jouissance, laissant échapper quelques petits gémissements par sa bouche entr’ouverte. Elle était la vague qui vient lécher le sable en faisant exploser son écume. Cette communion charnelle lui ouvrit les portes de la jouissance et de l’extase. Ce jour-là, Katell fit de Jean un homme. Ils étaient devenus complices mais cette idylle était fragile. Enchaîné à sa condition de simple valet, il se laissa surprendre par ce bonheur labile. La belle était courtisée par d’autres et son indifférence vis-à-vis des beaux partis qui se présentaient à elle commençait à devenir suspecte. Tous ces soupçons finirent par arriver aux oreilles du père Abgrall. Son changement de comportement aurait dû alerter Jean, mais le jeune homme continua d’apprendre la vie sans vergogne auprès de celle qui lui offrait tous ses charmes. Le plaisir avait eu raison de sa vigilance et avait émoussé ses réflexes de survie. Cet amour charnel semblait protégé par une nature complice mais c’était oublier que les talus et les taillis avaient des yeux et des oreilles.

Prévenu par un voisin qui ne manqua pas de jaboter sur les ébats de sa fille avec le jeune valet, Abgrall le menaça de mort après avoir appris qu’il avait déshonoré sa fille. Il n’était pas coupable mais ne voulut pas polémiquer. Aussi, pour éviter que cette affaire ne continue de s’ébruiter et qu’elle nuise à la réputation de la belle Katell, il quitta la ferme sans demander ses appointements. De toutes les façons, il savait que sa condition lui aurait interdit de l’épouser. Un valet de ferme ne pouvait demander la main de la fille d’un riche julod.

Alors, contraint de reprendre la route, il quitta l’Argoat pour l’Armor. Marchant sans relâche durant de nombreux jours, il fila vers le nord, couchant le plus souvent à la belle étoile. Il traversa des Landes se nourrissant de baies et de truites qu’il savait mieux que personne déloger de leur retraite. Ses mains se faufilaient sous les pierres des ruisseaux et dès qu’il sentait le poisson, afin de ne pas le faire fuir, il lui caressait délicatement le flanc et d’un geste prompt lui coinçait la tête entre son pouce et son index au niveau des ouïes, puis la catapultait sur la berge. La pauvre bête avait beau se débattre, elle était prise au piège. Il avait appris de quelques rencontres qu’au nord se trouvaient des ports où il y avait de l’embauche. Partout on parlait d’un port baptisé Roscoff d’où des navires se livraient à la pêche du maquereau et à la course. Des bateaux de commerce débarquaient des ballots de graines de lin en provenance de la Moscovie et du détroit de Botnie. On disait qu’on pouvait y faire fortune à condition de ne pas se faire prendre par les Anglais.

Arrivant à Roscoff, il découvrit une ville en pleine ébullition. Les quais fourmillaient de marins qui attendaient pour s’embarquer sur de petites chaloupes. L’odeur âcre des plaques de morues salées donnait la nausée à celui qui respirait ce fumet pour la première fois. De plus gros bateaux, solidement amarrés aux quais, étaient armés pour la course et attendaient les ordres des armateurs pour partir en chasse. Les maisons des marchands de toile et celles des négociants de graines de lin se dressaient fièrement face à la mer. Elles étaient le symbole de la réussite de leurs propriétaires. Ce port marchand redistribuait par charroi dans tout l’arrière-pays les marchandises importées, au premier rang desquelles le vin. On y pratiquait aussi la contrebande avec les îles britanniques surtout depuis que Cromwell avait imposé des règles commerciales contraignantes. Jean qui n’avait connu que les campagnes ingrates du versant nord des Monts d’Arrée était intrigué et irrésistiblement happé par le tohu-bohu de cette ville. Chaque jour des cohortes d’hommes et de femmes de l’arrière-pays, attirées par l’espoir d’une vie meilleure, étaient englouties par cette ville cannibale dont les faubourgs ne cessaient de s’étendre. Du travail, il y en avait pour tous, mais certaines jeunes filles voyaient très vite leur rêve de servantes dans une maison de maître s’envoler. Les tripots des bas-fonds devenaient pour beaucoup d’entre elles des refuges aux perspectives peu réjouissantes. Elles devaient alors subir les avances tactiles de matelots avinés venant y chercher un peu de réconfort et beaucoup d’ivresse. Ces lieux où planaient des odeurs âcres de mâles étaient aussi peu sûrs que des ruelles mal éclairées. On y réglait ses comptes et les affronts, les moqueries et les brimades subis en mer s’y normalisaient à coups d’injures, de poing et parfois de couteau. Mais le plus souvent l’ambiance y était joyeuse, surtout lorsque la pêche ou l’activité corsaire avaient été rentables. Alors pichets et chopines étaient largement distribués. Des visages réjouis et des trognes hilares fusaient chansons et déclamations dont certaines auraient chiffonné les oreilles chastes d’un curé égaré. Dans cette atmosphère enfumée, l’odeur du tabac s’accrochait et s’immisçait dans les fibres distendues des tissus rendus poisseux par la transpiration et le sel. Pour trouver de l’embauche, Jean avait dû se perdre chez ses hôtes débitant vin et autres breuvages et y avait aussi fait de mauvaises rencontres.

Le dimanche suivant son arrivée, il avait poussé les portes de l’auberge de l’Étoile d’Or. Le lieu était tellement rempli qu’il avait été stupéfait de remarquer que la clientèle débordait dans les cours et jardins à l’arrière. Comme souvent, les esprits s’étaient échauffés et le ton était monté. Un homme qui le suivait de près semblait chercher un autre homme tant ses yeux scrutaient l’assistance comme un fauve aurait traqué sa proie. L’ayant repéré, le tavernier l’avait apostrophé.

— Eh Bocher… Si tu cherches François Auffret, il est au fond de la salle.

L’homme n’avait rien dit, se contentant de suivre ces précieuses indications. Puis il avait fondu sur le nommé Auffret qui, armé d’un bâton, l’avait fait tournoyer autour de sa tête pour se défendre contre son agresseur. La foule échauffée par les vapeurs d’alcool et la perspective d’un règlement de comptes s’était alors rassemblée autour des deux hommes. Les insultes pleuvaient et Bocher, dans tous ses états, avait hurlé à Auffret :

— Ah ! le diable m’emporte… il y a longtemps que je t’en veux !

Et sitôt cette parole prononcée, il l’avait déjà bastonné copieusement. Cette affaire entre matelots aurait pu dégénérer davantage mais Jean s’était interposé sans mesurer les risques. Après tout, il ne connaissait personne dans cette ville et encore moins dans ce tripot. L’affaire s’était réglée à l’amiable et Bocher avait offert un pichet de vin à Jean. Il était matelot sur une chaloupe et lui avait promis de l’aider à trouver de l’embauche. Il tint sa promesse et lui permit d’intégrer ce microcosme où se mêlaient marins bretons, basques et irlandais.

Jean fut d’abord employé comme mousse sur une chaloupe de pêche avant d’être promu matelot corsaire sur un bateau armé par le sieur Du Bois de La Marque. Après quelques prises faciles de bateaux de pêche anglais, il empocha un peu d’argent. Puis, jugeant le métier dangereux et hasardeux, il se détourna de la mer pour retourner sur la terre ferme. Il savait que s’il se faisait prendre par un corsaire britannique il aurait eu le choix entre s’engager sur un navire ennemi ou moisir sur un ponton. Le destin promis aux prisonniers français ne le faisait pas rêver.

Ses économies en poche, il acheta des marchandises auprès d’un marchand de gros roscovite et devint pied poudreux, autrement dit colporteur, dans le jargon imagé des gens du peuple. Sillonnant la campagne et les bourgades pour vendre des calicots et autres babioles qu’il avait achetés à bas prix, il fit de nombreuses rencontres et apprit à aimer ce nouveau métier.

Les habitants qu’il rencontrait se nourrissaient des nouvelles qu’il colportait mais cela n’éteignait pas sa faim. Le temps n’était pas propice au commerce ni aux achats. On avait peur du lendemain, des mauvaises nouvelles. La rumeur des terribles répressions des hordes du duc de Chaulnes, le gouverneur de la province de Bretagne, pénétrait et troublait les esprits crédules et superstitieux des paysans. Et puis, le passage d’un étranger faisait parler. D’abord on se méfiait. Enfin, la curiosité s’installait et les langues finissaient parfois par se délier, ce qui n’était malheureusement pas le cas des cordons de la bourse. Un quignon de pain aurait suffi pour calmer son estomac dont le bruit sourd des gargouillis accompagnait ses paroles tel le bourdon d’une cornemuse. Quelques baies et myrtilles sauvages glanées au petit bonheur la chance ne parvenaient plus à éteindre les cris rauques de ses viscères faméliques. La soif n’était pas un problème dans ce pays aux mille sources, il avait juste faim.

La veille, au hameau de Kercanic, près de Névez, il n’avait pas su résister aux charmes d’une belle pomme rouge, charnue, gonflée par le sucre. Suspendus à une branche qui surplombait un chemin creux, ses reflets dorés étaient aussi séduisants que la gorge dénudée d’une femme. La simple vue de ce fruit lui avait rappelé la poitrine de la belle Katell. C’est sans se méfier qu’il l’avait cueillie après l’avoir dévorée des yeux. Il avait été aveuglé par ses formes rebondies et alléchantes et n’avait que pu céder à cette tentatrice. L’admiration pour la grâce de ce fruit bien mûr s’était vite étiolée et métamorphosée en un simple geste de survie, un acte alimentaire. Le ventre avait pris les commandes de son cerveau et lui avait fait oublier quelques principes que lui avaient inculqués les bons moines du Relec. Tu ne voleras point. Peu habitué à chaparder, Jean ne s’était pas méfié et s’était fait prendre par un paysan. Les hurlements et les insultes proférés par ce brave homme lui avaient fait penser qu’il venait d’accomplir non pas un larcin mais un véritable crime. Pour éviter les pointes affûtées et acérées de sa fourche, il avait dû détaler comme un lièvre et courir à en perdre haleine. Enfin hors de portée, il s’était appuyé contre un vieux chêne noueux. Son cœur battait si fort qu’il lui sembla qu’il allait crever sa cage thoracique. Sortant du talus, les racines saillantes de cet arbre creux étaient comme les bras protecteurs d’un père. En d’autres circonstances, il se serait émerveillé devant ce chêne, qui par sa courbure, lui aurait fait penser à un chevreuil en train de boire dans une mare. Il se serait laissé bercer par le bruissement de son feuillage et par le prisme des lumières qui transperçait sa canopée. Mais l’énergie qu’il venait de dépenser pour éviter un mauvais coup lui avait fait perdre tout le bénéfice de ces quelques bouchées volées. Au loin, on percevait encore les vociférations de celui qui estimait être la victime d’un bandit de grand chemin.

Surpris par cette réaction qu’il jugeait démesurée, Jean avait tout mis en œuvre pour éviter de se faire voir jusqu’à la nuit tombée. Tel un animal traqué, ce grand gaillard avait dû courber l’échine pour passer inaperçu. Lui qui aimait tant le contact avec les autres s’était fait violence pour rester à l’écart des grands chemins. Il avait coupé par les bois, les taillis et les ronces, qui, telles des sangsues affamées, avaient tailladé ses mollets pour s’abreuver de son sang. Dans ce pays, où les nouvelles allaient aussi vite qu’un cheval au galop, mieux valait ne pas demander son reste. Il avait alors dormi contre un talus et s’était assoupi d’un sommeil lourd sur une couche de fortune, confiant sa pauvre existence aux êtres et aux esprits de la forêt.

1. Chiffonnier en breton.

2. Émile Souvestre, Les derniers bretons, Paris, 1858, tome II, pages 180-181.

3. À la fin du xviiie siècle, seuls quatre moines vivaient encore dans ce prieuré.

4. Ce système désignait à la fois une exploitation agricole et un mode de rapport qui unit le tenancier à son seigneur.

5. Les terres chaudes sont les terres cultivables en opposition aux terres froides.

6. Ces paysans étaient appelés Juloded.

CHAPITRE II

La fraîcheur humide de la rosée du matin et les fils d’une toile d’araignée qui lui chatouillaient le visage l’arrachèrent à son sommeil. Sous ses yeux, encore étourdi par la lueur naissante du soleil, il se laissa bercer un instant par le ramage et les gazouillis des oiseaux. Mais très vite, la faim le tenailla. Son estomac malaxait quelques menus restes collés sur ses parois. Cette sensation était douloureuse, insoutenable.

Son réveil lui avait fait oublier son affaire de la veille et s’estimant hors de portée il put rejoindre la grand-route qui allait de Concarneau à Lorient. Elle était déserte. En chemin, il s’arrêta devant une masure. Cette modeste chaumière au toit dégarni n’avait rien de séduisant, mais sur le seuil, une vieille femme en coiffe s’affairait à nouer des brindilles et des branchages pour confectionner un fagot ou un balai de fortune. Jean décida alors d’aller vers elle pour lui demander sa route. Enfin, c’était plutôt un prétexte pour délier une langue qui était restée trop longtemps nouée. Aussi c’est sans aucune hésitation qu’il s’adressa à la vieillarde.

— Holà vieille femme, est-ce donc par là la route qui mène à Lorient ?

Feignant de ne pas l’entendre, la femme, au visage creusé et buriné par les ans, continua de nouer machinalement ses branches entre elles sans se soucier de lui. Il se demanda alors si elle était sourde ou aveugle. S’approchant d’elle pour l’extraire de son mutisme dans l’espoir de lui arracher quelques mots, il l’apostropha de nouveau ne craignant pas que son insistance finisse par l’importuner. Elle arrêta son ouvrage et le regarda fixement. Ses yeux d’un bleu très clair, presque transparent, étaient perçants et elle semblait marmonner quelque chose. Ses lèvres plissées et ses doigts usés s’agitaient ensemble et des mots sortirent sèchement de cette bouche qui semblait avoir été cousue pour l’éternité tant ses plis ressemblaient à des sutures.

— Que veux-tu l’étranger ? Ici il n’y a rien à voler…

Surpris par cette réplique piquante qui venait de claquer comme un coup de fouet sur le sol, Jean resta un moment sans voix. Il fut intimidé par cette carcasse courbée assise sur un tabouret qu’il venait de ressusciter. Cette marionnette décharnée reprenait vie comme si des mains invisibles l’avaient ranimée. Alors, tapant du pied et claquant ses sabots écornés, comme agacée par sa présence, la vieille reformula sa question.

— Que cherches-tu grand gaillard ?

Cette fois, le ton semblait plus apaisé et il lui sembla entrevoir dans son regard un petit air malicieux qui le rassura. Ce signe, presque indicible, l’encouragea à délier sa langue. Un peu hésitant, il lui répondit.

— Eh bien… je cherche le chemin le plus court pour rejoindre Port-Louis. Je n’ai rien mangé depuis quelques jours et j’avoue que j’ai du mal à mettre un pied devant l’autre.

Elle posa les brindilles à ses pieds et le scruta de bas en haut.

— Tu es bien bâti mon garçon, tu as l’air fort. Que viens-tu faire par ici ? Tu cherches de l’ouvrage ? Dis-moi ? Tu sais, ici je vois passer souvent du monde mais personne ne s’arrête pour converser avec moi. Comme je suis très âgée lorsqu’on me regarde j’ai l’impression qu’on me toise pour estimer la taille de la boîte qui conservera mes reliques. Je suis du gibier de croque-morts et une proie facile pour la canaille.

Jean lui raconta son histoire en évitant de s’étendre sur certains épisodes de sa vie, comme le vol de la pomme. Il lui demanda naïvement…

— Voulez-vous un nouveau bonnet ou une nouvelle coiffe ? Celle que vous portez est tout usée.

Jean espérait lui échanger une coiffe contre un peu de nourriture ou gagner quelques sous pour éteindre sa faim en s’achetant de quoi manger un peu plus loin.

— Mon brave, tu crois que j’ai de quoi te payer ? Et une nouvelle coiffe, pour quoi faire ? Tu ne manques pas d’humour jeune homme. Diantre ! Pour plaire à qui ? À mon âge il n’y a guère que le croque-mort et l’aubergiste de Clohars qui s’intéressent à ma pauvre carcasse. Le premier tu sais pourquoi, mais le second… Elle marqua un temps d’arrêt comme si elle venait de lui poser une devinette sans pour autant attendre une réponse. D’ailleurs elle ne lui laissa pas le temps de s’expliquer…

— Eh bien je te le dis en mille, c’est pour racheter ou plutôt pour récupérer ma masure afin d’y construire une nouvelle auberge. Je n’ai pas d’enfants et je suis la proie de tous ces vautours. Mais je suis toujours là et je ne compte pas me laisser emporter par l’Ankou sans résister. Il n’a qu’à passer, je le chasserai à grands coups de balai ! Par Dieu, ma vieille carne ne se laissera pas traîner sans résistance dans sa charrette de malheur.

La vieille dame était intarissable et Jean, même s’il commençait à trouver le moment agréable, ne pouvait dissimuler un agacement vital. Trépignant et ne tenant plus en place, elle l’interrogea en feignant un sourire malicieux un brin taquin.

— Eh bien mon garçon, c’est mon histoire qui t’ennuie ? Tu as rendez-vous avec une belle ?

— Non ma bonne dame, j’ai faim, je meurs de faim… Mon ventre me fait tellement souffrir qu’il me contraint d’être impoli. Veuillez excuser mon attitude déplaisante, je ne voudrais pas paraître trop insistant.

Étonnée par la formulation ampoulée de ses excuses, elle l’observa de nouveau, puis se leva en faisant grincer son assise et, restant voûtée, poussa un soupir en haussant ses épaules.

— Allez, il me reste un peu de bouillie d’hier. Ce n’est pas grand-chose mais si tu restes un peu avec moi je veux bien partager mon repas et puis…

Elle s’arrêta encore un instant et le toisa comme si elle cherchait à mesurer sa force. Puis elle poursuivit :

— En échange, tu pourras bien me fendre trois ou quatre bûches, mes forces m’échappent chaque jour davantage. Tu m’as l’air honnête, tu n’as pas une tête de chapeltout ni de filou7.

Déconcerté, Jean lui demanda :

— C’est quoi un chapeltout ?

— Un voleur p’tit gars ! Ma seule fortune c’est cette pauvre bicoque. Il n’y a rien à prendre là-dedans, que des vieilleries sans valeur. Allez top-là !

Jean acquiesça d’un hochement de tête et l’affaire fut conclue. Les langues se délièrent et il s’étonna de se laisser séduire par cette femme qui était au soir de sa vie. Il la trouvait pétillante et pleine d’humour. Elle avoua avoir été conteuse dans son jeune temps. Elle n’avait pas toujours vécu seule. Dans son jeune temps, elle lui avoua avoir épousé un bûcheron de la forêt de Carnoët qui, laissé pour mort à la suite d’une rixe qui avait mal tourné, avait dû être amputé d’une jambe. Mal soignée, la gangrène l’avait rongé en quelques semaines. Elle ne s’était jamais consolée de ce drame et depuis elle contait des histoires lors des veillées. Cette activité faisait bouillir sa marmite.

Vivant à l’écart du monde, elle était mal considérée par les gens bien nés qui voyaient en elle une sorte de sorcière, une vieille excentrique. À chaque fois qu’ils la croisaient, les moines de l’abbaye voisine, celle de Saint-Maurice de Carnoët, la toisaient du regard et la crucifiaient d’ave et de pater en tous genres. Pour eux, elle manigançait avec le diable. Cela la faisait rire car elle savait qu’à son âge on allait faire l’économie d’un bûcher. Le temps n’était plus à ces supplices, on en avait trouvé d’autres. Désormais, c’était les bonnets rouges qui se balançaient aux branches des arbres.

Jean s’exclama en la tutoyant :

— Tu n’as rien d’une sorcière ! Ces succubes n’ont rien de commun avec toi. J’en ai connu une au Huelgoat. Elle avait le teint blafard, les yeux vitreux et on disait qu’elle avait le pouvoir d’empoisonner les vaches en jetant des sorts ou en leur faisant ingérer des poudres qu’elle confectionnait avec des plantes de la forêt. Les femmes qui n’arrivaient pas à avoir d’enfants allaient la voir. Le curé fermait les yeux car il craignait qu’en la dénonçant il ne perde des fidèles. Et puis, certains disaient qu’elle était protégée par les loups du Yeun Elez. D’ailleurs, on raconte qu’un jour, alors qu’un enfant venait de croiser la route d’un grand loup, elle s’agenouilla et psalmodia des paroles incompréhensibles pour lui demander d’épargner l’enfant. L’animal parut se soumettre à ses ordres en se couchant devant sa victime. Il resta ainsi comme s’il voulait le protéger. Le jeune innocent put regagner son village sans encombre. Et puis tu sais, finalement, les histoires de sorcières je ne les crois pas. Ce sont des sornettes.

La vieille l’écoutait sans l’interrompre comme conquise par ce beau parleur qui savait si bien raconter. Alors qu’il marquait un temps d’arrêt pour reprendre son souffle, elle lui dit avec une pointe d’humour :