Une enquête de Jean Nédélec - Tome 3 - Pierre Martin - E-Book

Une enquête de Jean Nédélec - Tome 3 E-Book

Pierre Martin

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Beschreibung

Le troisième tome des enquêtes de Jean Nédélec.

Fort du succès de ses enquêtes, Jean Nédélec est bientôt remarqué par les plus hautes autorités de Bretagne. Cela lui vaut d’être nommé enquêteur de police à Quimper. Le 9 mai 1680, un riche marchand est agressé par une bande de jeunes mendiants. Un climat d’insécurité s’empare alors de la ville et fait craindre le pire. Assisté de son adjoint, Yann Jaouen, homme intègre et connaisseur des bas-fonds quimpérois, Jean Nédélec se met en chasse.




À PROPOS DE L'AUTEUR




Pierre Martin est né à Quimper en 1969. Docteur en histoire moderne, il enseigne à l’Université de Bretagne Occidentale à Quimper et à Brest. Féru d’histoire sociale, il a créé le personnage de Jean Nédélec, un colporteur instruit devenu enquêteur sous le règne de Louis XIV. Les aventures de ce jeune breton attachant et non moins perspicace nous plongent dans l’univers troublé de la Bretagne à la fin du XVIIe siècle.

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Pierre Martin

sa majesté le roi des gueux

Une enquête de Jean Nédélec

Tome III

© La Geste – 79260 La Crèche

Tous droits réservés pour tous pays

www.gesteditions.com

Prologue

Quimper, le 9 mai 1680

Il s’engouffra dans la rue Sainte-Catherine. En face de lui, la cathédrale Saint-Corentin se dressait, imposante. Émerveillé par ce spectacle grandiose de l’architecture gothique, il s’arrêta quelques instants. On aurait pu le prendre pour un marchand de passage mais Alain Le Berre était quimpérois d’origine. à chaque fois qu’il se rendait dans la terre de l’évêque pour ses affaires, il empruntait le même chemin, comme s’il avait voulu rendre hommage à cette vénérable dame de pierre. Armateur de son métier, il avait fait fortune dans le commerce du vin de Libourne et s’était installé avec sa famille dans un hôtel particulier situé sur la rive droite de l’Odet, près de l’abbaye de Kerlot. Comme à son habitude, plutôt que de suivre les quais jusqu’à la confluence du fleuve avec la rivière Steïr, il avait emprunté le pont de Locmaria. Puis il longea la rive gauche à l’ombre des vieux arbres couverts d’un feuillage vert tendre et jeta un œil sur les bateaux qui étaient accostés au quai. Cette balade printanière le rendait guilleret. C’était son petit rituel matinal lorsqu’il devait se rendre à la ville. Le vent d’ouest faisait bruisser la frondaison et les gazouillis mélodieux des passereaux étaient perturbés par les sifflements stridents des merles et par les causeries de goélands affamés qui indiquaient que l’océan ne se trouvait qu’à quelques lieues de là. Il scruta les hommes sur l’autre rive.

Ils s’affairaient à décharger des tonneaux de vin d’un gros caboteur. Ces portefaix n’avaient pas leur pareil pour faire rouler et conduire ces immenses barriques jusqu’aux celliers et aux entrepôts des grossistes dans un ballet parfaitement réglé. Les cris et les mises en garde de ces faquins associés au crissement des cercles des futailles sur les pavés mal ajustés produisaient une cacophonie. Constatant que son magasin se remplissait de ce précieux breuvage, il continua sa route l’air sémillant. L’argent rentrait, ses affaires fructifiaient. à l’intérieur de son cellier un employé marquait au fer rouge les initiales A.L.B. sur chaque maîtresse-pièce. Son vin était ensuite vendu dans les auberges et les cabarets de Quimper et des environs. Il avait aussi investi un peu d’argent dans la Compagnie des Indes dont on prédisait d’énormes profits. Alain Le Berre était un homme en vue en plus d’être un riche négociant.

Arrivé rue Sainte-Catherine, il franchit le pont du même nom et s’arrêta un instant pour observer la rivière. à cet endroit, le moulin de l’évêque enjambait fièrement l’Odet et à ses pieds de grandes nasses et des filets étaient tendus dans le courant. L’évêque avait droit de pêcherie et le prélat y avait fait installer des pièges pour attraper les saumons. Le meunier était en train de remonter ses rets. Cette scène ne manquait pas d’attirer les badauds. Tous regardaient ce spectacle étonnant non sans une certaine jalousie. Le saumon se vendait cher et, une fois que l’évêque avait prélevé sa part, le reste était revendu aux poissonniers de la ville. Les écailles d’un bleu-argent qui passaient entre les claies en osier des nasses laissaient présager que la pêche était miraculeuse. Sans s’occuper des regards qui l’épiaient, le meunier fit disparaître son précieux butin dans un grand sac en toile de chanvre. Puis, il regagna la remise du moulin. Alain leva les yeux vers les remparts et constata qu’ils étaient dans un piteux état. Des pierres descellées risquaient de tomber à tout moment sur la tête des promeneurs. D’ailleurs les accidents étaient courants et les habitués qui se méfiaient des chutes de pierres évitaient de stationner trop longtemps à l’aplomb des murailles.

En entrant dans la ville, il fut saisi par la pestilence. Il lui était impossible de s’habituer à ces miasmes tant les remugles d’ammoniaque l’écœuraient au point de lui donner la nausée. Quimper était à l’étroit, étouffée par ses remparts. Cela faisait déjà bien longtemps que ses fortifications avaient perdu leur usage. Et puis, elles avaient été ruinées par les guerres de la Ligue. Les mousses et le lierre y avaient pris racine et le moindre coup de gel faisait éclater le mortier. Des maisons s’y étaient accolées et des jardins potagers colonisaient le chemin de ronde où des tas de fumier s’engraissaient des reliefs des repas et des épluchures. Cette première impression pouvait tromper le nouvel arrivant. Quimper était une cité prospère. Les marchands et les artisans commençaient à rivaliser avec le pouvoir épiscopal. Instruits dans le collège de la ville, ils peuplaient le Présidial et la Sénéchaussée. Alain Le Berre qui côtoyait ce cénacle de l’élite bourgeoise avait préféré les affaires à une carrière juridique.

La masse des tours de la cathédrale était le seul élément marquant au milieu de l’amas informel des maisons. Traversant la place Saint-Corentin d’un bon pas, il jeta un œil rapide sur les nombreuses échoppes en appentis qui s’appuyaient sur les murs de l’église. De nombreux badauds s’y pressaient. On pouvait y acheter des poteries d’étain, y faire réparer ses chausses chez le savetier ou le cordonnier ou se payer les services d’un maçon ou d’un peintre. Les chanoines du chapitre qui possédaient ces petits emplacements savaient les faire fructifier.

Voyant des troupeaux d’enfants et de mendiants en guenilles, Alain Le Berre dut se rendre à l’évidence. Il y avait de plus en plus de pauvres dans la ville. Quimper était devenue un refuge pour les populations rurales qui fuyaient la misère. La ville était envahie de mercelots, de gueux et de bohémiens dont certains s’étaient fait la spécialité de détrousser les bourgeois. La municipalité ne savait plus où donner de la tête d’autant que quelques faux mendiants donnaient du fil à retordre au nouvel enquêteur de police. Si la journée était le moment choisi par les petits chapardeurs pour accomplir leurs larcins, la nuit était encore plus redoutée par les notables quimpérois. Les ruelles sombres et tortueuses étaient la hantise de tous ceux qui devaient y déambuler pour une raison ou pour une autre. Les plus fatalistes racontaient que les hommes risquaient de s’y faire couper la bourse tandis que les jeunes filles pouvaient y laisser leur vertu. Les crimes étaient rares mais mieux valait éviter de se faire prendre dans une rixe, un mauvais coup de couteau vous aurait fait gagner une belle boutonnière au passage.

Alain connaissait bien les dangers de Quimper, aussi il évitait de s’y rendre entre chien et loup. Il prit à gauche et s’engouffra dans la rue du Guéodet. Derrière lui, une petite bande de mômes miséreux aux visages noircis par la crasse dévisageaient les passants. Surpris par leurs éclats de rire, il se retourna et supposa qu’ils se dirigeaient vers l’échaudoir et la tuerie des bestiaux de Mesgloaguen pour y chiper quelques restes abandonnés par les tripiers, les bouchers ou les lardiers. Puis parvenu dans la rue des Gentilshommes, il fut saisi par l’odeur âcre de sang caillé et des immondices. Cet endroit était devenu l’un des égouts à ciel ouvert de la boucherie. Les pavés étaient gluants de viscères en décomposition. Quand les bouchers abattaient les bestiaux, le sang ruisselait jusque dans la partie basse de la ville. Les chiens errants se repaissaient de ce festin et les rats slalomaient entre les pieds des passants. L’infection et la pestilence provoquées par ces odeurs fétides l’obligèrent à se couvrir le nez avec un mouchoir. Le voyant faire, quelqu’un qui se trouvait derrière lui l’apostropha :

— Alors m’sieur, on a le nez délicat ? le railla un gamin en guenilles qui l’avait suivi.

Alain, surpris par l’impertinence de ce petit crasseux portant penailles et oripeaux, le fusilla du regard.

— Occupe-toi donc de tes affaires ! File avant que je te corrige, sale petit souillon !

Le gamin qui ne manquait pas d’aplomb lui répondit en laissant échapper un sourire narquois.

— Oh ! mais on dirait bien que monsieur n’aime pas la plaisanterie ?

Agacé par cette mouche qui le collait, le bourgeois brandit sa canne et menaça de le rosser.

— Donne-moi une pièce au moins et je te promets que je ne t’importunerai plus. Allez monsieur, donne-moi un sou pour manger. Je n’ai plus de parents… Toi tu as l’air de ne manquer de rien.

Alain Le Berre qui avait fort à faire ne voulut pas perdre son temps dans de vaines discussions. Cherchant une nouvelle fois à se débarrasser de ce petit malotru, il tenta de l’intimider en adoptant un ton autoritaire.

— Fiche le camp tout de suite avant que j’appelle à l’aide.

Le petit vagabond ne se laissa pas impressionner et lui déversa un florilège d’injures.

— Va brûler en enfer sale radin ! l’insulta le mendiant qui profita de sa sidération pour prendre la poudre d’escampette.

Soulagé mais un peu contrarié par cette altercation, Alain continua son chemin. Alors qu’il s’apprêtait à tourner à droite, il se trouva nez à nez avec la bande de petits gueux. Ils l’avaient suivi. Ils étaient au moins une dizaine et avaient entre huit et seize ans. Le plus âgé l’apostropha.

— Alors bourgeois, on a manqué de respect à mon petit frère ? lui dit-il, montrant du doigt l’enfant avec lequel il avait eu maille à partir.

— Tu n’aimes pas les pauvres, l’ami ? ajouta un autre qui avait une jambe raide.

Puis celui qui devait être le chef de la bande s’adressa aux membres de sa confrérie de miséreux.

— En tout cas les gars, ce bourgeois a manqué de respect à l’un des nôtres, c’est nous les rois de la rue, pas vrai ?

Tous le regardaient avec admiration. Il leva son bras et d’un signe de la main il ordonna à sa petite armée de fondre sur lui. En un éclair, ils le plaquèrent au sol et le rouèrent de coups de pied. L’un d’eux lui arracha sa bourse, le laissant pour mort au milieu d’une flaque de sang. Ils disparurent aussi vite qu’ils étaient apparus, celui qui semblait être estropié fermait la marche, ne ménageant pas ses efforts pour les rattraper. Alain, encore abasourdi par ce qui venait de lui arriver, ne tenta même pas de le rattraper. Un commerçant qui avait tout vu sortit de sa boutique pour lui porter secours. Il lui tint quelques paroles rassurantes.

— Alors mon brave, rien de cassé ?

Alain se frotta la tête d’un geste mécanique et s’aperçut qu’il avait pris un mauvais coup sur le sommet du crâne. Son sang avait giclé par terre et une mare couleur vermeille s’infiltrait entre les pavés. Un peu groggy, il demanda à son sauveur de l’aider à se lever et s’appuyant sur son bras.

— Merci l’ami, je crois que je l’ai échappé belle.

— Pour sûr monsieur, dans votre malheur, je crois bien que vous avez eu beaucoup de chance. Vous savez, nous sommes envahis par des mendiants depuis quelques semaines et ils sont de plus en plus jeunes et particulièrement agressifs. Personne ne sait d’où viennent ces chenapans mais… Des bruits courent.

— Ah bon ? interrogea Alain qui venait de reprendre ses esprits.

— On raconte qu’ils viennent de Lorient où on les emploie de force pour curer les radoubs du port. Comme ils refusent de travailler, ces maudits chapardeurs échouent dans notre bonne ville. On ne peut accueillir toute la misère du monde. Les bouchers et les poissonniers se plaignent des rapines et les marchands se font couper leurs bourses. On dirait que les échevins ferment les yeux. Ça ne peut plus durer. Si cela continue, nous allons finir par faire justice nous-mêmes !

Stupéfait par la colère du commerçant, Alain Le Berre essaya de le raisonner.

— Alors là mon ami permettez-moi de vous reprendre. Je sais tout cela et je crois que le conseil de ville est submergé face à cette migration. D’ailleurs qu’ai-je donc fait de ma bourse ?

Le voyant blêmir, le boutiquier n’eut pas des paroles rassurantes.

— Je crois bien qu’ils vous l’ont dérobée et pour retrouver votre bien ce ne sera pas une mince affaire. Personne ne sait où se terrent ces gredins. Certains supposent qu’ils ont fait du vallon du Stangala leur retraite mais moi je ne le crois pas. Je pense qu’ils se cachent du côté du mont Frugy ou dans les faubourgs de la ville. Il se passe parfois des semaines sans que nous en croisions un seul mais en ce moment cela dépasse l’entendement. Vous n’êtes pas le premier à vous être fait dépouiller… Après vous un autre !

— Vous voilà bien pessimiste mon sauveur ! En attendant, j’ai pris un vilain coup. Ils m’ont bien amoché, les gredins. Ils m’ont démoli le crâne !

Le boutiquier lui demanda de baisser la tête et inspecta méticuleusement son cuir chevelu. Le diagnostic tomba comme un couperet.

— Vous avez une belle estafilade sur le haut de votre chef. Fort heureusement cela ne saigne plus mais vous devriez aller consulter un apothicaire ou un chirurgien afin qu’il vous applique un onguent.

— Sûrement, sûrement, mais en attendant il me faut retrouver la somme d’argent qu’ils m’ont dérobée, sans quoi je serai dans l’embarras pour effectuer mes achats.

— Faire justice vous-même ? Vous n’y pensez pas mon ami ! Autant vous suicider sur-le-champ. Ces chenapans sont redoutables. à votre place je ferais une croix sur cet argent et j’irais avertir le nouvel enquêteur de police. Il est arrivé depuis peu et on n’en dit que du bien. Il paraît qu’il vient de Quimperlé et on raconte que c’est le lieutenant général de police de Paris qui a personnellement veillé à sa promotion.

Alain Le Berre dut se rendre à l’évidence. Ces voleurs devaient déjà être loin, et il n’avait ni la force ni le courage de se mesurer à eux.

— Vous avez raison, mieux vaut faire preuve de sagesse. Je ne voudrais pas qu’ils m’ouvrent le crâne une seconde fois !

— Ah je vois que vous plaisantez, cela me rassure. C’est bien la preuve que vous allez mieux. Souhaitez-vous que je vous accompagne chez l’enquêteur ? Je pourrais apporter mon témoignage.

Alain s’étonna de son zèle d’autant qu’il ne s’était pas empressé de se porter à son secours alors que les bandits le tabassaient. Il avait attendu leur départ pour lui venir en aide. Sans doute cherchait-il à servir ses propres intérêts. Ne voulant pas le vexer, il acquiesça :

— Eh bien, ce sera avec plaisir monsieur. Je pense effectivement que votre déposition et le signalement que vous pourrez délivrer aux policiers leur seront d’un grand secours.

à quelques pas de là, près du moulin du Duc, la troupe des petits mendiants tenait conseil. Le plus âgé comptait la recette de la matinée.

— Eh les gars, dans la bourse du bourgeois il y a au moins deux cents livres ! La bonne affaire. C’est le maître qui va être content.

— On a gagné notre semaine, pas vrai ? interrogea l’estropié. De quoi me payer une belle béquille en bon bois…

Celui qui semblait être le chef de cette escouade de traîne-misère répliqua.

— Ça n’est pas à toi de décider ce que nous allons faire de cet argent. Quant à ta béquille, contente-toi de la vieille pour l’instant. Nous travaillons pour le maître un point c’est tout. Alors n’essaye pas de grappiller quoi que ce soit pour ton compte.

Sa réponse cinglante érafla le petit boiteux comme l’aurait fait la lame d’un couteau. Penaud, le pauvre gamin préféra se taire et se mit à l’écart en claudiquant.

Alain Le Berre et son ange gardien se dirigèrent vers le bureau de l’enquêteur tout en conversant. Le boutiquier, inquiet de la santé de son protégé, ne le quittait pas des yeux.

— Nous voilà enfin arrivés, maître Le Berre. Passez devant moi s’il vous plaît, l’escalier est très abrupt. Dans l’état où vous êtes, je m’en voudrais si vous faisiez un malaise. En chutant vous risqueriez de vous briser le cou. Vous avez déjà assez de contusions, n’est-ce pas ?

Jean se retourna vers son bienfaiteur en lui concédant un sourire amical.

— Bien mon ami, mais ne vous en faites pas, je vais mieux et je me sens prêt à affronter ces quelques marches !

En montant l’escalier, ils croisèrent un jeune homme qui dévalait l’escalier en trombe. S’arrêtant net, il les toisa et les apostropha.

— Vous cherchez quelqu’un, messieurs ?

— Nous souhaiterions voir le nouvel enquêteur.

— Vous êtes à la bonne adresse, le sieur Nédélec est dans son bureau, je pense qu’il pourra vous recevoir.

— Au fait, c’est à quel sujet ?

— Une agression monsieur… une bande de sales gosses a détroussé cet homme.

— Je vois je vois, dit-il en observant le filet de sang séché qui dessinait un sillon sur la joue d’Alain Le Berre.

— Puis il ajouta :

— Ça n’arrête pas en ce moment. Cela fait plus d’une quinzaine de jours que ces chenapans nous donnent du fil à retordre… Ils nous font tourner en bourrique… mais je vous laisse, mon chef sera plus enclin que moi à vous en parler.

Le jeune homme reprit sa course et claqua la porte du bâtiment sans les saluer. Au premier niveau de la bâtisse, trois portes leur faisaient face. Un homme portant un dossier sous le bras sortit sur le palier. Il s’adressa à eux en les regardant de la tête aux pieds.

— C’est pour quoi, messieurs ?

— Nous voulons voir monsieur l’enquêteur, c’est urgent !

— Alors suivez-moi s’il vous plaît.

L’homme traversa le palier et frappa fermement contre la porte qui se trouvait à l’opposé. Une voix franche et ferme les invita à entrer :

— Oui ! Entrez donc !

Le jeune homme qui les précédait les présenta à son supérieur.

— Monsieur Nédélec, il y a ici deux hommes qui souhaitent vous rencontrer.

— Faites entrer, mon ami ! Ne les laissez pas attendre dehors !

Les deux hommes entrèrent dans la pièce. En face d’eux, assis à son bureau, un homme âgé d’une petite trentaine d’années et vêtu d’un habit noir leur faisait face. Une cravate blanche bien nouée lui ceignait la gorge. Imperturbable, il tenait une plume d’oie dans sa main droite. Il la trempait régulièrement dans un flacon d’encre noire en caressant sa pointe sur le rebord pour éviter qu’une gouttelette ne vienne à souiller sa feuille de papier. Les deux hommes l’observaient en silence.

— Eh bien messieurs, quel est l’objet de votre visite ? Vous n’êtes pas arrivés ici par hasard, n’est-ce pas ?

Puis leur montrant du doigt les deux chaises qui étaient disposées en face de son bureau, il les invita à s’asseoir. Alain lui raconta ses déboires tandis que le boutiquier faisait une déposition d’une grande précision. Jean Nédélec qui avait pris soin de tout noter s’adressa aux deux hommes :

— Le signalement des petits bandits que vous venez de me brosser correspond aux deux dépositions qui m’ont été faites la semaine dernière. Cette horde de va-nu-pieds terrorise notre bonne ville depuis quelques jours. Ils sont très mobiles et quand nous croyons pouvoir les arrêter, ils nous filent entre les doigts et disparaissent comme par enchantement. Tous mes hommes travaillent d’arrache-pied pour qu’ils cessent leurs agissements. Je finirai bien par coincer ces gibiers de potence. Au fait, combien d’argent contenait votre bourse ?

— Plus de cent cinquante livres je crois, lui annonça Alain Le Berre.

Le policier leva les yeux au ciel en signe de dépit.

— Ah oui tout de même ! Se promener avec autant d’argent sur soi, vous avouerez que c’est tenter le diable !

Puis il continua :

— Eh bien, considérez que cet argent est définitivement perdu. Ils avaient dû remarquer que votre bourse était bien pleine… ils vous suivaient depuis longtemps… Ils sont très bien organisés, vous savez, et surtout très rapides. Ils procèdent toujours de la même manière. Ils repèrent une proie et à la première occasion ils se jettent sur elle. Leur méthode est bien huilée !

Le boutiquier qui écoutait avec intérêt tout ce que rapportait l’enquêteur s’immisça dans la conversation.

— Excusez-moi de vous interrompre monsieur, mais j’ai oublié de vous informer sur un point de détail.

— Tiens donc… Une nouvelle révélation ! Je vous écoute monsieur.

— L’un des enfants avait l’air de souffrir d’une mauvaise blessure.

— Qu’entendez-vous par là ? Soyez plus précis mon ami ! interrogea Jean Nédélec en fronçant les sourcils.

Puis il ajouta :

— Le moindre détail a son importance, vous savez !

Le boutiquier affable s’empressa de satisfaire sa curiosité :

— Il était estropié, le bougre, et sacrément crasseux. Une dizaine d’années, pas plus, je dirais.

— Ce signalement est intéressant mais… cela n’a rien d’original, on voit de plus en plus de ces gamins bancals, comme si les miséreux enfantaient des infirmes. Une épreuve de plus que leur impose notre Seigneur, comme si leur calvaire sur terre n’était pas assez difficile !

Surpris par la réponse que venait de lui donner le policier, Alain Le Berre fronça les sourcils en signe de désaccord.

— On dirait presque que vous les plaignez, monsieur ! N’oubliez pas que la victime c’est moi ! s’agaça le plaignant.

Voyant que son interlocuteur était décontenancé par ses propos, Jean Nédélec tenta une pirouette :

— Certes, certes, monsieur, mais moi je connais leur malheur.

Il pensa un instant à son enfance, à la misère de ses parents qui avaient été contraints de l’abandonner1.

Cette réponse ne parut pas satisfaire le principal intéressé.

— Quant au gamin estropié, je parierais que le soir venu il laisse tomber sa béquille et gambade comme un lièvre, ajouta le boutiquier.

— C’est une possibilité effectivement, il y a beaucoup de faux boiteux parmi les mendiants qui arrivent ici mais je me garderais de généraliser. En tout cas, maître Le Berre, je pense que je dispose d’assez d’informations pour ouvrir une enquête. Soyez sûr que je vais tout mettre en œuvre pour que justice vous soit rendue. En attendant, je vous invite à aller consulter un chirurgien au plus vite afin qu’il vous soigne cette mauvaise plaie. Dès qu’il y aura du nouveau, vous en serez informé. Vous pouvez compter sur moi.

Les deux plaignants prirent congé du policier, satisfaits de ce qu’ils venaient d’entendre.

— Vous voyez, maître Le Berre, je pense que cet homme va ramener la paix et la sérénité dans notre bonne ville. On en dit déjà beaucoup de bien.

— Nous verrons bien, mais ma première impression est plutôt positive à un détail près peut-être… Il a une fâcheuse tendance à prendre la défense des pauvres. J’avoue que cela m’agace un peu. En dehors de cela, il m’a l’air zélé et c’est tout ce qui m’importe. Qu’il retrouve mon argent au plus vite et que ces sales gosses soient écroués. De la graine de galériens, tiens !

Les deux hommes se quittèrent en se saluant. Alain Le Berre se dirigea vers la Terre au Duc puis bifurqua à gauche en direction de la rivière. Il longea les quais de l’Odet, s’arrêta devant son magasin situé près de la cale Saint-Jean, vérifia que les barriques avaient été bien entreposées et rentra chez lui d’un bon pas.

1. La stèle de Porsmoric. Une enquête de Jean Nédélec, La Geste, 2022.

Chapitre Ier

Versailles, le 10 mai 1680

Le lieutenant général de police de Paris attendait patiemment devant la porte de la chambre du roi. à l’abri des curieux, le monarque s’entretenait avec son plus fidèle confident.

— Mon fidèle et bien-aimé Bontemps, vous savez la confiance que je vous destine. Vous êtes l’homme de mes secrets, vous savez tout du roi, de mes habitudes, de ma vie privée, et fait rarissime, vous avez la plus grande des qualités. Vous ne médisez et ne colportez aucun ragot sur ma noble personne.

Le valet esquissa un sourire à peine dissimulé.

— Fort heureusement, Sire. à la cour, je suis vos yeux et vos oreilles et aucun de vos illustres courtisans ne peut se vanter de m’avoir entendu écorner votre royale personne.

— Je le sais, je le sais, mon très fidèle Bontemps. D’ailleurs, je tiens à vous faire part une nouvelle fois de la créance que je vous accorde aveuglément car ce jour je dois recevoir en secret monsieur de La Reynie. Il doit me rendre compte d’une affaire qui me préoccupe beaucoup et qui pourrait menacer la stabilité de l’état. D’ailleurs, à cette heure, il doit attendre que je le reçoive.

Bontemps, impassible, se dirigea vers la porte. Il l’ouvrit sans la faire grincer. D’un signe discret de la main, il invita le policier à entrer puis s’éclipsa. Le lieutenant général effectua quelques révérences, attendant que le roi l’invite à s’asseoir.

— Approchez, approchez donc, mon très cher lieutenant général. Veuillez vous asseoir dans ce fauteuil qui vous tend les bras.

— Mes hommages à votre majesté, c’est toujours un plaisir et un honneur de répondre à vos convocations.

Le roi ne put dissimuler son immense satisfaction à recevoir une nouvelle fois celui que tous considéraient comme le meilleur policier du royaume. Il aimait la conversation de cet homme affable et, friand d’affaires sordides, il ne boudait pas son plaisir lorsqu’il lui rapportait avec force détails les crimes les plus sanglants qu’il avait eu à élucider.

— Vous imaginez sans doute quelles sont les raisons qui m’ont conduit à vous convier dans mon château.

— Au risque de me tromper, Sire, j’imagine que c’est à cause des rumeurs qui émeuvent la population de Paris depuis quelques mois.

Le roi prit un air grave. La colère grondait dans les quartiers populaires, le peuple était ému. On racontait qu’à Paris de nombreux enfants disparaissaient mystérieusement et que ni les recherches de leurs parents ni leurs plaintes à la police ne parvenaient à en faire retrouver la trace. Les uns parlaient de magie ou d’abominables crimes, souvenirs de La Voisin et des messes noires de l’abbé Guibourg2 ; certains prétendaient que des princes du plus haut rang prenaient des bains de sang humain pour la guérison des maladies honteuses ; d’autres enfin expliquaient ces disparitions d’enfants par leur envoi en Nouvelle-France où ils devaient faire souche.

— Oui c’est bien de cela qu’il s’agit.

— Sire, je dois bien reconnaître que les enlèvements d’enfants sont assez courants en ce moment. D’ailleurs certains de mes enquêteurs ont été les victimes de ces rumeurs de rapts. Ils ont été accusés d’être les responsables de ces enlèvements et ont été pris à partie par des mères éplorées.

— Vous n’êtes pas sans savoir, monsieur de La Reynie, que nous avons déjà été confrontés à pareille affaire il y a de cela plus d’une quinzaine d’années. J’avais été contraint d’ordonner aux commissaires du Châtelet de m’informer au sujet des enlèvements faits par certains particuliers de jeunes hommes, même de femmes, sous prétexte de les faire conduire en Amérique. C’est une politique que nous avons menée mais j’ai décidé de revoir cette question. J’ai l’impression que l’histoire se répète, se résigna le roi en soupirant. Ni moi ni mes ministres ne sommes désormais responsables des crimes dont on nous accuse. Il est vrai que quelques prostituées et brigands ont été déportés mais certainement pas des enfants. D’ailleurs je crois savoir qu’aucune plainte n’a encore été déposée.

— En effet votre majesté, je sais juste que le peuple, aux abois, s’est jeté en armes sur les archers de l’Hôpital Général. Certains ont été roués de coups et souffrent de quelques contusions mais il n’y a pas eu de blessés graves à déplorer. Quelques coups de fusils ont suffi pour faire déguerpir les émeutiers.

— Oui je sais tout cela et ce sont ces réactions qui m’inquiètent. Vous savez bien combien mon peuple est sensible à la rumeur. Le peuple de France est pire qu’un cheval fougueux, il agit sans réfléchir et ce encore plus lorsqu’il s’agit de la chair de sa chair.

La Reynie qui l’écoutait avec attention manifesta son étonnement :

— Pardonnez mon impudence, Sire, mais qu’attendez-vous de moi exactement ? Faire taire une rumeur ne fait pas partie de mes compétences. J’ai prêté serment de vous servir pour lutter contre le crime mais ici il est question de ragots et vous comprendrez bien que je suis un peu désarmé.

Le monarque se leva de sa chaise et se dirigea en silence vers une des fenêtres qui donnaient sur les jardins. La Reynie le suivait du regard, attendant une réponse précise. Puis, se retournant promptement vers le policier, il lui précisa ses intentions.

— Vous allez tout mettre en œuvre pour arrêter les auteurs de ces bourdonnements, mon fidèle serviteur. Je vous donne une huitaine de jours pour que je n’entende plus parler de toutes ces histoires. Vous savez, la cour est envahie par toutes ces rumeurs nauséabondes. Mes courtisans sont comme des mouches. Dès qu’ils ont flairé un peu de viande avariée ils se jettent dessus ! ricana le roi.

La Reynie qui avait plus l’habitude de courir après les criminels que de se battre contre des rumeurs prit soin de montrer au souverain qu’il mettrait tout en œuvre pour faire cesser ces allégations. Le monarque comptait lever de nouveaux impôts et la situation ne lui était guère favorable, voilà pourquoi il y avait urgence.

— Sachez votre majesté que je vais missionner dès aujourd’hui les fins limiers pour traquer ceux et celles qui propagent de telles horreurs. Peut-être m’autoriseriez-vous à les faire condamner à la déportation dans vos colonies d’Amérique ? osa La Reynie avec une petite pointe d’humour.

— Votre humour est juste à propos, mon bien cher lieutenant général. Cela pourrait être effectivement une juste punition. Mais je crois savoir que vous avez à faire, n’est-ce pas ? Mon premier valet Bontemps va vous conduire jusqu’à la sortie. Évitez de vous faire remarquer, votre notoriété est telle que tout le monde sait qui vous êtes. Je ne voudrais pas éveiller le moindre soupçon.

— Eh bien, que votre Majesté me permette de me retirer.

— Faites, mon ami, faites… et surtout tenez-moi informé de l’avancement de votre enquête.

La Reynie quitta la pièce et fut escorté jusqu’à son fiacre par le premier valet du roi. Il regagna Le Châtelet en début d’après-midi. Arrivé à son bureau, il fit convoquer son meilleur enquêteur pour échafauder un plan d’attaque.

— Mon cher Mignet, j’ai une affaire de la plus haute importance à vous confier.

à cette annonce, son jeune bras droit resta impassible. Habitué au modus operandi de son supérieur hiérarchique, il se doutait que sa convocation n’était pas une simple invitation courtoise. Flegmatique, il attendait juste les ordres et surtout d’en savoir un peu plus sur la mission qu’il allait lui confier. Cette sérénité de façade plaisait à La Reynie.

— Eh bien, vous n’êtes pas sans savoir que les archers de la ville ont eu quelques déboires avec des femmes en colère. Ces harpies en ont même blessé quelques-uns. Vous connaissant, j’imagine que vous savez déjà quelles sont les raisons qui ont conduit à un tel dérèglement.

Le policier sortit de sa torpeur et lui répondit d’une manière laconique avant de se refermer comme une huître.

— Assurément monsieur, tout le monde en parle.

— Je vois que cela n’a vraiment l’air ni de vous surprendre ni de vous émouvoir outre mesure. Vous m’étonnerez toujours, Mignet. Votre indolence est inversement proportionnelle à votre efficacité. Vous êtes mon plus redoutable équipier. Je pense d’ailleurs que votre air débonnaire est votre plus fidèle allié. Qui pourrait croire que vous êtes un homme redoutable ?

— Vous me flattez, monsieur le lieutenant général, lui répondit Mignet en laissant échapper un sourire discret.

— Bon ! assez de politesses, venons-en aux faits. Des rumeurs circulent dans tout Paris. Certaines langues bien pendues colportent des histoires d’enlèvements d’enfants dont le roi et certains de ses ministres, dont Colbert, seraient les principaux responsables.

— Oui, je sais tout cela, bien sûr, fit Mignet, ne craignant pas de lui couper la parole.

Puis il ajouta :

— C’est une histoire à dormir debout. à l’Hôtel de Ville, dans le quartier de la Boucherie ou dans celui du Port-au-Blé, des femmes de mauvaise vie racontent que des gamins ont été enlevés pour peupler la Louisiane. Je comprends bien que nous avons besoin de nous débarrasser de tous ces petits mendiants mais ces ragots vont trop loin. J’imagine que vous comptez sur mes informateurs pour que je détermine qui est à l’origine de tous ces racontars.

— Quelle perspicacité, mon bien cher ami ! Sachez que je reviens de Versailles et que le roi en a fait une affaire personnelle. Il m’a ordonné de laisser choir toutes nos autres enquêtes pour nous concentrer sur celle-ci. La guerre de Hollande a coûté cher et le roi a émis le souhait de lever un nouvel impôt pour renflouer les caisses du trésor royal. Il ne faudrait pas que de mauvais échos viennent ternir son image. Cela aurait pour effet de faire éclore quelques jacqueries dans nos provinces. Ce n’est vraiment pas le moment.

— Je comprends, monsieur. Quand voulez-vous que je commence à enquêter ?

— Sur-le-champ mon ami ! Prenez trois ou quatre de vos meilleurs hommes, mettez tous vos informateurs sur la brèche et arrêtez-moi toutes ces langues de vipère qui menacent l’image de notre bon souverain.

— Vos désirs sont des ordres, monsieur le lieutenant général, je file de ce pas au Palais-Royal.

— Au Palais-Royal ? Ne me dites pas que vous allez encore vous fourvoyer dans le quartier de ces racoleuses ?

Mignet parut presque choqué par les allégations de son supérieur.

— Enfin, monsieur vous n’allez tout de même pas croire que…

— Pas croire quoi ? Que vous forniquez avec des barboteuses ? à force de vous savoir familier de ces quartiers louches je vais finir par penser que vous appréciez ces endroits sordides et ces lieux de débauche, le taquina La Reynie. Moi qui croyais que vous cultiviez le célibat comme d’autres embrassent la religion !

Mignet qui n’aimait pas qu’on le taquine sur sa vie privée, qui d’ailleurs n’avait rien de très excitant, préféra se justifier, feignant de ne pas comprendre qu’il s’agissait d’une plaisanterie.

— Vous n’êtes pas sans savoir monsieur que je considère la prostitution publique et la débauche comme des actes scandaleux. D’ailleurs, je ne suis pas sensible aux charmes de la gent féminine, mon métier est si prenant qu’il ne m’autorise même pas à prendre une concubine. Et c’est justement parce que ces femmes de mauvaise vie savent que je n’ai pas l’âme d’un proxénète qu’elles se confient si facilement à moi. Elles sont les oreilles des bas quartiers et me livrent en échange de mon silence et de ma tolérance quelques secrets d’oreillers. Je sais que le roi et son ministre veulent les faire toutes enfermer mais sachez que je pense que ce serait une grave erreur. Certaines de mes mouches sont déjà séquestrées à l’Hôpital Général où elles subissent un régime sévère de travail et de prières. Je suis certain qu’elles pensent que je les ai trahies. Le jour où elles sortiront de ce bagne, si elles en sortent un jour, elles se méfieront de moi et refuseront de me donner des renseignements. Il nous sera alors plus difficile de dénouer certaines affaires.

La Reynie écoutait avec attention les propos de son meilleur enquêteur. C’est grâce à sa perspicacité et à son important réseau d’indics qu’il était parvenu à arrêter la clique des empoisonneurs parisiens. Il savait aussi qu’il pouvait lui faire confiance. Il regrettait juste son manque d’humour. Mignet prit congé de son supérieur et fila dans un fiacre vers le quartier de la Boucherie. à l’angle d’une rue, il frappa avec sa canne contre le bois de la paroi de la voiture pour demander au cocher de s’arrêter. Il descendit du marchepied, remit son tricorne, réajusta sa cravate et arpenta une grande rue tortueuse. Adossées à des portes qui annonçaient la présence de lieux de débauches, de jeunes prostituées lui lançaient des sourires enjôleurs. Ces nymphes, parées d’étoffes légères, attendaient leurs clients, assises ou debout aux aguets. Elles semblaient posséder totalement l’espace qui les entourait, prêtes au combat des amours mercenaires. Considérant le jeune Mignet comme un véritable gibier, les filles se livrèrent à une véritable guerre de racolage. Deux jeunes et jolies créatures qui se tenaient par le bras le poursuivirent pour lui proposer leurs services.

— Voulez-vous venir me voir ? lui murmura l’une d’entre elles, tandis que l’autre remontait ostensiblement ses jupons au-dessus de son genou, dévoilant la blancheur de la peau de sa cuisse.

Mignet fit mine de ne pas entendre et accéléra le pas pour se sortir des griffes de ces tapineuses. Son attitude finit par les agacer.

— Alors jeune puceau, tu ne veux pas de nos charmes ?

— Il est peut-être sourd, le pauvre ! se moqua l’autre.

Voyant qu’elles étaient bredouilles, une autre, âgée d’à peine quinze ans, tenta d’attirer son attention. Elle l’interpella par des gestes, des sons et des postures qui dévoilaient ses intentions.

— Chit… Chit ! Alors on est perdu joli garçon ?

Les deux premières, qui lui donnaient la chasse depuis longtemps, prirent très mal ses avances.

— Comment, espèce de gourgandine, dit l’une d’elles, tu es venue nous enlever notre homme ?

Mignet ne savait que faire. Voilà qu’il était devenu l’objet des convoitises de ces femmes de mauvaise vie et qu’il ne savait plus comment se sortir de ce pétrin. Pour éviter que la querelle ne s’envenime, il les abandonna toutes les trois et se perdit dans la foule. Parvenu sans encombre en haut de la rue, il bifurqua à droite et s’engouffra dans une venelle où les demeures étaient plus plaisantes. L’endroit semblait mieux fréquenté, les maisons riantes, coquettement nichées dans la verdure au milieu de jolis jardins. Il s’approcha d’une grille en fer forgé et sonna la cloche en fer qui était fixée dans un pilier en pierre. Une voix fluette appela.

— Ma mère, je crois qu’il y a quelqu’un pour vous ?

— Eh bien, qu’attendez-vous pour aller lui ouvrir, ma fille ? La maison n’a pas pour habitude de faire attendre si longtemps ses hôtes de marque.

La jeune fille au décolleté vertigineux s’empressa d’aller ouvrir la grille au policier, se permettant au passage de lui lancer un petit clin d’œil aguicheur. Elle l’invita à le suivre en accentuant son déhanché afin qu’il puisse se mettre en appétit. Ces logis discrets, tapis dans un petit fouillis de bosquets ombreux, étaient spécialement aménagés pour l’amour. Après les convenances d’usage, on y célébrait des orgies priapiques. Les joutes sexuelles, toute pudeur bannie, atteignaient crescendo les limites de la plus crapuleuse débauche. Ces maisons de galanteries étaient fréquentées par le jeune bourgeois que l’on voulait déniaiser avant son mariage, par des financiers, des avocats au parlement, des courtisans mais aussi par quelques marchands de passage. Les filles étaient renouvelées régulièrement, la faute aux maladies et aux grossesses illégitimes. Les maisons de plaisirs qui étaient réputées pour être bien tenues bénéficiaient d’une certaine tolérance de la part de la police. Les abbesses de ces couvents de moyenne vertu entretenaient d’excellentes relations avec les forces de l’ordre. Elles avaient conclu une sorte de pacte avec la flicaille, adressant régulièrement aux enquêteurs des rapports sur leurs pensionnaires et surtout sur leurs michetons. En contrepartie, ces mouches bénéficiaient d’une impunité voire d’une véritable protection rapprochée à condition qu’elles n’enfreignent pas les règles de bonne moralité. Gare à celles qui offraient en pâture à leurs clients des filles trop jeunes sans l’accord de leurs parents.

Mignet gravit les marches du parvis de l’élégante demeure. Une femme élégante l’attendait sur le perron.

— Eh bien très cher inspecteur, que me vaut l’honneur de votre visite ? Vous avez de la chance, mes premiers hôtes ne sont pas encore arrivés. Mais… excusez-moi de vous assaillir de questions, nous serons bien mieux installés dans le petit salon pour nous entretenir de ce qui vous a conduit jusqu’ici. Suivez-moi je vous prie. Quant à vous Thanaïs, laissez-nous !

— Bien mère…

— Et cessez donc de m’appeler mère cela est inconvenant et surtout ridicule. Monsieur Mignet sait très bien ce qui se passe derrière nos murs. Inutile de jouer plus longtemps la comédie. Ce monsieur est de la police et nous n’avons rien à craindre de lui. Allez donc chercher un peu de mon meilleur vin liquoreux afin que j’en offre une petite coupe à mon invité.

La maîtresse de maison proposa au policier de s’asseoir et demanda qu’on ne les dérange pas.

— Eh bien, mon cher monsieur Mignet, quel est donc l’objet de cette visite impromptue ?

— Ma très chère Phaénna, ce qui m’a conduit jusqu’à votre palais des plaisirs est une rumeur qui court dans le tout-Paris et qui est arrivée jusqu’aux oreilles du roi à Versailles.

— Soyez plus prolixe, mon ami, éclairez donc davantage ma lanterne, vous êtes trop mystérieux, fit l’élégante, préoccupée par cette révélation.

— Certaines mauvaises langues rapportent que le roi et quelques-uns de ses ministres ordonnent et organisent des enlèvements d’enfants pour peupler les colonies d’Amérique. D’autres racontent que des nobles en quête de jouvence prennent des bains de sang de nouveau-nés enlevés à leurs mères.