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Sherlock Holmes vient à peine de déchiffrer un message codé le prévenant qu'un certain Douglas de Birlstone Manor House, est en grave danger, qu'il apprend par l'inspecteur MacDonald de Scotland Yard que Douglas vient d'être affreusement assassiné. Par le signataire du message, Sherlock Holmes sait que derrière cette affaire se trouve son ennemi juré : le professeur Moriarty, criminel génial et machiavélique. Accompagné de son fidèle Watson, Holmes se précipite à Birlstone... Rempli d'intrigues et d'action, La Vallée de la peur, où l'on voit Sherlock Holmes se mesurer avec Moriatry adversaire en tous points à sa taille, est sans doute le meilleur roman de Conan Doyle.
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Seitenzahl: 270
Veröffentlichungsjahr: 2019
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(septembre 1914 – mai 1915)
Table des matières
I. La Tragédie de Birlstone....................................................... 3
CHAPITRE I L'avertissement...................................................... 3
CHAPITRE II M. Sherlock Holmes discourt.............................. 17
CHAPITRE III La Tragédie de Birlstone................................... 29
CHAPITRE IV Obscurité ............................................................41
CHAPITRE V Les personnages du drame ................................. 58
CHAPITRE VI Une lueur naissante........................................... 76
CHAPITRE VII La solution........................................................ 92
II. Les Éclaireurs ................................................................... 114
CHAPITRE I L'homme ............................................................. 114
CHAPITRE II Le chef de corps ................................................. 127
CHAPITRE III La loge 341 à Vermissa.....................................153
CHAPITRE IV La vallée de la peur........................................... 176
CHAPITRE V L'heure la plus sombre ..................................... 190
CHAPITRE VI Danger ............................................................. 206
CHAPITRE VII Le panneau de Birdy Edwards........................221
EPILOGUE ........................................................................... 233
Toutes les aventures de Sherlock Holmes ........................... 238
CHAPITRE I
L'avertissement
– J'incline à penser… commençai-je.
– Et moi donc ! coupa brutalement Sherlock Holmes.
J'ai beau me compter parmi les mortels les plus indulgents de
la terre, le sens ironique de cette interruption me fut désagréable.
– Réellement, Holmes, déclarai-je sévèrement, vous êtes
parfois un peu agaçant !
Il était bien trop absorbé par ses propres réflexions pour
honorer mon reproche d'une réplique. Il n'avait pas touché à son
petit déjeuner. Appuyé d'une main sur la table, il contemplait la
feuille de papier qu'il venait de retirer de son enveloppe. Ensuite
il prit l'enveloppe, l'exposa à la lumière et se mit à en étudier très
attentivement l'extérieur et la patte.
– C'est l'écriture de Porlock, dit-il songeur. Je suis à peu près
sûr que c'est l'écriture de Porlock bien que je ne l'aie pas vue plus
de deux fois. L'e grec, avec l'enjolivure en haut, est
caractéristique. Mais si Porlock m'envoie un message, celui-ci
doit être extrêmement important.
Ma contrariété céda devant la curiosité.
– Qui est donc ce Porlock ? lui demandai-je.
– Porlock, Watson, est un pseudonyme, un simple symbole
d'identification. Derrière ce nom de plume se dissimule un être
fuyant et roublard. Dans une lettre précédente, il m'a carrément
informé qu'il ne s'appelait pas Porlock, et il m'a mis au défi de le
démasquer. Porlock m'intéresse beaucoup. Non pour sa
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personnalité, mais pour le grand homme avec qui il se trouve en
contact. Transposez, Watson : c'est le poisson pilote qui mène au
requin, le chacal qui précède le lion. Un minus associé à un géant.
Et ce géant, Watson, n'est pas seulement formidable, mais
sinistre. Sinistre au plus haut point. Voilà pourquoi je m'occupe
de lui. Vous m’avez entendu parler du professeur Moriarty ?
– Le célèbre criminel scientifique, qui est aussi connu des
chevaliers d'industrie…
– Vous allez me faire rougir, Watson ! murmura Holmes d'un
ton désapprobateur.
– J'allais dire : « Qu'il est inconnu du grand public. »
– Touché ! Nettement touché ! s'écria Holmes. Vous
développez en ce moment une certaine veine d'humeur finaude,
Watson, contre laquelle il faut que j'apprenne à me garder. Mais
en traitant Moriarty de criminel, vous le diffamez aux yeux de la
loi ; et voilà le miraculeux ! Le plus grand intrigant de tous les
temps, l'organisateur de tout le mal qui se trame et s'accomplit,
l'esprit qui contrôle les bas-fonds de la société (un esprit qui
aurait pu façonner à son gré la destinée des nations), tel est
l'homme. Mais il plane si haut au-dessus des soupçons, voire de la
critique, il déploie tant de talents dans ses manigances et il sait si
bien s'effacer que, pour les mots que vous avez dits, il pourrait
vous traîner devant le tribunal et en sortir avec votre pension en
guise de dommages-intérêts. N'est-il pas l'auteur renommé deLa
Dynamique d'un Astéroïde, livre qui atteint aux cimes de la pure
mathématique et dont on assure qu'il échappe à toute réfutation ?
Un médecin mal embouché et un professeur calomnié, voilà
comment la justice vous départagerait. C'est un génie, Watson !
Mais si des malfaiteurs moins importants m'en laissent le temps,
notre heure sonnera bientôt.
– Puissé-je être là ! m'exclamai-je avec ferveur. Mais vous me
parliez de ce Porlock.
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– Ah ! oui. Ce soi-disant Porlock est un maillon dans la
chaîne, non loin de l'attache centrale. Maillon qui, entre nous,
n'est pas très solide. Jusqu'à présent, Porlock me paraît être la
seule défectuosité de la chaîne.
– Mais la résistance de la chaîne est fonction de son maillon
le plus faible !
– Exactement, mon cher Watson. D'où l'importance
considérable que j'attache à Porlock. Poussé par des aspirations
rudimentaires vers le bien, encouragé par le stimulant judicieux
d'un billet de dix livres que je lui envoie de temps en temps par
des moyens détournés, il m'a deux ou trois fois fourni un
renseignement valable, de cette valeur qui permet d'anticiper et
d'empêcher le crime au lieu de le venger. Je suis sûr que si nous
avions son code, nous découvririons que son message est de cette
nature-là.
Holmes étala le papier sur son assiette. Je me levai et,
passant ma tête par-dessus son épaule, examinai la curieuse
inscription que voici :
543 C2 13 127 36 31 4 17 21 41
DOUGLAS 109 203 5 37 BIRLSTONE
26 BIRLSTONE 9 47 17 1
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– Qu'en pensez-vous, Holmes ?
– C’est évidemment un moyen pour me faire parvenir un
renseignement.
– Mais à quoi bon un message chiffré si vous n'avez pas le
code
– Dans ce cas précis, le message ne me sert à rien du tout.
– Pourquoi dites-vous « dans ce cas précis » ?
– Parce qu'il y a beaucoup de messages chiffrés que je
pourrais lire aussi facilement que je lis dans les annonces
personnelles. Ce genre de devinettes amuse l'intelligence sans la
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fatiguer. Mais ici … je me trouve en face de quelque chose de
différent. Il s'agit clairement d'une référence à des mots d'une
page d'un certain livre. Tant que je ne saurai pas quel est ce livre
et quelle est cette page, je ne pourrai rien en tirer.
– Mais pourquoi « Douglas » et « Birlstone » ?
– De toute évidence, parce que ces mots ne se trouvaient pas
dans la page en question.
– Alors pourquoi n'a-t-il pas précisé le titre du livre ?
– Votre perspicacité naturelle, mon cher Watson, ainsi que
cette astuce innée qui fait les délices de vos amis, vous interdirait
sûrement d'inclure le code et le message dans la même
enveloppe : si votre pli se trompait de destinataire, vous seriez
perdu. Selon la méthode de Porlock, il faudrait que le message et
le code se trompent tous deux de destinataire, ce qui serait une
coïncidence surprenante. Le deuxième courrier ne va pas tarder :
je serais bien surpris s'il ne nous apportait pas une lettre
d'explication ou, plus vraisemblablement, le volume auquel se
réfèrent ces chiffres.
Les prévisions de Holmes se révélèrent exactes : quelques
minutes plus tard, Billy, le chasseur, vint nous présenter la lettre
que nous attendions.
– La même écriture ! observa Holmes en décachetant
l'enveloppe. Et cette fois signée ! ajouta-t-il d'une voix
triomphante en dépliant la feuille de papier. Allons, nous
avançons, Watson !…
Mais quand il lut les lignes qu'elle contenait, son front se
plissa.
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– … Mon Dieu, voilà qui est très décevant ! Je crains, Watson,
que tous nos espoirs ne soient déçus. Pourvu que Porlock ne s'en
tire pas trop mal…
Il me lut la lettre à haute voix.
« Cher Monsieur Holmes,
Je ne me risque pas davantage dans cette affaire. Elle est
trop dangereuse. Il me soupçonne. Je devine qu'il me soupçonne.
Il est venu me voir tout à fait à l'improviste, alors que j'avais
déjà écrit cette enveloppe avec l'intention de vous faire parvenir
la clé du chiffre. J'ai pu la dissimuler. S'il l'avait vue, ça aurait
bardé ! Mais j'ai lu dans ses yeux qu'il me soupçonnait. Je vous
prie de brûler le message chiffré, qui maintenant ne peut plus
vous être d'aucune utilité.
Fred Porlock. »
Holmes s'assit. Pendant quelques instants il, tortilla la lettre
entre ses doigts. Les sourcils froncés, il regardait le feu.
– … Après tout, dit-il enfin, c'est peut-être sa conscience
coupable qui l'a affolé. Se sachant un traître, il s'est imaginé avoir
lu l'accusation dans les yeux de l'autre.
– L'autre étant, je suppose, le professeur Moriarty ?
– Pas moins. Quand un membre de cette bande dit « il », on
sait de qui il est question. Il n'y a qu'un seul « il » pour eux tous.
– Mais que peut-il faire ?
– Hum ! c'est une grosse question. Quand on possède l'un des
premiers cerveaux de l'Europe et toutes les puissances des
ténèbres à sa dévotion, les possibilités sont infinies. En tout cas,
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l'ami Porlock a une peur bleue. Voulez-vous comparer l'écriture
du billet avec celle de l'enveloppe qui a été rédigée, nous dit-il,
avant cette visite de mauvais augure ? L'adresse a été écrite d'une
main ferme. Le billet est presque illisible.
– Pourquoi l'a-t-il écrit ? Il n'avait qu'à tout laisser tomber.
– Il a eu peur que son silence subit ne m'incite à me livrer à
une petite enquête et qu'elle ne lui attire des ennuis.
– Vous avez raison. Naturellement…
J'avais pris le message chiffré pour l'examiner avec soin.
– … Il est vexant de penser qu'un secret important figure sur
ce bout de papier et qu'aucune puissance humaine n'est capable
de l'élucider.
Sherlock Holmes repoussa le plateau de son petit déjeuner
auquel il n'avait toujours pas touché, et il alluma la pipe puante
qui accompagnait d'ordinaire ses plus profondes réflexions.
– Cela m'étonnerait ! fit-il en s'adossant dans son fauteuil et
en levant les yeux au plafond. Peut-être certains détails ont-ils
échappé à votre esprit machiavélique ? Considérons le problème
sous l'angle de la raison pure. Cet homme se réfère à un livre.
Voilà notre point de départ.
– Plutôt vague !
– Voyons en tout cas si nous ne pouvons pas le préciser.
Depuis que je me concentre, le problèm e m e paraît m oins
insoluble. Quelles indications possédons-nous relativement à ce
livre ?
– Aucune.
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– Allons, allons, Watson, vous êtes trop pessimiste ! Le
message chiffré commence par 534, n'est-ce pas ? Admettons
comme hypothèse de base que 534 soit la page d'un livre. Notre
livre devient déjà un gros livre, ce qui est autant de gagné. Quelles
autres indications possédons-nous quant à la nature de ce gros
livre ? Le symbole suivant est C2. Que pensez-vous de C2,
Watson ?
– Chapitre deuxième, sans doute.
– J'en doute, Watson. Vous conviendrez que la page étant
indiquée, le numéro du chapitre n'a aucune importance. De plus,
si la page 534 appartient au deuxième chapitre, la longueur du
premier défierait toute imagination !
– Pas chapitre ! Colonne ! m'écriai-je.
– Bravo, Watson ! Vous faites des étincelles ce matin. Si ce
n'est pas colonne, ma déception sera grande ! Vous voyez : nous
pouvons déjà nous représenter un gros livre, imprimé sur deux
colonnes qui sont chacune d'une longueur considérable puisque
l'un des mots porte dans notre document le numéro 203. Avons-
nous atteint les limites de ce que la raison peut nous offrir ?
– J'en ai peur.
– Vous êtes injuste envers vous-même ! Pressez un peu plus
votre cervelle, mon cher Watson. Une nouvelle onde va s'émettre
… Si le volume de référence n'était pas d'un usage courant, il me
l’aurait adressé. Or je lis qu'il avait l'intention, avant que ses
projets eussent été chamboulés par « lui », de m'envoyer la clé du
chiffre dans cette enveloppe. Il le dit noir sur blanc. Ce qui
semblerait indiquer qu'il s'agit d'un livre que je dois pouvoir me
procurer sans difficulté. D'un livre qu'il possède, et dont il pense
que je le possède aussi. Donc, Watson, c'est un livre très courant.
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– Ce que vous avancez est certainement plausible.
– Notre champ de recherches se limite par conséquent à un
gros livre, imprimé sur deux colonnes et d'un usage courant.
– La Bible ! m'écriai-je victorieusement.
– Bien, Watson, bien ! Mais pas très, très bien, si j'ose dire. La
Bible ne me paraît pas devoir être le livre de chevet de l'un des
complices de Moriarty. En outre, il y a tant d'éditions de la Bible
que mon correspondant ne serait pas sûr que nos deux
exemplaires aient la même pagination. Non, il s'agit d'un livre
standardisé. Porlock est certain que sa page 534 correspond
exactement à ma page 534.
– Ce qui réduit le champ !
– En effet ! Là réside notre salut. Notre enquête s'oriente vers
les livres standardisés que tout le monde possède chez soi.
– L'indicateur des chemins de fer !
– Explication, Watson, qui soulève des difficultés. Le
vocabulaire de l'indicateur des chemins de fer est sec et concis.
Les mots qui y figurent se prêteraient difficilement à la confection
d'un message courant. Nous éliminons l'indicateur ! Le
dictionnaire est, je crois, récusable pour la même raison. Que
nous reste-t-il donc ?
– Un almanach.
– Excellent, Watson ! Je serais bien étonné si vous n'aviez pas
tapé dans le mille. Un almanach ! Examinons le Whitaker's
Almanac. Il est d'usage courant. Il a le nombre de pages requis. Il
est imprimé sur deux colonnes. Quoique limité dans le
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vocabulaire du début, il devient, si je me souviens bien, très
éloquent sur la fin …
Il s'empara du livre qui était sur son bureau.
– … Voici la page 534, colonne 2. Je vois un grand morceau
de littérature sur le commerce et les ressources des Indes
anglaises. Inscrivez les mots, Watson. Le numéro 13 est
« Mahratte ». Hum ! Ce début ne me dit rien qui vaille. Le
numéro 127 est « gouvernement », ce qui au moins est sensé,
mais n'a rien à voir avec nous et le professeur Moriarty.
Maintenant, essayons encore. Que fait le Gouvernement
mahratte ? Hélas ! Le mot suivant est « soie de porc ». Fini, mon
bon Watson ! Nous avons perdu !…
Il avait pris le ton de la plaisanterie, mais une certaine
déformation de ses sourcils broussailleux révélait son amertume
et son irritation. Découragé, je m'assis auprès du feu. Le silence
prolongé qui suivit fut brusquement interrompu par une
exclamation de Holmes. Il se précipita vers l'armoire, d'où il
exhuma un deuxième gros volume à couverture jaune.
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– … Nous voilà punis, Watson, pour être trop à la page !
s'écria t-il. Nous nous tenons en avance sur notre époque : il faut
en payer le prix. Comme nous sommes le 7 janvier, nous avons
tout, naturellement compulsé le nouvel almanach. Mais il est plus
que probable que Porlock a pris son message dans celui de
l'année dernière ; et il nous l'aurait d'ailleurs précisé s'il avait
écrit sa lettre d'explications. Voyons ce que nous réserve la page
534. Numéro 13 : « Un. » Ah ! voilà qui est plus prometteur ! Le
numéro 127 est « danger »…
Les yeux de Holmes brillaient de surexcitation ; ses doigts
fins et nerveux se crispaient pendant qu'il comptait les mots.
– … Ah ! Capital, Watson ! « Un danger … » Écrivez, Watson !
Écrivez : « Un… danger… imminent… menace… très…
vraisemblablement… le… nommé… » Ici, nous avons « Douglas ».
« Riche… provincial… demeurant… à… Birlstone… House…
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Birlstone… Certitude… danger… pressant. » Là, Watson ! Que
pensez-vous de la raison pure ? Si l'épicier vendait quelque chose
qui ressemblât à une couronne de lauriers, j'enverrais Billy me
l'acheter.
Je relus l'étrange message que j'avais griffonné sur une feuille
de papier pendant que Holmes le déchiffrait.
– Quelle façon compliquée de s'exprimer ! soupirai-je.
– Au contraire, dit Holmes, Porlock a opéré d'une manière
remarquable ! Si vous cherchez sur une seule colonne les mots
destinés à exprimer votre pensée, il vous sera bien difficile de les
trouver à peu près tous : vous serez obligé de laisser la bride à
l'initiative de votre correspondant. Ici, au contraire, la teneur est
parfaitement claire. Une diablerie se trame contre un certain
Douglas, qui est sans doute un riche propriétaire de province.
Porlock est sûr (il a mis « certitude » parce qu'il n'a pas trouvé
« sûr » dans sa colonne) que le danger est pressant. Voilà notre
résultat, et nous nous sommes livrés à un véritable petit chef-
d'œuvre d'analyse.
Holmes arborait la joie impersonnelle du véritable artiste
devant sa meilleure réussite. Il l'éprouvait toujours, même quand
il se lamentait sur la médiocrité du travail qui lui était imposé. Il
avait encore le sourire aux lèvres quand Billy ouvrit la porte pour
introduire l'inspecteur MacDonald de Scotland Yard.
Cela se passait dans les années quatre-vingt-dix : à cette
époque, Alec MacDonald n'avait pas acquis la réputation
nationale dont il peut se glorifier aujourd'hui. Il n'était qu'un
jeune détective officiel plein d'allant qui s'était déjà distingué
dans plusieurs affaires. Sa grande charpente osseuse en disait
long sur sa force physique exceptionnelle, son crâne développé,
ses yeux brillants et profondément enfoncés dans leurs orbites
attestaient aussi l'intelligence aiguë qui pétillait derrière ses
sourcils touffus. C'était un garçon taciturne, précis, d'un naturel
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austère. A deux reprises, Holmes l'avait aidé à réussir en
n'acceptant comme récompense que le plaisir intellectuel d'avoir
résolu un petit problème, ce qui expliquait le respect et l'affection
que vouait l'Écossais à son collègue amateur ; il consultait
Holmes chaque fois qu'il se trouvait en difficulté. La médiocrité
n'admet rien de supérieur à elle-même, mais le talent reconnaît
instantanément le génie. MacDonald disposait d'un talent
professionnel suffisant pour n'éprouver aucune humiliation à
quêter l'assistance d'un détective dont les dons et l'expérience
étaient incomparables. Holmes n'avait pas l'amitié facile, mais le
grand Écossais lui plaisait.
– Vous êtes un oiseau matinal, monsieur Mac ! lui dit-il. Je
vous souhaite bonne chance pour vos vermisseaux. Mais je crains
que votre visite à pareille heure n'indique un mauvais coup
quelque part.
– Si vous aviez dit : « J'espère », au lieu de : « Je crains »,
vous auriez sans doute été plus proche de la vérité, n'est-ce pas,
monsieur Holmes ? répondit l'inspecteur avec le sourire d'un
psychologue. Non, je ne tiens pas à fumer. Merci. Il faut que je me
remette bientôt en route, car les premières heures d'une affaire
sont, vous le savez bien, les plus profitables. Mais… mais…
L'inspecteur s'arrêta tout à coup. Il avait vu le papier sur
lequel j'avais transcrit le message énigmatique. Et il le
contemplait stupéfait.
– Douglas ! balbutia-t-il. Birlstone ! Que veut dire cela,
monsieur Holmes ? C'est de la pure sorcellerie ! Au nom de tous
les miracles, d'où, tenez-vous ces noms ?
– C'est un message en code que le docteur Watson et moi
avons eu l'occasion de déchiffrer. Mais qu'est-ce qui vous trouble,
à propos de ces noms ?
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L'inspecteur nous dévisagea successivement avec
ahurissement.
– Simplement ceci, monsieur Holmes, répondit-il. Un
M. Douglas, de Birlstone Manor House, a été affreusement
assassiné ce matin.
- 16 -
CHAPITRE II
M. Sherlock Holmes discourt
C'était pour ce genre d'instants dramatiques que mon ami
existait. Il serait excessif de dire qu'une information aussi
extraordinaire le bouleversa ou même l'émut. Absolument
dépourvu de cruauté, il s'était néanmoins endurci à force de vivre
dans le sensationnel. Mais si ses émotions étaient émoussées, son
intelligence n'en avait pas moins conservé son agilité
exceptionnelle. Sur son visage, je ne lus rien de l'horreur qui me
secouait : j'y découvris plutôt l'expression calme et intéressée du
chimiste qui voit, d'une solution saturée à l'excès, les cristaux
tomber en place.
– Remarquable ! fit-il. Remarquable !
– Vous ne paraissez pas surpris.
– Intéressé ? Oui, monsieur Mac ! Surpris ? Pas beaucoup.
Pourquoi serais-je surpris ? Je reçois une communication
anonyme provenant d'un quartier que je connais et m'avertissant
qu'un danger menace une certaine personne. Dans l'heure qui
suit, j'apprends que ce danger s'est matérialisé et que la personne
est morte. Je suis donc intéressé, comme vous le voyez, mais je ne
suis pas surpris.
En quelques mots, il expliqua à l'inspecteur les faits
concernant la lettre et le code. MacDonald s'assit, cala son
menton sur ses mains, et ses yeux ne furent plus que deux fentes
jaunes.
– Je me préparais à descendre ce matin à Birlstone, dit-il.
J'étais passé ici pour vous demander si vous aimeriez
m 'accom pagner. M ais après ce que vous m 'avez dit, je m e
demande si nous ne ferions pas un meilleur travail dans Londres
même.
- 17 -
– Je ne le pense pas, fit Holmes.
– Voyons, monsieur Holmes ! s'écria l'inspecteur. Demain ou
après-demain, les journaux seront pleins du mystère de
Birlstone ; mais où est le mystère puisque dans Londres il se
trouve quelqu'un qui a prédit le crime avant qu'il soit commis ?
Mettons la main au collet de ce prophète et le reste suivra.
– Sans doute, monsieur Mac. Mais comment envisagez-vous
de mettre la main au collet du soi-disant Porlock ?
MacDonald retourna la lettre que Holmes lui avait remise.
– Postée à Camberwell. Ce qui ne nous avance pas beaucoup.
Le nom, m'avez-vous déclaré, est usurpé. Évidemment, notre
base de départ est mince ! Ne m'avez-vous pas dit que vous lui
aviez envoyé de l'argent ?
– Deux fois.
– Par quel moyen ?
– Des billets de banque déposés au bureau de poste de
Camberwell.
– Ne vous êtes-vous jamais soucié de voir la tête de celui qui
venait les toucher ?
– Non.
L'inspecteur parut vaguement étonné et choqué.
– Pourquoi non ?
– Parce que je tiens toujours parole. Lorsqu'il m'écrivit la
première fois, j'avais promis que je n'essaierais pas de le pister.
- 18 -
– Vous pensez qu'il y a quelqu'un derrière lui ?
– Je ne le pense pas ; je sais.
– Ce professeur dont vous m'avez parlé
– Exactement.
L'inspecteur MacDonald sourit, et il me lança un clin d'œil.
– Je ne vous cacherai pas, monsieur Holmes, qu'au Yard nous
estimons que vous exagérez un tant soit peu à propos de ce
professeur. J'ai procédé moi-même à quelques enquêtes sur son
compte tout indique qu'il s'agit d'un homme très respectable,
savant et plein de talents.
– Je suis heureux que vous ayez mentionné ses talents.
– Mon cher, on ne peut que s'incliner ! Après vous avoir
entendu exprimer votre point de vue, je me suis arrangé pour le
voir. J'ai eu avec lui un petit entretien sur les éclipses (du diable
si je me rappelle comment la conversation en arriva là), mais avec
une lanterne et un globe il m'a tout expliqué en une minute. Il m'a
prêté un livre dont j'avoue volontiers qu'il était trop calé pour
moi, bien que j'aie reçu une bonne instruction à Aberdeen. Il
aurait fait un grand ministre avec son visage glabre, ses cheveux
gris et son langage un peu solennel. Quand il m'a pris par l'épaule
au moment où nous nous sommes séparés, on aurait dit un père
bénissant son fils partant pour le monde froid et cruel.
Holmes émit un petit rire et se frotta les mains.
– Merveilleux ! fit-il. Dites-moi, ami MacDonald, cet
entretien agréable et touchant avait lieu, je suppose, dans le
bureau du professeur ?
- 19 -
– En effet.
– Une belle pièce, n'est-ce pas ?
– Très belle. Oui, très jolie ma foi, monsieur Holmes.
– Vous étiez assis en face de sa table ?
– Oui.
– Le soleil dans vos yeux, et son visage à lui dans l'ombre ?
– C'était le soir ; mais je me rappelle que la lampe était
tournée de mon côté.
– Naturellement. Avez-vous observé un tableau au-dessus de
la tête du professeur ?
– Je ne néglige pas grand-chose, monsieur Holmes. Je tiens
peut-être cette habitude de vos leçons… Oui, j'ai vu le tableau :
une jeune femme avec la tête sur les mains et qui vous regarde de
biais.
– Le tableau est un Greuze…
L'inspecteur s'efforça de sembler intéressé.
– Jean-Baptiste Greuze, reprit Holmes enjoignant les
extrémités de ses doigts et en s'adossant sur sa chaise, est un
peintre français dont la carrière se situe entre 1750 et 1800. La
critique moderne a dans son ensemble ratifié le jugement flatteur
formé sur lui, par ses contemporains.
Les yeux de l'inspecteur se relâchèrent.
- 20 -
– Ne ferions-nous pas mieux… commença-t-il.
– Tout ce que je vous dis, interrompit Holmes, a un rapport
vital et direct avec ce que vous avez appelé le mystère de
Birlstone. En fait, nous sommes au centre du mystère.
MacDonald ébaucha un sourire sans chaleur et me lança un
regard de détresse.
– Vous pensez un tout petit peu trop vite pour moi, monsieur
Holmes. Vous sautez un ou deux pas et je ne peux combler mon
handicap. Comment diable y a-t-il une relation entre ce peintre
du siècle précédent et l'affaire de Birlstone ?
– Un détective doit tout connaître, observa Holmes. Le fait
banal qu'en 1865 un tableau de Greuze intituléLa Jeune Fille à
l'agneaun'est pas allé chercher moins de quatre mille livres à la
vente Portalis peut faire démarrer tout un train de réflexions dans
votre matière grise.
Fut-ce le démarrage ? L'inspecteur se gratta la tête.
– … Puis-je vous rappeler, poursuivit Holmes, que le
traitement du professeur Moriarty est facilement vérifiable
puisqu'il figure sur les barèmes. Il est de sept cents livres par an.
– Alors, comment a-t-il pu acheter ?…
– Voilà. Comment a-t-il pu ?
– Hé ! c'est passionnant ! fit l'inspecteur, dont le train roulait
à présent à vive allure. J'adore vous entendre bavarder, monsieur
Holmes. C'est merveilleux.
Holmes sourit. Il aimait bien l'admiration naïve.
- 21 -
– Que s'est-il passé à Birlstone ? s'enquit-il.
– Nous avons le temps, dit l'inspecteur en regardant sa
montre. Un fiacre m'attend à la porte, et il faut vingt minutes
pour arriver à victoria. Mais au sujet de ce tableau … je croyais
que vous m'aviez affirmé, monsieur Holmes, n'avoir jamais
rencontré le professeur Moriarty ?
– Je ne l'ai jamais rencontré.
– Alors, comment connaissez-vous son appartement ?
– Ah ! c'est une autre affaire ! Je suis allé trois fois chez lui.
Deux fois je l'ai attendu sous des prétextes divers et je suis parti
avant son retour… Une fois… Allons, j'ai quelque scrupule à me
confesser à un détective officiel ! Bref, c'est cette fois-là que j'ai
pris la liberté de parcourir ses papiers, avec un résultat tout à fait
imprévu.
– Vous avez trouvé quelque chose de compromettant ?
– Absolument rien. Voilà ce qui m'a déconcerté. Mais vous
voyez l'importance du détail du tableau. Il implique que le
professeur est très riche. Comment a-t-il acquis sa fortune ? Il
n'est pas marié. Son frère cadet est chef de gare dans l'Ouest. Sa
chaire lui rapporte sept cents livres par an. Et il possède un
Greuze.
– Alors ?
– Alors la déduction me paraît simple.
– Vous inférez qu'il a de gros revenus et qu'il se les procure
d'une manière illégale ?
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– Exactement. Cette opinion, bien sûr, ne se base pas que sur
le Greuze. Je dispose de douzaines de fils ténus qui me
conduisent tous plus ou moins vers le centre de la toile où se tapit
cette bête venimeuse et immobile. J'ai mentionné le Greuze
uniquement parce qu'il situait l'affaire dans les limites de votre
champ visuel.
– Eh bien ! monsieur Holmes, je conviens que ce que vous
dites est intéressant. C'est plus qu'intéressant : tout simplement
captivant. Mais si vous le pouvez, creusons donc encore un peu.
Est-ce par des escroqueries, de la fausse monnaie, des
cambriolages qu'il se fait de l'argent ?
– Avez-vous jamais lu quelque chose sur Jonathan Wild ?
– Ce nom me dit quelque chose. Ne serait-ce pas un
personnage de roman ? Je ne fais pas collection de romans
policiers, vous savez ! Les détectives accomplissent toujours des
merveilles mais ils ne vous expliquent jamais comment ils
réussissent.
– Jonathan Wild n'était pas un détective, ni un héros de
roman. C'était un maître criminel. Il vivait au siècle dernier, vers
1750.
– Alors il ne me servirait à rien. Je suis un homme pratique.
– Monsieur Mac, la chose la plus pratique que vous pourriez
faire dans votre vie serait de vous enfermer pendant trois mois et
de lire douze heures par jour les annales du crime. Tout se répète,
même le professeur Moriarty. Jonathan Wild était la force secrète
des criminels de Londres, à qui il avait vendu son cerveau et ses
dons d'organisateur moyennant une commission de 15 %. La
vieille roue tourne ; le même rayon reparaît. Tout a déjà été fait,
tout sera encore fait. Je vous raconterai deux ou trois choses sur
Moriarty qui vous amuseront peut-être.
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– Je suis toutes oreilles.
– Il se trouve que je sais qui est le premier maillon dans sa
chaîne. Une chaîne avec ce Napoléon du mal à une extrémité et à
l'autre une centaine de boxeurs ruinés, de pickpockets, de maîtres
chanteurs, de tricheurs ; entre les deux extrémités, toutes les
variétés du crime. Son chef d'état-major est le colonel Sebastian
Moran, aussi haut placé socialement, aussi bien gardé et aussi
intouchable aux yeux de la loi. Combien le paie-t-il, à votre avis ?
– J'aimerais le savoir.
– Six mille livres par an C'est ce qui s'appelle payer le
cerveau, selon un principe cher aux Américains. J'ai appris par
hasard ce détail. Le colonel Moran gagne plus que le premier
ministre. Voilà qui vous donne une idée des gains de Moriarty et
de l'échelle sur laquelle il travaille. Un autre point. Je me suis
occupé de pister récemment quelques chèques de Moriarty :
uniquement des chèques innocents, ceux avec lesquels il paie son
train de maison. Ils étaient tirés sur six banques différentes. Ce
détail ne vous impressionne-t-il point ?
– Il est curieux, sans aucun doute. Mais qu'en déduisez-
vous ?
– Qu'il ne désire pas qu'on bavarde sur sa fortune. Nul ne doit
savoir ce qu'il possède. Je suis à peu près certain qu'il a une
vingtaine de comptes en banque, et que le gros de sa fortune est à
l'étranger, soit au Crédit Lyonnais, soit à la Deutsche Bank. Si
vous avez quelques mois à perdre, je vous recommande l'étude du
professeur Moriarty.
L'inspecteur MacDonald sombra dans une méditation d'où le
tira bientôt son intelligence écossaise pratique.
– Pour l'instant, il peut continuer ! fit-il. Vous nous avez
entraînés diablement loin avec vos anecdotes, monsieur Holmes.
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Ce que je retiens surtout, c'est votre conviction qu'il existe un
rapport entre le professeur et le crime. Et le fait que vous avez
reçu un avertissement de ce Porlock. Ne pourrions-nous aller
pratiquement plus loin ?
– Nous pouvons nous former une idée quant aux mobiles du
crime. Vous nous avez dit que ce crime était inexplicable, ou du
moins inexpliqué jusqu'à présent. Si nous supposons qu'il a pour
origine celle que nous soupçonnons, deux mobiles différents sont
à envisager. Tout d'abord, sachez que Moriarty régente son
monde avec une verge de fer. Il impose une discipline terrible.
Son code pénal ne comporte qu'un châtiment : la mort. Nous
pouvons donc supposer que la victime, Douglas (ce Douglas dont
le destin immanent était connu de l'un des subordonnés de
l'archi-criminel), avait trahi le chef. Son châtiment a suivi, et la
publicité faite autour de sa mort insufflera une peur salutaire à
toute la bande.
– C'est une suggestion, monsieur Holmes.
– L'autre est que le crime a été monté par Moriarty à titre
d'affaire courante. Y a-t-il eu vol ?
– Je ne l'ai pas entendu dire.
– S'il y avait eu vol, cela irait à l'encontre de ma première
hypothèse et serait en faveur de la seconde. Moriarty peut avoir
été poussé à ce crime par une promesse de partage de butin, ou il
peut avoir été payé pour l'organiser. Les deux éventualités sont
possibles. Mais en tout cas, et même en admettant qu'il y ait une
troisième explication, c'est à Birlstone que nous devons chercher
la solution. Je connais trop bien notre homme pour penser qu'il
ait laissé ici quelque chose pouvant nous conduire sur sa trace.
– Allons donc à Birlstone ! s'écria MacDonald en sautant de
sa chaise. Ma parole ! Il est plus tard que je ne le croyais. Je puis
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vous accorder, messieurs, cinq minutes pour vos préparatifs, mais
pas une seconde de plus.
– C'est amplement suffisant pour nous deux, déclara Holmes
en troquant sa robe de chambre contre son veston. Pendant le
voyage, monsieur Mac, je vous prierai d'avoir la bonté de me dire
tout ce que vous savez.
Ce « tout » se révéla peu de choses ; assez pourtant pour
éveiller l'intérêt de l'expert. En écoutant les détails menus mais
remarquables que lui communiqua MacDonald, il se frotta les
mains et ses joues prirent un peu de couleur. Nous venions de
vivre quelques semaines particulièrement stériles. Nous nous
trouvions enfin devant un mystère digne de ses qualités
exceptionnelles. Dans l'inaction, Holmes sentait son cerveau se
rouiller.
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Par contre ses yeux brillaient et tout son visage s'éclairait
d'une flamme intérieure quand le travail l'appelait. Penché en
avant dans le fiacre, il prêta une oreille attentive au résumé que
lui fit MacDonald du problème qui l'attendait dans le Sussex.
L'inspecteur ne tenait ses renseignements, comme il nous
l'expliqua, que d'un compte rendu hâtif venu par le premier train
du matin. Le fonctionnaire local de la police, White Mason, était
l'un de ses amis personnels : voilà pourquoi il avait été prévenu
beaucoup plus rapidement que ne l'est généralement Scotland
Yard quand des provinciaux réclament son concours.
«Cher inspecteur MacDonald, était-il écrit sur la lettre qu'il
nous lut, une réquisition officielle destinée à vos services se
trouve dans une enveloppe à part. Ceci est pour vous seul.
Télégraphiez-moi l'heure du train que vous prendrez ce matin
pour Birlstone, et j'irai à votre rencontre ou je vous ferai
accueillir si je suis trop occupé. Il s'agit d'un problème qui va
nous donner du fil à retordre. Ne perdez pas une minute pour
venir. Si vous pouvez vous faire accompagner de M. Holmes,
n'hésitez pas, car il trouvera une affaire selon ses goûts. On
croirait que tout a été monté pour un effet de théâtre s'il n'y
avait un cadavre au milieu de la scène. Ma parole, c'est bien
compliqué !»
– Votre ami me semble assez caustique, observa Holmes.
– En effet, monsieur, White Mason est plein d'allant.
– Bon. Avez-vous quelque chose d'autre ?
– Non. Il nous communiquera tous les détails dès notre
arrivée.
– Alors, comment avez-vous su que M. Douglas avait été
affreusement assassiné ?
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– C'était dans le rapport officiel. Sauf le mot « affreusement »
qui ne fait pas partie du vocabulaire officiel. Le rapport citait le
nom de John Douglas, et mentionnait qu'il avait été tué par une
balle de fusil de chasse en pleine tête. Il indiquait également
l'heure de l'alerte ; un peu avant minuit la nuit dernière. Il
ajoutait qu'il s'agissait indubitablement d'un assassinat, mais
qu'aucune arrestation n'avait été opérée, et que l'affaire
présentait quelques aspects troublants et extraordinaires. Voilà
tout ce que nous possédons pour l'instant, monsieur Holmes.
– Hé bien ! avec votre permission, monsieur Mac, nous en
resterons là ! La tentation de former des théories prématurées sur
des informations insuffisantes est la maladie de notre profession.
Pour le moment, je ne vois que deux certitudes : un grand cerveau
à Londres et un cadavre dans le Sussex. Il nous reste à découvrir
la chaîne qui les relie.
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CHAPITRE III
La Tragédie de Birlstone
Et maintenant, je demande la permission de me retirer
quelque temps de la scène pour décrire les événements tels qu'ils
se déroulèrent avant notre arrivée, à la lumière des
renseignements que nous recueillîmes sur place. Ainsi le lecteur
pourra-t-il se faire une idée des personnages du drame et du
cadre dans lequel ils évoluèrent.
Le village de Birlstone est une petite et très ancienne
agglomération de maisonnettes à moitié en bois, sur la lisière
nord du comté du Sussex. Pendant plusieurs siècles, il n'avait pas
changé d'aspect ; mais ces dernières années, son pittoresque
attira des résidents aisés dont les villas surgirent d'entre les bois
environnants. Ces bois, dit-on dans le pays, seraient la bordure
extrême de la grande forêt du Weald qui va s'amincissant
jusqu'au pied des dunes crayeuses de la côte. Un certain nombre
de petits magasins se sont ouverts pour subvenir aux besoins
d'une population sans cesse croissante : il se pourrait donc que
Birlstone devînt un jour une ville moderne. C'est en tout cas le
chef-lieu d'une vaste région, puisque Tunbridge Wells, le centre le
plus proche, se trouve à une vingtaine de kilomètres à l'est, dans
le Kent.
A huit cents mètres de l'agglomération, l'ancien manoir de
Birlstone se dresse dans un vieux parc réputé pour ses grands
hêtres. Une partie de ce vénérable bâtiment remonte au temps de
la première croisade, quand Hugo de Capus édifia une place forte
au centre du domaine qui lui avait été accordé par le roi Rouge.
Un incendie la détruisit en 1543 ; quelques-unes de ses pierres
d'angle noircies par la fumée furent utilisées lorsque, au temps
des Jacques, une maison de campagne en brique s'éleva sur les
ruines du château féodal. Le manoir, avec ses nombreux pignons
et ses petites fenêtres à carreaux en losange, ressemble encore
e
beaucoup à ce qu'en avait fait son architecte au début du XVII
siècle. Des deux douves qui avaient autrefois protégé les anciens
propriétaires, celle de l'extérieur avait été asséchée et confinée au
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rôle moins stratégique de jardin potager, mais celle de l'intérieur
avait subsisté : elle avait bien douze mètres de large tout autour
de la maison, mais sa profondeur n'excédait pas un mètre. Un
petit cours d'eau l'alimentait et poursuivait au-delà son
vagabondage, si bien que cette nappe liquide, pourtant
bourbeuse, n'était jamais malsaine comme l'eau d'un fossé. Les
fenêtres du rez-de-chaussée s'ouvraient à une trentaine de
centimètres au-dessus de sa surface. L'unique accès au manoir
était un pont-levis, dont les chaînes et le treuil avaient longtemps
été rouillés et démolis. Les châtelains actuels avaient pris
cependant la décision caractéristique de le faire réparer : il était
levé chaque soir, baissé chaque matin. Cette restauration d'une
coutume féodale faisait du manoir, la nuit, une île :
métamorphose qui eut un rapport très direct avec le mystère qui
passionna l'opinion anglaise.
La maison n'avait pas été habitée depuis quelques années et
elle menaçait ruine quand les Douglas en prirent possession.
Cette famille se limitait à deux personnes : John Douglas et sa
femme. Douglas était un homme remarquable, tant par le
caractère que par la personnalité. Il pouvait être âgé de cinquante