Le capitaine des âmes - Edgar Wallace - E-Book

Le capitaine des âmes E-Book

Edgar Wallace

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Beschreibung

Le Capitaine des âmes : Si vous espérez passer un bon moment à la lecture de ce Capitaine des âmes, en suivant avec délectation une histoire policière pleine d’action et de rebondissements, aux côtés d’un enquêteur particulièrement sagace et ingénieux, qui vous laissera pantelant dans les dernières pages du dernier chapitre en vous livrant la clé de l’énigme, abandonnez toute espérance !
Mais si, au contraire, vous espérez découvrir un Edgar Wallace original et entièrement différent de celui que vous connaissez déjà, alors le Capitaine des âmes a été écrit pour vous : il vous mettra en présence de personnages fortement contrastés, les uns, noirs comme de la poix, s’agitant dans un infernal panier de crabes, les autres plus ou moins naïfs et plus ou moins angéliques, victimes ou bourreaux des précédents, qui peuplent tous une intrigue que l’auteur développe et étoffe peu à peu tout en ménageant votre goût pour le suspense.
Et le dénouement, totalement imprévu et imprévisible, vous surprendra, comme il a surpris déjà un grand nombre de lecteurs depuis que le livre a paru. Mais quand vous le connaîtrez, surtout gardez soigneusement le secret, surtout si vous désirez qu’autour de vous parents et amis naviguent de conserve avec le Capitaine des âmes ?

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Copyright

First published in 1923

Copyright © 2022 Classica Libris

LIVRE PREMIER

Chapitre 1

« Mon cher Ronnie,

« Nous sommes revenus d’Italie aujourd’hui. Papa espérait vous voir à la gare et moi-même je vous ai cherché des yeux en descendant du train ; mais, hélas ! vous n’étiez pas là et j’en ai été très déçue. Monsieur Steppe était venu à notre rencontre. Je sais que vous l’aimez beaucoup, peut-être l’aimerai-je un jour quand je le connaîtrai davantage, mais je vous avoue qu’actuellement je n’éprouve en sa présence qu’un seul sentiment : la peur.

« J’ai fait la connaissance d’Ambroise Sault. Papa venait de sortir quand la femme de chambre m’a annoncé qu’un « drôle d’individu » prétendait avoir rendez-vous avec lui. Dès que j’ai vu ce « drôle d’individu » j’ai pensé à vous, bien qu’il ne vous ressemble pas plus que je ne ressemble à Monsieur Steppe. C’est un homme âgé ; il a les cheveux gris, le teint brun et un profil de médaille. Quand son regard si tendre et si affectueux s’est posé sur moi, j’en ai été si bouleversée que les larmes me sont venues aux yeux. Ne vous moquez pas de moi, Ronnie, je vous en prie. J’ai éprouvé pendant quelques secondes une impression si étrange que je n’arrive pas moi-même à la comprendre. Ambroise Sault est dans les mêmes affaires que Monsieur Steppe et que Moropulos. J’ignore de quelles affaires il s’agit exactement et cette ignorance me pèse. Je ne sais qu’une chose, c’est que Monsieur Steppe est un grand financier, mais ce qui m’inquiète c’est de voir papa mêlé à tout ce mystère. J’y pense bien souvent avec une angoisse infinie, il faut bien que je vous l’avoue. Venez me voir, Ronnie, et, je vous en prie, rassurez-moi. Je vous promets de ne plus jamais vous parler de… vous savez à quoi je fais allusion.

« Je ne me suis jamais pardonnée de vous avoir si profondément blessé. Je n’ai qu’une excuse : jamais encore je n’avais eu affaire à des maîtres-chanteurs, et ce garçon paraissait si sérieux, si sûr de son fait. M’avez-vous pardonné, Ronnie ? La vieille affection que j’ai pour vous aurait dû me défendre d’un si horrible soupçon. Et puis cette femme était si commune… »

Beryl Merville cessa brusquement d’écrire et se retourna.

– Entrez ! dit-elle.

La femme de chambre entra, semblant avoir peine à retenir son envie de rire.

– Ce monsieur Sault est là, mademoiselle.

Beryl mordillait son porte-plume.

– Lui avez-vous dit que le docteur était sorti ?

– Oui, mademoiselle, alors il m’a demandé si Mademoiselle était là. Je lui ai dit que j’allais voir.

Elle se mordait les lèvres pour ne pas rire.

– Pourquoi riez-vous, Dean ?

Beryl la regardait avec sévérité. Pourquoi se sentait-elle tenue de défendre cet homme contre le ridicule ?

– Oh ! mademoiselle, il est si drôle ! Il a dit : « Peut-être qu’« elle » me recevra ». Vous voulez dire Mademoiselle Merville ? lui ai-je demandé. « Merville », a-t-il répondu d’un air étrange, « bien sûr, Beryl Merville. » Puis il a marmonné quelque chose tout bas. Je crois qu’il a dit : « Quelle pitié… »

– Faites-le monter, interrompit Beryl avec impatience.

Elle attendit Sault, perplexe. Pourquoi avait-elle tant envie de le revoir ?

Debout sur le pas de la porte, Ambroise Sault, son chapeau à la main, la regardait. Elle était assise, les mains jointes, l’air pensif… Elle tressaillit, se retourna brusquement et alla au-devant de lui.

C’était un homme de couleur ! Elle ne s’en était pas aperçue plus tôt et elle en fut étrangement émue. Sa peau était à peine teintée, il avait les yeux gris.

– J’espère, mademoiselle, que je ne vous dérange pas ?

Il parlait d’une voix grave et douce.

Était-ce un créole ? Un Malgache ? Peut-être était-il né dans une colonie française ? Il parlait anglais sans aucun accent ; mais ce « mademoiselle » lui était venu tout naturellement aux lèvres.

– Vous êtes Français, monsieur Sault ? Je crois que votre nom est français ?

Elle le regardait en souriant, d’un air interrogateur, surprise elle-même de sa curiosité.

– Non, mademoiselle, répondit-il en hochant la tête. Je suis né aux Barbades, mais j’ai vécu à Fort-de-France, c’est-à-dire à la Martinique, pendant des années. Ensuite j’ai habité Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, c’est aussi une colonie française.

Un étrange silence plana. Sault n’avait pourtant pas l’air intimidé et ne semblait pas gêné le moins du monde.

Elle cherchait à juger l’homme qui était là debout devant elle, mais elle n’y parvenait point. Mise en présence d’un inconnu, elle savait, du premier coup d’œil, reconnaître le milieu social auquel il appartenait. Quelquefois même un secret instinct lui inspirait d’emblée un jugement sûr et précis. Et pourtant la personnalité d’Ambroise Sault lui échappait complètement.

– Mon père va bientôt rentrer, monsieur Sault. Voulez-vous vous asseoir ?

Il hésita une seconde, puis prit une chaise. Elle avait envie de bavarder avec lui et d’apprendre à le connaître. Elle n’éprouvait pas cette légère angoisse qu’elle avait souvent ressentie en présence d’un inconnu. Elle était de plus en plus intriguée : Ambroise Sault avait l’air d’un ouvrier. Peut-être était-il chargé d’un message pour le Docteur Merville ? Ses vêtements, usés et peu-soignés, trahissaient sa situation modeste. Son veston-était boutonné tout de travers, ce qui était d’un effet comique.

– Travaillez-vous depuis longtemps avec mon père ? lui demanda-t-elle.

– Non, pas depuis très longtemps ; Moropulos et Steppe le connaissent depuis plus longtemps que moi.

Il se tut brusquement et elle comprit qu’il n’en dirait pas davantage et que ce ne serait pas par lui que se dissiperait le mystère des affaires de Steppe et de son père. « Moropulos, Steppe » ; il parlait d’eux comme on parle de ses égaux. Ronnie lui-même se montrait respectueux vis-à-vis de Monsieur Steppe, il semblait même en avoir peur. Son père n’arrivait pas toujours à cacher sa nervosité quand il était en présence du grand financier. Cet homme pourtant disait « Steppe » tout court : et ce n’était certainement ni par bravade, ni par insolence d’inférieur désireux de faire croire qu’il parlait de son égal.

Elle se demandait comment il appelait son père ; elle était à peu près sûre qu’il devait dire Merville tout court.

Sault la regardait fixement, sans trahir ni admiration excessive, ni antipathie. Elle avait toujours si peur des compliments ! Il aurait contemplé de la même manière la baie de Naples, les champs de narcisses en fleurs dès avant, ou après le coucher du soleil, les admirables collines bleutées de Montecatini. Elle évitait de rencontrer ses yeux et pourtant ne se sentait nullement gênée. L’admiration qu’il lui témoignait n’était pas de celles qu’elle provoquait d’habitude.

Elle eut un rire qui sonna faux et prenant un livre sur la table :

– Nous revenons d’Italie, dit-elle. Avez-vous déjà été en Italie ?

– Non, jamais, répondit-il et il prit le livre qu’elle lui tendait.

– C’est un livre remarquable sur la Lombardie et son histoire. Peut-être vous intéressera-t-il ?

Il tournait les pages lentement et souriait en la regardant ; elle n’avait encore jamais vu un tel sourire.

– Je ne peux pas lire, dit-il avec simplicité.

Elle ne comprit pas tout de suite et crut qu’il faisait allusion à sa mauvaise vue.

– Peut-être avez-vous envie de l’emporter chez vous ? demanda-t-elle.

– Je ne sais ni lire, ni écrire, expliqua-t-il sans la moindre honte, ou plutôt, je ne sais pas écrire les mots, mais seulement les chiffres. C’est si facile d’écrire des chiffres ! Quelqu’un m’a dit une fois, c’était je crois un professeur d’anglais à l’Université, qu’il était extraordinaire de pouvoir faire des mathématiques et employer tous les signes algébriques, sans savoir écrire. J’aimerais beaucoup pouvoir lire. Quand je passe devant une librairie, je me sens un peu comme un homme sans bras, qui aurait du pain à portée de sa main et ne pourrait pas le saisir. Et pourtant, je sais beaucoup de choses… Je paie quelqu’un pour me faire la lecture. On me lit Livy et Prescott, et Green aussi naturellement. Ne pas savoir écrire m’est indifférent, je n’ai pas d’amis.

S’il s’était montré honteux de son ignorance, ou plein d’amertume, elle l’aurait immédiatement rangé dans une certaine catégorie d’individus assez peu intéressants ; mais il en parlait comme il aurait parlé de ses cheveux gris : c’était un phénomène dont il n’était pas responsable.

Elle était stupéfaite. Quant à lui, il était tellement habitué à l’ahurissement de ceux auxquels il avouait son ignorance, qu’il ne s’en rendait même plus compte.

Il était si parfaitement heureux de voir de près et pour la première fois de sa vie, un être qui, à ses yeux, représentait la femme idéale, qu’il n’y avait pas place en lui pour un autre sentiment. Elle avait les cheveux plus blonds qu’il ne l’avait cru tout d’abord, le nez plus mince, le visage plus spirituel, les lèvres plus rouges et plus charnues ; le menton rond était d’un dessin moins ferme. Et les yeux… il aurait voulu qu’elle tournât la tête pour être plus sûr de leur vraie couleur. Ils étaient grands, assez écartés l’un de l’autre. Son regard était profond. Quant à sa taille, il savait qu’elle était grande, droite et d’allure gracieuse ; une vraie démarche de patricienne avec aussi quelque chose d’oriental. C’est ainsi qu’il s’était toujours imaginé les grandes dames de la cour de Constantin. Il se la représentait aussi sur la terrasse de marbre d’une belle villa de Chrysopolis. Elle était loin de se douter qu’il voyait en elle une créature d’exception. Elle ne savait pas qu’il la connaissait depuis longtemps, et que, chaque jour, pauvre être misérable et inconnu perdu parmi les élégants promeneurs, il avait attendu sa chère présence. Elle ne l’avait pas vu à Devon, au printemps… il était là pourtant, étendu dans l’herbe humide de Tapper Down, attendant son passage. Plus tard, assis parmi les malheureux, sur les pentes glissantes de la colline, il veillait sur elle, pendant qu’elle lisait, étendue sur la plage ensoleillée.

– Comme c’est curieux ! Je voulais dire comme c’est triste. Mais est-ce un grand chagrin pour vous ?

Il secoua la tête en riant.

– Ce serait bien ennuyeux de s’attendrir sur son propre sort ; mais heureusement cela ne m’arrive jamais. C’est ce qui rend presque tous les gens si tristes ; c’est là la véritable source de toute amertume. Comprenez-moi bien : on ne devient vraiment très malheureux que quand on se prend soi-même en pitié.

Elle fit oui de la tête.

– Regrettez-vous de ne pas savoir lire ? Aimez-vous la poésie ?

Ambroise Sault se mit à rire doucement.

Sortant de la nuit profonde qui m’environne,

Noir comme un puits de la tête aux pieds.

Je remercie les Dieux, quels qu’ils soient.

Pour l’âme fière et invincible qu’ils m’ont donnée.

– Ce poème et Théocrite, deux vers seulement de Théocrite, constituent tout mon bagage poétique. Mais j’ai trouvé un moyen de m’instruire. J’assiste souvent à des conférences sur la langue anglaise, l’architecture, la musique, l’histoire ; l’histoire m’intéresse beaucoup. J’aurais bien voulu suivre des cours de mathématiques, mais malheureusement on ne peut y assister que muni de certains titres universitaires.

– N’avez-vous jamais essayé de… de…

– D’apprendre à lire et à écrire ? Si, j’ai essayé souvent. Ma chambre est jonchée de livres de toutes sortes : b-a-ba, c-h-a-t chat. Mais je ne peux pas y arriver, tous mes essais sont restés infructueux. Je sais écrire quelques lettres de l’alphabet, celles dont j’ai besoin pour faire des mathématiques, mais impossible d’en apprendre davantage. J’ai alors l’impression que j’entre dans un brouillard épais, une sorte de mur de brume impénétrable qu’il m’est impossible de franchir. Je perds tous mes moyens. Je sais bien pourtant que « chat » s’écrit chat, mais quand je vois écrit « chat » avec ces signes mystérieux, ces lignes droites, ces lignes courbes… c’est un phénomène physique… les docteurs nomment cela d’un nom scientifique que j’ai oublié. Non, je n’arriverai jamais à savoir lire…

La porte s’ouvrit brusquement et le Docteur Merville entra précipitamment. Il était grand et maigre. Il semblait de très mauvaise humeur. Beryl eut l’impression qu’il avait dû monter l’escalier en courant. Il regarda Sault d’un air hostile, en fronçant les sourcils. Quant à Beryl, il semblait ignorer sa présence.

– Tiens, Sault, vous voilà ? Je ne savais pas vous trouver ici. Allons, venez vite dans mon bureau.

Il était hors d’haleine, et Beryl devina qu’il était furieux de l’avoir trouvée en tête à tête avec Sault.

– Je suis heureux d’avoir fait votre connaissance, mademoiselle.

Ambroise Sault ne semblait pas du tout pressé de rejoindre le docteur. Celui-ci revint sur ses pas et, maîtrisant son impatience, les regarda prendre congé l’un de l’autre.

La porte du bureau était à peine refermée qu’elle s’ouvrit à nouveau et que le Docteur Merville en sortit.

– Pourquoi diable as-tu fait entrer cet individu au salon, Beryl ? Il aurait aussi bien pu attendre à l’office avec les domestiques ou en bas au petit salon, enfin n’importe où ! Suppose que quelqu’un d’autre soit venu !

– Je croyais que c’était un ami de Monsieur Steppe, répondit-elle avec le plus grand calme. Mais qui est-ce ?

– Qui, Sault ? Eh bien, c’est…

Le Docteur Merville semblait incapable de répondre avec précision à cette question :

– Il est, en quelque sorte, l’employé de Moropulos… Il l’a connu en voyage… C’est un anarchiste.

Elle regarda fixement son père.

– Un quoi ?

– Je me suis très mal exprimé, il est communiste. Enfin, peu importe ce qu’il est. En tout cas, il a des idées bizarres… Il croit à l’égalité des races humaines. C’est un drôle de type, un rêveur. Il voudrait recueillir un million pour fonder un collège qu’il appellerait « le Collège Maternel ». Au revoir, Beryl, je suis obligé de te quitter mais, je t’en prie, ne va pas t’imaginer des choses extraordinaires ! Il n’est pas toujours commode. Je te parlerai de lui plus longuement un autre jour.

Il ouvrit la porte du salon et la referma brusquement.

Quand Beryl se retrouva seule elle essaya, mais en vain, de continuer sa lettre à Ronnie. Elle ne pouvait penser qu’à Ambroise Sault. Son visage, son regard profond la hantaient. Elle resta longtemps comme perdue dans un rêve, ne comprenant pas elle-même l’étrange attrait que cet homme exerçait sur elle.

Chapitre 2

– Eh bien, Sault, quoi de nouveau ? demanda le Docteur Merville.

– Moropulos est très inquiet. Des actionnaires ont reçu une lettre du directeur des Mines de diamants de Brakfontain, en Afrique du Sud. Ils sont allés voir Moropulos.

Merville, assis près de la table, feuilletait une revue et sa main tremblait.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment ont-ils pu savoir ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

– Je crois qu’ils l’ont appris par le directeur de la mine. Ils ont découvert que le sous-directeur avait touché une grosse somme peu après l’envoi de son rapport. Moropulos m’a dit que les actions ont baissé de 30 points depuis hier matin. Diverley assure que Moropulos et sa bande, il a dit « bande », avaient soudoyé le sous-directeur pour qu’il n’envoie pas son rapport annonçant l’épuisement de la mine. C’est peut-être vrai, je ne connais rien aux affaires de Bourse.

Le Docteur Merville se mordait les ongles, il semblait hésitant. Sault comprit tout de suite qu’il était en face d’un faible et son cœur se serra douloureusement à la pensée que c’était le père de Beryl. Comment et pourquoi le docteur était-il entré dans cette curieuse association ?

– Je n’y peux rien.

Le docteur semblait bouleversé et sa voix était rauque d’émotion. Il mit son lorgnon, l’enleva et le remit une seconde fois.

– Je me demande pourquoi ces gens font une enquête. Il n’y a rien de malhonnête à vendre des actions, quand on prévoit leur baisse, c’est de la spéculation et voilà tout, n’est-ce pas Sault ? Toutes les grandes affaires vivent des informations qu’elles reçoivent ou qu’elles achètent. Si… si Moropulos a envie, lui aussi, d’acheter ses renseignements, ça ne regarde personne…

– Peut-être y aura-t-il une enquête à la Bourse, dit tranquillement Sault. Moropulos m’a chargé de vous le dire. Le comité de Johannesburg a pris l’affaire en main et a exigé une enquête. Le sous-directeur a tout avoué.

– Tout avoué ! dit le docteur d’une voix haletante et il devint blanc comme un linge.

– C’est ce que dit Monsieur Diverley. Il prétend également que Moropulos a été informé des conclusions du rapport un mois avant les directeurs.

Le docteur s’assit lourdement sur la chaise la plus proche.

– Je ne vois pas en quoi tout cela nous regarde, dit-il d’une voix faible. Il n’y a rien de mal à avoir des tuyaux sur une affaire qui dégringole, n’est-ce pas, Sault ?

– Je ne sais pas. Moropulos dit que c’est une conspiration et qu’ils pourront en faire la preuve si…

– Si ?

– S’ils trouvent les lettres écrites par un des administrateurs de la Société. Moropulos a ces lettres dans son bureau.

Merville tressaillit.

– Il faut les brûler.

Il criait presque :

– C’est de la folie de les garder… je ne savais pas du tout… il faut que Moropulos les brûle immédiatement. Retournez tout de suite auprès de lui et dites-lui de ne pas perdre une minute.

Ambroise mit la main dans la poche de son vieux veston et en sortit une liasse de documents.

– Les voilà, dit-il d’un ton froid. Moropulos prétend qu’il faut que vous les gardiez, peut-être perquisitionnera-t-on chez lui.

– Les garder ? Moi ?

Merville hurlait :

– Moropulos est fou, il faut les brûler !

Sault secoua la tête :

– Steppe ne veut pas. Il dit qu’elles peuvent être utiles plus tard. Il faut que ce soit vous qui les gardiez, docteur. Steppe l’exige. Demain je commencerai à travailler à la construction du coffre.

Le Docteur Merville prit les papiers et les regarda d’un air perplexe, cherchant autour de lui une cachette sûre. Il y avait une boîte en fer sur son bureau. Il prit une clef, considéra encore d’un air de doute les papiers qu’il avait en main et les déposa dans la boîte.

– Qu’est-ce que c’est que ce coffre, Sault ? Je sais que vous êtes remarquablement adroit. Y travaillez-vous en ce moment ?

Sault acquiesça et ses yeux brillèrent.

– Mais à quoi servira-t-il ? Moropulos a un coffre et Steppe doit en avoir plusieurs. Pourquoi ne pas en acheter un, si vraiment il en faut un uniquement pour y cacher ces malheureuses lettres ?

– Impossible d’acheter un coffre, pareil à celui que je dois faire, répondit Sault avec calme. Il m’a fallu un an pour en imaginer le mécanisme. Comment ? Oui pour en imaginer la clef. En général elles sont très faciles à trouver ; mais celle-là ne l’est pas. Un mot quelconque, n’importe quelle combinaison de lettres permet de l’ouvrir, mais alors on ne trouverait rien dans le coffre.

Le docteur fronça les sourcils.

– Vous voulez dire que si quelqu’un d’autre…, si la police par exemple essayait d’ouvrir le coffre, le contenu serait détruit ?

Sault fit oui de la tête.

– Comment ?

Son hôte se leva.

– C’est bien simple. À peine touche-t-on aux lettres, sauf bien entendu si on connaît la clef, que le contenu d’un flacon d’acide se répand sur les papiers ; n’importe quel acide corrosif ferait l’affaire.

Merville pencha la tête, pensif. Il avait trouvé le défaut de la cuirasse :

– Et s’ils essayent de brûler une des parois du coffre, c’est chose faisable je crois, qu’arriverait-il ?

Sault se mit à rire doucement.

– Les parois en seront creuses et pleines de cet acide. Brûlez la paroi et l’acide, en s’écoulant, détruit le contenu du coffre.

– Vous êtes un homme étrange, le plus étrange que j’aie jamais rencontré. Je ne vous comprends pas.

Merville hocha la tête :

– J’espère que vous allez vous dépêcher de fabriquer ce coffre.

Au moment où Sault allait ouvrir la porte il ajouta :

– Où Moropulos vous a-t-il déniché, Sault ?

– Il m’a trouvé dans la mer, dit-il. Moropulos, à ce moment-là, s’occupait d’une affaire de transport. Il avait un bateau. Il s’agissait, je crois, de la contrebande des perles. Il ne vous l’a jamais dit ? Je n’en fais pas mystère.

– Il vous a trouvé dans la mer. Comment, dans la mer ?

– À dix milles de l’île des Pines. Je m’étais enfui de Nouméa avec trois Canaques. Nous nous étions sauvés en bateau. Nous avons été victimes d’un cyclone et nous avons chaviré au moment où nous nous laissions dériver pour aborder sur une île. Moropulos nous prit à son bord moi et les cannibales, quand il a découvert que j’étais un forçat…

– Un forçat… un forçat français ?

Sault avait la tête appuyée sur la main qui tenait le battant de la porte. Il fit signe que oui.

– Je croyais qu’il vous l’avait dit. Bien entendu il m’aurait volontiers ramené à Nouméa pour toucher la prime ; mais il ne tenait pas à ce que les autorités françaises connaissent lanature de son chargement. J’ai découvert plus tard qu’à notre arrivée à Loyalty Island, il avait essayé de me vendre.

Il sourit gaiement comme s’il évoquait un souvenir agréable.

– Moropulos aimerait bien se débarrasser de moi, mais maintenant j’ai appris à me rendre utile.

– Mais pourquoi… pourquoi aviez-vous été condamné aux travaux forcés ? demanda le Docteur Merville, stupide d’horreur devant une telle révélation.

– Parce que j’avais tué un homme, répondit Sault avec le plus grand calme. Bonsoir, docteur.

Chapitre 3

C’était un lundi matin, un jour de fête. Il faisait beau et chaud. Les aubépines étaient en fleurs. Les crocus brillaient dans les parterres et les narcisses penchaient la tête sous le vent léger qui faisait onduler les vertes prairies. Les allées étaient remplies de flâneurs.

Il y a un coin ombreux en face de Park Lane où s’alignent plusieurs rangs de chaises. Derrière ces rangs serrés quelques sièges isolés, groupés deux par deux, sont très recherchés le soir par les promeneurs.

Ce matin-là deux jeunes gens y étaient assis et formaient un couple bien assorti. La jeune fille était très jolie. Il était impossible de dire si l’on était en présence d’une simple ouvrière ou d’une jeune fille du monde. Les critiques les plus sévères n’auraient pu qu’approuver les moindres détails de sa toilette. Quant à lui, il était très élégant, mais d’une élégance sobre et de bon goût. Il avait l’air d’un jeune officier de cavalerie en civil. Et pourtant Ronald Morelle n’était pas soldat. Pendant la guerre, il avait servi mais n’en avait pas connu les horreurs. Il détestait le bruit des batailles et méprisait profondément tout patriotisme excessif. Sa connaissance de l’italien lui avait valu un poste quasi diplomatique au G.Q.G. à Rome.

Il avait fait jouer toutes les influences dont il disposait pour ne pas aller au front, et le sort l’avait bien servi ; l’armistice avait été signé le jour même où il devait enfin rejoindre son régiment. La vue seule des tranchées de l’arrière-front suffit à le faire frissonner.

La jeune fille assise à ses côtés le regardait avec admiration. Il avait cette beauté si rare due à une parfaite régularité de traits. Un nez droit, des yeux profondément enfoncés et un teint éblouissant, une bouche bien dessinée. Son menton était un peu mou : c’était le seul défaut qu’auraient pu lui reprocher les critiques les plus sévères. Pour Evie Colebrook, c’était l’homme le plus beau du monde, et, quand il souriait, comme il souriait à ce moment-là, c’est à peine si elle osait lever les yeux sur lui.

Il parlait de la beauté féminine et ses paroles flatteuses l’enchantaient.

– Voyons, monsieur, vous êtes ridicule ! protestait-elle. À combien de milliers de jeunes filles avez-vous déjà débité les mêmes compliments ?

– Mais non, vous vous trompez. Il faut même que je vous avoue, en toute sincérité, que je n’ai jamais fait de tels compliments à d’autres qu’à vous. Ne m’appelez donc pas monsieur, appelez-moi Ronnie.

– Déjà ? Mais je vous connais à peine. Dites-moi, j’ai bien peur que vous ne soyez qu’un homme à… comment dit-on dans ce livre que vous m’avez prêté ?

– Vous voulez savoir si je suis un homme à femmes ? Ma pauvre enfant que vous êtes jeune ! Je vous assure que vous vous trompez. Je vous jure que, quand je vous ai vue pour la première fois, j’ai eu le coup de foudre. C’est le hasard qui m’a conduit chez Burts. Je ne vais jamais dans les magasins. C’est François, mon valet de chambre…

– Je le connais, dit-elle. Il vient souvent faire des achats chez Burts.

– Il était sorti et je voulais… je ne sais plus quoi, j’ai même oublié ce que je voulais acheter et si je l’ai acheté. J’ai pourtant dû faire une emplette quelconque puisque je me suis trouvé tout à coup devant une caisse et devant la plus jolie caissière du monde.

Elle se mit à rire d’un rire joyeux et le regarda furtivement avant de baisser de nouveau les yeux.

– Je suis si heureuse et si étonnée que vous m’aimiez. Nous sommes si loin l’un de l’autre. Je sais que vous n’aimez pas à me l’entendre dire, mais je sens bien que vous êtes d’un tout autre milieu que moi. Il faut que je vous dise la vérité, elle n’est pas gaie. J’habite une horrible petite chambre dans un quartier misérable… plein de voleurs et de femmes qui boivent. Et ma mère est obligée de travailler pour vivre. Je n’ai reçu aucune instruction… Je sais lire, écrire, et compter, un point c’est tout. Je ne suis pas aussi intelligente que ma sœur Christiane. Elle est infirme et lit toute la journée ; si je ne l’en empêchais, elle lirait aussi toute la nuit.

Il la regardait pendant qu’elle parlait. Il admirait les jeux de lumière sur sa jolie tête, l’arrondi de son menton et la blancheur de son cou. Il la regardait comme un gourmet regarde de jeunes agneaux en train de paître et apprécie moins le joli tableau que fait ce troupeau au milieu des prairies en fleurs que l’excellent plat qu’il leur devra plus tard, quand ils seront tout à fait à point.

– Si vous étiez une mendiante et que je sois un prince, commença-t-il.

– Je ne suis pas une mendiante mais c’est tout comme… et, pour moi Ronnie, vous êtes un prince.

Elle réfléchit un instant.

– Et alors ?

– Comment les choses pourront-elles jamais s’arranger entre nous ? J’aime mieux ne pas y penser. Je suis si heureuse… quand je vous rencontre, si heureuse de vous aimer… et demain ne viendra jamais, seulement…

– Vous voulez dire comment notre chère amitié finira-t-elle ?

Elle fit signe que oui.

– Et comment voudriez-vous qu’elle finisse ?

Evie Colebrook enfonça la pointe de son ombrelle dans le gazon et en arracha une touffe.

– Il n’y a qu’une seule solution et vous la connaissez, dit-elle d’une voix basse.

Il se mit à rire.

– Je vous vois dans une belle robe blanche et sous un long voile blanc avec une couronne de fleurs d’oranger autour de votre jolie tête. Un prêtre en surplis lit dans un gros livre ; et des gens vous regardent en disant… vous savez bien ce qu’ils diraient. Je trouve que le mariage est une des institutions les plus bêtes de la société.

Elle resta silencieuse un long moment.

– On peut aussi se marier sans tant d’apparat, dit-elle enfin.

Se penchant sur elle il lui prit le bras.

– Et l’amour, Evie, dit-il d’un air grave. Qu’est-ce qui vaut mieux : un mariage entre deux êtres qui font un mariage de convenances et qui sont bien près de se haïr ou un amour éternel entre deux êtres qui s’adorent et que rien au monde ne pourra jamais séparer ?

Elle soupira, elle n’était qu’à moitié convaincue.

– Je me rends compte que je ne suis pas très intelligente et qu’il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas. Je ne veux plus y penser. Parlons d’autre chose, Ronnie. Avez-vous beaucoup à faire ce matin ?

Elle regardait d’un air d’envie la belle Rolls qui était devant eux.

– Oui, je suis très occupé en ce moment et pourtant je voudrais tant vous emmener promener ! N’importe où, pour vous avoir auprès de moi le plus longtemps possible, petite fée adorée. Quand vous reverrai-je ?

– Dimanche ?

– Pourquoi ne viendriez-vous pas prendre une tasse de thé chez moi, dimanche ?

– Non, j’aime mieux pas. Vous ne m’en voulez pas n’est-ce pas, Ronnie ? Suis-je vraiment si ridicule ?

– Mais non… oh, zut !

Une jeune fille à cheval passa devant eux. Elle souleva son fouet pour répondre au salut de Ronnie.

– Qui est-ce ? demanda Evie intriguée.

– Une jeune fille que je connais, répondit-il doucement ; la fille de mon médecin. Une mauvaise langue.

– Vous êtes honteux d’être vu avec moi ?

– Quel enfantillage ! Je suis si fier de vous que j’aurais voulu qu’elle s’arrête. Que le diable l’emporte !

Il prit sa main et lui sourit.

– Au revoir, ma bien-aimée, murmura-t-il.

Evie regarda Ronald s’éloigner. Il suivait des yeux « cette mauvaise langue », mais peu lui importait ! Elle rentra lentement chez elle, le cœur joyeux et plein d’espoir.

Au tournant de l’allée, la voiture de Ronnie dépassa le cheval.

– Pourquoi diable montez-vous à cheval un jour de fête ? Le parc est plein de voyous ; les gens chics restent chez eux aujourd’hui.

Beryl Merville le regarda d’un air moqueur.

– Mais vous-même, Ronnie pourquoi diable vous promenez-vous au parc ? Vous étiez avec une bien jolie jeune fille tout à l’heure, qui est-ce ?

Il fronça les sourcils.

– Une jolie fille ? Oh ! Vous voulez parler de la petite jeune fille qui était avec moi tout à l’heure ? Jolie ? Oui, elle est gentille, mais c’est une enfant. J’ai connu vaguement son père autrefois, il était colonel… J’ai oublié son nom. Il est quelque chose au ministère de la Guerre. Je crois qu’ils habitent près du parc. Je l’ai aperçue tout à l’heure et j’ai arrêté ma voiture pour lui dire bonjour. Je m’ennuyais tellement que j’ai été content de la rencontrer et de bavarder cinq minutes avec elle.

Beryl n’insista pas. Elle avait d’autres préoccupations.

– Oui, j’ai reçu votre lettre. Je suis une brute de ne pas avoir été au-devant de vous, mais le fait est que j’ai eu beaucoup à faire. Ne vous moquez pas de moi, Beryl. C’est la pure vérité. Stuergeon, l’éditeur du Post Herald, a découvert que j’étais un grand écrivain. C’est très amusant…

– Mais, Ronnie, c’est une grande nouvelle ! Arrêtez votre voiture et tâchez de me trouver quelqu’un pour tenir mon cheval… j’ai des tas de choses à vous dire.

Il arrêta sa voiture et l’aida à descendre de cheval.

– Ronnie, il faut que vous payiez les chaises, je n’ai pas un sou de monnaie.

– Mais, j’ai des tickets, répondit-il sans réfléchir, et ce n’est qu’au moment où il les tira de sa poche qu’il comprit la gaffe qu’il venait de faire.

– Je croyais que vous n’étiez resté que cinq minutes avec la fille de votre fameux colonel. Il y a des jours où je me demande si vous ne vous passeriez pas plus facilement de manger que de mentir.

– Ma chère Beryl – Monsieur Morelle avait l’air choqué et profondément vexé – vous ai-je dit que je ne m’étais pas assis auprès d’elle ? Je ne pouvais tout de même pas la laisser debout. Elle m’a même demandé de lui faire faire le tour du parc en voiture, mais je n’en avais pas la moindre envie.

– Peu importe ce mystère, dit-elle gaiement, parlez-moi plutôt de votre nouvelle situation. Ils ont fini par arriver à vous faire travailler ; c’est bien ce que je craignais.

Ronnie se mit à rire.

– C’est très amusant. J’ai toujours aimé ce genre de travail, je l’aimais déjà quand j’étais à Oxford. Stuergeon a lu un de mes articles et m’a demandé si je voudrais faire le compte rendu d’une course d’autos, de la coupe Gordon Bennett. J’ai accepté et il en a paru très content. J’ai l’impression que j’enlève le pain de la bouche à un pauvre diable, mais…

– Mais cela ne vous empêche pas de dormir ! Je suis contente de voir que vous êtes très occupé. Peut-être aurez-vous à faire un compte rendu du jugement rendu contre Monsieur Steppe et de sa condamnation. Tout le monde dit qu’il va être traîné en justice.

Ronald Morelle resta impassible. Il fronça les sourcils et elle se souvint tout à coup que Steppe et Morelle étaient dans les mêmes affaires.

– Voyons Ronnie, c’est une simple plaisanterie ! Je reconnais qu’elle est de mauvais goût, mais vraiment vous êtes trop susceptible ! Je sais bien que dès qu’un homme a une situation très en vue, il est en butte aux pires calomnies.

– Steppe est un brave type, un peu rude, mais il a été à une dure école ! Je crois bien qu’il est à l’heure actuelle le plus grand financier d’Angleterre, peut-être même du monde entier.

Il aurait voulu détourner la conversation, mais elle lui posa encore une question.

– Sault ? Non, je ne le connais pas, je ne l’ai même jamais vu. Il travaille avec Moropulos, on l’emploie à toutes sortes de besognes… Je crois que c’est un métis. Quel toupet il a eu de venir chez vous ! Pourquoi ne l’avez-vous pas fait mettre à la porte ?

– Si vous le connaissiez-vous ne me poseriez pas une pareille question, répliqua-t-elle vivement.

– Je ne sais pas exactement quel est son rôle. Je crois que Steppe l’apprécie beaucoup. Il a été décoré trois fois pour faits de guerre. Il était dans une ambulance du front et a relevé un grand nombre de blessés tombés entre les lignes. Il est vieux, n’est-ce pas ?

Beryl fit un signe de tête affirmatif.

– Quant à Moropulos il est bien différent de Sault. C’est un Grec. Steppe l’aime beaucoup et le trouve très intelligent.

L’opinion de Monsieur Steppe semblait indiscutable à Ronald Morelle :

– C’est un faux bonhomme. Il tremble devant Sault, sauf quand il a trop bu.

– Ronnie !

– Mais, Beryl, Moropulos boit comme un Polonais, tout le monde le sait. Il aime l’alcool sous toutes ses formes, surtout l’absinthe. Et quand il est ivre, il ne sait plus ce qu’il dit, ni ce qu’il fait. Il serait capable de dévoiler certaines choses qui, mal interprétées, pourraient le faire envoyer en prison, lui et bien d’autres avec lui. Steppe est bien entendu à l’abri de tout soupçon, ajouta-t-il précipitamment. Ambroise Sault est fort comme un cheval et lui seul vient à bout de Moropulos quand il est ivre.

– Et c’est tout ? Monsieur Sault ne fait pas autre chose que d’être le garde du corps de Moropulos ?

Ronald Morelle, excédé par ce sujet de conversation, bâillait.

– Excusez-moi, je bâille parce que je me suis couché très tard hier soir. Dites-moi, Beryl, il est très laid ce Sault, n’est-ce pas ?

Elle ne répondit pas. Elle était elle-même tout étonnée de se sentir attirée par cet homme. Elle était contente qu’il ait été décoré pendant la guerre et qu’il ait fait montre d’une telle bravoure… quant à la conduite de Ronnie pendant la guerre, elle aimait mieux ne pas y penser.

– J’aurais dû monter à cheval ce matin, dit Ronnie. Je n’espérais pas vous rencontrer aujourd’hui. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi je suis venu au parc. J’avais oublié que c’était fête. Comment va le docteur ? Bien ?

Elle fit signe que oui.

– Il avait l’air un peu nerveux, la dernière fois que je l’ai vu. Regardez, Beryl, voilà Steppe.

Une voiture venait de s’arrêter et s’était rangée le long de l’allée. Monsieur Steppe en descendit en souriant et leur fit signe de sa main gantée de blanc.

– Oh, Seigneur ! dit Beryl d’un air mélancolique. Pourquoi suis-je descendue de cheval ? J’aurais pu faire semblant de ne pas le reconnaître.

– Beryl, taisez-vous !

Ronnie semblait affolé. Beryl le regarda stupéfaite : ses manières, son attitude et le son même de sa voix changeaient en présence du financier.

Steppe acceptait cet hommage le plus naturellement du monde ; il lui fit un petit signe de tête protecteur et ne tint plus aucun compte de sa présence.

Beryl vit quel mince personnage il était pour le millionnaire.

Steppe avait une voix basse et profonde ; quelquefois, quand il était en colère elle devenait presque gutturale. Son grand-père, un boer, ne savait pas un mot d’anglais ; son père, le commandant Steppe était un homme intelligent et cultivé. Il avait été tué à Tugela Drift pendant la guerre, alors que Jan, le troisième de la lignée, était au collège en Angleterre.

– Oh, Beryl ! Quelle chance de vous rencontrer, lui dit Steppe. Je vais certainement manquer mon train, mais peu importe, je suis si heureux de vous revoir. Je voudrais bien ne pas être devenu si gros et si paresseux. Ces autos me rendent malade, hein ?

Beryl avait souvent demandé à son père pourquoi Monsieur Steppe ponctuait chacune de ses phrases d’une espèce de grognement. C’était un simple tic. Mais ce tic avait le don de terroriser ses interlocuteurs.

Grand, large d’épaules, avec des bras d’une longueur démesurée, il dominait la jeune fille. Il avait quelque chose de simiesque, presque d’obscène.

– Asseyez-vous, lui dit-il d’un ton autoritaire. Je ne vous ai pas vue depuis vendredi. Le docteur est venu chez moi hier matin, je l’ai trouvé bien agité. Est-il souffrant ?

– Mais non, il va très bien. Il a toujours été un peu nerveux.

Steppe acquiesça. Il était assis à côté d’elle et Ronald était resté debout devant eux.

– Asseyez-vous, Ronnie, lui dit-elle en lui montrant une chaise, près d’elle.

– Non, merci, répondit-il d’un air embarrassé, comme un élève en présence de son maître.

– Asseyez-vous donc ! grogna Steppe, et, à la grande stupéfaction de la jeune fille, il obéit instantanément. Steppe ne lui adressa plus la parole et Ronnie semblait trouver toute naturelle cette attitude à son égard. Il resta silencieux et ne fit pas le moindre effort pour se mêler à la conversation.

Tout à coup Steppe tira sa montre.

– Diable ! dit-il, en se levant. J’ai manqué le train. Venez dîner chez moi la semaine prochaine, Beryl. Je prendrai date avec le docteur.

Elle répondit qu’elle acceptait avec le plus grand plaisir. Elle aussi se sentait dominée par cet homme.

– Vous avez vu Sault ? Drôle de type, hein ? C’est quelqu’un.

– Je l’ai trouvé intéressant.

– C’est un homme ! dit Steppe.

Ses yeux brillèrent. Il jeta un coup d’œil méprisant sur Ronnie et s’en alla rapidement.

Stupéfaite de ce brusque départ, Beryl le suivait des yeux.

– Il est impressionnant, dit-elle en soupirant. Ce n’est pas un homme, c’est une pile électrique. Quand je lui ai serré la main, j’ai eu l’impression que j’allais me brûler ! Vous avez été bien silencieux, Ronnie ?

– Oui, répondit-il distraitement. Ce vieux Steppe, c’est une force de la nature. Comment savait-il que vous aviez vu Sault ?

– Papa a dû le lui dire. Ronnie, avez-vous peur de Steppe ?

Il rougit.

– Peur de Steppe, moi ? Pourquoi aurais-je peur de lui ? Il est… enfin je suis en relations d’affaires avec lui. C’est à lui que je dois d’être directeur des deux Sociétés qu’il a fondées. Je suis obligé de… comment pourrais-je vous le faire comprendre ? Enfin d’être poli avec lui. Il faut que je vous quitte, Beryl, il est tard et j’ai beaucoup à faire.

Il avait l’air embarrassé et elle ne lui posa plus d’autres questions. Mais elle avait souffert de le voir si petit garçon devant Steppe. Elle aurait donné sa vie pour pouvoir admirer et estimer Ronald Morelle comme elle respectait Ambroise Sault, ce vieillard à cheveux gris, que Steppe lui-même admirait.

Chapitre 4

– Les enfants, dit Madame Colebrook, tout en surveillant la marmite qui bouillait sur le feu, c’est une grande responsabilité… surtout dans ce quartier où il n’y a, pour ainsi dire que de la canaille.

« Ce Starker qui habite dans le haut de la rue, au 39, je crois, ou bien peut-être au 37 ; c’est la maison avant le ramoneur. Je pensais que c’était un brave type, il avait des géraniums à sa fenêtre et des canaris dans une cage. Un homme qui avait l’air bien tranquille ; à le voir on pensait qu’il n’aurait pas fait de mal à une mouche. Eh bien ! il a attrapé neuf mois de prison.

Ambroise Sault, assis sur une chaise de bois coincée entre la table de cuisine et le buffet, tapotait distraitement la table ; il approuva de la tête. L’air fatigué, les traits tendus, il semblait écouter avec intérêt…

– Evie me fait faire du mauvais sang… Elle s’assied là dans un coin et elle rêve. Oui, elle rêve… elle reste sans rien dire. Autrefois elle était toujours si gaie et si pleine d’entrain. Il y a des jours où je me demande si ce n’est pas à cause de son travail, à ce rayon de pharmacie, comme qui dirait attachée à la médecine. Elle doit en entendre des histoires extraordinaires… sur les maladies des gens, sur toutes sortes de choses. C’est démoralisant pour une jeune fille. Christiane dit qu’elle parle en dormant. S’agit sûrement pas d’un jeune homme, il viendrait la voir, je lui en ai parlé l’autre jour… je trouve que la meilleure amie d’une fille, c’est encore sa mère et tout ce qu’elle m’a dit, c’est « oh, maman, tais-toi ! ». Moi, dans mon jeune temps, jamais je n’aurais osé parler comme ça à ma mère, mais les filles ont changé. Elles veulent travailler au dehors, apprendre la comptabilité, la sténo, un tas d’autres bêtises. Moi, je suis entrée en service à seize ans, à vingt ans j’étais première femme de chambre. Mais essayez donc aujourd’hui de parler à une fille d’entrer en service ! Elle vous rira au nez.

Un silence suivit, que Sault trouva de son devoir de rompre.

– En effet. La vie est dure pour les femmes, même pour les plus favorisées d’entre elles. J’ai peine à les blâmer, quand je les vois chercher par tous les moyens à être heureuses.

– Heureuses ! dit Madame Colebrook avec mépris, tout en enlevant sa casserole du feu. Tout ça dépend de ce que vous appelez le bonheur. Je ne vois pas très bien le bonheur de rester debout dans un magasin plein de courants d’air, à additionner des chiffres et à timbrer des factures ! Et puis, que de tentations pour une jeune fille ! Elle voit un tas de gens…

– Il faut que je remonte dans ma chambre, madame Colebrook, j’ai à travailler.

– Quel travailleur vous faites ! dit avec admiration Madame Colebrook. Je vous appellerai dès que le dîner sera prêt.

– Puis-je entrer dire bonjour à Christiane ?

Il posait chaque soir la même question et recevait la même réponse.

– Mais, bien sûr ; vous n’avez pas besoin de le demander, monsieur Sault, elle sera ravie de vous voir.

Sault frappa à une porte et une voix joyeuse lui dit d’entrer.

C’était une petite chambre à deux lits. Le lit près de la fenêtre était occupée par une jeune fille, dont la pâleur était encore accentuée par une épaisse chevelure rousse. Au-dessus de sa tête, collée au mur, se trouvait une lampe à pétrole d’une forme et d’une luminosité rares. Elle était en train de lire et sa main blanche était posée sur le livre ouvert à ses côtés. Sault regarda la lampe, et en vérifia la flamme.

– Elle marche bien ?

– Admirablement bien, répondit-elle avec enthousiasme. Vous êtes un ange de me l’avoir faite. Jamais je ne me serais douté que vous en étiez capable. Maman n’ose pas y toucher, elle a peur d’une explosion.

– Non, soyez tranquille – il secoua la tête – ces lampes à pétrole ne sont pas dangereuses du tout, si on sait les manier. Faites-la mettre dehors chaque matin, je vous la remplirai. Eh bien, Christiane, où avez-vous été aujourd’hui ?

Elle sourit et son sourire découvrit des dents très blanches.

– En Étrurie, dit-elle avec solennité. C’est un pays qui était déjà vieux quand Rome naissait à peine. J’y ai fait un voyage d’exploration. Nous avons pris l’avion à Croydon et nous avons passé la nuit à Paris. Mon fiancé, un marquis français, nous a reçus chez lui, avenue Kléber. Le lendemain matin, nous sommes partis pour Rome par train spécial. J’ai visité le Colisée et j’ai vu les temples et les ruines. Le second jour, j’ai été à Saint-Pierre et au Vatican où j’ai vu le pape. Ensuite, nous avons visité à Volsini et Tarquini de très beaux tombeaux pleins de choses admirables : des plats, des amphores, des vases étrusques. Ils ont dû valoir des millions ! C’est là que nous avons rencontré un magicien. Il vivait dans une vieille maison sur le versant de la colline ; il avait un troupeau de chèvres et nous a donné du lait. C’était du lait enchanté car, à peine en avions-nous bu, que nous nous sommes trouvés tout à coup au milieu d’une grande ville bâtie en marbre et remplie d’une foule élégante. Les rues étaient encombrées de riches chariots traînés par de petits chevaux. Ces chariots brillaient comme de l’or et étaient couverts de dessins représentant des chasses au lion et toutes sortes de scènes admirables. Et les jardins ! Des fleurs de toutes les espèces ! des héliotropes, des roses, de grands lys blancs ; les murs de ces grandes maisons de marbre étaient couverts de glycines…

– L’Étrurie ? répéta Sault d’un air pensif. Plus vieille que Rome, c’est vrai : il a dû y avoir d’autres peuples avant les Romains.

Les yeux de Christiane étaient fixés sur lui et brillaient de joie.

– Bien entendu, je vous ai déjà raconté mon beau voyage en Chine ? Quand j’ai vu la jolie maîtresse de Yang-Kuei-Fee ? Et comment j’ai été étranglée par l’eunuque ? C’était bien avant la fondation de Rome ; la Chine existait déjà depuis deux mille ans.

– Je me le rappelle. Vous aviez déjà été en Chine.

Ses yeux tombèrent sur le livre. Il le prit et en tourna les pages, ces pages qui pour lui étaient mystérieuses.

– C’est un livre sur l’Étrurie, dit-elle. Il vient de la bibliothèque. Il y a une bibliothèque dans le magasin où travaille Evie. L’avez-vous vue ces jours-ci ?

– Pas depuis des semaines. En général, quand elle rentre, je suis toujours dans ma chambre.

Christiane fronça les sourcils. La pauvre infirme venait de sortir du monde enchanté où elle se plaisait et elle était retombée dans la triste réalité.

– Evie a beaucoup changé, dit-elle ; elle est plus calme. Elle prend de plus en plus soin de sa toilette. Ne croyez pas qu’elle s’habille d’une façon voyante, non, elle a toujours eu beaucoup de goût, elle aime surtout avoir du joli linge. Toutes les jeunes filles aiment le beau linge. Elles vivent dans la crainte perpétuelle d’être renversées par une voiture, transportées à l’hôpital le jour où elles auront mis leur plus vieille chemise ! Evie se fait faire toutes sortes de choses. On dirait qu’elle prépare son trousseau. Ne vous a-t-elle jamais parlé de « Ronnie » ?

– Non, elle ne m’adresse jamais la parole, dit Ambroise.

– Vous ne connaissez personne qui s’appelle Ronnie ?

Il avoua son ignorance. Ce nom ne lui disait rien.

– Elle parle dans son sommeil, continua lentement Christiane, et elle a prononcé ce nom-là plusieurs fois ; je ne l’ai pas dit à maman, à quoi bon ? « Ronnie », c’est certainement le nom de l’homme auquel elle pense sans cesse. Elle doit être amoureuse de lui. Et c’est certainement quelqu’un de riche, car une fois, dans son sommeil, elle a dit : « Ronnie, emmenez-moi dans votre voiture ».

Sault gardait le silence.

– Il n’y a qu’une seule chose qui puisse arriver, et cela briserait le cœur de maman. Maman a des idées très étroites. Je serais comme elle si je n’avais pas parcouru le monde.

– Que vouliez-vous me dire, à propos d’Evie ?

– Je crois qu’un soir, elle viendra près de moi et me dira qu’elle a un gros chagrin. Et alors il faudra que j’arrive à convaincre maman qu’il vaut encore mieux venir au monde illégitime que de ne pas venir au monde du tout.

– Grands Dieux ! s’écria Ambroise bouleversé, mais, ce n’est peut-être… qu’une simple amitié.

– Des blagues ! répondit Christiane avec amertume. Une simple amitié entre un jeune homme riche et une jolie fille pauvre ! Oui, je sais ce que c’est. Evie est une brave fille et a de bons principes. Quelquefois, je la choque profondément. J’aimerais mieux qu’elle ait des idées plus larges. Il faut avoir une cervelle d’oiseau pour ne pas comprendre les faiblesses humaines. Celle qui rougit facilement tombe aussi facilement. J’aurais tant voulu qu’Evie soit moins jolie ! Et elle est si gentille, Ambroise. Elle a de grands projets, elle voudrait m’emmener dans un pays chaud où le soleil qui brillerait toute l’année me guérirait de mes infirmités. Pauvre chérie, il vaudrait mieux qu’elle songe au danger qu’elle court elle-même.

– Ronald Morelle, dit tout à coup Ambroise, impossible que ce soit lui !

– Qui est Ronald Morelle ?

– C’est le seul Ronald que je connaisse. On plutôt non, je ne le connais pas. Il est l’ami d’un de mes amis.

– Est-il riche ? Où habite-t-il ?

– Près de Knightsbridge.

Christiane sifflota.

– Le magasin où va Evie est à Knightsbridge !

Ce soir-là, à sept heures, Evie Colebrook rentra chez elle et, comme elle embrassait sa sœur, celle-ci la regarda fixement et lui dit :

– Evie, tu as pleuré ?

Evie détourna brusquement la tête et commença à se déshabiller.

– Je… Je me suis foulé la cheville… j’ai glissé. C’est un peu bête d’avoir pleuré pour ça !

Christiane la regarda attentivement pendant qu’elle se déshabillait.

– Tu n’as pas fait ta prière, Evie.

– Zut pour ma prière !

Elle avait des sanglots dans la voix.

– Éteins la lampe, Christiane je suis horriblement fatiguée.

Christiane commença à éteindre la lampe, mais elle ne l’éteignit pas complètement tout de suite.

– Monsieur Sault me parlait ce soir de gens qu’il connaît, dit-elle d’un air indifférent. N’as-tu jamais entendu parler d’un certain Ronald Morelle ?

Pas de réponse, puis :

– Bonne nuit, Christiane !