Le chant des Aquadèmes - Tome 2 - Jean Lavie - E-Book

Le chant des Aquadèmes - Tome 2 E-Book

Jean Lavie

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Beschreibung

2049. À l’appel du chant d’Orphée, des millions d’humains se sont unis aux Aquadèmes, ces êtres qui depuis des siècles vivaient à l’intérieur des ponts à l’insu de tous, devenant ainsi des Orphéons dotés d’une longévité exceptionnelle.
Enviés par certains, ces Hybrides sont violemment rejetés par d’autres à l’instar de Monseigneur Dombrowski, maître absolu de l’état théocratique du Poland, orchestrant une croisade impitoyable contre ces Orphéons impies et les êtres des ponts.

Thomas et ses proches, réfugiés dans une oasis aux confins de la Mongolie, réussiront-ils à résister à la violence déchaînée par le prélat et à protéger les reliques recelant le mystère de l’origine des Aquadèmes ?


À PROPOS DE L'AUTEUR

Après « Le Chant des Aquadèmes », Jean Lavie nous propose de retrouver ici ce peuple des ponts dont l’histoire a basculé dans un univers violent et interrogateur, faisant écho à notre vingt et unième siècle. Ce livre est un hommage à tous ceux, de plus en plus nombreux, qui se battent pour l’acceptation de la différence et qui rêvent d’un monde plus ouvert et plus empathique.

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Le chant des Aquadèmes

2. Les Orphéons

La Compagnie Littéraire

Catégorie : Fantastique

www.compagnie-litteraire.com

Pour Nadine mon épouse, et à nos enfants.

Le pont des supplices

« Longtemps j’ai surtout connu des humains leur cruauté envers leurs semblables. Il faut dire que le pont dans lequel je vins à la conscience et vécus durant de longs siècles n’était pas n’importe quel pont. Bien entendu, en ce temps-là je ne le savais pas. 

Comme toutes mes sœurs et tous mes frères des ponts, mon origine demeure un mystère. On ne peut pas réellement dire que je suis née. Lorsque le pont fut terminé, si j’en crois les historiens ce devait être à la fin du treizième siècle humain, j’étais là, c’est tout. Entre ma mémoire personnelle, intime, et celles des corps des femmes que j’ai successivement habités les souvenirs parfois se confondent et il me faut faire alors un tri ardu.

Je dirais que mes premiers vrais souvenirs remontent au début des années treize cent. Les humains de la cité, qui à cette époque parlaient une langue germanique, avaient baptisé ce pont « Shinderbrücke », le pont des supplices.

Depuis mon antre, nichée à la base d’une des piles en bois de l’ouvrage, j’observais les mœurs des habitants de cette ville. Je n’ai pas la moindre idée de la façon dont fonctionne ma mémoire aquadème. Ce que je sais, c’est que de la moisson abondante des souvenirs archaïques qui ressurgissent, ce sont les plus cruels et les plus violents qui émergent spontanément. 

Durant plusieurs siècles, blottie dans un pont, au cœur de la cité, vous avez le temps d’observer le pire, rarement le meilleur. 

Les carnets d’Elsa – (Mémoires d’une Aquadème).

PREMIÈRE PARTIE - LA GUERRE DES PONTS

Le Poland

La lourde croix pectorale en argent, incrustée de quelques rubis flamboyants, se balance sur la soutane écarlate, au rythme des pas saccadés et nerveux du prélat. Monseigneur Dombrowski, archevêque de Cracovie et maître incontesté de l’État théocratique du Poland s’impatiente dans l’attente de son entrevue avec son directeur de la Doctrine et de la Foi. 

Son regard incisif et perçant se pose sur l’homme qui vient d’entrer.

En costume noir dont le seul agrément consiste en une petite croix en or épinglée au revers, ce dernier s’incline respectueusement devant le prélat pour baiser l’anneau qu’il lui tend.

—Relevez-vous D’Ambrosio, bienvenue au palais de la vraie foi, comment vous portez-vous depuis notre dernière entrevue?

—Comme un combattant obstiné au service de la véritable Église, Monseigneur.

—Bien, bien, j’ai une mission à vous confier.

—Je suis à votre disposition.

L’archevêque s’empare d’une petite mallette noire posée sur un guéridon ouvragé au plateau couvert de marbre rose, qu’il tend à son directeur de la Doctrine.

—Tout est là. 

—Dois-je emmener des « frères » avec moi?

—Surtout pas. Je veux une discrétion absolue et aucune espèce de violence.

D’Ambrosio paraît contrarié, mais se contente de questionner.

—Et où dois-je me rendre?

—En Écosse. Votre avion part ce soir. Allez dans la paix du Christ.

—Merci Monseigneur.

Demeuré seul, l’archevêque regarde par la large fenêtre de l’immense salle s’éloigner l’homme à qui il vient, presque à regret, de confier une mission requérant finesse et ruse. Il n’est pas tout à fait certain d’avoir choisi la bonne personne tant D’Ambrosio fait parfois preuve de violence et d’impulsivité, mais il n’a guère d’autres possibilités. Le nombre de fidèles sûrs et dévoués à la cause de la véritable Église est restreint et il ne s’agit pas de disperser les forces qu’il a déjà eu tant de mal à rassembler. 

Non sans difficulté, il a uni sous sa bannière quelques millions de croyants, les fédérant en un État autoritaire placé sous sa coupe, un des rares pays, peut-être le seul songe-t-il, à s’être débarrassé des Hybrides et des Aquadèmes.

Il n’a aucunement l’intention de s’en tenir là. La menace que ces démons font peser sur l’humanité et le monde doit être éradiquée. Pour y parvenir, il tisse sa toile, étendant son réseau jour après jour un peu partout sur la planète. L’argent, la force de conviction, le fanatisme de certains hommes triés sur le volet, ont permis de recruter des agents qui, le jour J, pourront passer à l’action.

À l’instar d’Urbain II et plus encore de Bernard de Clairvaux, il se sait investi d’une mission divine. Sa croisade n’est pas dirigée contre les Sarrazins ni contre les Albigeois, mais contre ceux qu’il considère comme les ennemis de genre humain. Il a su établir des contacts avec certains dignitaires d’autres religions, en particulier, des juifs orthodoxes, des évangélistes américains et certains dignitaires musulmans.

Des liens encourageants ont été noués avec quelques membres du parti communiste chinois et des nationalistes russes. Aux États-Unis, les Survivalistes et le mouvement « Human first » ont discrètement fait savoir qu’ils étaient disposés à entrer en action. 

C’est hélas beaucoup plus compliqué en Europe occidentale. La France, l’Allemagne et l’Italie font preuve d’une tolérance criminelle envers les Orphéons et leurs âmes damnées d’Aquadèmes. La situation en Angleterre est pour le prélat encore plus horrifique. Non seulement les Orphéons y sont les bienvenus, mais l’influence du mouvement pour l’égalité de toutes les espèces pensantes (Aquadèmes, humains et animaux) sous l’égide de ce fou de Jack Johnson ne cesse de croître. 

Monseigneur Dombrowski sait également qu’il ne peut pas espérer un grand soutien de la plupart des pays asiatiques hormis la Chine. L’Inde a été le premier État du monde à reconnaître l’existence des Aquadèmes et à donner aux Orphéons un statut privilégié qui les assimile de facto à des brahmanes. La Thaïlande, la Birmanie et le Cambodge, entre autres, ont accueilli avec enthousiasme ces êtres maléfiques.

Mais les obstacles qui se dressent devant lui ne découragent en rien le prélat.

Les vrais croyants doivent réussir même si pour cela il faut verser le sang. Encore quelques jours, et il lancera sa croisade, « De bello pontium ».

La mission

Dans l’ATR 32 ultra silencieux qui le conduit d’Édimbourg à Sumburgh, D’Ambrosio ouvre une nouvelle fois l’enveloppe marron que lui a confiée son supérieur.

Incrédule à la première lecture, il comprend mieux à présent ce que souhaite le prélat. Ce n’est pas une mission facile, mais en cas de réussite le retentissement médiatique risque d’être fort. Dans le combat mené contre les Aquadèmes et les Hybrides, rien ne doit être négligé et surtout pas l’arme psychologique. Si les informations contenues dans cette enveloppe sont exactes, si des preuves peuvent être apportées, alors le monde entier pourra voir jusqu’à quel degré de perversité l’ennemi peut aller.

« Encore faut-il les apporter ces preuves », songe-t-il.

Bien qu’il approche de la soixantaine, le temps n’a guère laissé de traces sur le visage et le corps de celui qui fut le directeur de la foi et l’éminence grise du pape Jean XXIV qu’il n’a pas hésité à faire assassiner avant qu’il ne succombe aux Séductions. Son entraînement quotidien aux méthodes de combat, sa frugalité et sa sobriété ont fait de lui un athlète accompli en même temps qu’un fanatique animé par la haine. Sa violence, son humeur sombre, l’absence de faiblesses apparentes chez cet homme froid et cuirassé de certitudes lui ont valu de nombreux ennemis au sein même de l’Église dont il se considère comme l’un des meilleurs boucliers et l’un des glaives les plus puissants. 

Tout en songeant au travail qui l’attend, D’Ambrosio, bercé par le doux ronflement des turbopropulseurs s’immerge dans ses souvenirs. Né au sein d’une famille calabraise peu gâtée par la chance, il n’a quasiment pas connu son père, ouvrier en bâtiment tombé du haut d’un échafaudage. Jusqu’à l’âge de treize ans, il a vécu pauvrement, seul avec sa mère à laquelle il vouait une véritable vénération. Catholique fervente, elle fit de lui un enfant à part, en marge de son époque. Alors que ses copains d’école se passionnaient pour les jeux vidéo et les photos de filles dénudées, lui lisait la bible, dévorait les ouvrages relatant les exploits des chevaliers teutoniques ou des Templiers, et rêvait d’une Église redevenue puissante et prestigieuse. Possédé par une foi brûlante et sans concessions il s’imaginait en nouveau saint Georges terrassant les perfides dragons qui selon les jours prenaient le visage de ses camarades tourmenteurs, du patron responsable de l’accident de son père ou de tous ceux qui critiquaient l’Église.

 Lorsqu’à peine adolescent sa mère mourut subitement, il n’hésita pas et prit le chemin de l’abbaye Santo Stefano del Bosco. Au maître abbé qui le reçut, il exprima son désir ardent de devenir prêtre. Ce dernier ne tergiversa pas longtemps. L’enfant avait des résultats scolaires corrects, il avait la foi. Que demander de plus en ces temps où les vocations devenaient si rares?

Au petit séminaire il devint un élève moyen, renfermé et souvent à l’écart. Les questions théologiques ne l’intéressaient guère. Il détestait le doute et les remises en question perpétuelles.

Sa foi était simple et intense et servait d’exutoire à sa violence intérieure et à une ambition sans bornes. Il gravit rapidement les échelons de l’Église, en comprenant très vite ses rouages complexes et sachant se rendre indispensable à ses supérieurs. C’est ainsi qu’il devint l’éminence grise du pape Jean XXIV. Durant dix ans il lui fut loyal et dévoué. Il l’avait conseillé dans la lutte sans concessions que le souverain pontife avait en partie grâce à lui enfin menée à son terme. Usant de tous les moyens y compris les plus douteux tels que le chantage et la délation, D’Ambrosio avait contribué à éradiquer le cancer qui rongeait son Église. Il en retirait une fierté qu’il jugeait légitime bien que ses motivations ne soient pas les mêmes que celles du pape. Quand pour ce dernier il s’agissait de lutter contre des perversions criminelles, D’Ambrosio ne voyait que les scandales à répétition qui entamaient dangereusement le prestige et la puissance de son Église. 

Il savourait à peine sa victoire quand il eut vent par un de ses agents de l’existence d’un mystérieux peuple des ponts. N’y prêtant guère attention dans un premier temps, force lui fut de constater que ce qu’il avait pris pour des ragots ou d’anciennes légendes sans fondement existait bel et bien. Il envoya plusieurs de ses agents à la recherche du parchemin remis à Thomas et ils en ramenèrent deux des copies rédigées sur l’ordre de Guillaume de Beaujeu, vingt et unième maître de l’Ordre du Temple. 

L’existence de ces Aquadèmes lui apparut comme un danger mortel pour son Église. Que ces êtres puissent utiliser les corps d’humains décédés constituait pour lui une horreur satanique. Que des humains souhaitent s’unir à ces démons pour vivre plus longtemps, voire éternellement, une abomination. Il n’eut de cesse d’avertir Jean XXIV des dangers que représentaient les Aquadèmes et ce moine, hérétique et possédé par Satan, Thomas, qui s’était uni à l’une de ces méphistophéliques créatures et vivait depuis plus de sept siècles. 

À plusieurs reprises il proposa au pape d’éliminer ce Thomas qui menaçait l’existence même de l’Église. Mais Jean XXIV ne l’écouta pas. Au début D’Ambrosio pensa que le souverain pontife ne prenait pas la menace au sérieux et lui fournit preuve sur preuve. Cependant il constata que son supérieur ne cessait de tergiverser, d’éviter autant que possible la question et le doute s’instilla dans l’esprit de son ombrageux délégué aux « basses œuvres » au point qu’il fit espionner le pontife. Il comprit alors que Jean allait trahir. Non seulement il n’avait pas l’intention de donner l’ordre de se débarrasser de Thomas, mais il l’avait secrètement rencontré. Lorsqu’il apprit que le pape se préparait lui-même à une union abominable avec une de ces créatures, D’Ambrosio n’hésita pas une seconde à le faire assassiner. Le garde suisse qu’il avait très chèrement soudoyé pour accomplir ce travail succomba d’une crise cardiaque bienvenue quelques heures après son crime.

Là encore il n’eut pas le temps de savourer sa victoire. La folie s’était déversée sur le monde et l’avait bouleversé de fond en comble.

Le choc de l’atterrissage le tire brusquement de sa rêverie.

Une heure plus tard, au volant de la Ford électrique qui lui a été réservée, il fonce en direction du petit port aux ferries de Lerwick pour prendre le premier bateau pour l’île de Bressay.

Londres

« Je ne pouvais plus mentir, donc j’ai commencé à appeler mon chien Dieu »

Assis sur un simple fauteuil d’osier au cœur de son immense bureau au dix-neuvième étage du Ghorkin, Jack Johnson regarde une fois encore l’extrait du chant du poète Vishnouite Toukaram. Cela fait longtemps qu’il a fait graver sur un bois précieux la citation hindouiste qui résume l’essentiel de ce à quoi il a voué son existence et qui constitue le moteur de son combat.

« Je ne pouvais plus mentir donc j’ai commencé à appeler mon chien ‘‘Dieu’’. D’abord, il m’a regardé, embarrassé! Alors il a commencé à me sourire, alors il a même dansé! Je l’ai gardé auprès de moi : maintenant il ne me mord même plus! Je me demande si cela pourrait marcher avec les gens ». 

Tout avait commencé vingt ans auparavant, avant le Grand Bouleversement. En rupture avec sa famille riche et conservatrice, le jeune Jack avait entrepris un long voyage en Asie. Ses pérégrinations l’avaient conduit en Inde, jusqu’à Ranakpur. Dans cette petite cité du Rajasthan nichée au sein des montagnes Aravalli, au cœur du lieu saint des jaïns, il était demeuré là plusieurs mois, vivant dans une masure misérable à proximité du temple. D’abord intrigué puis fasciné par la religion et la philosophie jaïnistes dont il ignorait jusqu’alors ne serait-ce que le nom, il décida d’arrêter là son voyage le transformant ainsi en séjour initiatique. 

Son esprit idéaliste en quête d’absolu fut subjugué par le respect total des jaïns envers les animaux. Non seulement ces derniers ne mangeaient aucune chair animale, ni œufs ni miel, mais ils bannissaient l’usage de vêtements en soie ou en cuir, obtenus par la mise à mort d’animaux. Certains proscrivaient même la consommation de plantes avec des racines, car les arracher aurait pu tuer des vers de terre et la plante entière. Leur non-violence s’étendait à toute forme de vie y compris végétale. 

Il apprit également que les jaïns croyaient qu’il existait deux sortes d’âmes : les âmes libérées de toutes attaches corporelles ou passionnelles, les Tîrthankara ou « faiseurs de ponts », et les âmes prisonnières de la transmigration, enfermées dans les corps humains, animaux, végétaux ou autres êtres vivants. Jack se rendit compte qu’au-delà des jaïns, le monde hindou en général n’établissait pas de différence nette entre l’homme et l’animal; les animaux possèdent le sourire, le rire et les pleurs.

Il lui aurait fallu une vie entière pour pénétrer tous les arcanes de la philosophie jaïniste et Jack trouva ses limites, ne retenant et n’absorbant que ce qu’il comprenait de cette religion si particulière. Il avait ainsi fait siennes deux des vertus essentielles aux jaïns : la maitrî, l’amitié pour tous les êtres vivants et la kârunya, la compassion pour les créatures malheureuses.

De l’abstention de consommer les trois M, il n’en avait conservé que deux. La mâmsa, (ne pas manger de viande, ou de chair de toutes les créatures), et la mahdu qui lui interdisait de consommer le miel. D’emblée il avait écarté la madya, le refus de boire du vin, la jugeant inatteignable. 

De retour en Angleterre deux ans plus tard, il savait à quoi il allait consacrer le reste de son existence. Nous étions en 2028, un an avant le Grand Bouleversement. Dans son pays, le véganisme s’était déjà bien implanté et plusieurs millions de ses compatriotes en observaient les préceptes. Mais la vision de Jack allait bien plus loin qu’un simple « Way of life » à la mode. Le décès inopiné de ses parents dans un accident d’hélicoptère le laissa à la tête d’une des plus grandes fortunes du pays. Il comptait bien s’en servir pour faire avancer sa cause. C’est alors que le Grand Bouleversement eut lieu. À Londres comme un peu partout dans le Monde, des milliers de ponts aux couleurs de jade, d’émeraude ou de saphir apparurent soudainement, tandis que retentissait venu d’on ne sait où le chant d’Orphée. On vit alors des milliers d’humains s’immerger à proximité de ces mystérieux ouvrages ou sous d’autres ponts plus anciens. Il se promenait sur les bords de la Tamise quand il entendit le chant : « Aspire à la pérennité… » Sans la moindre hésitation, il s’immergea à quelques pas du pont le plus proche pour fusionner avec sa séductrice aquadème et devenir un de ceux qu’un peu plus tard on appellerait les Orphéons.

Bien vite, Jack Johnson estima que la cause animale se confondait avec la défense des Aquadèmes et des Orphéons. Dans les cahiers antispécistes dont il était le rédacteur en chef, on vit paraître de plus en plus d’articles réclamant les mêmes droits pour les animaux, les Aquadèmes et les Hybrides. 

L’écran de son téléphone portable s’éclaire en même temps que retentit une sonnerie familière et que le nom de Peter s’affiche sur l’écran.

—Bonjour, mon ami.

—Bonjour Jack.

—Alors où en es-tu?

—Nous avons franchi le premier obstacle.

—Tu veux dire qu’il est arrivé?

—Oui, à partir de maintenant il va falloir patienter.

—Penses-tu réellement que cela puisse fonctionner?

—Je le crois, rien n’est certain.

—Peter?

—Oui Jack?

—Fais très attention, c’est dangereux.

L’île de Bressay

Trois nuits d’affilée, il est discrètement sorti de la petite auberge où une chambre lui avait été réservée, pour se diriger vers la rivière à deux kilomètres de là. Lorsque Mgr Dombrowski lui avait annoncé l’Écosse, il s’était imaginé en mission à Glasgow ou Édimbourg, mais c’est dans les Shetlands que son supérieur l’avait envoyé, à Bressay plus précisément, sur une île de quelques centaines d’habitants qualifiés instantanément de bouseux par l’émissaire de l’archevêque. Trois nuits qu’habillé d’une parka verte, d’un pantalon de chasseur, la tête couverte d’une capuche de même couleur, chaussé de bottes en caoutchouc, il observe à l’aide de ses puissantes jumelles infrarouges un vieux pont de pierre situé à quelques centaines de mètres de son poste d’observation sur la berge boueuse de la rivière. Pour ne pas attirer l’attention, il a fait croire au village par l’intermédiaire de l’aubergiste qu’il était ornithologue, spécialiste des « vanellinae », couverture plausible dans une île sur laquelle les oiseaux sont beaucoup plus nombreux que les hommes.

Assis dans l’herbe, les yeux rivés aux oculaires, il surveille le pont, laissant de temps à autre glisser son champ de vision vers l’aval ou l’amont du petit édifice. « Autrefois, songe-t-il, je pouvais regarder un pont sans ressentir ce mélange de crainte et de haine. Ils n’étaient pour moi que des constructions utiles, de simples infrastructures de transport. Aujourd’hui je sais qu’ils abritent des créatures sataniques, un danger de mort pour l’humanité. Si Dombrowski a raison, nous allons leur porter un coup d’importance. Mais pour le moment, il ne se passe strictement rien ». 

D’Ambrosio a l’impression de connaître chaque centimètre carré de l’ouvrage qu’il surveille. Les arches de plein cintre de faible ouverture sont formées d’une double rangée de claveaux longs et étroits qu’il s’amuse à compter pour tuer le temps. Elles s’appuient sur des piles rectangulaires équipées sur leur face amont de plein cintre d’un avant-bec triangulaire destiné à les préserver des courants violents. Ce sont eux qui ont le plus souffert des ans et des crues. Les restaurations de bric et de broc témoignent des dégâts subis et des sacrifices endurés par ceux qui sont aux avant-postes. D’Ambrosio dans la rêverie de cette nuit qui ne finit pas, s’imagine devenir un de ces blocs de pierre triangulaires, protégeant au péril de sa vie le reste de l’édifice.

Un craquement léger venu de sa gauche le met aussitôt sur le qui-vive. Il jette un bref coup d’œil dans la direction dont est provenu ce qui ressemble au son d’une branche qui casse, mais braque à nouveau ses jumelles en direction du pont jugeant stupide la possibilité de rater sa mission en raison d’un bruit causé selon toute vraisemblance par un quelconque animal. 

Vers cinq heures, alors que l’aube pointe à travers la brume humide et froide qui s’élève au-dessus de la rivière qui serpente au milieu des prairies, les doigts engourdis d’avoir tenu ses jumelles durant des heures, il les range dans son sac à dos, jette un dernier regard en direction du pont sous lequel coule l’eau grise de la « Trout’river » et se prépare à rentrer. « Encore une nuit pour rien », songe-t-il.

Fatigué, contrarié, il va pour prendre le chemin en direction de l’auberge, mais change brusquement d’avis et se dirige vers l’endroit d’où, estime-t-il, est provenu le bruit qu’il a entendu tout à l’heure. En bon pisteur, il n’a aucun mal à constater qu’à environ dix mètres de son poste d’observation l’herbe de la berge a été piétinée, tassée, comme si quelqu’un s’était assis là. Cela pourrait être un gros animal, mais il n’y croit pas beaucoup. D’Ambrosio est perplexe et vaguement inquiet. Tout en continuant d’examiner minutieusement la rive, il échafaude plusieurs hypothèses. La plus probable, pense-t-il, est la présence d’un chasseur ou d’un naturaliste. Il cherche à s’en convaincre, mais sans succès.

« Se pourrait-il que je sois moi-même surveillé ? Et par qui? Aurait-on eu vent de ma mission? Et dans ce cas qui? Les Orphéons? Les Aquadèmes? Des sbires de ce fou de Johnson? Quelqu’un d’autre? »

Ne trouvant rien de plus sur la berge déserte, il prend le sentier qui le conduit vers la petite maison perdue dans le brouillard qui fait office d’auberge. Un quart d’heure plus tard, il pénètre dans la petite salle au plafond bas dans laquelle règne une douce chaleur qui le revigore aussitôt. 

Tout en savourant les œufs, le bacon, les champignons et la galette de pommes de terre qui constituent le petit-déjeuner copieux que l’aubergiste maussade, visiblement mal réveillé, lui a servi, il regarde rapidement le seul autre client attablé en cette heure matinale. La quarantaine, blond, grand, à l’allure sportive, il consulte un ordinateur de dernière génération posé devant lui. Il porte un pull en cachemire gris qui, constate D’Ambrosio, tranche nettement avec ses chaussures de marche maculées d’herbe et de boue.

« Funeral bridge »

Le cortège s’est arrêté le long de la Moselle à proximité du pont romain de Trèves, le plus ancien pont d’Allemagne. Les premières piles de l’ouvrage ont été érigées alors que l’empereur Antonin le Pieux faisait régner la Pax Romana, une période faste et pacifique comme en connaîtront peu les siècles suivants. Elles sont en basalte et en pierre bleue, reposant sur le fond de la rivière grâce à un batardeau confectionné de planches calfatées. Des avant-becs en pointe saillent vers l’amont pour mieux diviser les flux aquatiques lors des crues et briser les glaces lors des débâcles.

Tout cela, la vingtaine de personnes qui accompagnent sur la berge les quatre porteurs l’ignorent. Ce n’est pas pour l’architecture et l’histoire du pont qu’ils sont ici, mais pour les êtres qui le peuplent. Le défunt que l’on transporte lentement, difficilement et avec précautions, dans son cercueil lesté de pierres, a choisi d’être immergé sous les eaux noires de la Moselle afin que son corps soit récupéré par les Aquadèmes. Sa famille respecte son choix. Ainsi les souvenirs de celui qui fut Andréas Kauffmann ne seront pas définitivement perdus. Un Aquadème de temps à autre viendra habiter son corps et pourra, à condition que ces derniers le désirent, rendre visite aux membres de sa famille.

Ainsi, aux côtés de l’inhumation et de la crémation dont les origines se perdent dans la nuit des temps était apparue depuis une dizaine d’années une nouvelle façon de prendre soin des corps des défunts, les offrant au peuple des Ponts. Cela ne concernait que les corps utilisables, ni trop âgés, ni trop abîmés par la maladie ou l’accident. Selon les lieux, on nommait cette nouvelle cérémonie « aquadèmisation » ou plus fréquemment « funeral bridge ». 

Dans les pays où elles étaient légales, les « funeral bridge » rencontraient un grand succès. Les proches du défunt avaient ainsi le sentiment qu’une part de celle ou de celui qu’ils avaient aimé demeurerait encore longtemps présente. Quant aux Aquadèmes, ils avaient accueilli cette pratique avec empathie et bienveillance même si, depuis les Séductions et le Grand Bouleversement, la quête de véhicules corporels avait perdu de son acuité. 

Après s’être recueillis, les proches du défunt regardent le cercueil descendre doucement vers les eaux sombres de la Moselle où il sera immergé.

La veuve d’Andréas sait que si elle en éprouve le désir ou le courage elle pourra retrouver de temps à autre le corps de son époux…

Dans l’État du Poland, les « funeral bridge » sont passibles d’excommunication, d’ostracisation ou de réclusion à perpétuité.

Dirigeant son État d’une poigne implacable, Monseigneur Dombrowski a éradiqué sans faiblesse cette pratique qu’il qualifie d’hérétique, diabolique et contre nature. Tous les ponts de son petit État sont gardés jour et nuit par la milice de la Foi Véritable. Ceux qui se sont avérés trop compliqués à surveiller ont été dynamités. Pour ne pas trop entraver la circulation, plusieurs centaines de passages souterrains ont été creusés sous les rivières et les canaux transformant les villes du Poland en un gruyère inélégant. 

Il se souvient avec délectation de ces centaines d’Orphéons, ces Hybrides bâtards engendrés lors des Séductions, pris au piège. Ne pouvant se ressourcer en s’immergeant sous un pont, ils avaient péri ou s’étaient enfuis quand ils le pouvaient au-delà des frontières de l’État.

C’était plus compliqué pour les Aquadèmes. Ne pouvant se résoudre à dynamiter tous les ponts comme le préconisait son directeur de la Doctrine et de la Foi, le théocrate du Poland avait estimé que faute de pouvoir emprunter des véhicules corporels, les habitants des ponts finiraient par fuir le Poland, ce qu’apparemment ils avaient fait.

Tout en méditant sur ce passé récent, Monseigneur Dombrowski ne se sent pas pleinement satisfait. Certes, il a, grâce à ses fidèles et à la milice confiée à D’Ambrosio, réussi à constituer un État de quelques millions d’habitants sans Hybrides, mais à son grand regret, la voie qu’il a tracée n’a guère suscité d’émules.

Après le Grand Bouleversement et les Séductions, une immense recomposition du monde avait eu lieu en très peu d’années. Le reste de la Pologne dont s’était détaché le Poland, bien qu’encore imprégné du catholicisme avait toléré les Hybrides.

Dans la nouvelle mosaïque des États du monde, on trouvait des pays hostiles aux Orphéons et d’autres qui les toléraient ou les protégeaient. Même si certains gouvernements se déclaraient opposés aux Orphéons, très peu s’étaient montrés aussi radicaux que le maître du Poland. Sauf peut-être ce califat des Purs, minuscule État coincé entre l’ancien Iran et l’Afghanistan dont on ne savait à peu près rien sinon qu’y pénétrer était puni de mort. 

Le Schandkorb

« Ils ont installé l’homme dans une sorte de grand panier tressé. À l’aide d’une sorte de treuil en bois, les hommes font glisser le panier suspendu à une corde et le maintiennent à deux pas de l’eau. Sur le pont et le long des berges, les gens sont nombreux. Beaucoup sont venus en famille, heureux de montrer à leurs épouses ou à leurs enfants un spectacle qui promet d’être drôle. Le condamné est un très jeune homme, d’environ une quinzaine d’années, accusé d’avoir dérobé les poutres d’un pont voisin. Les insultes, les moqueries et de temps à autre un fruit pourri, pleuvent sur le garçon effrayé. 

C’est une belle journée de printemps et le panier s’approche encore un peu plus de l’eau.

Mais il ne s’agit pas d’une simple baignade. À cet endroit débouche le fossé évacuant les déchets des grandes boucheries installées sur la rive. Les trois hommes ont lâché la corde, plongeant le garçon dans un cloaque de déchets sanguinolents et d’excréments, ce qui déclenche les rires et les applaudissements de la foule ravie de le voir se débattre recouvert de morceaux de chair et de boyaux puants. Ne sachant pas nager, il s’enfonce plusieurs fois totalement sous l’eau.

Ce n’est pas un condamné à mort. Sur la berge, plusieurs hommes lui tendent des perches de bois pour qu’il puisse regagner la rive. Les badauds les plus proches s’éloignent rapidement en se pinçant le nez tandis qu’une dernière fois la foule exprime sa joie, noyant sous les quolibets les plus grossiers le voleur recouvert de déjections qui s’enfuit en courant dans les rues voisines laissant derrière lui une traînée puante et brunâtre ».

Les carnets d’Elsa – (Mémoires d’une Aquadème).

L’attentat

Dans un des salons de son palais florentin, Balthazar Bianco devise à bâtons rompus avec son invité : 

—Hum, Monsieur Johnson, croyez-vous que cela soit bien raisonnable?

—Heureusement non, mais si vous aviez été raisonnable vous seriez mort, disons… il y a plus de trois cents ans.

—Oh oh! Quelle folie cela a été! Une vraie merveille. Vous prendrez bien un autre verre de Chianti. Je le fais venir de mon vignoble de Gaiole.

—Un vrai délice, mon ami, vous permettez que je vous appelle « mon ami »?

—Tant que vous ne posez pas votre main sur mon genou… Déborah, auriez-vous l’amabilité de nous apporter une autre carafe de ce nectar?

Quelques instants plus tard, une jeune femme dépose sur la table basse une carafe de cristal dans laquelle repose un liquide rouge rubis qui fait se dilater les pupilles du vieux savant.

—Eh bien, soupire son invité en regardant avec nostalgie s’éloigner la jeune servante blonde et accorte, vous savez choisir vos invités, cette jeune femme est adorable.

—On voit bien que vous ne la connaissez pas, elle a un caractère de cochon, et pour la jeunesse, vous repasserez, elle approche de ses quatre cents ans.

—Oh, je comprends, en tous cas elle vous est fidèle.

—Déborah a toujours été à mon service. Depuis qu’elle s’est entichée de ce Mario, elle choisit toujours des corps de jolies jeunes femmes.

—Elle a bien raison, mais vous Balthazar, vous n’avez jamais voulu euh… habiter le corps d’un homme plus jeune?

—J’avoue que cela m’a tenté, mais non. Cela ne me correspondait pas, et puis ma douce Sabine n’aimait pas.

—Sabine, votre épouse?

—Bien plus que cela, je suis un Orphéon, ne l’oubliez pas!

—Je l’oublie d’autant moins que j’en suis également un, si nous revenions à nos moutons?

—C’est le cas de le dire.

—Effectivement. Alors vous êtes partant?

Balthazar plante ses yeux pétillant de malice dans ceux, bleus et attentifs de son interlocuteur.

—Écoutez Jack, je ne suis pas opposé à une expérience, je dis bien une expérience. Nous en tirerons ensuite les leçons. Il va falloir être d’une discrétion absolue. Vous avez de nombreux ennemis et je ne compte plus les miens.

—Je savais bien que vous seriez ouvert d’esprit.

—Je crois dans les vertus de l’expérience. Et pour Dombrowski?

—Nous allons tenter quelque chose.

—Encore une expérience?

—On peut dire cela, nous cherchons les failles du Poland.

—Toutes les dictatures en ont, répond Balthazar. Et maintenant, trinquons!

Ce n’est qu’une fois la carafe épuisée que Balthazar raccompagne son invité à travers le labyrinthe de chemins, de passerelles, de ponts et de canaux qui occupent le rez-de-chaussée de son immense et fantasque palais.

Après le départ de Jack, il s’attarde quelques instants sur le pas de la porte de la demeure qu’il a acquise et restaurée juste en face du pont de la Sainte-Trinité.

« C’est ici que tout a commencé, se souvient-il avec un brin de nostalgie, ici que cette merveilleuse aventure a vu le jour ». En cette fin de soirée, les reflets dorés chorégraphient un ballet miroitant et fantasque sur l’Arno. Depuis quelques années, la municipalité florentine a interdit la circulation automobile sur le pont pour que les Orphéons et les Aquadèmes puissent jouir de ses bienfaits en toute sérénité. 

Le regard nostalgique de Balthazar s’attarde sur les quelques badauds rêveurs lorsqu’il aperçoit un jeune homme s’affubler d’une cagoule et se mettre à courir. 

L’instant d’après il est jeté à terre tandis que les vitres de son palais et des maisons voisines sont fracassées par le souffle de l’explosion qui fait s’envoler comme des pigeons d’argile des blocs de pierre et de bitume arrachés au pont. 

Au moment où, à Florence, Balthazar était projeté sur le sol par le souffle de la déflagration qui ébranlait le pont de la Sainte-Trinité, le cercueil d’Andréas Kauffmann était littéralement pulvérisé par un énorme bloc de pierre projeté par l’explosion du vieux pont romain de Trèves tuant ou blessant grièvement les membres du cortège funéraire ainsi que plusieurs passants. Dans les minutes ou les heures qui suivirent une cinquantaine d’autres ponts explosaient aux quatre coins du monde : le pont au change de Paris, le Puente del Rey à Madrid, le pont de l’Annonciation de Saint-Pétersbourg ainsi que le pont Étienne au Tyrol furent parmi les premiers à connaître le feu de la destruction. Les explosions ne diminuèrent que plusieurs jours plus tard sans jamais disparaître. Si plusieurs terroristes furent immédiatement arrêtés ce ne fut de loin pas la majorité. Partout des mesures de protection et de surveillance des ponts furent instaurées, mais il était bien entendu impensable de les garder tous. En renfort des forces de l’ordre, des milices pontiques se mirent en place dans de nombreux pays.

Dans sa chapelle privée, parfaitement insonorisée et équipée d’un grand écran tactile, Monseigneur Dombrowski regarde les images de destruction qui passent en boucle sur toutes les chaînes d’information en continu. Certes, le bilan peut sembler insuffisant. Seuls cent quarante-trois ponts ont été réellement détruits et, à sa grande déception, celui de la Sainte-Trinité n’a connu que des dommages mineurs, l’explosion n’ayant réussi qu’à éventrer la chaussée et pulvériser les vitres des immeubles voisins. Néanmoins, il a des raisons de se réjouir. Ses réseaux ont fonctionné, la peur et la méfiance s’installent. Il lui faut à présent gagner davantage de partisans à sa cause et tenter de justifier ces actions violentes auprès d’une opinion hostile. Bien entendu il n’a revendiqué aucun de ces attentats, se contentant de les légitimer. Dans un communiqué officiel, l’État du Poland a déclaré que « les crimes hérétiques des Hybrides et de leurs âmes damnées du peuple des ponts suscitent le désespoir et la colère de tous ceux qui protègent l’humanité ». La fin du communiqué, plus allusive, précisait que la folie des Hybrides n’avait aucune limite et que des preuves de leurs nouveaux crimes seraient apportées bientôt. 

Pour cela il compte sur D’Ambrosio qui depuis son départ n’a pas donné signe de vie. Il prend le téléphone crypté qu’il n’utilise que pour échanger avec son directeur de la foi et l’appelle.

—Monseigneur?

—Dieu vous garde D’Ambrosio, avez-vous des nouvelles?

—Hélas non, je vous aurais appelé... plusieurs nuits de guet pour rien.

—Qui vous assure que cela aura lieu la nuit?

—Cela me semble évident, ils voudront être discrets.

—Hum, méfiez-vous des évidences, vous avez regardé les dernières informations?

—Bien entendu, intéressant, mais nous sommes très loin du compte. Monseigneur, puis-je vous poser une question euh… délicate.

—Allez-y!

—Avez-vous parlé de ma mission à d’autres personnes?

—Bien sûr que non, me prendriez-vous pour un naïf? 

—En êtes-vous sûr?

—Vous commencez à m’énerver, D’Ambrosio, puisque je vous dis que non, pourquoi cette question?

—J’ai des raisons de penser que je suis épié, un homme ne se trouvait pas très loin de moi la nuit dernière, c’est peut-être un hasard, mais j’en doute.

—Un chasseur?

—Je ne pense pas.

—Un promeneur?

—À quatre heures du matin?

—Ne soyez pas insolent D’Ambrosio, cherchez et trouvez. Ce n’est peut-être pas directement vous qui êtes surveillé?

—Que voulez-vous dire?

—Si vous vous apprêtiez à commettre un acte dont vous tenez absolument à ce qu’il soit secret, que feriez-vous?

—Je surveillerais les lieux, vous avez raison Monseigneur, ce n’est pas moi que cet homme épiait, ce sont les alentours du pont. Si c’est le cas, cela complique fortement ma tâche.

—En effet, soyez prudent et, si nécessaire, prenez toutes les mesures que vous jugerez bonnes, à bientôt.

Une fois la communication terminée, D’Ambrosio demeure songeur. Fortement agacé de ne pas avoir pensé à l’hypothèse émise par son chef et par son attitude suffisante. Il ne voit pas comment poursuivre correctement sa mission. Il pourrait se débarrasser du gêneur, mais son « éviction » ne ferait que susciter la méfiance et l’inquiétude de ses ennemis et risquerait de les conduire à l’annulation de leurs plans. Il faut qu’il en sache davantage sur cet homme. Il n’a au fond aucune preuve sur ses intentions. D’Ambrosio déteste l’incertitude.

Par la fenêtre de sa chambre, il regarde la Ford qu’on lui a louée. Quelques mètres derrière est garée une Tesla grise. Il s’agit d’un modèle récent, ultra rapide et très coûteux qui détonne un peu avec la sobriété automobile de la petite île. Se disant qu’elle pourrait appartenir à l’homme aux chaussures maculées de boue, il décide de faire le guet. Sa patience est récompensée lorsque deux heures plus tard, il aperçoit son homme sortir de l’auberge et se diriger vers la Tesla. D’Ambrosio n’hésite pas une seconde. L’auberge dispose de très peu de chambres, toutes situées au premier étage et d’après ce qu’il a vu ils sont les deux seuls clients.