Le chat maltais - Rudyard Kipling - E-Book

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Rudyard Kipling

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Beschreibung

Ils avaient, tous les douze, bon motif de se montrer orgueilleux, et motif meilleur encore d’avoir le trac ; car, bien qu’ils se fussent, partie par partie, taillé la voie à travers les teams engagés pour le tournoi de polo, ils se rencontraient, cet après-midi-là, dans le match final, avec les Archanges. Or, les hommes des Archanges jouaient avec une demi-douzaine de poneys par tête, et, comme la partie était divisée en six quarts de huit minutes chacun, c’était un poney frais à chaque reprise. Alors que le team des Skidars, même en supposant qu’il ne survînt pas d’accidents, n’était en mesure de fournir qu’un poney toutes les deux reprises. Et deux contre un, cela constitue un sérieux avantage. D’autre part, ainsi que le fit remarquer Shiraz, le syrien gris, ils se rencontraient avec le dessus du panier des poneys de polo de l’Inde Supérieure ; des poneys qui pour le moins avaient coûté mille roupies chacun, alors qu’il ne fallait voir en eux-mêmes qu’un lot de roquentins sans valeur, pris un peu partout, et souvent à des charrettes de campagne, par leurs maîtres, lesquels appartenaient à un régiment pauvre, mais honnête, d’infanterie indigène.

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RUDYARD KIPLING

Le Chat Maltais

Traduction de LOUIS FABULET et ARTHUR AUSTIN-JACKSON

© 2024 Librorium Editions

ISBN : 9782385745684

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Chat Maltais

LE CHAT MALTAIS

GEORGIE PORGIE

WILTON SARGENT… AMÉRICAIN

LA TOMBE DE SES ANCÊTRES

LE MONT ILLUSION

NOTES SUR LA VIE DE BADALIA HERODSFOOT

LES GÉMEAUX

LE JUGEMENT DE DUNGARA

EN TEMPS DE CRUE

RUDYARD KIPLINGLAURÉAT DU PRIX NOBEL

Je revois toujours Rudyard Kipling, tel qu’en son cottage du village de Rottingdean, à peu de distance de Brighton, sur la falaise anglaise, il m’apparut il y a cinq ou six ans. Je le revois, dès que la porte de son cabinet fut ouverte devant moi et qu’il m’aperçut au seuil de son « home », écarter la servante, se baisser vivement pour tirer le verrou de l’autre battant de la porte, et finir lui-même d’ouvrir celle-ci toute grande devant les pas du Français avant de lui tendre la main. Le geste fut charmant, et j’en garde un aimable souvenir. Je revois Rudyard Kipling dans le cabinet de travail, que j’ai décrit ailleurs[1], aux murs blanchis à la chaux, ornés seulement de quelques bas-reliefs dus à l’ébauchoir de son père, de ce père que tant il révère et qui, de façon si originale et si artistique, illustra le texte anglais des Livres de la Jungle et de Kim. Je revois le gros feu de houille qui chauffait bien la pièce. Tout cela était d’une simplicité grande pour l’un des rois du monde.

[1]Journal des Débats, à la date du 3 juillet 1903.

Quelques minutes après, j’allais faire connaissance avec la femme de Rudyard Kipling, fille du grand éditeur américain Balestier, exquise maîtresse de maison, à l’air si jeune sous ses cheveux argentés déjà, que séparait la raie sur la tempe. Et, en arrivant, tout à l’heure, j’avais aperçu deux petits enfants qui jouaient dans la cour. Avant de passer pour le lunch dans une vaste salle à manger où semblaient s’être réfugiés tous les raffinements qui dénotaient la fortune et l’éducation de mes hôtes, je restai en tête à tête avec Rudyard Kipling. Il était là, devant moi, l’homme dont je déchiffrais, depuis quelques années, l’œuvre, mot à mot, à chaque mot dévoilant une beauté surprenante et nouvelle. Il était là, causant gaiement en anglais, parce qu’il se défait, prétendait-il, de son français, se levant vivement pour aller prendre sur une planche et revenir me montrer tel ou tel livre de Robert-Louis Stevenson, qu’il appelait son maître, me regardant de son œil prompt et vite replié sur soi derrière les lunettes de cristal, écoutant d’une oreille attentive la moindre parole tombée de mes lèvres. C’était là le regard qui avait scruté, fouillé l’univers, lu tout au fond des âmes et derrière le fond de l’âme et dans l’âme des hommes les plus lointains et les plus inconnus. C’était là l’oreille qui avait écouté le monde entier chuchoter et jusqu’à la matière la plus inerte mêler sa voix à l’universel concert, qui avait saisi, compris des bruits dont nulle avant elle n’avait eu le soupçon. C’étaient là le regard, l’oreille qui avaient tout vu, tout entendu, et permis au cerveau le plus merveilleusement organisé de refléter l’univers. Et j’avais, en outre, devant moi, l’immortel auteur des Livres de la Jungle.

Les Livres de la Jungle ! Je me rappelle. Un soir de mai 1898, à Paris, je dînais en compagnie d’un poète anglais et de Robert d’Humières, et l’Anglais prononça un nom que j’entendais pour la première fois ; c’était le nom de Rudyard Kipling. Il me conseilla en même temps de lire les Jungle Books. Le lendemain, ils tombaient sous mes yeux chez Galignani, et je les achetais. Je lus le premier tout dans une nuit, et, au matin, télégraphiai à Robert d’Humières, parti pour Londres, qu’il nous fallait traduire cela, faire lire cela à nos compatriotes ; et sans attendre sa réponse, je m’attelais à la besogne. Cela, c’était un des plus beaux livres qui soient à l’honneur de l’esprit humain. C’était, au moment où nous nous apercevons que de la civilisation l’homme sort gangrené à fond, c’était Adam ressuscité dans le paradis terrestre au milieu des animaux sages et donneurs de bons conseils, un Adam seul dans la nature et sous le regard des Puissances Éternelles, un Adam dont rien n’avait perverti l’âme et que les Puissances Éternelles pouvaient contempler, satisfaites de l’œuvre ; c’était, sous les traits de Mowgli, l’homme, orgueil de la création, pour la seconde fois jailli, frais comme un lis, du sol ancestral aux floraisons de miracle. Lorsque je lus pour la première fois le Livre de la Jungle, il me sembla qu’un sang nouveau circulait dans mes veines, et je baisai de loin la main qui avait écrit ce livre. Comment Rudyard Kipling s’y était-il pris pour dégager du détestable aggloméré dont à la lecture de ce poème on s’aperçoit que notre âme est aujourd’hui recouverte, comment Rudyard Kipling avait-il fait pour dégager l’âme délicieuse qui n’a reçu que les seuls conseils du loup, de la panthère, de l’ours et du python Kaa, et qui n’effleurera la société d’hommes la plus rudimentaire que pour rentrer dans la jungle au plus vite, meurtrie et ses fiertés blessées ? Les avez-vous bien lus, les Livres de la Jungle ? En avez-vous saisi, sous le déploiement somptueux des richesses terrestres, sous les beautés de la flore et de la faune indiennes, l’admirable portée ? Avez-vous compris qu’ils arrivaient pour servir à l’homme de redoutable point de comparaison ? Ah ! lorsque je les ai traduits pour les donner à la France, il m’a semblé que j’infusais à mes compatriotes un sang pur et nouveau, que je leur apportais un souffle vivifiant et salubre, et que ceux qui aimeraient Mowgli et ses conseillers, s’ils profitaient de la leçon pour prendre conscience de soi, ne pourraient qu’en devenir meilleurs. Vraiment, le monde entier peut s’incliner devant l’homme qui a conçu, écrit les Livres de la Jungle, car ils comptent parmi les plus purs et les plus rares joyaux que l’humanité ait œuvrés et possède.

Après leur publication en français, je n’avais, pas plus que Robert d’Humières, l’intention de continuer à faire métier de traducteur et ne croyais point devoir affronter de nouveau l’œuvre colossal de M. Rudyard Kipling, devant la seule lecture duquel je reculais un peu épouvanté. Mais je lus un autre volume, puis encore un autre, et je continuai d’être émerveillé, et, plus je lisais du Rudyard Kipling, plus je sentais qu’il fallait en lire pour comprendre la portée de l’œuvre, plus le poète grandissait devant moi, plus il devenait le géant devant lequel aujourd’hui le monde entier s’incline.

Ce n’étaient plus les Livres de la Jungle, peut-être… mais un prodigieux cinématographe se déroulait, et l’humanité, en procession infinie, avec ses passions, ses vices et ses vertus, ses heurs et malheurs, ses travaux sans nombre, ses aventures sans fin, son inlassable activité, que sais-je ?… son poignant effort et sa surprenante vitalité, défilait tout entière sous mes yeux.

Et que le mot « cinématographe » s’entende et n’enlève rien à ma pensée que la poésie est immense qui se dégage de l’œuvre et s’irradie à l’entour, immense comme l’auréole d’un monde, celle du globe terrestre que Rudyard Kipling semble tenir dans sa main, et que son oreille écoute, et que regarde son œil.

Alors, irrésistiblement, je pris un conte, le traduisis, en pris un autre, encore le traduisis. Mais il eût été grave de prendre l’œuvre par blocs et de présenter ces blocs au public français. Il y avait là bien des choses qui échappaient à notre compréhension de peuple non cosmopolite et trop replié sur soi. Il fallait agir avec prudence, faire un choix craintif, prendre de ci de là dans l’œuvre, forcer l’intérêt, puis l’admiration, jusqu’au jour où la poésie de l’ensemble éclaterait et resplendirait sur l’œuvre plus abondant.

Est-ce à dire que mes efforts pour communiquer à mes compatriotes une part de l’admiration sans bornes que j’ai vouée à Rudyard Kipling, et que continue de justifier à mes yeux chaque mot anglais de son œuvre que je tâche de traduire en un mot français, est-ce à dire que ces efforts ont été couronnés de succès ? Non, pas encore. Et si je n’avais pour me rassurer aujourd’hui le suffrage de l’univers en ce prix Nobel décerné à M. Rudyard Kipling, si je n’avais pour corroborer mon jugement celui d’un compatriote comme M. André Chevrillon, le seul Français qui ait publié sur Rudyard Kipling une étude digne de ce génie, le seul qui ait témoigné de sa parfaite compréhension d’une œuvre qu’il admire autant que je fais, je me prendrais parfois, en France, à m’inquiéter de cette admiration que je professe pour le poète étranger.

Pourquoi la France met-elle si longtemps à venir à l’œuvre de M. Rudyard Kipling ? Ah ! c’est qu’il est dur, pour un pays qui prétend mener la marche du monde, d’avoir à reconnaître le génie d’un homme dont les « intellectuels » anglais eux-mêmes ont dit : « Son influence est de celles qui font retarder l’horloge du Temps. » Et pourquoi pareille accusation a-t-elle été portée contre M. Rudyard Kipling ? Parce que M. Rudyard Kipling, admirateur de l’énergie humaine, se fondant sur l’expérience par lui acquise à travers le monde entier, confiant en sa miraculeuse clairvoyance, croit que l’homme est fait pour la lutte plus que pour la jouissance, qu’il est souvent responsable de son malheur, que souvent il a besoin d’un maître, que parfois il réclame le fouet, et, que cette loi, nul progrès ne la viendra déranger. M. Rudyard Kipling a connu d’autres civilisations, a rencontré d’autres sages, et plus antiques et plus expérimentés que les nôtres. Il a vécu dans l’Inde, a fréquenté les lamas. Il sait jusqu’où la liberté humaine peut aller. Il sait le point précis qu’elle ne peut dépasser. Et il sourit. C’est ce sourire qui contrarie les « intellectuels » sur le point de se voir forcés d’en rabattre de leurs espérances. M. Rudyard Kipling sourit de l’utopie. Et, ce qui domine son œuvre, c’est le prodigieux bon sens, le merveilleux équilibre. En une seconde, la balance, en sa main, redevient horizontale. Dans 007, cette histoire extraordinaire de locomotives, au milieu d’un saisissant tableau d’activité humaine où sont décrites, avec une intensité de vie sans précédent, les voies de manœuvre et la cour de marchandises d’une importante gare américaine, je cueille ce passage, où M. Rudyard Kipling déclare nettement ce qu’il croit le plus convenable à l’intérêt social :

Un homme d’équipe, le visage pourpre, se tailla un chemin à l’aide des épaules, jusqu’au chef de manœuvre, et lui mit le poing sous le nez. Le chef ne leva même pas les yeux de dessus sa liasse d’avis de réception. Il fléchit légèrement l’index, et un grand jeune homme en chemise rouge, qui flânait nonchalamment près de lui, frappa l’homme d’équipe sous l’oreille gauche, d’un coup qui l’envoya rouler frissonnant et gloussant sur une balle de fourrage.

M. Rudyard Kipling n’est point de ceux qui portent des confitures ni des lits de plumes dans les prisons, et voilà pourquoi certaines gens lui en veulent. Il est pour l’ordre, sans lequel l’activité humaine, cette activité humaine devant laquelle il est à genoux, ne peut plus se déployer. Et c’est ce qui lui fait approuver le châtiment des coupables, respecter son roi, admirer le soldat, défendre l’armée dont l’homme a besoin de voir l’épée pour marcher droit et ne pas déranger l’équilibre social, hors duquel il n’est de progrès véritable ni durable. Il est pour l’énergie, sans laquelle l’homme n’est qu’une proie indigne de pitié, ou grâce à laquelle il accomplit ces prodiges dont le poète anglais s’est fait le chantre universel. Il est enfin pour l’accomplissement du devoir, ce devoir qui s’inscrit en lettres nettes vis-à-vis de tout œil humain, lorsque cet œil volontairement ne se reclôt pour céder à la faiblesse. Et, à l’adresse de l’homme qui se dérobe à ce devoir, Rudyard Kipling n’a pas assez de mépris. Or, chose bizarre, le public ami de l’ordre, en France, est le dernier à venir à Rudyard Kipling, dont il eût dû, semble-t-il, accueillir la venue comme celle d’un sauveur. Par ignorance de l’œuvre, sans doute, par défiance de ce qui vient de l’étranger, par une routine qui l’éloigne des nouveaux clichés et de ce qui n’est pas français, il continue à ne toucher à cet œuvre que d’un doigt pudibond, de sorte qu’il n’a soulevé qu’à peine un coin du voile, et ne se rend nul compte de la puissance du poète anglais. Il faut marcher pas à pas dans l’œuvre, y voir les hommes aux prises avec leur devoir et conscients de leur responsabilité pour sentir ce qu’il y a de viril et de sain en Rudyard Kipling, et de quelle force est la leçon qu’il donne. Il faut avoir fait connaissance avec la justice, l’inflexibilité, le bon sens des officiers et des fonctionnaires de l’Inde, dont il fait les héros de la plupart de ses contes, pour comprendre ce qui donne à l’Angleterre sa suprématie dans le monde. Comme il l’aime, sa nation, Rudyard Kipling ! Comme il en connaît et apprécie les vertus ! Et son influence serait de celles qui retardent ? L’influence de cet homme qui a tout vu, qui tout connaît, qui de tout a tiré un jugement sûr et droit, qui tout expose avec loyauté ; l’influence de ce cinématographe humain, de ce cinématographe de génie, serait de celles qui retardent ? Regardez l’œil de Rudyard Kipling ! Regardez l’homme sourire !

Et l’amour de l’énergie, du muscle et de l’épée nue enlève-t-il à Rudyard Kipling le sentiment ? Ah ! lisez donc ceux de ses contes qui ont pour héros des enfants ! Que touchantes sont les pensées, que touchants sont les mots qui lui montent aux lèvres, que de fois le sanglot de l’émotion vient étreindre la gorge du lecteur ! Lisez ce conte intitulé Eux, où le poète peuple d’enfants imaginaires la maison de Beauté qu’habite la châtelaine aveugle et solitaire, et où il semble avoir enfin saisi dans l’air impalpable ce que nous n’y voyons pas encore, avoir ravi à Dieu le souffle qui anime la matière et savoir à son tour l’incarner. Que de sentiment dans l’Histoire des Gadsby, et quelles pages que celles où le poète, n’ayant plus assez des voix de l’homme et de la femme pour parler d’éternité, mêle au concert l’aigle qui plane sur leurs têtes et jusqu’à la ligne de l’Himalaya dont les neiges tout là-bas, là-bas, tressaillent ! Capitaines courageux, qui débute par un coup de brutalité voulu et porteur d’admirables fruits, n’est-il pas, en même temps que le plus superbe poème que l’on ait écrit sur la mer, un livre de sentiment, et ses dernières pages sont-elles autre chose qu’un long sanglot ? Sanglot nostalgique de l’adolescent qui vient de quitter le banc de Terre-Neuve où il apprit de ses semblables ce qu’est au fond la vraie vie de l’homme : travail et souffrance parmi la beauté. Sanglot de la mère, femme du milliardaire américain, qui retrouve son fils sauvé par miracle, mais pour le perdre de nouveau et à jamais lorsque l’enfant se rend compte de son devoir viril et social. Sanglot d’émotion du père qui raconte à son fils sa propre existence de lutteur acharné, et s’aperçoit que ce fils vient à son tour d’apprendre le grand secret de la vie, et marchera sur sa trace. Sanglot de l’humanité tout entière en cette assemblée de pêcheurs où l’on fait le compte des morts. Et Kim ! Ah ! je ne peux m’empêcher de terminer par la page où Rudyard Kipling décrit la convalescence du petit Anglo-Indien qui, après avoir parcouru l’Inde en compagnie du lama, est tombé malade chez la vieille maharanee, de l’enfant qui, guéri d’une maladie de croissance, reprend à la vie, et retrouve le premier sommeil réparateur :

Tout d’abord ses jambes fléchirent comme de mauvais tuyaux de pipe, et la ruée du grand jour inondant l’étourdit… Le cerveau affaibli se dérobait au monde extérieur, comme un jeune cheval, une fois qu’il a senti la molette, s’efface de côté pour se tenir loin de l’éperon.

… Puis il regarda les arbres et l’étendue des champs, avec les huttes aux toits de chaumes cachées parmi les récoltes, — les regarda avec des yeux absents, incapables de définir la taille, la proportion ni l’usage des choses ; — il resta les yeux tout grands ouverts pendant une demi-heure de silence. Tout ce temps-là, il sentit, quoiqu’il n’eût pu l’exprimer par des mots, que son âme ne s’engrenait pas à ce qui l’entourait, — roue sans rapport avec aucun mécanisme, absolument comme la roue paresseuse d’un broyeur de Beheea, machine à bas prix qu’on a jetée dans un coin. Les brises le caressaient de leur éventail, les pierrots piaillaient après lui ; par derrière, les bruits de la maison pleine — disputes, ordres et reproches — frappaient des oreilles sourdes.

— Je suis Kim. Je suis Kim. Et qu’est-ce que Kim ? répétait encore son âme.

Il n’avait pas envie de pleurer, — ne s’était jamais encore moins senti envie de pleurer, — quand tout à coup de faciles et bêtes de larmes ruisselèrent le long de son nez, et il sentit, avec un déclenchement presque perceptible, les roues de son être remboîtées de nouveau sur le monde extérieur. Les choses qui, un instant auparavant, traversaient le globe de ses yeux sans rien signifier, reprirent leurs proportions convenables. Les routes étaient faites pour y marcher, les maisons pour y vivre, le bétail pour être mené, le sol pour être cultivé, et les hommes et les femmes pour leur parler…

Sur un petit tertre, à un demi-mille de là, se trouvait un char à bœufs vide, avec un jeune bananier derrière lui, — un belvédère, eût-on dit, sur des plaines nouvellement labourées ; et ses paupières, que l’air baignait de tiédeur, s’alourdirent comme il s’en approchait. Le sol était tout en bonne poussière propre, — pas en herbe nouvelle, qui, vivante, est déjà à moitié route de la mort, mais en poussière d’espoir, qui renferme la semence de toute vie. Il la sentit entre ses orteils, la caressa de la paume de ses mains, et, articulation par articulation, soupirant de volupté, s’étendit de tout son long à l’ombre du char chevillé de bois. Et Mère Terre l’imprégna de son souffle pour lui rendre l’équilibre qu’il avait perdu en restant si longtemps sur un lit, privé de ses bons courants. Sa tête s’abandonna sur le sein de la mère, et ses mains ouvertes se rendirent à sa force. L’arbre aux multiples racines, au-dessus de lui, et jusqu’au bois mort façonné par la main de l’homme, à côté, savaient ce qu’il cherchait, et lui ne le savait pas. Heure sur heure, il s’appesantissait, plus lourd que le sommeil.

Que saurais-je ajouter à cette citation, qui fasse mieux comprendre la grandeur du poète ? Il me semble que l’œuvre de M. Rudyard Kipling, lorsqu’on en a saisi le sens, est partout ainsi, un ruissellement de beautés. Jamais en tête d’aucun de nos volumes de traductions je n’ai cru devoir publier de préface, sauf l’étude parfaite de M. André Chevrillon. Il m’était apparent que tous mes compatriotes finiraient par comprendre, admirer…

LOUIS FABULET.

Écho de Paris du 13 décembre 1907.

 

LE CHAT MALTAIS

Ils avaient, tous les douze, bon motif de se montrer orgueilleux, et motif meilleur encore d’avoir le trac ; car, bien qu’ils se fussent, partie par partie, taillé la voie à travers les teams engagés pour le tournoi de polo, ils se rencontraient, cet après-midi-là, dans le match final, avec les Archanges. Or, les hommes des Archanges jouaient avec une demi-douzaine de poneys par tête, et, comme la partie était divisée en six quarts de huit minutes chacun, c’était un poney frais à chaque reprise. Alors que le team des Skidars, même en supposant qu’il ne survînt pas d’accidents, n’était en mesure de fournir qu’un poney toutes les deux reprises. Et deux contre un, cela constitue un sérieux avantage. D’autre part, ainsi que le fit remarquer Shiraz, le syrien gris, ils se rencontraient avec le dessus du panier des poneys de polo de l’Inde Supérieure ; des poneys qui pour le moins avaient coûté mille roupies chacun, alors qu’il ne fallait voir en eux-mêmes qu’un lot de roquentins sans valeur, pris un peu partout, et souvent à des charrettes de campagne, par leurs maîtres, lesquels appartenaient à un régiment pauvre, mais honnête, d’infanterie indigène.

« L’argent, cela veut dire l’allure et le poids, déclara Shiraz, en frottant d’un air malheureux son nez noir et soyeux le long de sa guêtre bien ajustée ; et, suivant les maximes du jeu, tel que je le connais…

— Ah, mais nous ne jouons pas les maximes, repartit le Chat Maltais. C’est le jeu, que nous jouons, et nous possédons l’incontestable avantage de le connaître, le jeu. Réfléchissez donc d’une enjambée, Shiraz. En deux semaines nous sommes partis de rien pour décrocher la seconde place contre tous ces gaillards que vous voyez là sur le terrain, et cela, parce que nous jouons avec la tête tout autant qu’avec les pieds.

— N’empêche que je me sens aussi mal en forme que mal en train, déclara Cendrillon, une jument gris souris, qui possédait un frontal rouge et la paire de jambes la plus nette qu’on vit oncques à un poney hors d’âge. Ils ont le double de notre taille, ces personnages-là. »

Cendrillon regarda l’assemblée, et soupira. Le terrain de polo d’Umballa, dur et poudreux, était encadré de milliers de soldats, blancs, noirs, sans compter les centaines et centaines d’équipages, de mail-coachs, de dog-carts, d’ombrelles aux couleurs brillantes, d’officiers avec ou sans uniforme, et les foules d’indigènes derrière eux ; et les ordonnances à dos de chameau, qui avaient fait halte pour assister à la partie, au lieu de porter les missives du haut en bas de la ville ; et les marchands de chevaux indigènes, qui couraient de côté et d’autre sur des juments de Biluchi aux oreilles délicates, cherchant l’occasion de vendre quelques poneys de polo de tout premier ordre. Puis c’étaient les poneys d’une trentaine de teams éliminés, qui avaient été engagés pour la « Upper India Free For All Cup[2] » — presque tous poneys de valeur et de renom entre Mhow et Peshawer, entre Allahabad et Moultan ; poneys primés, arabes, syriens, barbes, de Deccanee, de Waziri, du pays, et des poneys de Caboul de toutes les couleurs, toutes les formes, tous les caractères imaginables. Quelques-uns d’entre eux se trouvaient dans des écuries toiturées de nattes, près du terrain de polo ; mais la plupart étaient sellés, et leurs maîtres, les vaincus des parties précédentes, s’en servaient pour trotter de ci de là, et se conter mutuellement la façon précise de jouer le jeu.

[2] Coupe de l’Inde Supérieure, ouverte à tous.

C’était un beau spectacle, et le va et vient des prompts petits sabots, ainsi que les salutations incessantes des poneys qui s’étaient déjà rencontrés sur d’autres terrains de polo ou champs de course, eussent suffi à mettre n’importe quel quadrupède dans tous ses états.

Mais le team des Skidars s’arrangeait pour ne pas avoir l’air de connaître ses voisins, quoique la moitié des poneys qu’on voyait sur le terrain fussent curieux de se frotter l’épaule à celle des petits gaillards venus du Nord et qui jusqu’ici avaient tout balayé sur leur passage.

« Voyons, dit au Chat Maltais un arabe soyeux, à la robe dorée, qui avait joué fort mal le jour précédent, dites-moi, ne nous sommes-nous pas rencontrés dans l’écurie d’Abdul Rahman, à Bombay, il y a quatre saisons ? J’ai gagné la coupe de Paikpattan à la saison suivante, vous devez vous rappeler.

— Ce n’est pas moi, répondit poliment le Chat Maltais. J’étais alors à Malte, à tirer la charrette. Je ne cours pas dans les courses. Je joue le jeu.

— O-oh ! repartit l’arabe, en dressant la queue, et en s’éloignant d’un air crâne.

— Tenez-vous sur la réserve, dit à ses compagnons le Chat Maltais. Nous n’avons pas besoin de nous frotter le nez à tous ces demi-sang panards de l’Inde Supérieure. Dès que nous aurons gagné cette coupe-ci, ils vendront leurs fers pour nous connaître.

— Ce n’est pas nous qui gagnerons la coupe, déclara Shiraz. Comment vous sentez-vous ?

— Médiocre, comme la ration d’hier au soir, après que ce rat musqué eut passé dessus, répondit Polaris, un poney gris à l’avant-main quelque peu lourd. »

Et le reste du team se montra d’accord avec lui.

« Plus tôt on oublie cela, mieux cela vaut, dit le Chat Maltais d’un ton de bonne humeur. Ils ont fini le tiffin[3], dans la grande tente. C’est le moment où on va nous réclamer. Si vos selles ne sont pas mises comme il faut, ruez. Si vos mors vous gênent, cabrez-vous, et laissez les saïs voir si vos guêtres sont trop serrées. »

[3] Déjeuner, dans l’Inde.

Chaque poney avait son saïs, son groom, lequel habitait, mangeait et dormait avec lui, et toujours avait parié beaucoup au-delà de ses moyens sur le résultat de la partie. Rien à craindre, tout irait bien, et afin d’en être sûr, chaque saïs frictionnait les jambes de son poney jusqu’à la dernière minute. Derrière les saïs se tenaient assis tous ceux du régiment des Skidars qui avaient obtenu une permission pour assister au match, la moitié environ des officiers indigènes, et cent ou deux cents hommes à la peau brune, à la barbe noire, sans parler des musiciens du régiment, dont le doigt parcourait nerveusement les grosses cornemuses enrubannées[4]. Les officiers indigènes tenaient des faisceaux de sticks de polo, de longs maillets emmanchés de bambou ; et comme, après le tiffin, la grande tribune officielle se remplissait, ils se disposèrent soit isolément, soit deux par deux, en différents points autour du terrain, de façon qu’un stick se trouvât-il brisé, le joueur n’eût pas loin à galoper pour s’en voir remettre un autre. Une fanfare de cavalerie britannique entonna un air populaire, et les deux arbitres, en légers cache-poussière, firent leur apparition sur deux petits poneys fort excités. Les quatre joueurs du team des Archanges suivirent, et le spectacle de leurs belles montures fit gémir Shiraz de nouveau.

[4] Les cornemuses furent très répandues primitivement dans l’Inde elle-même, l’Asie Mineure et la Chine, et se trouvent être l’instrument de musique national de certains régiments indigènes de l’Inde tout aussi bien que celui des Highlanders.

« Attendez, nous allons voir, dit le Chat Maltais. Deux d’entre eux jouent avec des œillères, et cela indique qu’ils ne voient pas comment se tirer des pieds lorsqu’ils gênent les leurs, ou que les poneys des arbitres sont susceptibles de leur donner de l’ombrage. Ils ont aussi tous des rênes de tresse blanche qui sûrement vont s’allonger !

— Et les hommes ont leur fouet à la main au lieu de l’avoir au poignet. Ha ! dit Cendrillon, en dansant pour se dégourdir.

— Véridique. Il n’est guère possible de manier son stick et ses rênes en même temps que le fouet tenu de cette façon-là, dit le Chat Maltais. Il n’est pas un mètre carré du terrain de Malte sur lequel je n’aie pris une pelle, et je dois savoir. »

Il fit trembler son petit garrot tout pelé, rien que pour montrer la satisfaction qu’il éprouvait, mais, au fond du cœur, il ne se sentait pas plus gai que cela. Depuis le jour où, pris avec un vieux fusil, en acompte sur le paiement d’une dette de jeu provenant d’un pari aux courses, il avait échoué dans l’Inde, amené sur un transport, le Chat Maltais avait toujours joué et prôné le polo sur le dur terrain des Skidars, dans le team des Skidars. Or, le poney de polo tient quelque peu du poète. Est-il né avec l’amour du jeu, qu’on peut en faire quelque chose. Le Chat Maltais savait que s’il existait des bambous, c’était à seule fin de se servir de leurs racines pour tourner des balles de polo ; que si l’on donnait du grain aux poneys, c’était pour les tenir en bonne condition, et que si on les ferrait, c’était pour les empêcher de glisser dans un report en arrière. Mais, outre tout cela, il n’était pas un tour, pas une ruse du plus beau jeu du monde, qu’il ne connût, et au cours de deux saisons il avait enseigné aux autres tout ce qu’il savait ou devinait.

« Rappelez-vous, dit-il pour la centième fois, au moment où les cavaliers arrivaient, qu’il nous faut jouer avec ensemble, et qu’il vous faut jouer avec votre cervelle. Quoi qu’il arrive, suivez la balle. Qui est-ce qui ouvre la marche ? »

On était en train de sangler Cendrillon, Shiraz, Polaris, ainsi qu’un petit bai tout court, haut sur jambes, pourvu de jarrets formidables et d’un garrot insignifiant (on l’appelait Bouchon), tandis qu’à l’arrière-plan les soldats regardaient de tous leurs yeux.

« Je tiens, vous autres, les hommes, à ce que vous restiez tranquilles, dit Lutyens, le capitaine du team, et surtout à ce qu’on ne fasse pas piailler les cornemuses.

— Même si nous gagnons, capitaine sahib ? demanda un musicien.

— Si nous gagnons, vous pourrez faire ce que vous voudrez », repartit Lutyens avec un sourire, tout en se glissant autour du poignet la boucle de son stick et en faisant demi-tour pour regagner sa place au petit galop.

Les poneys des Archanges, en raison de la foule bigarrée qui se tenait là, si près du terrain, se montraient quelque peu au-dessus d’eux-mêmes. Leurs cavaliers étaient d’excellents joueurs, mais c’était un team de joueurs hors ligne au lieu d’être un team hors ligne, ce qui n’est pas du tout la même chose. Ils avaient honnêtement l’intention de jouer avec ensemble, mais il est bien difficile pour quatre hommes, dont chacun est le meilleur du team où on l’a pris, de se rappeler qu’au polo, dût-on faire des exploits de coups de maillet ou d’équitation, rien ne vous excuse de jouer pour votre propre compte. Leur capitaine les interpella un à un pour leur crier ses ordres, et il est curieux de remarquer que lorsqu’on appelle un Anglais par son nom en public, le voilà devenu nerveux et agité. Lutyens ne dit rien à ses hommes, attendu que tout avait été dit à l’avance. Il retint Shiraz, car il jouait « arrière », pour garder le goal. Powell sur Polaris était demi-arrière, et Macnamara ainsi que Hughes sur Bouchon et Cendrillon étaient premier et deuxième avant. La dure petite balle en racine de bambou fut mise au milieu du terrain, à cent cinquante mètres des extrémités, et Hughes croisa les sticks, le maillet en l’air, avec le capitaine des Archanges, lequel jugea bon de jouer « avant », place d’où l’on ne peut aisément contrôler ce que fait le team. Le petit clic que firent les manches de bambou en se rencontrant s’entendit d’un bout à l’autre du terrain ; et c’est alors que Hughes, opérant quelque rapide coup de poignet, envoya rouler doucement la balle à quelques mètres. Cendrillon, qui connaissait de longue date ce coup appelé « dribbling », suivit comme le chat suit la souris. Tandis que le capitaine des Archanges faisait évoluer son poney sur place, Hughes tapa de toutes ses forces, et à peine le coup était-il donné que Cendrillon se trouvait déjà loin, suivie de près par Bouchon, leurs petits sabots fouettant le sol durci à l’instar de gouttes de pluie sur des carreaux de vitre.

« Tirez à gauche, dit Cendrillon entre ses dents, elle vient de notre côté, Bouchon ! »

L’arrière et le demi-arrière des Archanges fondaient sur Cendrillon juste au moment où le poney se trouvait à portée de la balle. Hughes se pencha en avant, la bride lâche, et presque sous les pieds de Cendrillon la fit dévier à gauche ; elle s’en alla folâtrer à petits bonds du côté de Bouchon, lequel comprit que, s’il n’était prompt, elle irait rouler hors des limites. Ce coup en longueur donna aux Archanges le temps de faire demi-tour et d’envoyer trois hommes à travers le terrain pour bousculer Bouchon. Cendrillon resta où elle était, car elle connaissait le jeu. Bouchon était sur la balle un quart de seconde avant l’arrivée des autres, et Macnamara, d’un revers, la renvoya à Hughes, qui vit le passage libre jusqu’au goal des Archanges, et claqua la balle entre les goals avant qu’on sût exactement ce qui était arrivé.

« Cela peut s’appeler de la veine, dit Bouchon, comme ils changeaient de côté. Un goal en trois minutes et en trois coups, et sans pour ainsi dire nous faire travailler.

— Je ne sais pas, dit Polaris, mais il me semble que nous les avons émoustillés trop tôt. Serais pas étonné que, la prochaine fois, ils essaient de nous mettre sur les dents.

— Empêchez la balle de rouler, alors, dit Shiraz. Cela vient à bout de tout poney qui n’en a pas l’habitude. »

La fois suivante, ce ne fut plus le galop allègre à travers le terrain. Tous les Archanges se refermèrent comme un seul homme, mais restèrent là, attendu que Bouchon, Cendrillon et Polaris étaient l’un ou l’autre sur la balle, à marquer le pas parmi le cliquetis des sticks, tandis que Shiraz tournait tout autour, guettant une occasion.

« Nous pouvons, nous autres, faire cela toute une journée durant, dit Polaris, en donnant de la croupe dans les côtes d’un autre poney. Qu’est-ce que vous avez à pousser comme cela ?

— Qu’… qu’on m’attelle entre deux brancards d’ekka si je le sais, lui fut-il répondu à bout de souffle, et je donnerais bien une semaine de provende pour voir mes œillères au diable. Je n’y vois goutte.

— En effet, il n’y a pas mal de poussière. Pan ! Dans le jarret. Où est la balle, Bouchon ?

— Sous ma queue. Il y a là, en tout cas, un homme en train de la chercher. C’est merveilleux. Ils ne peuvent pas se servir de leurs sticks, et cela les met en rogne. Bourrez donc un peu le vieux porteur d’œillères, qu’il fasse la culbute !