LE CHIEN DES BASKERVILLE - ARTHUR CONAN DOYLE - E-Book

LE CHIEN DES BASKERVILLE E-Book

Arthur Conan Doyle

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Beschreibung

Le docteur Mortimer est l'homme qui alerte Holmes et Watson du décès de sir Charles Baskerville, riche héritier de la lignée des Baskerville. Il était son voisin et ami et il souhaite qu'ils enquêtent sur les circonstances de sa mort.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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LE CHIEN DES BASKERVILLE

Pages de titreCHAPITRE IMONSIEUR SHERLOCK HOLMESCHAPITRE IICHAPITRE IIILE PROBLÈMECHAPITRE IVSIR HENRY BASKERVILLECHAPITRE VTROIS FILS SE CASSENTCHAPITRE VILE MANOIR DE BASKERVILLECHAPITRE VIILES STAPLETON DE MERRIPITCHAPITRE VIIIPREMIER RAPPORT DU DOCTEURWATSONCHAPITRE IXLUMIÈRE SUR LA LANDESECOND RAPPORT DU DOCTEURWATSON - 1CHAPITRE XWATSON - 2CHAPITRE XIL’HOMME SUR LE PICCHAPITRE XIILA MORT SUR LA LANDECHAPITRE XIIILE FILET SE RESSERRECHAPITRE XIVLE CHIEN DES BASKERVILLECHAPITRE XVRÉTROSPECTIVEHolmesPage de copyright

Arthur Conan Doyle

LE CHIEN DES

BASKERVILLE

(août 1901 – mai 1902)

Table des matières

CHAPITRE I MONSIEUR SHERLOCK HOLMES...................3

CHAPITRE II LA MALÉDICTION DES BASKERVILLE....... 14

CHAPITRE III LE PROBLÈME..............................................29

CHAPITRE IV SIR HENRY BASKERVILLE..........................45

CHAPITRE V TROIS FILS SE CASSENT...............................64

CHAPITRE VI LE MANOIR DE BASKERVILLE................... 81

CHAPITRE VII LES STAPLETON DE MERRIPIT ................96

CHAPITRE VIII PREMIER RAPPORT DU DOCTEUR

WATSON................................................................................117

CHAPITRE IX LUMIÈRE SUR LA LANDE SECOND

RAPPORT DU DOCTEUR WATSON ................................... 127

CHAPITRE X EXTRAIT DE L’AGENDA DU DOCTEUR

WATSON............................................................................... 152

CHAPITRE XI L’HOMME SUR LE PIC ............................... 167

CHAPITRE XII LA MORT SUR LA LANDE ........................ 186

CHAPITRE XIII LE FILET SE RESSERRE......................... 208

CHAPITRE XIV LE CHIEN DES BASKERVILLE ...............224

CHAPITRE XV RÉTROSPECTIVE.......................................243

Toutes les aventures de Sherlock Holmes ............................256

CHAPITRE I

MONSIEUR SHERLOCK HOLMES

M. SHERLOCK HOLMES se levait habituellement fort

tard, sauf lorsqu’il ne dormait pas de la nuit, ce qui lui arrivait

parfois. Ce matin là, pendant qu’il était assis devant son petit

déjeuner, je ramassais la canne que notre visiteur avait oubliée,

la veille au soir. C’était un beau morceau de bois, solide, terminé

en pommeau. Juste au-dessous de ce pommeau, une bague

d’argent qui n’avait pas moins de deux centimètres de haut por-

tait cette inscription datant de 1884 : « À James Mortimer,

1

M.R.C.S. , ses amis du C.C.H. ». Une belle canne ; canne idéale

pour un médecin à l’ancienne mode : digne, rassurante…

« Eh bien, Watson, que vous suggère cette canne ? »

Holmes me tournait le dos, et je n’avais rien fait qui pût le

renseigner sur mon occupation du moment.

« Comment savez-vous que je l’examine ? Vous devez avoir

des yeux derrière la tête !

– Non, mais j’ai en face de moi une cafetière en argent bien

astiquée. Dites, Watson, que pensez-vous de la canne de notre

visiteur ? Nous avons eu de la malchance de le manquer, nous

ignorons le but de sa démarche : ce petit prend donc de

l’importance. Allons, Watson, reconstituez l’homme d’après la

canne ! Je vous écoute. »

1

Member of the Royal College of Surgeons. [N. du T.]

– 3 –

Je me mis en devoir de me conformer de mon mieux aux

méthodes de mon ami.

« Selon moi, dis-je, ce docteur Mortimer est un médecin

d’un certain âge, à mœurs patriarcales, aisé, apprécié, comme

en témoigne le geste de ceux qui lui ont offert cette canne.

– Bon ! Excellent !

– Je pense qu’il y a de fortes chances pour que le docteur

Mortimer soit un médecin de campagne qui visite à pied la plu-

part de ses malades.

– Pourquoi, s’il vous plaît ?

– Parce que cette canne, qui à l’origine était très élégante,

se trouve aujourd’hui dans un tel état que j’ai du mal à me la

représenter entre les mains d’un médecin de ville. Le gros em-

bout de fer est complètement usé ; il me paraît donc évident que

son propriétaire est un grand marcheur.

– Très juste !

– D’autre part, je lis : « ses amis du C.C.H. ». Je parierais

2

qu’il s’agit d’une société locale de chasse dont il a soigné les

membres et qui lui a offert un petit cadeau pour le remercier.

– En vérité, Watson, vous vous surpassez ! s’exclama

Holmes en repoussant sa chaise et en allumant une cigarette. Je

suis obligé de dire que dans tous les récits que vous avez bien

voulu consacrer à mes modestes exploits, vous avez constam-

ment sous-estimé vos propres capacités. Vous n’êtes peut-être

pas une lumière par vous-même, mais vous êtes un conducteur

2

Chasse : hunt en anglais [N. du T.]

– 4 –

de lumière. Certaines personnes dépourvues de génie personnel

sont quelquefois douées du pouvoir de le stimuler. Mon cher

ami, je vous dois beaucoup ! »

Jamais il ne m’en avait tant dit ! Je conviens que ce langage

me causa un vif plaisir. Souvent en effet j’avais éprouvé une

sorte d’amertume devant l’indifférence qu’il manifestait à

l’égard de mon admiration et de mes efforts pour vulgariser ses

méthodes. Par ailleurs je n’étais pas peu fier de me dire que je

possédais suffisamment à fond son système pour l’appliquer

d’une manière qui avait mérité son approbation. Il me prit la

canne des mains et l’observa quelques instants à l’œil nu. Tout à

coup, intéressé par un détail, il posa sa cigarette, s’empara d’une

loupe, et se rapprocha de la fenêtre.

– 5 –

« Curieux, mais élémentaire ! fit-il en revenant s’asseoir

sur le canapé qu’il affectionnait. Voyez-vous, Watson, sur cette

canne je remarque un ou deux indices : assez pour nous fournir

le point de départ de plusieurs déductions.

– Une petite chose m’aurait-elle échappée ? demandai-je

avec quelque suffisance. J’espère n’avoir rien négligé

d’important ?

– J’ai peur, mon cher Watson, que la plupart de vos con-

clusions ne soient erronées. Quand je disais que vous me stimu-

liez, j’entendais par là, pour être tout à fait franc, qu’en relevant

vos erreurs j’étais fréquemment guidé vers la vérité. Non pas

que vous vous soyez trompé du tout au tout dans ce cas précis. Il

s’agit certainement d’un médecin de campagne. Et d’un grand

marcheur.

– Donc j’avais raison.

– Jusque-là, oui.

– Mais il n’y a rien d’autre…

– Si, si, mon cher Watson ! Il y a autre chose. D’autres

choses. J’inclinerais volontiers à penser, par exemple, qu’un

cadeau fait à un médecin provient plutôt d’un hôpital que d’une

société de chasse ; quand les initiales « C.C. » sont placées de-

vant le « H » de Hospital, les mots « Charing-Cross » me vien-

nent naturellement en tête.

– C’est une hypothèse.

– Je n’ai probablement pas tort. Si nous prenons cette hy-

pothèse pour base, nous allons procéder à une reconstitution

très différente de notre visiteur inconnu.

– 6 –

– Eh bien, en supposant que « C.C.H. » signifie « Charing-

Cross Hospital », que voulez-vous que nous déduisions de plus ?

– Je ne voyais pas ? Puisque vous connaissez mes mé-

thodes, appliquez-les !

– Je ne vois rien à déduire, sinon que cet homme a exercé

en ville avant de devenir médecin de campagne.

– Il me semble que nous pouvons nous hasarder davan-

tage. Considérez les faits sous ce nouvel angle. En quelle occa-

sion un tel cadeau a-t-il pu être fait ? Quand des amis se sont-ils

réunis pour offrir ce témoignage d’estime ? De toute évidence à

l’époque où le docteur Mortimer a quitté le service hospitalier

pour ouvrir un cabinet. Nous savons qu’il y a eu cadeau. Nous

croyons qu’il y a eu départ d’un hôpital londonien pour une ins-

tallation à la campagne. Est-il téméraire de déduire que le ca-

deau lui a été offert à l’occasion de son départ ?

– Certainement pas.

– Mais convenez aussi avec moi, Watson, qu’il ne peut

s’agir de l’un des « patrons » de l’hôpital : un patron en effet est

un homme bien établi avec une clientèle à Londres, et il

n’abandonnerait pas ces avantages pour un poste de médecin de

campagne. Si donc notre visiteur travaillait dans un hôpital sans

être patron, nous avons affaire à un interne en médecine ou en

chirurgie à peine plus âgé qu’un étudiant. Il a quitté ses fonc-

tions voici cinq ans : la date est gravée sur la canne. Si bien que

votre médecin d’un certain âge, grave et patriarcal, disparaît en

fumée, mon cher Watson, pour faire place à un homme d’une

trentaine d’années, aimable, sans ambition, distrait, qui possède

un chien favori dont j’affirme qu’il est plus gros qu’un fox-

terrier et plus petit qu’un dogue. »

– 7 –

J’éclatais d’un rire incrédule pendant que Holmes se ren-

fonçait dans le canapé et soufflait vers le plafond quelques an-

neaux bleus.

« En ce qui concerne votre dernière déduction, dis-je, je

suis incapable de la vérifier. Mais il m’est facile de rechercher

quelques détails sur l’âge et la carrière professionnelle de notre

visiteur. »

J’attrapai mon annuaire médical et le feuilletai. il existait

plusieurs Mortimer, mais un seul correspondait à notre incon-

nu. Je lus à haute voix les lignes qui lui étaient consacrées.

« Mortimer, James, M.R.C.S. 1882, Grimpen, Dartmoor,

Devon. Interne en chirurgie de 1882 à 1884, au Charing-Cross

Hospital. Lauréat du prix Jackson de pathologie comparée avec

une thèse intitulée :La maladie est-elle une réversion ?

Membre correspondant de la Société suédoise de pathologie.

Auteur deQuelques Caprices de l’Atavisme(Lancet, 1883), de

Progressons-nous ?(Journal de Psychologie, mars

1883).Médecin sanitaire des paroisses de Grimpen, Thorsley, et

High Barrow ».

– Pas question de société de chasse, Watson ! observa

Holmes avec un sourire malicieux. Uniquement d’un médecin

de campagne, comme vous l’aviez très astucieusement deviné.

Je crois que mes déductions sont à peu près confirmées. Quant

aux qualificatifs, j’ai dit, si je me souviens bien, aimable, sans

ambition, distrait. Par expérience je sais qu’en ce monde seul un

homme aimable peut recevoir des présents, que seul un méde-

cin sans ambition peut renoncer à faire carrière à Londres pour

exercer à la campagne, et que seul un visiteur distrait peut lais-

ser sa canne et non sa carte de visite après vous avoir attendu

une heure.

– Et le chien ?

– 8 –

– Le chien a été dressé à tenir cette canne derrière son

maître. Comme la canne est lourde, le chien la serre fortement

par le milieu, et les traces de ses dents sont visibles. La mâ-

choire du chien, telle qu’on peut se la représenter d’après les

espaces entre ces marques, est à mon avis trop large pour un

dogue. Ce serait donc… oui, c’est bien un épagneul à poils bou-

clés. »

Tout en parlant, il s’était levé pour arpenter la pièce et

s’était arrêté derrière la fenêtre. Sa voix avait exprimé une con-

viction si forte que je le regardai avec surprise.

« Mon cher ami, comment pouvez-vous parler avec tant

d’assurance ?

– 9 –

– Pour la bonne raison que je vois le chien devant notre

porte et que son propriétaire vient de sonner. Ne vous éloignez

pas, Watson, je vous prie ! C’est l’un de vos confrères, et votre

présence peut m’être utile. À présent voici le moment drama-

tique du destin. Watson : vous entendez un pas dans l’escalier,

et vous ne savez pas s’il monte pour un bien ou pour un mal.

Qu’a donc le docteur James Mortimer, homme de science à de-

mander à Sherlock Holmes, spécialiste du crime ? Entrez ! »

L’aspect de notre visiteur m’étonna d’autant plus que je

m’attendais au type classique du médecin de campagne. Or, il

était de haute taille et très mince ; son nez qui avait la forme

d’un bec s’allongeait entre deux yeux gris perçants, rapprochés,

clairs, qui brillaient derrière des lunettes cerclées d’or. Il portait

des vêtements corrects, mais guère soignés : sa redingote était

défraîchie, son pantalon effiloché. En dépit de sa jeunesse, il

était voûté ; il marchait en penchant en avant un visage bien-

veillant. Quand il entra, et qu’il aperçut sa canne dans les mains

de Holmes, il poussa un cri de joie.

« Je suis si content ! Je me demandais si je l’avais oubliée

ici ou à l’agence maritime. Pour rien au monde je ne voudrais la

perdre.

– Un cadeau, à ce que je vois ? dit Holmes.

– Oui.

– Du Charing-Cross Hospital ?

– De quelques amis que j’avais là, à l’occasion de mon ma-

riage.

– Mon Dieu, mon Dieu, comme c’est bête ! » soupira

Holmes en secouant la tête.

– 10 –

Ahuri, le docteur Mortimer le contempla à travers ses lu-

nettes.

« Pourquoi est-ce bête ?

– Oh ! vous avez simplement bouleversé nos petites déduc-

tions ! Vous avez bien dit : mariage ?

– Oui, monsieur. Je me suis marié, et j’ai quitté l’hôpital. Il

fallait que je m’établisse à mon compte.

– Allons, allons, nous ne nous étions pas tellement trom-

pés ! dit Holmes. Et maintenant, docteur James Mortimer…

– Dites plutôt monsieur Mortimer ! Je ne suis qu’un

humble M.R.C.S.

– Mais naturellement un esprit précis.

– Un touche-à-tout de la science, monsieur Holmes. Un

ramasseur de coquillages sur la grève du grand océan de

l’inconnu. Je présume que c’est à monsieur Sherlock Holmes

que je m’adresse présentement, et non…

– En effet. Voici mon ami le docteur Watson.

– Heureux de faire votre connaissance, monsieur. Votre

nom ne m’est pas inconnu : il est associé à celui de votre ami.

Vous m’intéressez grandement, monsieur Holmes, je n’espérais

pas rencontrer un crâne pareil, une dolichocéphalie aussi pro-

noncée, ni un tel développement supra-orbitaire. Verriez-vous

un inconvénient à ce que je promène mon doigt le long de vos

bosses pariétales ? Un moulage de votre crâne, monsieur, à dé-

faut de l’original, enrichirait n’importe quel musée

d’anthropologie. Je n’ai rien d’un flagorneur, mais je vous con-

fesse que votre crâne me fait très envie ! »

– 11 –

Sherlock Holmes, d’un geste, invita notre étrange visiteur à

s’asseoir.

« Je m’aperçois, monsieur, que vous exercez votre profes-

sion avec enthousiasme, lui dit-il. Cela m’arrive également.

D’après votre index, je devine que vous roulez vous-même vos

cigarettes. Ne vous gênez pas si vous désirez fumer. »

Le docteur Mortimer tira de sa poche du tabac et une

feuille de papier à cigarettes ; il mania les deux avec une dextéri-

té extraordinaire. Il possédait de longs doigts frémissants, aussi

agiles et alertes que des antennes d’insecte.

Holmes se tut, mais de rapides petits coups d’œil

m’indiquèrent que le docteur Mortimer l’intéressait vivement. Il

se décida enfin à rompre le silence.

« J’imagine, monsieur, que ce n’est pas uniquement dans le

but d’examiner mon crâne que vous m’avez fait l’honneur de

venir chez moi hier soir et à nouveau aujourd’hui ?

– Non, monsieur, non ! Bien que je sois heureux d’en avoir

eu l’occasion… Je suis venu chez vous, monsieur Holmes, parce

que je sais que je n’ai rien d’un homme pratique et que je me

trouve tout à coup aux prises avec un problème grave, peu ba-

nal. Vous connaissant comme le deuxième plus grand expert

européen…

– Vraiment, monsieur ? susurra Holmes non sans une cer-

taine âpreté. Puis-je vous demander qui a l’honneur d’être le

premier ?

– À un esprit féru de précision scientifique, l’œuvre de

M. Bertillon apparaît sans rivale.

– 12 –

– Alors ne feriez-vous pas mieux de le consulter ?

– J’ai dis, monsieur, « à un esprit féru de précision scienti-

fique ». Mais chacun reconnaît que vous êtes incomparable en

tant qu’homme pratique. J’espère, monsieur, que par inadver-

tance je n’ai pas…

– À peine, monsieur ! interrompit Holmes. Je crois. Doc-

teur Mortimer, que vous feriez bien de vous borner à me confier

la nature exacte du problème pour la solution duquel vous solli-

citez mon concours. »

– 13 –

CHAPITRE II

LA MALÉDICTION DES BASKERVILLE

« J’ai dans ma poche un document…, commença le docteur

Mortimer.

– Je l’ai remarqué quand vous êtes entré, dit Holmes.

– C’est un manuscrit ancien.

– Qui date du début du XVIIIe siècle, s’il ne s’agit pas d’un

faux.

– Comment pouvez-vous le dater ainsi, monsieur ?

– Pendant que vous parliez, vous en avez présenté

quelques centimètres à ma curiosité. Il faudrait être un bien

piètre expert pour ne pas situer un document à dix années près

environ. Peut-être avez-vous lu la petite monographie que j’ai

écrite sur ce sujet ? Je le situe vers 1730.

– La date exacte est 1742, dit le docteur Mortimer en le ti-

rant de sa poche intérieure. Ce papier de famille m’a été confié

par Sir Charles Baskerville, dont le décès subit et tragique, il y a

trois mois, a suscité beaucoup d’émotion dans le Devonshire. Je

peux dire que j’étais son ami autant que son médecin. Sir

Charles Baskerville avait l’esprit solide, monsieur ; sagace et

pratique ; il n’était pas plus rêveur que moi. Néanmoins il atta-

chait une grande valeur à ce document, et il s’attendait au genre

de mort qui justement l’abattit. »

– 14 –

Holmes tendit la main pour prendre le manuscrit qu’il éta-

la sur ses genoux.

« Vous remarquerez, Watson, l’alternance de l’s long et de

l’s. C’est ce détail qui m’a permis de le localiser dans le temps. »

Par-dessus son épaule je considérai le papier jauni à

l’écriture décolorée. L’en-tête portait « Baskerville Hall », et au-

dessous, en gros chiffres griffonnés : « 1742 »

« On dirait une déposition, ou une relation ?

– En effet. C’est la relation d’une certaine légende qui a

cours dans la famille des Baskerville.

– Mais je suppose que c’est sur quelque chose de plus mo-

derne et de plus pratique que vous désirez me consulter ?

– 15 –

– Tout à fait moderne. Il s’agit d’une affaire pratique, ur-

gente, qui doit être réglée dans les vingt-quatre heures. Mais le

document est bref et il est étroitement lié à l’affaire. Avec votre

permission je vais vous le lire. »

Holmes s’adossa à sa chaise, ressembla les extrémités de

ses doigts et ferma les yeux d’un air résigné.

Le docteur Mortimer approcha le document de la lumière,

et d’une voix aiguë, crépitante, entreprit la lecture du curieux

récit que voici :

« Sur l’origine du chien des Baskerville, plusieurs versions

ont circulé. Toutefois, comme je descends en ligne directe de

Hugo Baskerville, et comme je tiens l’histoire de mon père, de

même que celui-ci la tenait du sien, je l’ai couché par écrit, en

croyant fermement que les choses se sont passées comme elles

m’ont été rapportées. Et je voudrais, mes enfants, que vous pé-

nètre le sentiment que la même Justice qui punit le péché peut

aussi le pardonner par grâce, et que tout châtiment, même le

plus lourd, peut être levé par la prière et le repentir. Je souhaite

que cette histoire vous enseigne au moins (non pas pour que

vous ayez à redouter les conséquences du passé, mais pour que

vous soyez prudents dans l’avenir) que les passions mauvaises

dont notre famille a tant souffert ne doivent plus se donner libre

cours et faire notre malheur.

« Apprenez donc qu’au temps de la Grande Révolte (dont

l’histoire écrite par le distingué Lord Clarendon mérite toute

votre attention) le propriétaire de ce manoir de Baskerville

s’appelait Hugo ; indiscutablement c’était un profanateur, un

impie, un être à demi sauvage. Certes, ses voisins auraient pu

l’excuser jusque-là, étant donné que le pays n’a jamais été une

terre de saints ; mais il était possédé d’une certaine humeur im-

pudique et cruelle qui était la fable de tout l’Ouest. Il advint que

ce Hugo s’éprit d’amour (si l’on peut baptiser une passion aussi

– 16 –

noire d’un nom aussi pur) pour la fille d’un petit propriétaire

rural des environs. Mais la demoiselle l’évitait avec soin tant la

fâcheuse réputation de son soupirant l’épouvantait. Un jour de

la Saint-Michel pourtant, ce Hugo, avec l’assistance de cinq ou

six mauvais compagnons de débauche, l’enleva de la ferme pen-

dant une absence de son père et de ses frères. Il la conduisirent

au manoir et l’enfermèrent dans une chambre du haut, après

quoi ils se mirent à table pour boire et festoyer comme chaque

soir. Bien entendu, la pauvre fille ne pouvait manquer d’avoir

les sangs retournés par les chants et les jurons abominables qui

parvenaient d’en bas à ses oreilles ; il paraît que le langage dont

usait Hugo Baskerville, quand il était gris, aurait mérité de fou-

droyer son auteur. Mais dans sa peur elle osa ce devant quoi

auraient hésité des hommes braves et lestes : en s’aidant du

lierre qui recouvrait (et recouvre encore) le mur sud, elle dé-

gringola le long des gouttières et courut à travers la lande dans

la direction de la ferme de son père, que trois lieues séparaient

du Manoir des Baskerville.

« Un peu plus tard Hugo quitta ses invités avec l’intention

de porter à sa prisonnière des aliments et du vin, et probable-

ment d’autres choses bien pires. Il trouva la cage vide et l’oiseau

envolé. Alors, ce fut comme si un démon s’était emparé de lui. Il

descendit l’escalier, quatre à quatre, se rua dans la salle à man-

ger, sauta debout sur la table en balayant du pied flacons et

tranchoirs, et jura devant ses amis qu’il ferait cette nuit même

cadeau de son corps et de son âme aux Puissances du Mal s’il

pouvait rattraper la jeune fille. Tandis que ses convives regar-

daient stupéfaits l’expression de cette fureur, l’un d’eux plus

méchant que les autres, ou peut-être davantage, proposa de lan-

cer les chiens sur la trace de la fugitive. Aussitôt Hugo sortit,

ordonna à ses valets de seller sa jument et de déchaîner la

meute ; il fit sentir aux molosses un mouchoir de la jeune fille,

les mit sur la voie, et dans un concert d’aboiements sauvages la

chasse s’engagea sur la lande éclairée par la lune.

– 17 –

« Pendant un moment, les autres convives demeurèrent

bouche bée. Mais bientôt leur intelligence se dégourdit assez

pour qu’ils comprissent ce qui allait se passer. Dans un brouha-

ha général, les uns réclamèrent leurs pistolets, d’autres leurs

chevaux, certains de nouveaux flacons de vin. Un peu de bon

sens ayant filtré dans leurs folles cervelles, treize d’entre eux

sautèrent à cheval et se lancèrent à la poursuite de Hugo et de la

meute. La lune brillait au-dessus de leurs têtes ; ils foncèrent

bride abattue sur la route que la jeune fille avait dû prendre

pour regagner sa maison.

« Quelques kilomètres plus loin, ils rencontrèrent un ber-

ger, et ils lui demandèrent à grands cris s’il avait vu la meute. Le

berger tremblait tellement de peur qu’il pouvait à peine parler ;

il finit par bégayer qu’il avait bien aperçu l’infortunée suivie des

molosses.

« – Mais j’ai vu bien pire ajouta-t-il. Hugo Baskerville m’a

dépassé sur sa jument noire, et derrière lui, courait en silence

un chien qui était sûrement un chien de l’enfer… Que Dieu me

préserve de l’avoir jamais sur mes talons ! »

« Les cavaliers ivres maudirent le berger et poursuivirent

leur randonnée. Bientôt cependant un froid mortel les saisit ; ils

entendirent un galop, et la jument noire, couverte d’écume

blanche, passa près d’eux : sa bride traînait sur le sol et la selle

était inoccupée. Alors les convives de Hugo, apeurés, se serrè-

rent les uns contre les autres ; ils continuèrent néanmoins à

avancer, bien que chacun d’entre eux, s’il s’était trouvé seul, eût

tourné avec joie la tête de son cheval dans la direction opposée.

Au bout de quelques temps ils rejoignirent la meute. Les mo-

losses, pourtant célèbres par la pureté de leur race et par leur

courage, geignaient en groupe au bord d’une profonde déclivité

de terrain, d’un goyal comme nous disons ; quelques-uns s’en

écartaient furtivement ; d’autres, le poil hérissé et l’œil fixe, re-

gardaient vers le bas de la vallée étroite qui s’ouvrait devant eux.

– 18 –

« Tous les cavaliers s’arrêtèrent : dégrisés, comme vous

l’imaginez ! La majorité se refusait à aller plus loin, mais trois

amis de Hugo, les plus hardis ou les moins dégrisés peut-être,

s’enfoncèrent dans le goyal. Il aboutit bientôt à une large cu-

vette où se dressaient deux grosses pierres que l’on peut encore

voir et qui ont été jadis érigées par des populations disparues.

La lune éclairait cette clairière : au centre gisait la malheureuse

jeune fille, là où elle était tombée, morte d’épouvante et de fa-

tigue. Mais ce n’est pas son cadavre, non plus que le corps de

Hugo Baskerville, qui fit pâlir les trois cavaliers : debout sur ses

quatre pattes par-dessus Hugo, et les crocs enfoncés dans sa

gorge, se tenait une bête immonde, une grosse bête noire, bâtie

comme un chien, mais bien plus grande que n’importe quel

chien qu’aient jamais vu des yeux d’homme. Et tandis qu’ils

– 19 –

demeuraient là, frappés de stupeur, la bête déchira la gorge de

Hugo Baskerville avant de tourner vers eux sa mâchoire tom-

bante et ses yeux étincelants : alors. éperdus de terreur, ils fi-

rent demi-tour à leurs montures et s’enfuirent en hurlant à tra-

vers la lande. On assure que l’un d’eux mourut cette nuit-là, et

que les deux autres ne se remirent jamais de leur émotion.

« Voilà l’histoire, mes enfants, de l’origine du chien dont on

dit qu’il a été depuis lors le sinistre tourmenteur de notre fa-

mille. Si je l’ai écrite, c’est parce que ce qui est su en toute nette-

té cause moins d’effroi que ce qui n’est que sous-entendu, ou

mal expliqué. Nul ne saurait nier que beaucoup de membres de

notre famille ont été frappés de morts subites, sanglantes, mys-

térieuses. Cependant nous pouvons nous réfugier dans l’infinie

bonté de la Providence, qui ne punira certainement pas

l’innocent au-delà de cette troisième ou quatrième génération

qui est menacée dans les Saintes Écritures. À cette Providence je

– 20 –

vous recommande donc, mes enfants, et je vous conseille par

surcroît de ne pas vous aventurer dans la lande pendant ces

heures d’obscurité où s’exaltent les Puissances du Mal.

« (Ceci, de Hugo Baskerville à ses fils Rodger et John, en

les priant de n’en rien dire à leur sœur Élisabeth.) »

Quand le docteur Mortimer eut terminé la lecture de ce

singulier document, il releva ses lunettes sur son front et dévi-

sagea M. Sherlock Holmes, lequel étouffa un bâillement et jeta

sa cigarette dans la cheminée.

« Eh bien ? demanda mon ami.

– Avez-vous trouvé cela intéressant ?

– Intéressant pour un amateur de contes de bonne

femme. »

Le docteur Mortimer tira alors de sa poche un journal.

« Maintenant, monsieur Holmes, nous allons vous offrir

quelque chose d’un peu plus récent. Voici leDevon County

Chronicledu 14 juin de cette année. Il contient un bref résumé

des faits relatifs à la mort de Sir Charles Baskerville, mort qui

eut lieu quelques jours plus tôt. »

Mon ami se pencha légèrement en avant, et son visage

n’exprima plus qu’attention intense. Notre visiteur replaça ses

lunettes devant ses yeux et commença sa lecture :

« La récente mort subite de Sir Charles Baskerville, dont le

nom avait été mis en avant pour représenter le parti libéral du

Mid-Devon au cours des prochaines élections, a attristé tout le

comté. Bien que Sir Charles n’eût résidé à Baskerville Hall qu’un

temps relativement court, son amabilité et sa générosité lui

– 21 –

avait gagné l’affection et le respect de tous ceux qui l’avaient

approché. À cette époque de nouveaux riches, il est réconfortant

de pouvoir citer le cas d’un rejeton d’une ancienne famille du

comté tombée dans le malheur, qui a pu faire fortune par lui-

même et s’en servir pour restaurer une grandeur déchue. Sir

Charles, comme chacun le sait, avait gagné beaucoup d’argent

dans des spéculations en Afrique du Sud. Plus avisé que ces

joueurs qui s’acharnent jusqu’à ce que la roue tourne en leur

défaveur, il avait réalisé ses bénéfices et les avait ramenés en

Angleterre. Il ne s’était installé dans Baskerville Hall que depuis

deux ans, mais il ne faisait nul mystère des grands projets qu’il

nourrissait, projets dont sa mort a interrompu l’exécution.

Comme il n’avait pas d’enfants, son désir maintes fois exprimé

était que toute la région pût de son vivant profiter de sa chance ;

beaucoup auront des motifs personnels pour pleurer sa fin pré-

maturée. Ses dons généreux à des œuvres de charité ont été fré-

quemment mentionnés dans ces colonnes.

« On ne saurait dire que l’enquête ait entièrement éclairci

les circonstances dans lesquelles Sir Charles a trouvé la mort.

Mais on a fait assez, du moins, pour démentir les bruits nés

d’une superstition locale. Il n’y a plus de raison d’accuser une

malveillance quelconque, ni de supposer que le décès pourrait

être dû à des causes non naturelles. Sir Charles était veuf, et un

peu excentrique. En dépit de sa fortune considérable il avait des

goûts personnels fort simples ; pour le servir à Baskerville Hall,

il disposait en tout et pour tout d’un ménage du nom de Barry-

more, le mari faisant fonction de maître d’hôtel et la femme de

bonne. Leur témoignage, que corrobore celui de plusieurs amis,

donne à penser que la santé de Sir Charles s’était depuis

quelques temps dérangée, et qu’il souffrait en particulier de

troubles cardiaques, lesquels se manifestaient par des pâleurs

subites, des essoufflements et des crises aiguës de dépression

nerveuse. Le docteur James Mortimer, ami et médecin du dé-

funt, a témoigné dans le même sens.

– 22 –

« Les faits sont simples. Sir Charles Baskerville avait

l’habitude de se promener chaque soir avant de se coucher dans

la célèbre allée des ifs de Baskerville Hall. Le témoignage des

Barrymore le confirme. Le 4 juin, Sir Charles avait annoncé son

intention de se rendre à Londres le lendemain, et il avait ordon-

né à Barrymore de préparer ses bagages. Le soir il sortit comme

de coutume ; au cours de sa promenade il fumait généralement

un cigare. Il ne rentra pas. À minuit Barrymore vit que la porte

du manoir était encore ouverte ; il s’inquiéta, alluma une lan-

terne et partit en quête de son maître. La journée avait été plu-

vieuse : les pas de Sir Charles avaient laissé des empreintes vi-

sibles dans l’allée. À mi-chemin une porte ouvre directement

sur la lande. Quelques indications révélèrent que Sir Charles

avait stationné devant cette porte. Puis il avait continué à des-

cendre l’allée, et c’est à l’extrémité de celle-ci que son corps fut

découvert. Un fait n’a pas été élucidé : Barrymore a rapporté, en

effet, que les empreintes des pas de son maître avaient changé

– 23 –

d’aspect à partir du moment où il avait dépassé la porte de la

lande : on aurait dit qu’il s’était mis à marcher sur la pointe des

pieds. Un certain Murphy, bohémien et maquignon, se trouvait

alors sur la lande non loin de là, mais selon ses propres aveux il

était passablement ivre. Il affirme avoir entendu des cris, mais il

ajoute qu’il a été incapable de déterminer d’où ils venaient. Au-

cun signe de violence n’a été relevé sur la personne de Sir

Charles. La déposition du médecin insiste sur l’incroyable dé-

formation du visage (si grande que le docteur Mortimer se refu-

sa d’abord à croire que c’était son malade et ami qui gisait sous

ses yeux). Mais des manifestations de ce genre ne sont pas rares

dans les cas de dyspnée et de mort par crise cardiaque. Cette

explication se trouva confirmée par l’autopsie qui démontra une

vieille maladie organique. Le jury rendit un verdict conforme à

l’examen médical. Verdict utile et bienfaisant, car il est de la

plus haute importance que l’héritier de Sir Charles s’établisse

dans le Hall pour poursuivre la belle tâche si tristement inter-

rompue. Si les conclusions prosaïques de l’enquête judiciaire

n’avaient pas mis un point final aux romans qui se sont chucho-

tés à propos de l’affaire, peut-être aurait-il été difficile de trou-

ver un locataire pour Baskerville Hall. Nous croyons savoir que

le plus proche parent de Sir Charles est, s’il se trouve toujours

en vie, son neveu M. Henry Baskerville, fils du frère cadet de Sir

Charles. La dernière fois que ce jeune homme a donné de ses

nouvelles, il était en Amérique ; des recherches ont été entre-

prises pour l’informer de sa bonne fortune. »

Le docteur Mortimer replia son journal et le remit dans sa

poche.

« Tels sont, monsieur Holmes, les faits publics en rapport

avec la mort de Sir Charles Baskerville.

– Je dois vous remercier, dit Sherlock Holmes, d’avoir atti-

ré mon attention sur une affaire qui présente à coup sûr

quelques traits intéressants. J’avais remarqué à l’époque je ne

– 24 –

sais plus quel article de journal, mais j’étais excessivement oc-

cupé par cette petite histoire des camées du Vatican, et dans

mon désir d’obliger le pape j’avais perdu le contact avec plu-

sieurs affaires anglaises dignes d’intérêt. Cet article, dites-vous,

contient tous les faits publics ?

– Oui.

– Alors mettez-moi au courant des faits privés. »

Il se rejeta en arrière, rassembla encore une fois les extré-

mités de ses doigts, et prit un air de justicier impassible.

« Je vais vous dire, répondit le docteur Mortimer qui

commençait à manifester une forte émotion, ce que je n’ai con-

fié à personne. En me taisant lors de l’enquête, je n’ai obéi qu’à

un seul mobile : un homme de science répugne à donner de la

consistance à une superstition populaire. Par ailleurs je pensais,

comme le journal, que Baskerville Hall demeurerait inoccupé si

une grave accusation ajoutait à sa réputation déjà sinistre. Voilà

pourquoi j’ai cru bien faire en disant moins que je ne savais :

rien de bon ne pouvait résulter de mon entière franchise. Mais à

vous je vais tout livrer.

« La lande est peu habitée ; ceux qui vivent dans cette ré-

gion sont donc exposés à se voir souvent. J’ai vu très souvent Sir

Charles Baskerville. En dehors de M. Frankland de Lafter Hall,

et de M. Stapleton le naturaliste, on ne trouve personne de cul-

tivé dans un rayon de plusieurs kilomètres. Sir Charles était peu

communicatif, mais sa maladie nous a rapprochés et l’intérêt

que nous vouions l’un comme l’autre au domaine scientifique

nous a maintenus en contact. D’Afrique du Sud, il avait rapporté

de nombreuses informations, et nous avons passé plusieurs soi-

rées charmantes à discuter de l’anatomie comparée du Hotten-

tot et du Boschiman.

– 25 –

« Depuis quelques mois je m’étais parfaitement rendu

compte que le système nerveux de Sir Charles était sur le point

de craquer. Il avait tellement pris à cœur cette légende dont je

viens de vous donner lecture que, bien qu’il aimât se promener

sur son domaine, rien ne l’aurait décidé à sortir de nuit sur la

lande. Pour aussi incroyable qu’elle vous ait semblé, monsieur

Holmes, Sir Charles était convaincu qu’une malédiction

s’attachait à sa famille : certes les détails qu’il m’a fournis sur

ses ancêtres n’avaient rien d’encourageant. L’idée d’une pré-

sence fantomatique le hantait ; plus d’une fois il m’a demandé si

au cours de mes visites médicales nocturnes, je n’avais jamais

rencontré une bête étrange ou si je n’avais pas entendu

l’aboiement d’un chien. Je me rappelle fort bien que cette der-

nière question le passionnait et que, lorsqu’il me la posait, sa

voix frémissait d’émotion.

« Je me souviens aussi d’être monté chez lui quelques trois

semaines avant l’évènement. Il se trouvait devant la porte du

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manoir. J’étais descendu de mon cabriolet et je me tenais à côté

de lui, quand je vis ses yeux s’immobiliser par-dessus mon

épaule et regarder au loin avec une expression d’horreur af-

freuse. Je me retournais : j’eus juste le temps d’apercevoir

quelque chose que je pris pour une grosse vache noire qui tra-

versait l’allée. Il était si bouleversé qu’il m’obligea à aller jusqu’à

cet endroit où j’avais vu la bête ; je regardai de tous côtés ; elle

avait disparu. Cet incident produisit sur son esprit une impres-

sion désastreuse. Je demeurai avec Sir Charles toute la soirée ;

c’est alors que, afin de m’expliquer son trouble, il me confia le

récit que je vous ai lu tout à l’heure. Je mentionne cet épisode

parce qu’il revêt une certaine importance étant donné la tragé-

die qui s’ensuivit, mais sur le moment j’étais persuadé que rien

ne justifiait une si forte émotion.

« C’était sur mon conseil que Sir Charles devait se rendre à

Londres. Je savais qu’il avait le cœur malade ; l’anxiété cons-

tante dans laquelle il se débattait, tout aussi chimérique qu’en

pût être la cause, n’en compromettait pas moins gravement sa

santé. Je pensais qu’après quelques mois passés dans les dis-

tractions de la capitale il me reviendrait transformé.

M. Stapleton, un ami commun qu’inquiétait également la santé

de Sir Charles, appuya mon avis. À la dernière minute survint le

drame.

« La nuit où mourut Sir Charles, le maître d’hôtel Barry-

more qui découvrit le cadavre me fit prévenir par le valet Per-

kins : je n’étais pas encore couché ; aussi j’arrivai à Baskerville

Hall moins d’une heure après. J’ai vérifié et contrôlé tous les