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L'action se situe dans le Paris de la fin du XIXe siècle, après la Commune, dans un contexte politique trouble, hésitant entre les fantômes de la première révolution, la montée du collectivisme et un modèle républicain clientéliste et conservateur. Chéri-Bibi, ancien bagnard condamné à tort, entreprend un coup d'état destiné à assainir la République et ses institutions. Il utilise pour cela un personnage, le commandant Jacques, militaire idéaliste qui s'est illustré dans une guerre récente, et dont on apprendra, au fil de multiples rebondissements qu'il est son fils. Gaston Leroux met en scène toute une galerie de personnages haut en couleurs - la belle Sonia, les traîtres, les notables de la république, les citoyens ordinaires entraînés malgré eux, dans un contexte détonnant où tout peut arriver, et arrive. À la fois roman d'aventures et politique, nous sommes entraînés dans un tourbillon d'événements, une déclinaison de traîtrises, d'actions héroïques, d'histoires d'amour et d'idéaux. Une description saisissante du Paris de la fin du XIXe siècle, et des couches de la population qui s'y croisent.
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Seitenzahl: 524
Veröffentlichungsjahr: 2019
Le cycle desAventures de Chéri-Bibicomprend :
1. Les cages flottantes.
2. Chéri-Bibi et Cécily.
3. Palas et Chéri-Bibi.
4. Fatalitas !
5. Le coup d’État de Chéri-Bibi.
– Demandez les nouvelles de la dernière heure : « La République en danger ! Le coup d’État dévoilé ! L’interpellation de cet après-midi ! La mise en accusation des coupables ! »
Les camelots débouchaient au coin des grands boulevards et de la rue Royale.
À la hauteur d’un restaurant où déjeunaient des parlementaires, ceux-ci les appelèrent pour acheter les journaux et rentrèrent hâtivement dans l’établissement où l’on fit groupe autour d’eux.
– Alors, c’est bien pour cet après-midi ?
– Mais, je vous l’ai dit : Carlier a les preuves !
– A-t-il les noms ?
– Les noms sont dans toutes les bouches !
– Moi, je vous dis que Carlier ne marchera pas. Voilà plus de quinze jours qu’on dit qu’il a les preuves... Il n’a rien du tout ! Subdamoun et sa bande sont aussi malins que lui !
– Ils ne sont pas encore devant la Haute-Cour !
– Ils y seront avant huit jours !
– À moins que nous ne les ayons fusillés !
– À moins que le coup d’État n’ait réussi !
– Cette blague ! Vous y croyez, au coup d’État ! Vous croyez que ça se fabrique comme ça ? Tenez ! voilà Mulot qui arrive de l’Intérieur... Eh bien ! Mulot, avez-vous vu le ministre ?
L’interpellé, depuis que presque tous ses amis étaient entrés dans le ministère, un ministère d’extrême-gauche farouche, ne décolérait pas.
Pourtant il avait le gouvernement de son opinion, mais il ne se consolait point de n’en pas faire partie.
Aussi rendait-il la vie dure aux ministres, les poussant aux mesures extrêmes, aux décisions les plus graves, les accusant de manquer de zèle dans l’application des principes et leur portant les ordres menaçants de Carlier qui avait toute l’extrême-gauche dans sa main.
Ah ! on était loin de la politique précédente qui déjà avait soulevé tant de colère et autour de laquelle avaient été livrées de si cruelles batailles. Elle eût paru couleur de rose à côté du ministère Hérisson.
Carlier donnait des indications au gouvernement sur les parlementaires à surveiller, dénonçait les citoyens, sans preuve, affirmant qu’il fallait d’abord les arrêter et qu’on trouverait les preuves ensuite ! À l’entendre, il n’y avait pas une minute à perdre depuis que les électeurs du neuvième district, en remplacement de leur vieux député réactionnaire, décédé, avaient envoyé à la Chambre ce jeune officier, « le commandant Jacques », « Jacques Ier » comme grondaient ceux qui déjà parlaient de dictature, ou « Subdamoun Ier », en rappel de l’attitude intransigeante de ce soldat, devant la commission de délimitation d’un bout de colonie que la France possédait en Afrique équatoriale. Cette attitude lui avait valu le blâme officiel du gouvernement, à la suite de quoi il avait donné sa démission. Pendant la Grande Guerre, les circonstances avaient fait qu’il avait commandé une division, devenue illustre : la division de fer. Et, depuis, il n’avait cessé de protester contre ce qu’il appelait : le sabotage de la victoire, et il s’était rué dans la politique comme à l’assaut d’une tranchée, prêt à tout nettoyer devant lui.
Peu à peu, une immense popularité l’avait consacré chef de tous les mécontents... et il y en avait !
C’était un noble : marquis, héritier du titre et du nom de Touchais, depuis que son frère aîné, Bernard de Touchais, avait succombé quelques années auparavant dans le tremblement de terre de San Francisco, après avoir à peu près ruiné sa famille. On se rappelle que le père avait fini tragiquement dans l’incendie du château de la Falaise, à Puys, près de Dieppe, incendie qui avait, crut-on alors, dévoré également le fameux Chéri-Bibi, de sinistre réputation.
Mulot consentit enfin à répondre au petit Coudry qui s’était assis à côté de lui.
– Oui, j’ai vu le ministre, je lui ai dit que nous en avions assez. Hérisson a compris. Ça va barder. Nous aurions déjà toute la ficelle du complot depuis longtemps si cet imbécile de Cravely l’avait voulu. Mais Cravely est à la fois, paraît-il, chef de la Sûreté et honnête homme ; il aurait reculé devant un cambriolage. Voyez-vous un chef de la Sûreté qui recule devant un cambriolage, quand il s’agit de sauver la République !
Et Mulot cligna de l’œil du côté de Coudry, un gamin rageur que les dernières élections avaient jeté sur les bancs socialistes de la Chambre. Il passait son temps à aboyer aux chausses de tous les orateurs, coupant leurs meilleurs effets, quand ils n’étaient pas de son opinion.
– Savez-vous, reprit Mulot, après un silence, chez qui il a fallu « travailler » ?
L’autre prononça un nom à voix basse : « Lavobourg ».
Et Mulot fit un signe de tête affirmatif. Lavobourg était le premier vice-président de la Chambre.
– Décidément, il n’y a que de la trahison partout, déclara Coudry.
– Partout !
– C’est donc ça qu’on raconte, que Subdamoun Ier est tout le temps fourré chez l’amie de Lavobourg, la belle Sonia. C’est elle qui a dû remettre à Lavobourg les papiers du Subdamoun pour qu’ils soient plus en sûreté !
Tout ça va éclater dans quelques minutes. Allons, partons ! Si Carlier a dit vrai, on va boucler tout le monde. C’est entendu avec le président Bonchamps, qui donnera l’ordre de fermer toutes les portes. Les arrestations auront lieu à la Chambre même. Ah ! on va voir la figure des « Subdamoun » ! Et le commandant Jacques va en faire une tête quand on le conduira à la Conciergerie.
À l’instant où Mulot et Coudry se disposaient à quitter le restaurant, un de leurs collègues sautait d’un taxi et se précipitait vers eux, les yeux fulgurants. C’était Joly, le questeur.
Il finissait de déjeuner, à la présidence, avec le président Bonchamps, un pur celui-là, un solide, sur qui la révolution pouvait compter, quand Bonchamps, tout à coup, s’était trouvé mal, avait porté les mains à sa poitrine avec un gémissement étouffé, et maintenant il râlait entre les mains des médecins.
– Bonchamps empoisonné ! Bonchamps empoisonné !
Ce fut le cri qui se répandit en un instant dans les restaurants de la rue Royale, qui se vidèrent.
La troupe délirante des parlementaires traversait la place de la Concorde et le pont en ramassant sur son chemin les amis qui accouraient en hâte au Palais-Bourbon. Ils apprirent tout de suite que la garde de la Chambre avait été doublée et que les troupes étaient restées consignées dans les casernes, prêtes à tous les événements. Les amis du ministre pouvaient être tranquilles de ce côté depuis qu’Hérisson avait donné le gouvernement militaire de Paris à un civil, le citoyen Flottard, sans la signature duquel le général sous-gouverneur ne pouvait donner un ordre d’importance.
Mulot, Coudry et la bande s’engouffrèrent comme une trombe dans le vestibule, tournèrent sur la droite, vers les appartements de la présidence et furent arrêtés là par des huissiers qui donnaient de bonnes nouvelles du président.
Celui-ci allait déjà mieux ; l’indisposition était passagère. Il faisait démentir lui-même les bruits d’empoisonnement. Il pensait pouvoir présider la séance.
– Ouf ! s’exclamait Mulot en entraînant Coudry dans la salle des Pas-Perdus, nous l’avons échappé belle. La présidence revient de droit à Lavobourg et il va être décrété d’accusation.
– Vous croyez que sa présence au fauteuil nous gênera si Carlier mange le morceau ?
– C’est Carlier qu’il faudrait voir ! Mais depuis ce matin, sept heures, qu’il a quitté son domicile, on ne sait ce qu’il est devenu, m’a dit le président du Conseil.
– Il ne doit pas perdre son temps, vous le connaissez.
– Voilà justement Hérisson, il faut que je lui parle.
En effet, le président du Conseil, ministre de l’Intérieur, traversait la salle des Pas-Perdus, son maroquin sous le bras.
À tous ceux qui l’accostaient, il disait sans s’arrêter :
– Avez-vous vu Carlier ? Avez-vous vu Carlier ?
Mais personne n’avait vu Carlier, et la figure naturellement morne et triste de ce petit Hérisson aux courtes jambes se faisait inquiète.
– Mon cher ! je ne puis rien vous dire tant que je n’aurai point vu Carlier.
Enfin, celui-ci apparut, grand, courbé, la mâchoire mauvaise. On se jeta sur lui, comme à la curée. Mais il secoua la meute, emportant sa serviette bourrée de documents.
Il disparut de suite, emmenant Mulot cependant qu’un « garde à vous ! » retentissait dans la salle des Pas-Perdus, jeté par l’officier de service pour le défilé du cortège présidentiel.
Mais ce n’était point Bonchamps qui venait présider la séance.
Il avait été repris de vomissements et Lavobourg le remplaçait ; Lavobourg qui s’avançait entre les deux rangs de soldats, pâle comme s’il marchait déjà vers l’échafaud que les Mulot et les Coudry parlaient de dresser comme aux beaux jours de quatre-vingt-treize, pour châtier les traîtres à la République !
Après le passage de Lavobourg, le tumulte ne fit que grossir.
Le bruit courait que la liste des suspects serait lue du haut de la tribune.
Quand les groupes conservateur et agrarien traversèrent la salle, une véritable huée les accueillit et toutes les bouches crièrent : « Vive la République ! »
Ah ! la séance promettait d’être chaude ! Les extrémistes ne cachaient plus leur dessein : Tous en prison ! grondaient-ils. Si la Chambre ne reculait pas devant son devoir, elle nommerait une commission d’enquête à laquelle elle donnerait tous les pouvoirs judiciaires. Coudry ne voyait pas d’autre moyen de sauver la République !
Cependant, pour que toutes ces extravagances fussent, même en partie, justifiées, il fallait que Carlier apportât à la tribune des preuves ; il avait à nouveau disparu, s’était enfermé avec Mulot.
Enfin ce dernier réapparut et cria à tous ceux qui l’entourèrent aussitôt : « Laissez-moi... je n’ai rien à vous dire ! Je n’ai rien à vous dire ! »
Coudry finit par le chambrer dans le moment où tous ses collègues se bousculaient vers la salle des séances pour assister au début de l’interpellation.
Mulot tremblait d’énervement. Il avait lu les papiers de Carlier, les papiers que l’on avait chipés chez Lavobourg. C’était quelque chose et ça n’était rien ! Des projets de nouvelle Constitution ! Tout le monde avait le droit d’en faire ! Il n’était pas défendu de songer à réviser la Constitution !
Mais le coup d’État, où était-il ? Et les noms des conjurés sur la liste compromettante ! Carlier les attendait encore ! Allait-on les lui apporter ? Il jurait que oui !
Il en était tellement sûr qu’il ne demanderait pas le renvoi de son interpellation ! Ce renvoi eût produit un effet désastreux. Il avait, du reste, avec les papiers Lavobourg, de quoi garder la Chambre en haleine... en attendant la liste !
– Où est-elle, cette liste ? demanda Coudry.
– Eh ! répliqua l’autre, en regardant autour de lui s’il n’était pas espionné... elle était chez le commandant et elle a disparu !
– C’est donc cela que la belle Sonia est si pâle ! Je l’ai vue, tout à l’heure, dans la tribune, mon cher, on dirait une statue !
– Oh ! elle essaie de tenir le coup, comme son ami Lavobourg ! Mais c’est la figure de Subdamoun qu’il faudra voir et elle ne se montre pas vite.
– Il est peut-être déjà en fuite !
– Il faudrait demander ça à Cravely ! Le voilà justement, Cravely !
Un personnage d’aspect encore assez vigoureux, malgré ses cheveux blancs, s’avançait, les mains dans les poches, le regard fureteur derrière les lunettes. M. le directeur de la Sûreté générale était sorti du rang. Et il avait toujours l’air d’être « sur la piste du crime » comme aux jours déjà lointains où il donnait la chasse aux plus fameux criminels.
– Eh bien ! monsieur le directeur, c’est aujourd’hui que l’on sauve la République ? fit Coudry.
– Elle est donc en danger ? répliqua l’autre, et s’approchant de Mulot : Vous avez vu Carlier ?
– Oui.
– Lui a-t-on apporté le morceau qu’il attendait ?
– Pas encore. Mais c’est vous, le chef de la Sûreté, qui me demandez ça ?
– Je suis venu ici pour m’instruire.
Et il passa, en sifflotant. Mulot haussa les épaules.
Ils entrèrent en séance pour entendre Lavobourg qui disait, d’une voix que l’on ne lui connaissait pas et d’un ton que l’on jugea peu naturel :
– Messieurs, j’ai reçu de M. Carlier une demande d’interpellation sur les mesures que compte prendre le gouvernement contre les ennemis de la République, conjurés dans le dessein avoué de renverser nos institutions par un véritable coup d’État.
Ce fut une explosion de cris, de rires nerveux, de réflexions cocasses au centre et à droite, pendant que toute l’extrême-gauche, debout, applaudissait à tout rompre.
Lavobourg agita sa sonnette d’un mouvement saccadé. Il essayait de se montrer calme, impartial et lointain, presque indifférent. La vérité était qu’il présidait comme en un rêve, ne pensant qu’au coup qui allait le frapper tout à l’heure, car il savait, non seulement qu’il avait été volé, mais surtout que la fameuse liste en tête de laquelle il se trouvait avait été dérobée chez le commandant.
Bien qu’il s’en défendît, son regard allait malgré lui à sa belle amie Sonia, la grande artiste qui l’avait jeté follement dans cette aventure. Elle dressait sa beauté de marbre entre le baron et la baronne d’Askof, ne portant pas plus d’attention à Lavobourg que s’il n’avait pas occupé le fauteuil de la présidence, adressant la parole par-dessus son épaule à un jeune homme qui n’était autre qu’un camarade de Jacques, le lieutenant Frédéric Heloni.
Mais Jacques, lui, était toujours absent !
Et cependant avec quelle énergie il avait rassuré le matin même les plus affolés d’entre ses amis ! « Rien n’était perdu ! » prétendait-il, mais on ne l’avait pas revu et tous commençaient à regarder sa place vide !
Elle était tout là-haut, la place de l’absent, au dernier rang de la gauche, à la hauteur du président. Le commandant Jacques n’appartenait cependant à aucun groupe, pas même à celui des indépendants !
Soudain, comme le président du Conseil se levait à son banc et disait :
– Le gouvernement est à la disposition de la Chambre pour la discussion immédiate de l’interpellation de M. Carlier, Jacques apparut.
Aussitôt des huées partirent de l’extrême-gauche : « À bas Subdamoun ! »
– À la Haute Cour ! À la Haute Cour !
– Au dépôt, Jacques Ier. Décrétez-le d’accusation !
Et la voix perçante de Coudry : « Guillotinez-le ! »
Tout un groupe réclamait le silence, suppliait les énergumènes de se taire, d’écouter Carlier qui était monté à la tribune.
Quant au commandant Jacques, il passa droit son chemin, écartant doucement mais d’une main sûre les députés qui grouillaient dans l’hémicycle et gravit les degrés jusqu’à sa place, sans avoir l’air d’entendre les menaces ni les injures.
Il était cependant d’aspect faible, presque fragile, mais une énergie indomptable se lisait dans son jeune regard noir, enfoncé sous l’arcade sourcilière et qui brillait par instant d’un insoutenable éclat. Il avait un fond de teint brûlé par les soleils d’Afrique et d’Extrême-Orient. Ses joues étaient creuses, le profil d’une aristocratie romaine, le visage sans un poil de barbe, les cheveux courts, la mèche en bataille. Il paraissait très jeune.
Sa taille moyenne était prise étroitement dans une redingote militaire boutonnée jusqu’au menton. Une âme de feu le soutenait, et, perçant à travers la grêle enveloppe, mettait autour de lui comme une splendeur !
– Messieurs ! gronda Carlier d’une voix d’airain qui, mieux que la sonnette du président, commanda le silence. Messieurs ! Je vous demande de sauver aujourd’hui la République ! Une poignée de factieux a juré de la renverser !
– Vive la République ! hurla Coudry. Je demande la parole !
Mulot eut toutes les peines du monde à le faire asseoir.
Carlier, à la tribune, s’était croisé les bras. On lui criait de l’extrême-gauche : « Continuez ! Continuez ! » Mais il n’avait point l’air de presser le mouvement.
Il s’attardait aux interruptions, attendait un silence impossible, bref, semblait vouloir gagner du temps. On s’en aperçut et, de tous les coins de la Chambre, des voix impatientes ou apeurées lui crièrent : « Des noms ! Des noms ! »
Il se retourna brusquement vers la gauche et lui jeta :
– Je les donnerai, moi, les noms ! Je n’attendrai pas la commission d’enquête ! Du reste, vous qui réclamez les noms, vous les connaissez comme moi ! Vous savez quels sont les misérables qui, trahissant le mandat qu’ils ont reçu de la nation, sont prêts à mettre le pays à feu et à sang pour réaliser leur rêve monstrueux de dictature, derrière un soldat factieux que l’armée a rejeté de son sein !
Son doigt n’avait pas besoin de désigner Jacques pour que tous les yeux se tournassent vers le jeune homme, Allait-on entendre le son de sa voix ? Mais Jacques ne bronchait pas. Une pareille impassibilité finit par exaspérer ses amis eux-mêmes.
– Mais répondez ! Répondez donc !
Tranquillement il prenait des notes, avec un crayon d’or sur un petit calepin.
Au-dessus de lui, dans les tribunes publiques où l’on s’écrasait, mille têtes étaient penchées... Mais dans aucune de ces tribunes l’angoisse n’était plus grande que dans celle où venait de s’asseoir, au premier rang, une femme dont les admirables cheveux blancs encadraient une figure belle encore malgré les années. Ce profil qui avait conservé toute sa pureté première était celui de la marquise du Touchais, de la mère du commandant Jacques, de celle que les Dieppois appelaient autrefois la belle Cécily, lorsqu’elle était dans sa patrie d’origine et que maintenant la haute société parisienne entourait d’un respect profond.
À son côté, était assise sa dame de compagnie, qu’elle appelait « ma bonne Jacqueline » et qu’habillait un costume mi-religieux, mi-civil comme il convenait à l’ex-sœur Sainte-Marie-des-Anges, qui avait tant pleuré sur ce monstre de Chéri-Bibi, son redoutable frère.
Avec les deux vieilles dames était entrée une jeune fille, d’un charme troublant, que Sonia, placée dans la tribune, en face, ne quitta plus des yeux. C’était Mlle Lydie de la Morlière, que l’on disait fiancée au commandant Jacques.
Celui-ci écrivait toujours.
On criait de plus en plus à Carlier :
– Vos preuves ! Vos preuves ! Vos preuves !
Il ouvrit sa serviette pour faire prendre patience à la Chambre, cependant qu’il regardait de plus en plus fréquemment à sa gauche, du côté de la porte par où lui devait venir l’argument suprême. On lui avait dit : « Vous aurez la liste à trois heures ! » et il était trois heures dix ! Il commençait à avoir chaud.
– Messieurs ! fit-il, en retirant un dossier de son maroquin, Messieurs ! des passions ennemies de notre Constitution, des opinions subversives de l’ordre social actuel et de détestables souvenirs d’un despotisme néfaste ont jeté l’inquiétude dans les esprits !
– Assez de phrases, des preuves !
Soudain un huissier montait les degrés de la tribune et lui remettait un pli qu’il décacheta aussitôt et lut. Il montra une figure rayonnante :
– Des preuves, j’en avais, tonna-t-il, mais on vient de m’apporter la plus décisive de toutes ! Je demande une suspension de séance de dix minutes !
Cette déclaration fut accueillie par des cris et par le tintamarre des pupitres.
Mais Hérisson se levait et demandait lui-même à la Chambre qu’elle accordât la suspension ! La majorité désertait déjà les banquettes. Lavobourg se couvrit de son chapeau haut de forme. Il n’avait même pas eu à dire : « La séance est suspendue ! » Et il descendait en s’appuyant à la rampe comme s’il était déjà blessé à mort !
Carlier avait quitté la séance. Traversant la salle des Pas-Perdus et le vestibule, on l’avait vu courir à un de ces petits bureaux-parloirs dans lesquels les députés pouvaient s’enfermer avec l’électeur en visite, recevoir leurs amis et leurs confidences.
Il fut bientôt rejoint par un individu que nul ne connaissait (pas même Cravely qui se trouva comme par hasard sur son passage, mais qui sournoisement faisait son métier) : un grand diable d’aspect sévère et presbytérien dans sa longue redingote noire. Cet homme, comme Carlier, avait sous le bras une serviette en maroquin. La porte du parloir se referma sur eux et l’on attendit, dans une atmosphère de tempête.
L’impatience atteignit à l’exaspération quand on sut que le mystérieux commissionnaire à la redingote de quaker avait quitté le parloir depuis cinq minutes et que Carlier ne réapparaissait toujours point.
Il devait finir de ranger ses notes, prendre les dernières dispositions pour la suprême bataille.
Mais on trouva qu’il se recueillait trop longtemps et des amis vinrent frapper à la porte du parloir. On ne répondit pas.
Alors Mulot prit sur lui d’ouvrir la porte.
Il recula d’horreur. Carlier était étendu sur la table, les vêtements défaits, le gilet ouvert, un couteau-poignard dans le cœur !
Le bruit du crime se répandit avec la rapidité de la foudre. Il y eût un si prodigieux tumulte, une telle bataille autour de ce cadavre qu’on dut faire pénétrer un peloton de gardes pour essayer de dégager les abords du parloir.
Mais ce fut en vain ; rien n’empêcha les amis de Carlier d’emporter le corps sanglant de la victime vers la salle des séances où ils pénétrèrent en hurlant : « Mort aux assassins ! Mort aux assassins ! »
Coudry, soutenant le buste de Carlier et Mulot, qui s’était précipité tout de suite sur la serviette pour sauver les papiers s’il en était temps encore, montraient d’affreux visages décomposés par une haine héroïque.
Des cris, des poings dressés, la rage de ceux-ci, la consternation de ceux-là faisaient cortège à ce sinistre trophée qui fut déposé, au pied de la tribune, sur la table des sténographes.
Aussitôt, ses amis se massèrent autour du corps ; d’autres, dans des transports frénétiques juraient de le venger ; Pagès, qui avait conservé tout son sang-froid, essayait d’organiser ce désordre et s’entretenait tantôt avec le chef du gouvernement, qui avait fait mander le procureur général, et tantôt avec les questeurs, qui avaient fait fermer toutes les portes.
Mulot avait ouvert la serviette de Carlier et n’y avait rien trouvé des papiers dérobés chez Lavobourg. Aussitôt, il avait rejoint Cravely dans un couloir et le directeur de la Sûreté générale lui affirmait que pas un des complices n’échapperait et qu’ils auraient bientôt la clef de toute l’affaire, car il avait fait suivre, par un de ses plus fins limiers, le visiteur inconnu à sa sortie du parloir.
Des amis avaient conseillé à Lavobourg de ne plus se montrer s’il ne voulait pas être poignardé à son tour et sous le prétexte de le garder, Cravely, d’accord avec Joly, l’un des questeurs dont il était sûr, avait placé des agents auprès du vice-président et s’était ainsi assuré de sa personne.
C’est alors qu’un vieillard, qui avait une figure de mourant et que soutenaient les huissiers, laissa tomber ces mots du haut du fauteuil présidentiel :
– Messieurs, la séance continue.
C’était Bonchamps qui, dominant le mal mystérieux qui lui brûlait les entrailles, s’était, au bruit de l’assassinat, fait porter jusque-là pour ne point abandonner la présidence de la Chambre, en d’aussi tragiques circonstances, aux mains de la réaction.
Cette apparition inattendue, ce geste magnifique, ces paroles grandioses, ce calme suprême de la mort qu’il traînait déjà avec lui eurent le résultat immédiat d’apaiser un instant cette mer en furie.
La fureur d’un groupe qui s’était rué sur le commandant Jacques, lequel, entouré de ses amis, n’avait point bougé de son banc, resta comme suspendue.
Et la Chambre, tout entière, épouvantée de l’horrible crime, acclama le brave homme qui la rendait instantanément à la dignité d’elle-même.
Mais les acclamations se calmaient à peine que toute l’extrême-gauche se tourna vers un point unique, celui où le commandant Jacques se tenait toujours, les bras croisés ; et la voix de Coudry, par-dessus toutes les autres, cria :
– L’assassin, le voilà !
– Je n’ai jamais versé le sang que sur les champs de bataille. Je demande la parole.
La phrase avait sonné comme un coup de clairon. C’était la première fois qu’on entendait cette voix et elle semblait sonner le ralliement dans un camp désemparé que l’ennemi attaquait de toutes parts. Il y eut un silence subit dans lequel éclata cette autre phrase prononcée par Hérisson qui, déjà, se disposait à gravir les degrés de la tribune :
– Je cède mon tour de parole à l’accusé.
Jacques reçut la phrase en plein cœur et on le vit blêmir encore pendant que l’extrême-gauche faisait un triomphe au président du Conseil. Cependant, il descendit d’un pas élastique vers l’hémicycle et fut, en deux bonds, à la tribune.
Là, il étendit la main au-dessus du cadavre de Carlier et s’écria :
– Je jure, sur le cadavre de Carlier, de vous retrouver son assassin. Je jure que si la commission d’enquête que vous allez nommer n’arrive point à faire la lumière sur ce crime, que je hais, je la ferai moi-même. Je jure que si vos commissaires et vos magistrats sont impuissants à découvrir la vérité, je n’aurai de cesse, moi, que je ne vous l’aie apportée, ici, dans mes deux mains qui ne connaissent point ce poignard, et qui n’ont jamais porté que l’épée de la France !
À ces mots, la moitié de la Chambre partit en bravos prolongés et il sembla bien qu’un grand nombre des partisans de Jacques se trouvaient comme soulagés d’un poids immense.
La voix de Mulot s’éleva :
– On a assassiné Carlier pour lui voler les papiers Lavobourg qui ne sont plus dans son portefeuille.
– Vous saviez donc, monsieur Mulot, que l’on avait volé M. Lavobourg ? reprit Jacques du Touchais, et sans doute connaissez-vous le voleur ? Eh bien ! Vous êtes plus avancé que nous, qui ignorons l’assassin de Carlier. La pince-monseigneur a commencé, le poignard continue. Mais je jure que mes amis et moi sommes à l’écart de toutes ces ignominies. Et je vais vous dire pourquoi. Parce qu’il nous était indifférent, à mon ami Lavobourg et à moi, qu’on lût à cette tribune un papier sur lequel on avait tracé un semblant de Constitution. Est-il donc inconstitutionnel de vouloir réviser la Constitution ? Vous tous, qui criez si fort, avez été en d’autres temps les premiers à la réclamer. Tous les bons citoyens la demandent aujourd’hui.
– Pour renverser la République ! hurla Coudry.
– La République, qu’en avez-vous fait ? Qu’avez-vous fait de cette France qui, si courageusement, s’était relevée des plus effroyables déchirements ? Qu’avez-vous fait de cette nation qui étonnait l’Europe par sa prospérité constante et l’éclat de ses vertus ?
– Et vous, que voulez-vous faire de la République ? Pourriez-vous nous le dire ?
– Je veux vous en chasser !
Ce fut terrible. Il y eut dans les dernières travées de l’extrême-gauche comme un raz de marée ; une vague rugissante, un flot furieux déferla dans l’hémicycle et rebondit jusqu’à la tribune. Des poings levés, des coups, des figures hideuses, des bouches vociférantes pendant que dans les tribunes publiques des femmes clamaient leur effroi. Jacques avait été arraché de là-haut comme une plume, et il se retrouva en bas, les vêtements déchirés, le visage en sang et certainement il eût couru le risque d’être mis en pièces si tout à coup n’étaient arrivés, telle une trombe, trois personnages qui, comme des chats, avaient sauté des tribunes : le lieutenant Frédéric et deux énormes gaillards qui, si nous osons dire, dispersèrent le rassemblement « en cinq sec ».
L’impétuosité d’un si exceptionnel envahissement eût été suivie certainement de bien terribles incidents si, tout à coup, la voix formidable d’un huissier ne s’était fait entendre :
– Silence, messieurs, M. le président Bonchamps se meurt. Cela faisait deux cadavres pour une seule séance : c’était assez.
Mais ces deux cadavres avaient sauvé la politique et peut-être la vie de ce jeune audacieux... On le laissa, suivi de ses gardes du corps, s’éloigner avec épouvante.
– Jamais, monsieur Barkimel, vous m’entendez bien ? Jamais je ne vous pardonnerai de m’avoir fait attendre pendant six heures d’horloge, foi de Florent !
– Mon cher monsieur Florent, suppliait M. Barkimel, je vous jure que si j’avais pu vous rejoindre, je l’aurais fait tout de suite, car, en vérité, je ne demandais qu’à fuir cet horrible spectacle, mais nous étions prisonniers, entourés de gardes qui ne nous permettaient point de faire un pas ! Tout cela sent la révolution !
– Fichez-moi la paix avec votre révolution. Il était entendu que votre carte de tribune devait nous servir à tour de rôle, vous avez manqué à votre parole, voilà tout !
Les deux amis, deux petits braves et honnêtes bourgeois, ex-boutiquiers à la retraite, se considérèrent une seconde avec des yeux terribles comme si chacun eût voulu faire peur à l’autre. Voyant qu’ils n’y réussissaient point, sans doute à cause de l’expérience qu’ils avaient de ce genre de querelle, ils se tendirent la main d’un même geste spontané.
– Nous sommes fous, Florent !
– Nous sommes fous, Barkimel !
– Ah ! mon cher ami, quelle chose atroce que le transport de ce cadavre à la tribune avec son poignard dans le cœur ! Une scène de la révolution, vous dis-je. J’ai vu une scène de la révolution !
– Vous avez vu un fait divers, répliqua Florent d’un ton sec, car il était fort vexé de n’avoir point assisté à cette scène-là et il ne manquait point d’en abaisser autant qu’il le pouvait le caractère, désespéré à l’idée du succès que ce satané Barkimel allait avoir le soir, dans les arrière-boutiques, en le racontant.
– Un fait divers. On vous en donnera tous les jours des faits divers comme celui-là, fit Barkimel, offusqué plus qu’on ne saurait dire : un fait divers !
Jamais M. Barkimel ne devait pardonner à M. Florent ce « fait divers-là ».
– Bonchamps était malade depuis longtemps, fit Florent sur un ton calme, mais légèrement sarcastique, il fallait bien que ce brave homme mourût quelque part ! Je ne vois pas qu’il y ait de quoi vous mettre dans des états ! Ah ! On voit que vous ne savez pas ce qu’est une révolution... Une vraie révolution comme celle de 1792, alors Robespierre ! Avez-vous seulement lu son histoire à Robespierre ?
– Fichez-moi la paix avec votre Robespierre ! Vous ne voulez point que j’aie assisté à une scène de la révolution ! Et vous prenez avantage de ce que vous avez tenu autrefois une papeterie accompagnée de bibliothèque circulante pour me jeter à la tête le nom de Robespierre !
– Tout le monde ne peut avoir été marchand de parapluies !
– Florent !
– Barkimel !
Encore un regard terrible. Encore une poignée de main.
– Et d’abord, en sommes-nous si loin du temps de Robespierre ? À ce qu’il paraît que dans ce temps-là les mœurs ressemblaient fort à celles d’aujourd’hui ! Réfléchissez ! L’on danse partout ! Il y a une corruption générale et des scandales publics ! et un dictateur à l’horizon !
– En voilà des balivernes ! Parlons de votre dictateur ! Ça n’est pas le premier qui montre le bout de son dolman ! Depuis qu’on est en république... on sait ce qu’en vaut l’aune, de cette marchandise-là !
– Taisez-vous, nous passons devant l’hôtel de sa mère ! et vous ne diriez point cela si vous l’aviez vu tantôt !
Les deux amis, tout en devisant et en se chamaillant, étaient en effet arrivés, après avoir traversé le pont près de l’Hôtel de Ville, dans le quartier du Marais qu’ils habitaient. Avant de continuer leur route, ils levèrent un instant les yeux sur cette noble demeure où devait régner une si grande émotion après l’affreuse séance de la Chambre...
– Où tout cela va-t-il nous mener ? demanda M. Barkimel en grelottant.
– Mais nulle part ! déclara le sceptique Florent, ou du moins pas autre part que chez nous où nous allons faire un bon souper, puis un bon somme !
Au coin de la rue on entendait encore M. Barkimel qui disait :
– Laissez-moi ! Je ne pourrais pas dormir cette nuit ! Je vous dis que nous sommes en pleine révolution ! Et c’est aussi l’avis de mon ami Hilaire, de la Grande Épicerie moderne et des Produits alimentaires réunis !
C’est dans ce quartier qui fut jadis si aristocratique et dont les hôtels, d’un art merveilleux, servent pour la plupart, aujourd’hui, au commerce, au négoce, que nous retrouvons la marquise du Touchais, après tant d’années écoulées à pleurer un bonheur trop rapide et à élever selon son cœur, dans l’exil, celui qui devait être un jour le commandant Jacques et qui venait d’échapper, dans une séance mémorable, au plus pressant danger.
Cet hôtel n’avait jamais appartenu aux Touchais. C’était l’ancien hôtel de la Morlière où Cécily était venue s’installer après la mort de Mme de la Morlière, mère de Lydie, une amie qu’elle avait beaucoup aimée et à qui elle avait promis de veiller sur Lydie, orpheline, comme sur sa fille.
Lydie était riche. À l’époque où nous plaçons ce nouveau récit, Cécily ne l’était plus. Il ne lui restait que le nécessaire pour tenir convenablement son rang ; et cela, à la suite des folies de jeune homme de son fils aîné, Bernard.
Bernard s’était montré, dès son adolescence, très jaloux de Jacques, si jaloux qu’un jour on avait trouvé le petit Jacques la tête ensanglantée, le front ouvert par un coup terrible que lui avait porté son frère aîné, furieux de la résistance enfantine de son cadet à l’une de ses fantaisies.
Cécily, déjà si éprouvée, n’avait pu pardonner à Bernard une si cruelle alarme. Son fils aîné était déjà grand ; elle l’envoya terminer son éducation en Angleterre.
Et Bernard ne voulut jamais revenir chez sa mère, disant qu’il se refusait à revoir Jacques, cause de son exil.
Adulte, il passa en Amérique. Aux États-Unis il commit mille extravagances. Il se lança dans des entreprises, donna sa signature pour des sommes considérables, joua à la Bourse, perdit plusieurs fois une fortune et engagea l’honneur des Touchais. Cécily paya jusqu’au dernier sou, même avec la part de Jacques que celui-ci abandonna orgueilleusement à sa majorité.
Malgré les millions ainsi gaspillés, l’honneur même aurait peut-être fini par sombrer si le tremblement de terre de San Francisco n’avait mis fin à une aussi belle carrière.
Cécily n’avait plus qu’un fils, mais elle avait une fille, et combien charmante, dans cette gracieuse Lydie qu’elle avait fini d’élever à côté de Jacques. Celle-là encore petite-fille, celui-ci déjà grand garçon. Bientôt ils s’aimèrent.
Mais Jacques, qui n’avait plus de fortune, voulait apporter en cadeau de noces, à Lydie, la gloire.
– Nous nous marierons après le triomphe, lui avait-il dit !
Et la gloire, c’était cette prodigieuse aventure qui menaçait de tout emporter, de les broyer tous comme des fétus de paille... Lydie avait bien vu cela, dans ce tragique après-midi... si rempli d’horreur... pour elle et pour Cécily...
Les deux femmes étaient dans les bras l’une de l’autre, Lydie essuyant les larmes de Cécily, quand la vieille Jacqueline entra dans le salon, annonçant le lieutenant Frédéric Héloni.
– Faites-le entrer s’écrièrent-elles toutes deux en se levant vivement, tant elles avaient hâte de recevoir des nouvelles.
L’officier les rassura d’abord d’un mot :
– Tout va bien !
– Jacques ?
– Quelques égratignures sans importance !...
– Oh ! vous l’avez sauvé !
– Ne parlons pas de cela !
– Il va venir ?
– Oui, un instant, avant le dîner.
– Mais, fit Lydie, haletante, nous ne savons pas ce qui s’est passé à la Chambre, après cette affreuse chose... Nous sommes parties dès que nous l’avons vu hors de danger... nous espérions qu’il accourrait ici !
– Voilà ce qui s’est passé, ça a été rapide. Après une suspension de séance pendant laquelle on a emporté les corps de Carlier et de Bonchamps, la séance a repris. Et la Chambre a voté en cinq minutes et à l’unanimité la nomination d’une commission d’enquête à laquelle l’extrême-gauche a fait donner les pouvoirs judiciaires les plus étendus ! Mais il faut que ces pouvoirs soient ratifiés par le Sénat et celui-ci ne ratifiera pas... Nous sommes sûrs de la majorité du Sénat ! Dans ces conditions, pour nous, c’est du temps de gagné et nous ne demandons pas autre chose pour le moment !
– Et l’assassinat de Carlier ? interrogea avec une grande hésitation, Cécily.
– Pendant la suspension de séance, après le départ de Jacques, Hérisson eut une conférence avec le procureur général et les principaux du parti. Il paraît que le crime, en ce qui concerne Carlier, n’est pas absolument démontré.
– Oh ! tant mieux ! fit la marquise avec un long soupir.
Frédéric reprit :
– Le poignard qu’on a trouvé plongé dans sa poitrine était une arme à lui et l’habit, le gilet étaient ouverts comme s’il avait voulu se frapper lui-même. Y a-t-il eu suicide ? A-t-il perdu la tête en voyant que son visiteur ne lui apportait pas la preuve qu’il avait promise à la Chambre ? Toutes ces hypothèses sont plausibles. Enfin (et la voix du lieutenant baissa le ton) les papiers qui nous avaient été volés ont été retrouvés.
– Où ?
– ... Chez Sonia... et ce n’est pas le moins étrange !
– Mais vous voyez donc que l’on a assassiné cet homme, ce Carlier, pour rentrer en possession de ces papiers ! s’écria Cécily, qui tremblait singulièrement... et c’est un homme de votre parti !
– De notre parti... silence donc, madame !
– Oui, oui... de notre parti... Mais cette mort... Ce crime !
– Ah ! ce n’est pas nous qui en sommes responsables... s’exclama l’officier...
– Ce crime m’épouvante ! reprit Cécily en montrant plus d’effroi qu’elle n’en avait jamais ressenti dans cette période cependant si dangereuse pour son fils...
– Nous, il nous étonne ! Mais puisqu’il nous sert, vous pensez bien que nous avons autre chose à faire que de nous y attarder pour le moment ! Les événements vont se précipiter... Il faut que nous profitions de la mort de Bonchamps ! Ce président vertueux et têtu, qui perdait la République pour mieux sauver la Constitution, nous gênait !
– Si je vous disais, soupira la malheureuse Cécily, que pendant cette atroce séance, quand je ne regardais pas mon fils, je le regardais, lui, le président Bonchamps et qu’en le voyant si cruellement souffrir, haleter, étouffer, je me demandais s’il n’était point vrai, comme le bruit en avait couru, qu’il fût empoisonné.
– Son médecin lui-même a démenti ces odieux propos ! Et c’est vous, madame, qui vous en faites à nouveau l’écho !
– Ah ! je n’ose plus penser !
– Nos mains sont pures. Jacques l’a dit, reprit Frédéric, mais nous ne sommes plus à un moment de la bataille où nous puissions choisir nos amis et nos ennemis !
– J’ai cru, pour mon compte, que je devenais folle... et le serais certainement devenue si vous ne vous étiez jeté dans la mêlée,... mon cher Frédéric...
– Oh ! Je n’étais pas seul, fit-il modestement...
– C’est vrai, qu’avez-vous fait de nos deux braves gardes du corps ? demanda la marquise...
– Ils sont dans la cuisine, madame... Jacqueline doit être en train de les gâter !
– Allez donc nous les chercher, mon cher, que je les remercie... Vous voulez bien ?
– Oh ! ils vont être dans une joie !
Héloni disparut et revint avec Jacqueline et les deux hommes : c’étaient deux admirables brutes, larges d’épaules et de poitrine, plantés sur leurs jambes comme sur des piliers de bronze, tournant entre leurs poings énormes une espèce de chapeau de toile cirée, comme on en voit aux petits enfants costumés en soi-disant marins, et qui devaient, lorsqu’ils étaient coiffés, donner un bien singulier cachet à leurs têtes formidables.
Ces têtes faisaient rire ou faisaient peur. Elles n’étaient cependant ni ridicules ni méchantes. Elles étaient pires. Elles étaient inquiétantes.
Ce n’étaient point deux petits anges.
Ils avaient déserté, tout là-bas, au fond de l’Extrême-Orient, au temps de leur service, racontaient-ils, parce qu’ils étaient les souffre-douleur d’un quartier-maître qui les faisait coller aux fers tous les huit jours. Et depuis, ils avaient bourlingué à travers le monde, ne songeant pas à rentrer en France, malgré la prescription, car ils n’avaient plus de famille. Frédéric les avait trouvés au Subdamoun au moment où l’on constituait la colonne d’expédition et ils s’étaient offerts, comme porteurs, tout simplement.
Or, pendant les combats, ils s’étaient conduits comme des héros, se jetant au-devant des coups et les épargnant à Jacques qui était revenu sans une blessure.
L’un s’appelait Jean-Jean et l’autre Polydore. Ils étaient à peu près de même taille, de même corpulence. Ce qui les distinguait un peu et trahissait leur origine, c’est que Jean-Jean avait l’accent normand du pays de Caux et Polydore, l’accent breton des environs de Brest.
Comme la marquise les félicitait et les remerciait de leur courage et de leur dévouement pour son fils, Jean-Jean, qui était l’orateur de l’association, assura qu’ils n’avaient d’autre but dans la vie que de se faire tuer pour le commandant, lequel leur avait appris « le chemin de l’honneur ».
– As pas peur, Mame la marquise ! Mame la marquise peut compter sur Polydore et Jean-Jean ! à la vie, à la mort !
– Les braves types ! fit Cécily quand ils se furent éloignés.
– Ça, dit Frédéric, je ne sais pas d’où ils viennent, mais je n’en connais pas de plus braves !
– Et sous leur écorce grossière, dit encore Cécily, attendrie, ils sont doux comme des agneaux ! et ont des cœurs de petits communiants.
Frédéric sourit.
Le lieutenant resta seul avec Mlle de la Morlière.
Celle-ci lui demanda :
– Dites-moi la vérité. Où est Jacques ? Si vous me dites où il est, vous serez récompensé !
– Vous avez quelque chose pour moi ? interrogea l’officier avec empressement.
– Oui !
– Vous êtes allée au cours ? Vous avez vu Marie-Thérèse ?
La jeune fille lui montra une lettre.
– Oh ! donnez vite !
– Où est Jacques ?
– Pourquoi vous le cacherais-je ? fit Frédéric en prenant la lettre que la jeune fille lui abandonna, Jacques est chez Sonia Liskinne avec M. Lavobourg.
– Je m’en doutais, fit Lydie, tristement, il ne quitte plus cette femme, maintenant...
– Vous ne parlez pas sérieusement, mademoiselle ? Vous savez quels intérêts se débattent en ce moment, chez la belle Sonia...
– Chez la belle Sonia... Oui, elle est vraiment belle... Je la regardais tantôt à la Chambre... Savez-vous que je comprends qu’elle ait fait tourner bien des têtes ? Vous non plus, vous ne la quittez plus ! Vous étiez dans sa loge...
– Avec mes deux mathurins qui se cachaient dans le fond, prêts à tout événement... Ah ! je vous jure que nous parlons d’autre chose que d’amour avec elle ! C’est une femme qui vaut dix hommes ! Entre nous, c’est le plus précieux auxiliaire de Jacques.
– Mon Dieu ! murmura Lydie en pâlissant. Lisez votre lettre, monsieur Héloni... je ne vous regarde pas...
Et elle alla s’asseoir mélancoliquement auprès d’un guéridon sur lequel se trouvaient des illustrés qu’elle feuilleta.
– Merci, cher petit facteur, lui dit Frédéric qui avait lu... Vous retournerez demain au cours ?
Et il lui tendit une autre lettre toute préparée. Lydie prit la lettre :
– Vous me faites faire un joli métier...
– Oh ! mademoiselle, vous savez que j’aime Marie-Thérèse comme... comme Jacques vous aime... d’un amour aussi pur et aussi profond...
Lydie se leva et regardant l’officier bien en face :
– Frédéric, dit-elle... vous voyez, je vous appelle Frédéric, moi aussi... je vais vous parler comme une sœur. Frédéric, croyez-vous que Jacques m’aime toujours autant ?
– Que voulez-vous dire ? s’écria Frédéric, j’en suis sûr !
Cette sincérité évidente et cette spontanéité dans la réplique semblèrent apaiser un instant l’incompréhensible émoi de Mlle de la Morlière :
– Merci ! dit-elle. Vous m’avez fait du bien ! Évidemment, je suis un peu folle... Ce sont toutes ces émotions et puis que voulez-vous, mon cher Frédéric, ajouta-t-elle, en s’efforçant de sourire, depuis que j’ai vu la belle Sonia, il me semble que si j’étais homme une petite fille insignifiante comme moi compterait si peu... si peu auprès d’elle.
– C’est un sacrilège de parler ainsi ! Tenez, voilà le commandant ! Je vais tout lui dire.
– Non ! Non ! ne lui dites rien. Je vous en supplie.
Jacques arrivait. La jeune fille courut au-devant de lui, toute rouge d’une émotion qu’elle n’essayait pas de dissimuler.
– Ah ! Jacques ! quelle joie de vous revoir, après cette affreuse séance !
– Ma petite Lydie !
Elle se mit à pleurer doucement. Elle était jolie quand elle ne pleurait pas, mais les larmes la rendaient adorable.
En voyant couler ces larmes qu’il séchait à l’ordinaire si promptement, Jacques, cette fois, ne put retenir un mouvement d’énervement qui n’échappa point à Lydie.
Et, quand le commandant lui eut annoncé qu’il désirait embrasser tout de suite sa mère parce qu’il était dans la nécessité de retourner immédiatement chez M. Lavobourg (elle comprit : chez Sonia Liskinne), elle n’eut pas un mot pour se plaindre de cette nécessité-là, et rien, dans son attitude, ne put trahir la douleur aiguë qui vint la « pincer au cœur ».
Cependant les jeunes gens se connaissaient si bien et l’amour de Jacques pour Lydie était, de son côté, si sincère que celui-ci eut la sensation immédiate de ce qui se passait à côté de lui, dans cette jeune et ardente poitrine qui ne battait que pour lui seul au monde ; et il profita de l’instant où Frédéric paraissait très absorbé dans la contemplation d’un vieux tableau représentant un ancêtre de Mlle de la Morlière à la bataille de Marignan pour saisir dans ses bras l’héritière de ce valeureux guerrier et la consoler d’un baiser suivi d’une douce parole qui la fit pâlir de joie, elle, et le fit rougir, lui, de remords.
– Ma petite Lydie, je t’adore...
C’était vrai, mais ce qui était vrai aussi, c’est que le héros du Subdamoun pensait, dans le même moment, à la belle Sonia.
Cécily arriva. Elle eut un cri joyeux. La mère et le fils s’étreignirent à leur tour.
Ce n’était ni de l’admiration, ni de l’amour que Cécily avait pour Jacques, c’était de la dévotion. Si bien que, tout au fond d’elle-même, dans les minutes les plus redoutables, elle ne désespérait jamais car elle le voyait quasi invulnérable.
Elle ne l’avait point détourné de sa grande entreprise. Mais, en son âme simple où le bien et le mal ne se mêlaient jamais, elle était encore toute troublée de ces événements tragiques qui ressemblaient si fort à des assassinats et qui déblayaient singulièrement et si heureusement la route devant le héros en marche. Ce fut une bien autre affaire quand Jacques lui eut appris la dernière nouvelle :
– Figurez-vous que Cravely, raconta Jacques, avait fait suivre le mystérieux visiteur qui a laissé Carlier en si mauvais état. Or, cet homme, qui avait échappé un instant à son pisteur a été retrouvé.
– Eh bien ? qu’est-ce qu’il a dit ? demanda Cécily avec anxiété.
– Mais, ma mère, il n’a rien dit, parce qu’on l’a retrouvé pendu !
– Pendu !
– Oui, pendu à l’espagnolette de sa fenêtre ! Cravely est dans un état de rage indescriptible, paraît-il.
Frédéric n’en revenait pas.
– Tout de même, dit-il, la journée finit mieux pour nous qu’elle n’a commencé.
Mais ils ne continuèrent pas sur ce ton. Comme ils s’étaient retournés du côté de la marquise, ils s’aperçurent avec effroi qu’elle semblait étouffer. Ils se précipitèrent. Marie-Thérèse lui fit respirer des sels ; et Cécily revint à elle presque aussitôt. Elle s’excusa de l’alarme qu’elle avait causée, embrassa son fils en lui recommandant plus que jamais de la prudence et manifesta le désir d’aller se reposer. Elle s’éloigna au bras de Jacqueline qui était accourue.
– Pauvre maman ! fit le commandant Jacques... elle doit être à bout de forces car ce n’est point le courage qui lui manque. Soignez-la bien, ma petite Lydie, aimez-la bien, ne la quittez pas pendant ces journées décisives où je n’aurai peut-être point le temps de venir ici, ne serait-ce que pour vous embrasser !
– Comptez sur moi, Jacques ! s’écria la jeune fille en refoulant le sanglot qui déjà gonflait sa gorge... comptez sur moi... et triomphez !
Elle se laissa aller sur sa poitrine. Il lui donna un dernier baiser, cette fois en ne pensant qu’à elle, car il savait que s’il ne réussissait point, il ne la reverrait sans doute jamais et il partit entraînant rapidement Frédéric.
Ils avaient à peine franchi la porte de la rue que deux ombres, se détachant du mur, les suivaient. Mais ces deux ombres-là furent elles-mêmes suivies de deux autres ombres qui se confiaient leurs impressions à voix basse :
– C’est maintenant nous qui surveillons la rousse, disait Jean-Jean à Polydore... Que les temps sont changés !
Cécily était arrivée, épuisée, dans sa chambre et repoussait les soins de Jacqueline :
– Il s’agit bien de me soigner, dit-elle, quand on assassine tout le monde autour de mon fils !
– Que voulez-vous dire, madame la marquise ? Je vous ai rarement vue dans cet état !
– Je vais tout te dire. Tu pourras me donner un bon conseil, et peut-être m’aider, car je veux tirer cette affaire au clair et il m’est impossible de rester plus longtemps sous le coup d’une aussi atroce imagination !
« Te rappelles-tu Jacqueline ce soir où nous sommes allées avec Marie-Thérèse au concert classique de la Comédie de l’Élysée ?
– Si je me le rappelle ! fit Jacqueline, c’est le soir où madame la marquise, incommodée par la chaleur, car le théâtre était encore chauffé, comme en plein hiver, avait manifesté le désir de sortir un instant.
– Marie-Thérèse resta à sa place et nous sommes sorties toutes les deux. Tu te souviens de ce qui nous est alors arrivé, ma bonne Jacqueline ?
– Mon Dieu ! Madame la marquise, nous avons fait un petit tour sous les arbres et puis nous sommes rentrées.
– Tu ne te rappelles pas que nous étions alors au plus chaud des élections et qu’avant de rentrer nous avons dû nous arrêter pour laisser passer une bande de camelots qui criaient un journal du soir dans lequel Jacques était couvert d’injures.
– Ma foi non... et je ne vois pas où madame veut en venir...
– Tu ne te rappelles pas qu’au moment de pénétrer à nouveau dans le théâtre... j’ai donné une petite pièce d’argent à un pauvre vieux marchand de cacahuètes qui, depuis quelques instants, rôdait autour de nous ?
– Ah ! oui, madame, je me rappelle le pauvre vieux. Depuis quelques minutes, il m’intriguait. Il avait l’air si malheureux, si cassé par les ans, et si timide avec cela ; et cependant il ne nous quittait pas des yeux. Il attendait certainement qu’on lui fît la charité.
– Il vous a parlé du commandant Jacques ! Oh ! je me rappelle très bien...
– Oui, c’est cela ! Donc, ce pauvre bonhomme n’ignorait pas qui nous étions. Il me dit textuellement :
« – Dieu vous le rendra, ma bonne dame ! Et puis, vous savez, ne craignez rien pour votre fils, le gouvernement a beau faire, il sera élu ! C’est moi qui vous le dis, son concurrent n’existe plus ! » Te rappelles-tu qu’il a dit : « Son concurrent n’existe plus » ?
– C’est bien possible.
– Oh ! moi, j’ai encore la phrase dans l’oreille... et elle m’est revenue, cette phrase, le lendemain quand les journaux du matin nous apprirent que, la veille au soir, le concurrent de Jacques avait été victime d’un accident d’auto en pleine montagne, accident dont il devait mourir quelques jours plus tard.
– Ce brave, repartit Jacqueline, avait appris qui vous étiez, madame, par les propos échangés entre les groupes qui sortaient du théâtre ou qui y étaient entrés en même temps que nous. On a publié la photographie de la mère du commandant Jacques un peu partout !
– C’est qu’il ne m’a pas dit : « Le concurrent de votre fils n’existe pas ! » il m’a dit : « n’existe plus ! »
– Alors, vous croyez qu’il était déjà au courant de l’accident ! C’est possible...
– J’en doute, l’accident est arrivé à peu près à la même heure...
– Des camelots passaient qui devaient le savoir, un coup de téléphone est vite donné à un journal. C’était une nouvelle de premier ordre, le bruit s’en était répandu tout de suite au dehors. ! Il vous en a fait part, ce brave homme se réjouissait d’un malheur qui faisait le bonheur de pas mal de gens...
– Ne parle pas ainsi, Jacqueline... Ta pensée n’est pas chrétienne... Maintenant je vais te dire une chose que tu ne sais pas : j’ai revu le marchand de cacahuètes... aux Champs-Élysées... J’y suis retournée exprès pour le voir ! Dès le lendemain... Après la nouvelle de l’accident ! Ce que m’avait dit cet homme m’intriguait... Enfin, j’avais comme un besoin de savoir... Sa lamentable silhouette me hantait...
« Le lendemain, donc, à la tombée du jour, j’ordonnai au chauffeur de s’arrêter quelques minutes au coin de l’avenue. Je considérais depuis un moment les passants, quand, se détachant soudain de l’ombre, le bonhomme m’apparut.
« Il s’approcha de la portière plus courbé que jamais, et, en passant, me jeta d’une voix épuisée :
« – Eh ! bien, madame la marquise, qu’est-ce que je vous disais, hier ?
« Je lui fis signe d’approcher encore : il m’obéit en tremblant comme une feuille.
« – Vous connaissiez donc l’accident ? lui demandai-je.
« D’abord, il ne me répondit pas. Je ne pouvais voir son visage tout emmitouflé d’un cache-nez. Tout à coup, il se redressa un peu ; il avait une paire de lunettes noires à travers lesquelles, Jacqueline, je sentis, je te jure, je sentis son regard qui me brûlait. J’eus peur, j’ordonnai au chauffeur de continuer sa route. Alors, l’homme s’accrocha à la portière. “En cas de danger, menaçant le commandant Jacques, vous n’aurez qu’à revenir ici en auto, comme ce soir. Restez cinq minutes et repartez sans descendre !” Là-dessus, il disparut.
« Je pensais avoir eu affaire à un malheureux fou, à un pauvre détraqué et je m’efforçais de ne plus y penser. Comment expliquer que ce fût encore à lui que je pensai tout d’abord, le soir où nous apprîmes que tout était découvert et que la liste de Jacques et de Lavobourg avait été volée.
« Sans rien dire à personne, j’obéis à la suggestion du marchand de cacahuètes. Je fis sortir l’auto et je me fis conduire à la place qui m’avait été indiquée. J’attendis un quart d’heure... une demi-heure... Personne...
« Alors je me rappelai les termes exacts dont le singulier vieillard s’était servi : “Revenez ici en auto, comme ce soir ! Restez là cinq minutes, et repartez sans descendre !”
« Il n’avait pas dit qu’il viendrait. C’était ma présence au fond d’une auto, pendant cinq minutes à ce coin de rue, qui signifiait le danger ! Ainsi raisonnai-je et je rentrai à l’hôtel.
« Quelques heures plus tard, je me traitais de folle. Ce marchand de cacahuètes, je l’avoue, est maintenant mon cauchemar ! Pourquoi m’a-t-il fait comprendre qu’il fallait s’adresser à lui si jamais mon fils courait un danger urgent ! et comment se fait-il, oui, comment se fait-il, qu’après l’avertissement qu’il m’avait demandé et que je lui ai donné, tous les périls qui menaçaient Jacques se soient évanouis... si... si vite... si... tragiquement...
– Madame ! À quoi pensez-vous, madame ?
– Jacques, continua Cécily, de plus en plus agitée, Jacques redoutait par-dessus tout Bonchamps et Carlier, et ils sont morts ! Jacques eût tout donné pour rentrer en possession de ces documents dérobés et il les possède à nouveau à la suite de la tragédie de tantôt, quel est ce mystère ?
– Je suis trop petite personne, madame, pour élever mon humble voix en d’aussi terribles circonstances, dit Jacqueline... mais ce qui m’étonne par-dessus tout, c’est que madame puisse voir un lien quelconque entre ce pauvre mendiant et les événements qui la préoccupent...
Cécily ne répondit point d’abord à Jacqueline. Elle semblait réfléchir et elle se laissa dévêtir par elle, sans résistance... Seulement, quand elle fut couchée, elle dit à l’ex-sœur de Saint-Vincent-de-Paul :
– Jacqueline, je veux savoir qui est ce marchand de cacahuètes. Il ne doit pas être bien difficile à retrouver... Il n’y a qu’à le chercher le soir aux Champs-Élysées, m’a-t-il dit... Jacqueline, il y a longtemps que tu as vu M. Hilaire ?
– Oh ! mon Dieu oui, il y a bien deux mois...
– Pourquoi ne vient-il plus nous voir ? Il est toujours bien reçu ici. Il est peut-être malade !
– La dernière fois que je l’ai vu, ça a été pour lui faire des reproches, je dois l’avouer à madame la marquise, j’avais à me plaindre sincèrement de la livraison de la semaine, je suis allée moi-même à la Grande Épicerie moderne. Virginie n’était pas au comptoir. Il en a profité pour accuser Mme Hilaire des « erreurs » de la livraison et il m’a promis qu’il veillerait en personne à ce que pareille chose ne se renouvelât plus ! Mais il paraissait très vexé car il a beaucoup d’amour-propre et il se considère maintenant comme un grand personnage.
– Il était très dévoué au feu marquis, ma bonne Jacqueline, du temps qu’il était son secrétaire et je dois dire qu’après le drame du château du Puys il s’est mis en quatre pour me rendre service... Tu iras le trouver demain de ma part. Certes ! tu n’as nul besoin de lui confier quoi que ce soit de tout ce que je viens de te raconter... mais tu lui feras la description du marchand de cacahuètes et tu lui diras que j’ai intérêt à savoir exactement qui est ce personnage. Tu lui recommanderas le secret.
Ce même soir, dès huit heures – on ne dînait qu’à neuf – le grand salon bleu de l’hôtel du boulevard Pereire, le fameux hôtel de Sonia Liskinne, était déjà plein d’invités.
C’était la tante Natacha qui recevait, en attendant la jolie maîtresse de céans qui se faisait désirer et que l’on excusait, car on savait qu’elle était rentrée très tard de la Chambre.
Il y avait là les grands républicains : Michel, Oudart, Barclet, sénateur, membre de l’Institut, qui croyaient fermement que la nouvelle idole travaillait pour eux, c’est-à-dire pour l’épuration de la République ; ils le croyaient, parce qu’ils pensaient que Jacques, au fond, ne pouvait rien sans eux.
Les autres, qui n’étaient point de ce parti, partageaient les mêmes espérances et peut-être les mêmes illusions. C’est ainsi que le baron de la Chaume, l’un des plus assidus, qui représentait dans ce salon la vieille diplomatie, prudente et temporisatrice, susurrait à l’oreille de tous ceux qui l’approchaient que, s’il était vrai que le commandant Jacques ne pût rien commencer sans les grands démocrates, il ne pouvait rien finir sans les grands conservateurs.
À quoi, le petit Caze, de l’Action gauloise, qui eût volontiers traité la Chaume de vieille baderne, répliquait que ses amis et lui ne consentiraient à être les dupes de personne et que si le commandant tardait à montrer son drapeau, ils ne feraient qu’une bouchée de la « nouvelle idole ».
On disait que « l’empire », car il existait aussi un parti impérialiste, était représenté très mystérieusement à l’hôtel du boulevard Pereire par le couple Askof.
Un singulier ménage que celui-là.
Le baron d’Askof était beaucoup plus jeune que sa femme, laquelle était une Délianof, Russe polonaise déjà mariée en premières noces au prince Galitza, mort tragiquement à la chasse aux loups. De ce premier mariage, elle avait une grande fille de dix-huit ans, Marie-Thérèse, qui fréquentait les mêmes cours que Mlle Lydie de la Morlière, la fiancée du commandant Jacques.
Où la princesse Galitza avait-elle été chercher ce baron d’Askof, un grand bel homme maigre qui étalait une magnifique barbe d’or, le seul or, prétendait-on, qu’il eût apporté dans la corbeille ? On le disait d’origine hongroise, mais personne n’eût pu l’affirmer. Les Askof étaient inconnus avant que l’ex-princesse ramenât ce nouveau mari du fond des steppes pour l’imposer à la haute société cosmopolite, ce qui fut vite fait.
Elle paraissait adorer le baron, son « beau Georges », et s’en montrait jalouse, ce qui n’empêchait pas Georges de faire la cour à toutes les femmes, en général, et à Sonia Liskinne en particulier.
Il n’était pas le seul. Tous les hommes qui étaient là avaient été plus ou moins pris au charme irrésistible de la grande artiste, jusqu’à ce fou sympathique de Lespinasse, qui représentait le groupe agrarien, jusqu’au syndicaliste Bassouf, jusqu’au juif Lazare, principal commanditaire d’un grand journal. Jusqu’au vieux père Renard, un ouvrier à peine dégrossi que Sonia avait trouvé le moyen d’attirer chez elle.
« Par lui nous saurons à quoi nous en tenir sur les syndicats », avait dit Sonia au commandant.
Pour qu’on ne l’accusât point de faire uniquement de la politique, la maîtresse de céans prenait soin de mêler son monde. Ce soir-là, arrivèrent Lucienne Drice, de la Comédie ; Yolande Pascal, du Grand-Théâtre, un petit diable noir comme un pruneau qui était l’amie du directeur du Crédit mécanique, société au capital de cent millions, une puissance : tout le monde de la grande industrie.
Ainsi, même avec les femmes, Sonia trouvait le moyen de tout faire servir à son dessein qui était le triomphe de Jacques, et celui de Lavobourg, bien entendu.
Mais Lavobourg faisait une si piètre figure à côté de Jacques.
Qu’aurait-il été sans elle ce Lavobourg ! C’est à elle qu’il devait toute sa carrière politique et même sa vice-présidence !
Il le savait bien. Aussi n’avait-il pas « pipé », comme elle disait à Jacques, quand elle avait jeté d’emblée le pauvre homme, et sans lui demander son avis, dans la ténébreuse aventure.
Arrivèrent encore l’exquis Martinez, sculpteur, poète et danseur de tango, très à la mode, puis la Tiffoni, la première danseuse de l’Opéra ; avec elle, c’était le parti modéré qui entrait.
Tout ce monde avait pu croire que, vu les circonstances, le fameux dîner du vendredi n’aurait pas lieu ; aussi n’avait-on cessé de téléphoner à l’hôtel mais il avait été répondu que rien n’était changé aux habitudes de la maison.
Et les habitués étaient accourus.
Une ardente curiosité poussait les uns ; ceux qui n’avaient pas assisté à la séance.
Les autres affectaient une grande circonspection. La chance extraordinaire de Jacques les confondait et, il faut bien le dire, leur faisait peur.
Lespinasse, qui n’y allait jamais par quatre chemins, montrait seul un enthousiasme débordant. Il répétait à Martinez les phrases de Jacques ; son serment à la tribune, son cri : « Je vous en chasserai ! »
Et, se retournant vers tous : Mais je vous dis qu’il n’a qu’à se présenter dans toutes les circonscriptions... un plébiscite !
– Et je sais ce qu’il a trouvé, fit-il en agitant ses grands bras et en faisant le simulacre d’exécuter un roulement avec des baguettes imaginaires... Il a retrouvé le tambour de Brumaire !
– Et voici Notre-Dame de Thermidor !
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