Le destin de Thorolf - Tome 3 - Joël Torzuoli - E-Book

Le destin de Thorolf - Tome 3 E-Book

Joël Torzuoli

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Beschreibung

Le clan de Snorri que dirige Thorolf Sveinson est désormais bien installé en Islande. Cependant, les dieux confieront une dernière mission au chef légendaire, mêlant son propre destin à celui de l’île dont le point d’orgue sera la création de l’Althing. Alors que la colonisation de ces nouvelles terres se poursuit, une partie de l’Europe subit encore la pression des Vikings. Le destin de Thorolf le conduit, à nouveau, au contact de plusieurs personnages historiques, comme dans les deux premiers tomes. Ses nombreuses aventures permettent au lecteur de découvrir les divers aspects de la vie quotidienne du haut Moyen-Âge, au plus près des connaissances actuelles.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en Lorraine, Joël Torzuoli vit aujourd’hui près de Lunéville, la ville du château des Lumières. Récent retraité de la fonction publique hospitalière, il peut désormais se consacrer pleinement à ses passions : l’écriture et l’histoire du Moyen-Âge. Il partage cette dernière avec un groupe de parents et d’amis qui se retrouvent régulièrement, en tenue, autour d’un repas médiéval ou dans quelque manifestation historique. L’Althing est le troisième et dernier tome de sa trilogie Le destin de Thorolf.

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Seitenzahl: 338

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Joël Torzuoli

Le destin de Thorolf

L’Althing

Roman

© Lys Bleu Éditions – Joël Torzuoli

ISBN : 979-10-377-5963-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

L’Europe du XXIe siècle

L’Europe du haut Moyen-âge

L’Islande

Mes remerciements à mon épouse Sylvie, à Claudine et Anne pour leurs relectures, ainsi qu’à Brigitte Serrurier pour l’aquarelle originale.

Meurent les biens,

Meurent les parents,

Et toi aussi tu mourras,

Mais la réputation

Ne meurt jamais,

Celle que bonne l’on s’est acquise.

Odin, extrait du Hávamál

NB : un lexique des termes norrois et des personnages historiques se situe à la fin de l’ouvrage.

1

La croisée des chemins

Je me remettais, jour après jour, de l’étrange mal qui m’avait retenu en Islande, alors que Bérulf partait en Francie, à ma place, pour ne pas en revenir. Il assista à la signature du Traité de Saint-Clair-sur-Epte, rencontra mon ami Rollon et mon fils Snorri, mais n’en put jamais témoigner. La tempête qui me paraissait destinée les engloutit, lui et tous nos compagnons. Comme il semblerait long cet hiver, qui débutait à peine, avant que je puisse me rendre en pays franc pour constater l’évolution de la situation.

La grande plage de sable noir disparaissait désormais sous un épais manteau d’une blancheur immaculée, jusqu’à la limite du reflux des vagues qui découvrait le minéral volcanique. La neige était arrivée sans crier gare, le lendemain même de mon réveil, alors que le temps demeurait agréable avant mon soudain coma. Cette rupture m’apparut comme un signe divin qui en annonçait sans doute d’autres. La première d’entre elles, et non la moindre, concernait la perte de notre godi. Restructurer la gouvernance du clan devenait une priorité, avant que le doute s’installe dans les esprits de ses membres.

Nous arrivions à la croisée des chemins et d’importantes décisions s’imposaient. J’avais dépassé les soixante ans. Bien que ma légitimité ne souffrît d’aucune contestation, les récents événements prouvaient que la bénédiction de Thor ne me rendrait pas immortel. Avant de partir avec Rollon, Snorri m’assura que prendre la tête de la communauté en Islande ne figurait pas dans ses projets. Son droit d’aînesse et le fait de porter le noble nom de son aïeul, le fondateur du clan, n’y suffisaient pas. Comme pour mes protégés Halldorà et Haalfred par le passé, c’est la vie d’aventurier que les dieux choisirent pour lui. Par ailleurs, Snorri semblait certain que son jeune frère Svein possédait bien plus de qualités que lui pour assumer cette lourde tâche.

Le destin de mon deuxième fils paraissait pourtant le mener à succéder à Bérulf plutôt qu’à moi. Néanmoins, la disparition prématurée de ce dernier changea la donne. L’érudition de Svein, ses multiples connaissances et son périple à travers l’île au côté du défunt godi lui ouvraient les portes de cette fonction en pleine évolution. Cependant, le récent message des Nornes m’amena à penser que le temps était venu pour moi de passer la main à la tête du clan. En laissant périr Bérulf à ma place, les dieux indiquaient clairement qu’ils m’ordonnaient de poursuivre son œuvre. Jadis, j’avais fait de lui un godi. Aujourd’hui, en mourant, il m’en transmettait la charge.

La surprise d’Aslinn et de Svein n’aurait d’équivalent que celle de l’ensemble de la communauté à l’annonce de mes décisions. Toutefois, si la nomination de mon fils m’appartenait, un thing devrait approuver la mienne au titre de godi. L’assemblée des hommes libres de Grindavik statuerait en conscience. Je m’assurerais, à cette occasion, du soutien des bondis quant à ma succession. Le long hiver qui débutait permettrait de mettre en place ces nouvelles orientations du clan de Snorri. Elles prendraient effet à la fin du printemps prochain, après le solstice d’été. Le mariage de Svein et Islaug marquerait la transition.

Le responsable d’une communauté de l’ouest avait promis d’offrir la main de sa fille au disciple de Bérulf, quelques années auparavant. Séduit par le discours du godi et le charisme de son élève, Gellir Fredhrikson adhéra, sans retenues, aux idées de Thorstein que mon ami disséminait sur l’île. Il comprit que le mouvement initié par le jeune visionnaire entraînerait de grandes choses pour l’Islande. L’union qu’il proposa les placerait, lui et son clan, en première ligne de l’organisation à venir. Par ailleurs, il vit en Svein un modèle pour son fils cadet Ulfljot dont la soif d’apprendre paraissait sans limites. Gellir et moi nous rencontrâmes plusieurs fois afin de finaliser les termes d’un mariage qui me convenait aussi bien qu’à lui.

Ma fille Gisela, épouse de Hrodolfr, ne tarderait plus à être la femme du chef du clan d’Hafnarfjörd, alors que Svein allait unir son destin à celui de l’héritière d’un autre responsable local. Par ailleurs, je demeurais le tuteur d’Ulf, le futur dirigeant de la communauté qu’Haldor Karlson régissait en son absence. À cela, s’ajoutaient les accords commerciaux qui me liaient toujours à Thorleif Dent d’acier et à Gaspard le Rouge. Tant que je le pourrais, je resterais aux côtés de mon fils pour le soutenir. Aslinn me rappelait souvent que l’équilibre de ce maillage paraissait parfois bien fragile et qu’il reposait, pour l’essentiel, sur la légende de Thorolf Sveinson. Je m’en amusais alors, refusant d’accréditer cette thèse honorifique. Je préférais lui raconter, inlassablement, comment les femmes avaient influencé mon existence, bien plus que mes actes héroïques.

Sa propre histoire forgea ce caractère qui la distinguait tout autant que sa chevelure de feu. Je la connus esclave quand elle servait Idunn en Irlande. Elles deux réussirent à me garder en vie après mon duel victorieux avec Ari Le Fratricide et les lourdes blessures qui en résultèrent. Elles étaient amantes et devinrent mes maîtresses. Affranchie à la suite de la bataille de Limerick, Aslinn rentra avec nous en Islande. Là, les dieux me firent payer mon succès et la possession de Grindavik en me ravissant Vighild, mon épouse, qu’ils livrèrent à celui des chrétiens. La mort dans l’âme, je n’eus d’autre choix que de la répudier. Idunn et moi unîmes alors nos destinées. Aslinn devint ma concubine, ou plutôt… notre concubine. Elle porta nos enfants et ne renia jamais l’amour qui nous liait. La disparition d’Idunn la mua en conjointe légitime, ma troisième !

Les années et les grossesses transformèrent la gracile jeune fille de Limerick en une femme mûre dont la prestance complétait idéalement le caractère. Elle me secondait dans mes affaires commerciales, avec une grande efficacité, depuis plusieurs années déjà. Maintenant, elle supporterait la charge de toute l’organisation locale de ces activités. Haldvald, le fils aîné de Vuk, s’occuperait des transactions avec le continent. Son père, ancien esclave, affranchit ses thraellar comme je le réalisai moi-même avec lui autrefois. Il le leur avait promis en arrivant en Islande et dès que son élevage de chevaux fut bien établi, il tint son engagement. Dès lors, ces hommes travaillèrent pour lui, en hommes libres.

Avant de me consacrer à l’avenir de l’île, j’œuvrai encore à celui de mon propre clan. Je désirais surtout offrir à Svein des conditions optimales pour qu’il perpétue l’honneur de ses aïeux. Je n’avais été qu’un intermède en tant que chef, n’étant que l’époux de Vighild, la descendante de Snorri, le fondateur de notre communauté. Son sang retrouverait, dès lors, la tête de la collectivité, pour le plus grand bien de son histoire. Je commençais presque à me perdre dans les méandres de mon destin auquel les Nornes donnaient encore un nouveau tournant.

L’arrivée d’oiseaux migrateurs confirma celle du printemps. La plage regagna sa belle robe noire après la fonte des dernières plaques de neige. Cet hiver ne s’était pas montré trop rigoureux et la végétation reprit vite ses droits. Bourgeons et fleurs coloraient les paysages, jour après jour. La chasse aux mammifères marins recommencerait sous peu. Les bateaux, les armes et tout le matériel nécessaire furent apprêtés pendant la saison froide et les hommes trépignaient à l’idée de s’en servir à nouveau. Le réveil de la nature et des activités qui lui étaient liées allaient être fêtés bientôt, comme chaque année, à l’équinoxe de printemps.

Le thing qui s’était tenu peu avant les célébrations de Yule prit acte de mon retrait et affirma, à l’unanimité, son soutien à Svein. J’y présentai officiellement ma candidature pour remplacer Bérulf. Nous n’avions jamais fait mystère de nos attaches et de ce que nous nous devions l’un à l’autre. Tous nos compagnons savaient que mes nombreuses aventures, mes expériences passées et mes connaissances faisaient de moi l’homme de la situation. Personne n’ignorait, par ailleurs, que mon ami et mon fils me confièrent chaque détail de leur voyage à travers l’île et de leurs rencontres. J’avais parfois l’impression de les avoir accompagnés tant la précision de leurs récits avait marqué ma mémoire. Les bondis m’élurent donc, sans réelle surprise, comme nouveau godi du clan de Snorri.

Les quelques mois qui nous séparaient encore de Litha furent mis à profit pour que chacun se prépare à ce grand changement à Grindavik, le premier de cette importance depuis que nous nous y installâmes dix ans auparavant. Les plus anciens me connaissaient depuis plus de vingt ans et se souvenaient de mon mariage avec Vighild à Hedeby. Cette union avait relancé un clan plus que centenaire, que la mort prématurée du père de ma femme avait laissé sans meneur. Le roi Gorm administra les biens de la communauté, en attendant la majorité de ma future épouse. Je venais alors d’en finir avec ma vie d’aventurier et c’est le moment que les Nornes choisirent pour croiser nos destins et me transformer en chef de clan.

2

Boucler la boucle

Depuis la disparition d’Idunn, Aslinn partait souvent se baigner dans l’un des bassins alimentés par des sources chaudes qui bordaient le village. Par tous les temps, elle se levait avant même que le premier coq ne se manifeste et courait, à demi nue, vers ces instants privés et cette eau qui semblait la sublimer. Bien que quelques cheveux gris soient apparus dans sa flamboyante crinière, ainsi que de petites ridules à la commissure de ses lèvres et de ses yeux, son corps ne trahissait en rien les années qui passaient. Au réveil des gallinacés, je me rendais dans la bâtisse ronde qui nous offrait l’intimité que la maison longue nous refusait. Aslinn m’y rejoignait et, selon un rituel bien établi, réclamait que je la réchauffe. Après l’avoir enlacée et serrée contre moi, je m’essayais à des caresses dont seule notre défunte amante détenait le secret. Néanmoins, l’évocation de ces plaisirs saphiques suffisait à mener ma compagne aux portes de l’extase. Elle prenait alors la direction des opérations et je n’avais plus qu’à m’abandonner à sa maîtrise. Selon son humeur, elle nous conduisait plus ou moins vite à la jouissance, mais toujours avec délectation, dans un subtil mélange de douceur et de force. La sauvageonne irlandaise, qui fut jadis l’esclave d’Idunn, était enfouie en elle et savait, en la circonstance, refaire surface pour mon plus grand bonheur.

Nous restions ensuite de longues minutes, étendus côte à côte, profitant de la chaleur de nos corps rassasiés d’amour. J’avais très souvent pris d’importantes décisions grâce à ces moments hors du temps. Ce matin-là le confirma.

J’avais déjà informé Aslinn de mon souhait de me rendre en Francie. Je devais, avant de me consacrer à l’avenir de l’Islande, revoir mon fils Snorri et mon ami Rollon. Le sacrifice de Bérulf, voulu par les dieux, y trouverait son aboutissement. Je profiterais de ce voyage pour rencontrer, sans doute une dernière fois, Rurik et tous mes partenaires commerciaux européens afin de pérenniser nos accords. Ma femme savait déjà tout cela, mais elle ignorait encore, à cet instant, que je lui demanderais de m’accompagner.

Certes, Haldvald, le fils de Vuk, parlerait en son nom sur le continent, mais je tenais à ce que chacun connaisse le visage de celle qui, depuis l’île boréale, tirerait les rênes. Le caractère de l’épouse de Thorolf serait le garant de la fidélité de nos partenaires. Rollon, qui n’avait jamais caché son faible pour mes compagnes, accueillerait l’information de son rire tonitruant avant de menacer de mort quiconque manquerait de respect à Aslinn. Rurik userait, sans doute, de plus de finesse pour faire passer le même message. C’était, à l’évidence, pour cela que les Nornes croisèrent les fils de nos destins. Théodore le Grec suivrait la voie de mes amis et porterait la nouvelle sur les grands marchés scandinaves. Ainsi, la transition se ferait en douceur et ne souffrirait d’aucune contestation.

Aslinn resta sans voix, mais pas sans actes. À ce moment, aucune parole ne pouvait sortir de sa bouche, je considérai cela comme un accord sans condition. Par la grâce de Thor, ma vitalité s’affranchissait encore du poids des ans et je répondis avec vigueur à ces nouvelles sollicitations. Cette fois, je pris les choses en main sans rencontrer la moindre opposition.

Le temps vint alors de rejoindre la maison longue pour partager le repas du matin.

Comme toujours, la nouvelle du départ d’une expédition vers le continent provoquait des sentiments contrastés. Ceux qui se savaient déjà concernés exprimaient sans retenue leur excitation, d’autres attendaient fébrilement d’être appelés. Pour ceux qui restaient, en particulier les femmes des marins, une période d’angoisse débuterait quand les voiles se gonfleraient. Des bras solides manqueraient pendant de longues semaines et les travaux du quotidien s’en verraient alourdis. Toutefois, la légendaire solidarité des peuples scandinaves se manifestait toujours dans ces circonstances. Je m’appliquais à le rappeler à tous avant chacun de mes départs.

Lorsque des éclaireurs annoncèrent l’arrivée de Gellir à la tête de la délégation du clan Vestræna, huit jours avant Litha, nul ne put plus retenir l’expression de la joie qu’il tenait, tant bien que mal, cachée au fond de lui. Depuis plus d’un mois, les préparatifs de la double fête qui nous attendait le disputaient aux travaux habituels. Bondis, esclaves, hommes et femmes, jusqu’aux plus jeunes, aucun habitant de Grindavik n’aurait souhaité en être exclu. Chacun, à son niveau, porta sa pierre à l’édifice. La célébration de Litha, couplée à celle du mariage de Svein et d’Islaug, marquerait les mémoires de tous. La plupart d’entre eux ne revivraient jamais un tel événement.

Depuis les premiers jours du printemps, enfants et adolescents récoltaient toutes sortes de fleurs qu’ils triaient et faisaient soigneusement sécher. Angélique verte, bleuets, géranium des bois, orpin et autre pavot, pour n’en citer que quelques-unes, offraient une variété de formes et de couleurs extraordinaires. Au dernier moment, des bouquets frais seraient confectionnés, ainsi que la couronne symbolique de la mariée. Les pétales déshydratés orneraient le site de la cérémonie et les tables du banquet. Tisserandes, couturières, menuisiers, forgerons, maroquiniers, chasseurs et pêcheurs ne ménageaient pas leurs efforts pour que tout soit prêt le moment venu.

Comme lorsque nous accueillîmes Rollon et ses compagnons, les fermes d’Haaken et de Vuk furent aménagées pour loger la quarantaine d’hommes et de femmes qui accompagnaient la fiancée. Osulf le Brun et ses charpentiers réalisèrent, l’année précédente, une réplique de ma maison longue, de taille somme toute plus modeste, destinée aux hôtes de marque. Elle abriterait, cette fois, Gellir, son épouse Runa et leurs enfants, Islaug et Ulfljot. Grimr Geitskor, le fils aîné de Gellir, né d’une première union, dirigeait le clan Vestræna en l’absence de son père. Depuis plusieurs années, quelques querelles territoriales perturbaient la quiétude des communautés de l’Ouest et une présence musclée restait de mise pour assurer la sécurité des hameaux et de leurs habitants. Toutefois, la dizaine de guerriers qui composait la garde personnelle de Gellir ne le quittait jamais. Elle formerait, par ailleurs, une équipe de choix pour les divers jeux de force et d’adresse qui animeraient bientôt Grindavik et ses abords.

Les détails du mundr et de l’heiman fylgia, les dots des époux, étant réglés depuis plusieurs mois, le séjour de nos invités ne souffrirait d’aucun tracas. Svein indiqua à son futur beau-père qu’il avait dressé lui-même un couple de chevaux dont le mâle était un descendant direct d’un des étalons arabes qui connurent le voyage initial vers l’Islande. Il lui annonça que ces pures merveilles constituaient le morgen-figu, le cadeau traditionnel du lendemain de la nuit de noces. Ils deviendraient alors la propriété d’Islaug. Gellir se montra très sensible à la symbolique de ce présent, tant ces chevaux s’avéraient précieux sur l’île. Il comprit que sa fille tirerait autant d’avantages que lui dans cette union.

Les trois femmes chargées de la préparation de la fiancée à la vie d’épouse ne la quitteraient qu’au matin de la cérémonie. Dès lors, elles laisseraient la place à ses témoins, trois amies d’enfance, qui informeraient les uns et les autres, sans retenue, de tout ce qu’elles savaient d’elle, ses qualités comme ses défauts. Elles répondraient à la question du godi : « quelqu’un connaît-il cette femme ? ». Il restait donc huit jours à ces trois expérimentées préceptrices pour mettre un point final à l’éducation d’Islaug. Certaines que l’adolescente maîtrisait déjà l’art de la couture et de la cuisine, elles auraient tout loisir de s’assurer qu’elle offrirait à Svein une nuit de noces à la hauteur de ses rêves de jeune homme.

La maturité de mon fils, dissimulée sous une apparence juvénile, surprenait tous ceux qui l’approchaient. Son périple avec Bérulf à travers l’île paracheva l’éducation du garçon dont la soif de connaissance dépassait la norme. Pour autant, afin de respecter les traditions, Haaken, Sigvald et son cousin Rolf, trois hommes mûrs, se relayèrent pour lui confier leurs expériences de chef de famille. C’était, assurément, le seul domaine dans lequel ils pouvaient encore l’instruire. Une nouvelle fois, Svein se montra bien plus curieux que nul autre. Tout au long de la semaine, il submergea ses précepteurs de mille et une questions. Partagés entre amusement et exaspération, ils tentèrent de répondre, le plus sérieusement possible, à chacune d’elles. Sans pudeur, le garçon voulait tout assimiler de ce que les dieux offraient aux hommes et aux femmes pour leur permettre d’approcher, ne fût-ce qu’un instant, leur monde lors de leurs moments d’intimité. Eldrid, l’épouse de Sigvald ne cessait de vanter les qualités de son mari dans ce domaine. Il se chargea donc d’enseigner à Svein ce que les rares filles frivoles qu’il rencontra jusque-là ne lui apprirent pas.

Ainsi arriva la veille des noces. Cette journée si particulière était consacrée à la préparation corporelle des fiancés. Confiés à des esclaves qualifiés, les futurs conjoints reçurent toutes les attentions requises. Bain, sauna, massage aux huiles parfumées, épilation, soins de cheveux, rien n’échappait aux mains expertes des thraellar pour détendre et purifier les corps qui s’uniraient bientôt. Il restait une dernière nuit, que l’un et l’autre passeraient sous la surveillance de leurs parents, jusqu’à ce que la bénédiction des dieux et celle des hommes leur ouvrent la porte de leur vie commune.

Une femme mystérieuse, qui répondait au nom de Gullveig, ne quittait jamais Gellir et Runa. Elle officierait à mes côtés durant la cérémonie, sans que l’on m’en dise plus sur son rôle exact auprès du couple. Ni godja, ni völva, pas plus que concubine, elle apparaissait comme une sorte de conseillère. Elle ne me confia qu’une chose : elle tenait de ses lointains ancêtres germains des dons de protection dont profitaient ceux qui lui voulaient du bien. Gellir la sauva, dans le passé, d’un massacre perpétré par ses compagnons lors d’un raid au cours duquel ils rencontrèrent une opposition farouche au nord de la Saxe. Quoique libre, la jeune femme suivit son bienfaiteur. Ce dernier bénéficia dès lors d’une étrange assistance dont il ignora à jamais l’origine. Bérulf livra autrefois à Svein toutes ses connaissances sur la mythologie nordique. Mon fils m’apprit alors, qu’au pays des dieux, une magicienne malfaisante sema jadis la discorde entre les Ases et les Vanes qui ne parvinrent à s’en débarrasser qu’au prix de moult tracas. Elle se nommait Gullveig. Depuis lors, des contes légendaires rapportaient qu’elle se réincarnait sans cesse et offrait aux hommes bons une protection censée attirer sur elle les pardons divins. Le mystère qui entourait cette femme du clan de Gellir trouvait-il là son explication ?

Fidèle à mes principes sur ce qui touchait aux mondes invisibles, je ne m’en soucierais guère. Seule la réussite de l’union que nous allions célébrer ensemble, dans quelques heures, m’importait à cet instant. Les pluies incessantes des jours précédents ne permirent pas de préparer le cercle sacré des noces. À l’aube de ce vendredi, quelques rayons de soleil auguraient d’une journée plus calme. Il ne nous restait que quelques heures pour apprêter le site. Tous les mariages de Grindavik se déroulaient sur la plage de sable noir, aux abords de la carcasse d’un navire qui symbolisait notre arrivée sur l’île boréale.

Au milieu de l’après-midi, Gullveig accompagna Islaug et Svein au centre du cercle sacré où je les attendais. Braseros et coupes d’eau délimitaient le périmètre où seuls les officiants, les futurs époux et leurs témoins se tenaient. Après que ces derniers eurent déclamé leurs connaissances de chacun des fiancés, Gullveig implora les ancêtres et les dieux d’apporter leur soutien à l’homme et à la femme qui s’unissaient devant eux. Je procédai ensuite à la bénédiction des anneaux à l’aide des rameaux de buis trempés dans l’hydromel des noces. Islaug confia à Svein une épée, symbole de la protection qu’il offrirait à sa famille alors que le jeune marié lui remit une amulette, allégorie de Frigg, pour s’assurer de son amour et de sa fertilité. Puis, j’aspergeai le couple, les témoins et la foule du breuvage sacré pour leur transmettre le soutien des dieux et des aïeux. Je donnai ensuite, sans tarder, le départ de la course traditionnelle qui opposait hommes et femmes. Celles-ci arrivèrent, une nouvelle fois, en tête aux portes de ma maison où le banquet se tiendrait. Les perdants y serviraient donc les gagnantes, selon la coutume. Comme toujours, les esclaves prendraient vite le relais des messieurs, peu habitués à la tâche !

Cet inoubliable banquet marqua la passation de pouvoir officielle entre moi et mon fils. Svein devenait le nouveau responsable du clan de Snorri dont je serais désormais le godi.

La semaine qui suivit resterait longtemps dans les mémoires. Les jeux et les festins qui se succédèrent fêtaient Litha et le mariage du chef de la communauté, dans une euphorie qui entraîna quelques débordements que Gellir et moi dûmes contrôler avec diplomatie. Les solides guerriers de l’Ouest ne laissèrent pas indifférentes quelques femmes de Grindavik. Pères et conjoints peinaient, à l’évidence, à les surveiller. Nous frôlâmes le drame lorsque, titubant, Gundar l’Ancien se dirigea vers le bassin d’eau chaude où sa jeune épouse Friga avait entrepris de satisfaire les désirs de deux géants à la musculature impressionnante. Une hache dans chaque main, le mari trompé, dont l’ébriété n’arrangeait pas le bégaiement, avançait, comme il le pouvait, en proférant des menaces de mort à l’endroit des amants d’un soir. Prévenu à temps par Jorik Langue Pendue, j’étais arrivé avant l’infortuné Gundar et je sortis de l’eau la femme adultère, sans ménagement. Avec malice, les malandrins accueillirent le vieil homme respectueusement, lui proposant de les rejoindre. Ivre mort, il s’écroula. Il se réveilla le lendemain matin, dans son lit, auprès de sa douce compagne, un marteau frappait ses tempes, les événements de la veille absents d’une mémoire déjà bien défaillante.

Les festivités se terminèrent par l’embrasement de l’énorme bûcher dressé sur la plage. Gellir avait rappelé à l’ordre tous les membres de sa délégation afin que cette dernière nuit ne laisse que de bons souvenirs. Gundar ne se lassait pas de présenter ses nouveaux amis à tous ceux qui croisaient son chemin. Deux jeunes guerriers à la stature divine ne les quittaient plus, lui et son épouse, depuis quelques jours. Honoré par les attentions qu’ils lui portaient, il leur offrit deux haches dont il se demandait bien à quoi elles pourraient lui servir désormais. Respectueux des consignes de leur dirigeant, les géants attendirent que l’hydromel eût raison du mari, avant de s’isoler avec sa femme. C’est sous la coque d’un navire en cale sèche que les amants donnèrent libre cours à la fougue de leur jeunesse. Les souvenirs de Friga ne pourraient qu’être bons !

Quelques jours après le départ des membres du clan Vestræna, les habitants de Grindavik retrouvèrent leurs activités habituelles sous l’égide de leur nouveau chef. Plus rien ne s’opposait à ce que nous levions les voiles vers le continent. Un knörr et un snekkar composeraient notre petite flotte. Il me semblait hors de question de voyager sans une cargaison commerciale, et une vingtaine de vigoureux vikings ne serait pas superflue pour assurer notre sécurité.

3

Poppa

Durant la traversée, je songeai souvent à Rollon et son extraordinaire destinée, à nos rencontres passées et celles qui nous attendaient encore. La première d’entre elles remontait à l’année 886. En marge du siège de Paris qui s’enlisait, Siegfried entraîna une cinquantaine de ses hommes le long de la Seine pour faire fructifier un peu notre présence en Francie. Nous procédions toujours sous forme d’interventions rapides, ciblant surtout les églises et les maisons les plus cossues de villages ou de modestes bourgs qui n’offraient pas ou peu de résistance. Ces succès faciles nous incitèrent à nous écarter du fleuve et à rejoindre plusieurs autres groupes de vikings aux abords de la ville de Bayeux. Ils s’étaient réunis sous la bannière d’un dénommé Rollon que certains appelaient le Marcheur.

Le riche évêché attisait bien des convoitises. Forte d’un peu plus de trois cents hommes, notre petite armée nordique avait fière allure. Rollon et Siegfried ne doutaient pas de la réussite de l’entreprise et donnèrent le signal de l’assaut dès que nous fûmes arrivés à quelques centaines de mètres des portes de la cité. Au son des oliphants et du martèlement des boucliers avec haches et épées, nous courrions vers les palissades de bois dans un ahurissant désordre. C’est alors qu’une pluie de flèches s’abattit sur nous, fauchant une grande partie de nos deux premières lignes. Nous eûmes juste le temps de constituer quelques murs de boucliers avant de recevoir la deuxième salve qui fit encore plusieurs victimes. La centaine de cavaliers qui venaient de passer les portes de la ville piétinèrent ensuite les trépassés et les blessés qui jonchaient le sol.

Du haut des remparts, le comte Bérenger savourait déjà sa victoire. Après le décès du marquis Henri, au siège de Paris, le roi Charles le Gros désigna Bérenger pour lui succéder à la tête des troupes qui défendaient le sud de la Neustrie. Il avait anticipé la marche des vikings vers Bayeux et les y attendait avec une bonne partie de son armée. Les cors sonnèrent la retraite et quelques dizaines des nôtres, berserkers pour la plupart, s’offrirent l’entrée au Valhalla en se sacrifiant pour nous couvrir. Ils mourraient arme à la main, l’âme en paix, avant que les Valkyries les emportent vers Asgard et la plaine d’Idavoll. Soucieux de limiter ses propres pertes, Bérenger ne se lança pas à notre poursuite. La petite centaine de survivants se dispersa rapidement. Siegfried et moi retournâmes à Paris avec quelques hommes, non sans avoir récupéré le butin de notre campagne de raids, que nous avions mis à l’abri dans les ruines d’une église incendiée. Fou de rage, Rollon hurla, à l’endroit du comte, que sa vengeance viendrait ! Il s’évanouit alors vers les îles britanniques.

Durant les années qui suivirent, le Marcheur se fit oublier des habitants de la région et de leur protecteur. Il reprit ensuite ses pillages le long de la Seine. Entre deux raids, il disparaissait pour des périodes plus ou moins longues. Rollon incitait aussi des familles entières à se sédentariser en Neustrie où elles se mêlaient à la population locale. Il y trouvait ainsi, soutien, informateurs et bases arrière. Bientôt, les rouages de la société franque n’auraient plus de secrets pour lui. L’heure de la vengeance approchait. Dix ans, cela allait faire dix ans que le comte Bérenger II de Neustrie nous avait humiliés.

Au printemps de l’an 896, Rollon envoya une famille danoise, installée depuis quelques années dans la région de Bayeux, réclamer le baptême auprès de l’évêque Erlebaud. Sans qu’elle s’avère courante, la démarche ne demeurait pas rare et nul ne s’en inquiéta. Le petit clan de Knut Olafson vivait, sans histoires, de la culture de son lopin de terre et du commerce qu’il pratiquait avec ses compatriotes. L’ecclésiastique, pas plus que le comte, n’avait jamais entendu parler d’eux. Respectant au mot près les consignes de Rollon, ils révélèrent à leurs confesseurs que des bandes de vikings s’apprêtaient à attaquer simultanément les évêchés de Bayeux, Lisieux, Coutances, Avranches et Sées, de même que les nombreuses fondations monastiques qui en dépendaient. De tels renseignements ne pouvaient résister au secret de la confession et les religieux s’empressèrent de les communiquer à Bérenger, ainsi que le Marcheur l’avait prévu !

Dans les semaines qui suivirent, les espions du comte constatèrent des mouvements inhabituels de Scandinaves aux quatre coins du territoire. Il s’agissait de groupuscules très mobiles qui précédaient les informateurs francs. Plusieurs d’entre eux, à la solde de Rollon, avertissaient le dirigeant carolingien de leurs déplacements. Leurs rapports demeuraient sans équivoque : la famille de Knut n’avait pas menti, le danger était réel. Ainsi donc, après plusieurs années de paix, ces diables d’hommes du Nord menaçaient le sud de la Neustrie. Bérenger n’en doutait pas un instant, ils trouveraient donc la correction qu’ils venaient chercher en le provoquant !

La ruse du géant danois fonctionnait à merveille. Le comte n’avait d’autre choix que de répartir ses troupes disponibles sur le vaste territoire qui comprenait les évêchés et leurs dépendances. Il restait persuadé que ses hommes contrôleraient sans problèmes les bandes de pillards qui tenteraient d’agir, comme toujours, par surprise, rapidement, en évitant tout rapport de force. Mais, grâce à lui, les pirates nordiques trouveraient, en lieu et place des paysans, des soldats aguerris qui les mettraient en pièce. Lui-même les attendrait à Bayeux avec la centaine de gardes qu’il jugea suffisante pour faire face aux vikings qui, comme dix ans auparavant, ne pourraient pas approcher les remparts.

Comme tous les dimanches, depuis son baptême, Knut se rendit à la messe avec ses frères, ses beaux-frères et leurs épouses, toutes rompues aux techniques de combat. À la fin de l’office, les douze Danois se proposèrent pour nettoyer la cathédrale. L’évêque Erlebaud, qui leur accordait une confiance totale, accepta avec plaisir ce geste de révérence. Hommes et femmes s’appliquèrent à respecter leur engagement avant de se dissimuler dans l’édifice. Lorsque le clerc ferma les portes, il ne se doutait pas qu’il déclenchait, bien malgré lui, la dernière phase du plan de Rollon.

Les dieux soutenaient le Marcheur. L’épaisse couche nuageuse de ce début de nuit s’ajoutait à la nouvelle lune pour lui offrir une obscurité totale. Nul ne put voir les navires nordiques accoster sur les plages situées à deux heures de marche de la ville. Des feux guidèrent les capitaines qui débarquèrent, sans encombre, plus de quatre cents guerriers venus de Scandinavie et d’Angleterre. Les torches qui éclairaient les chemins balisés par les complices de Knutdisparurent à distance raisonnable de la cité. Trop bien gardée, la porte principale ne représentait pas la cible du clan Olafson. Une entrée secondaire, qui s’ouvrait sur un terrain peu praticable, bénéficiait d’une surveillance plus limitée, assurée par six hommes qui somnolaient déjà quand les vikings leur tranchèrent la gorge. À l’heure où toute la ville, ou presque, dormait, les Danois la mirent à sac !

La vengeance de Rollon prenait forme dans un accès de violence inouï. Il avait, toutefois, donné l’ordre de capturer un maximum de Francs qui seraient vendus comme esclaves ou échangés contre rançons. Ils augmenteraient ainsi un butin qui s’annonçait, pourtant, déjà bien conséquent. Mais, sa principale exigence consistait à affronter Bérenger avant que quiconque ne le blessât ou le tuât. Il n’eut pas à attendre bien longtemps. Il découvrit sur le parvis de la cathédrale, dos aux lourdes portes, le comte et l’évêque, en compagnie de plusieurs gardes et de quelques habitants. Une bande de vikings qui hurlaient et frappaient leurs boucliers dans un vacarme assourdissant les tenaient en joue. Rollon eut bien du mal à obtenir un silence qui s’avéra presque aussi effrayant pour les Francs. Sans trembler, Bérenger s’approcha du géant qui le dominait de plus d’une tête. Comme s’il restait en position d’exiger quoi que ce soit, il proposa sa vie contre celle de ceux qui se trouvaient derrière lui.

Soldats et civils deviendraient d’excellents esclaves et la rançon de l’évêque s’élèverait, sans nul doute, à plusieurs milliers de livres d’argent. Le chef viking accepta la requête du comte sans sourciller. Il lui offrit même l’honneur de mourir, arme à la main, en l’affrontant en combat singulier. Le cercle se forma aussitôt autour des deux protagonistes et le brouhaha reprit de plus belle. Avec l’énergie du désespoir, Bérenger donna, pendant quelques instants, une digne réplique à un adversaire dont la taille et la fougue rendaient le duel bien inégal. Pour le plus grand plaisir de ses hommes, Rollon tarda quelque peu à porter le coup létal. La bataille de Bayeux prit fin avec la mort du comte.

Les snekkars disparurent, au petit jour, aussi discrètement qu’ils étaient arrivés quelques heures auparavant. Une nuit suffit pour que Rollon efface l’humiliation de la défaite infligée par Bérenger, dix ans plus tôt.

Le butin se révéla à la hauteur des espérances de tous ceux qui firent confiance au Marcheur dont la seule parole motivait souvent les plus réticents. Les différents groupes se dispersèrent après le partage des richesses et des prisonniers. Rollon ne garda que quelques captives parmi lesquelles Knut reconnut Poppa, la fille de Bérenger. La frêle jeune femme ne chercha pas à renier un père qu’elle ne semblait pourtant pas porter dans son cœur. Dès qu’ils arrivèrent aux Orcades, le géant épousa Poppa « more danico », à la mode des Danois, sans célébration, sur une seule parole, comme d’autres prennent une frilla, une concubine ! Sûr de son charme, Rollon ne força pas la belle qui, au demeurant, ne l’aurait peut-être pas repoussé. Mais il aimait, dans certaines circonstances, que les femmes viennent à lui et c’est le pari qu’il fit avec Poppa.

Très vite, elle se sentit en osmose avec le mode de vie scandinave, sensible à une condition féminine en opposition totale avec ce qu’elle connaissait en Francie, sous l’influence des préceptes de l’Église. Son apprentissage du norrois, auprès de Rollon, provoqua de fréquents rires qui finirent de les rapprocher. Comme il l’attendait depuis plusieurs mois, c’est Poppa qui lui offrit ce qu’il n’avait pas voulu lui prendre de force. Elle lui donna son fils-héritier, Guillaume, peu de temps après. Quatre autres enfants compléterontla famille. C’est cette surprenante histoire que mon ami m’avait contée pendant son séjour à Grindavik. Aslinn se serait, sans nul doute, bien entendue avec cette femme de caractère. Hélas, trois semaines avant notre départ pour le continent, un marchand norvégien nous avait révélé la disparition de l’épouse du nouveau maître de la Neustrie. En Europe, de nombreuses victimes succombèrent à la rigueur du dernier hiver, Poppa fut l’une d’elles. Ce décès arrivait à point nommé pour le roi Charles le Simple qui, à la suite du Traité de Saint-Clair-sur-Epte, imposait à Rollon une union avec sa très jeune fille Gisèle. Après le baptême du Viking, rien ne s’opposerait plus, désormais, à son mariage chrétien avec la princesse franque. Bien qu’inconsolable, le géant n’imagina jamais que l’on ait pu attenter aux jours de la mère de ses enfants. Les meilleurs médecins de Francon, l’évêque de Rouen et conseiller de Rollon, lui assurèrent que son cœur n’avait pas résisté à une infection pulmonaire. Il accepta la fatalité. Une nouvelle vie attendait le comte de Normandie.

4

La Normandie

En vue des côtes de Francie, à quelques encablures de l’embouchure de la Seine, nous aperçûmes deux navires qui arboraient les couleurs de Rollon. La voilure rouge et jaune gonflée, les snekkars filaient à notre rencontre. Le vieux loup de mer qui commandait le premier connaissait, au moins de réputation, tous les vikings qui avaient, un jour ou l’autre, d’une manière ou d’une autre, fait parler d’eux ! Thorolf Sveinson, ami du nouveau comte de Rouen, père de Snorri Thorolfson, Danois au passé légendaire, tenait son rang parmi ceux-ci. Au-delà peut-être de ce que j’imaginais moi-même, au vu des réactions qu’engendra ma déclaration d’identité. Se levant de concert, les guerriers des deux bateaux manifestèrent bruyamment leur joie de me voir en chair et en os. Le nombre des anciens de la Grande Armée se réduisait jour après jour. Ceux qui combattirent jadis auprès des frères Ragnarson bénéficiaient d’un respect sans failles des jeunes générations. À cela s’ajoutait mon implication dans le maillage actuel du commerce international et ma position particulière en Islande. Les scaldes chantaient déjà les mystères de Grindavik, et mon duel avec Ari appartenait presque à la mythologie !

Le visage empourpré d’Aslinn trahit son émotion quand les marins scandèrent mon nom et celui de leur chef. Elle retenait ses larmes. En une fraction de seconde, une multitude de souvenirs avaient envahi son esprit. Elle revoyait sa vie aux côtés d’Idunn avant qu’elles ne me soignent, toutes deux, en Irlande, ainsi que les années de bonheur passées en Islande au sein du clan de Snorri. L’ancienne esclave, devenue concubine, était maintenant l’épouse d’un homme que tout un peuple honorait, au-delà des frontières et des mers. À l’évidence, les dieux se penchèrent sur son destin, guidant les Nornes dans le tissage du fil de son existence. De leur côté, les jeunes vikings exprimaient une véritable dévotion envers celui qui leur apportait une terre nouvelle et un avenir prometteur. Ils semblaient tous conscients de vivre des événements dont leurs descendants garderaient la mémoire.

Cette intervention des deux snekkars reflétait les mesures que Rollon mit en place sitôt son intronisation. Le Marcheur n’avait pas attendu l’aboutissement du Traité de Saint-Clair-sur Epte pour préparer ses réformes. Dès 876, l’année où il prit Rouen de façon moins diplomatique, il sut qu’un jour il gouvernerait cette province franque. Cette idée l’obsédait. Pendant trois décennies, il contribua à la sédentarisation de nombreuses familles scandinaves, tout en s’imprégnant de la culture carolingienne, de ses coutumes, de ses lois et de son administration. Les accords signés avec Charles le Simple n’exprimèrent que la légalisation d’une situation que le roi franc ne maîtrisait déjà plus, et qui lui permettait de ne plus affronter ces hommes du Nord, tant redoutés.

Le plus urgent pour Rollon consista à sécuriser l’embouchure de la Seine pour assurer la paix sur son territoire et, par voie de conséquence, d’une partie de la Francie occidentale dont, bien sûr, Paris ! Bien qu’il eût proclamé le ban sur la région entière, le nouveau comte devait composer avec une population hétéroclite. Aux côtés des indigènes, paysans, artisans, commerçants et pêcheurs, survivants des invasions successives, se mêlaient des colons implantés par Rollon, ainsi que les Anglais qui le suivirent, mais aussi d’autres Scandinaves. Le territoire, dévasté par plus de cinquante ans de pillage, retrouvait enfin le calme et la sérénité nécessaires à sa renaissance. Les terres abandonnées par les notables et les religieux attendaient de nouveaux propriétaires.

Des familles entières arrivèrent de différentes provinces ou pays en proie à la guerre ou aux attaques vikings.Elles venaient de Bretagne, de Bourgogne, de Flandre, d’Anjou ou de différents comtés de Francie. Rollon organisa la répartition des sols, au cordeau, comme cela se faisait en Scandinavie. Chaque communauté obtenait son lopin. Plusieurs foyers se regroupaient et réhabilitaient d’anciens villages, partiellement abandonnés, quand ils n’en créaient pas un de toutes pièces. Le géant nomma des barons parmi ses proches. Chargés de faire respecter les nouvelles lois, ils répondaient devant leur chef de la population placée sous leur protection. Ragnar de Neustrie se vit ainsi confier un territoire niché dans une boucle de la Seine, non loin de Rouen.