Snorri - Joël Torzuoli - E-Book

Snorri E-Book

Joël Torzuoli

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Beschreibung

"Snorri", petit-fils d’un guerrier saxon ayant fui les persécutions de Charlemagne, vous plonge dans l’Europe du VIIIe siècle, à l’aube de l’ère viking. Vous vivrez les événements marquants de cette période troublée, où les prières des chrétiens imploraient la protection divine contre la furie des hommes du Nord. "Snorri", devenu adulte, deviendra l’un des premiers Scandinaves à forger la légende des Vikings par le fer et le feu. L’auteur, fidèle à ses précédents ouvrages, mêle habilement personnages et situations romanesques avec des faits historiques avérés.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Récent retraité de la fonction publique hospitalière, Joël Torzuoli se consacre désormais pleinement à ses passions : l’écriture et l’histoire du Moyen Âge. Il partage cette dernière avec un groupe de parents et d’amis qui se retrouvent régulièrement, en tenue, autour d’un repas médiéval ou dans quelque manifestation historique. Après sa trilogie Le destin de Thorolf, il revient avec "Snorri".


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Seitenzahl: 370

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Joël Torzuoli

Snorri

Roman

© Lys Bleu Éditions – Joël Torzuoli

ISBN : 979-10-422-1174-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Déjà parus au Lys Bleu Éditions

– Le destin de Thorolf, Tome 1 (2019) ;
– Le destin de Thorolf, Tome 2 – « L’île boréale » (2020) ;
– Le destin de Thorolf, Tome 3 – « L’Althing » (2022).

À mon éternelle Vighild

1

Decollare et delocare

Vingt-quatre septembre de l’an de grâce 768, le roi des Francs, Pépin le Bref*1, agonise en l’abbaye de Saint-Denis auprès de son ami l’abbé Fulrad*. Il se confie serein au Tout-Puissant, laissant derrière lui un royaume parfaitement administré et pacifié, après la soumission des derniers rebelles aquitains, obtenue quelques mois auparavant. Toutefois, alors que ses fils s’apprêtent à lui succéder, les raids saxons reprennent aux confins orientaux du territoire, provoquant l’ire de Charles 1er*. L’ambitieux et impétueux jeune homme va dès lors livrer une guerre sans merci aux tribus réfugiées à l’est de la Weser. Quatre ans plus tard, encouragé par le nouveau pape, Adrien 1er*, Charlemagne* ordonne la destruction de l’Irminsul, l’Arbre Monde de la mythologie saxonne. Sous couvert de la papauté qui exigeait la conversion de tous les peuples barbares, le roi franc menait un combat aux multiples intérêts, parallèlement à ceux du souverain pontife. Il souhaitaitagrandir son royaume, en vidant de ses forces vives les terres qu’il colonisait. Les pillages perpétrés par ses armées contribuaient, par ailleurs, à fidéliser ses vassaux à qui il attribuait une bonne part du butin.

— Grand-père, raconte-nous la bataille du Süntel !

— Snorri, tu sais que ta mère ne veut pas que je vous parle de ces choses-là !

— Elle est avec père au marché de Kaupang et ne reviendra pas avant demain soir. Et puis, j’ai douze ans. L’an prochain,à Litha2, le Jarl Brorson me donnera mon bracelet, je serai un homme !

— Et tes sœurs ?

— Je leur ordonnerai de se taire !

Dagmar sourit en pensant que ce petit bonhomme se montrait bien de son sang, et que son avenir ne se limiterait pas au commerce de la stéatite. Il se racla la gorge à la manière d’un scalde et respecta les quelques secondes de silence nécessaires à l’attention de l’auditoire. Puis il se lança dans le récit épique de la bataille du massif du Süntel.

— Comme je vous l’ai déjà dit les enfants, les chrétiens, menés par leur chef suprême qu’ils nomment « pape » ou encore « Saint-Père », cherchent, à tout prix, à convertir à leur foi les peuples qui croient en plusieurs dieux. C’est pour cette raison, en tout cas officiellement, que Charlemagne, le roi des Francs, livre depuis plusieurs années une guerre impitoyable aux Saxons.

— C’est pour cela que tu es venu au Jutland3, grand-père ?

— Oui, ma petite Friga, mais ça, c’est une autre histoire !

Le vieil homme profita de l’intervention de sa petite-fille pour se servir une rasade de bière qu’il but en prenant bien son temps. Il lisait dans les yeux de Snorri une impatience que le garçon n’osait pas exprimer verbalement, de peur de stopper son aïeul dans son élan. De fait, Dagmar reprit le fil de son récit.

— Pour sauver leur tête et profiter de l’appui des Francs, bon nombre de chefs de tribus avaient fait allégeance à Charles 1er et accepté un baptême de circonstance, mais, dans l’ombre, beaucoup continuaient à prier nos dieux. Les conquérants prélevaient de lourdes taxes et asservissaient hommes, femmes et enfants. Pourtant, dans nos profondes et mystérieuses forêts, des guerriers s’entraînaient toujours dans l’espoir de libérer un jour la Saxe du joug carolingien. Notre chef, Widukind*, de retour de son exil danois, reprit la tête de la résistance alors que nos ennemis guerroyaient en Espagne.

Brünhild s’était endormie dans les bras de sa sœur aînée. Dagmar fit signe à Mira, l’ambat4 slave, de s’occuper de la fillette. La boisson fraîche qui coula dans la gorge du conteur accompagna le petit intermède. Le soleil commençait à décliner et Snorri pria son grand-père de poursuivre.

— Et toi aussi tu es retourné en Saxe ?

— En effet, Snorri, mais le temps de la révolte n’était pas encore venu et je devais, en outre, aider tes parents ici. Ce ne fut que trois hivers plus tard, dix ans après que nous eûmes vu tomber l’Irminsul, que la confiance réapparut. Dans le plus grand secret et avec une patience incroyable, Widukind avait reconstitué une armée capable de s’opposer aux forces de Charlemagne.

Friga, qui ne se montrait pas moins curieuse que son aîné, coupa la parole à l’ancien.

— Tu es allé faire la guerre alors ?

— Eh oui, mes petits. Cette fois, la plupart de ceux qui avaient accompagné leur chef au Danemark répondirent à son appel et le rejoignirent ! Alors que les Francs tentaient de mettre au pas les Sorabes en pays slave, notre armée avait repris possession de la région des Cattes. Comme prévu, nos adversaires ripostèrent en envoyant un détachement.

— C’est là que tu as participé à la guerre ?

— Laisse parler grand-père, Friga !

— Ne te fâche pas, Snorri, je vais reprendre un peu mon souffle…

Mira servit de la bière à Dagmar et du lait de chèvre aux enfants qui n’eurent pas refusé de partager la boisson de leur aïeul. Le garçon afficha une grimace que l’esclave connaissait bien et qui la fit sourire. Il se garda pourtant de la moindre remontrance. Elle veillait sur eux depuis leur naissance et, malgré son statut, lui et ses sœurs ne lui manquaient jamais de respect. Leurs parents ne l’auraient pas toléré.

— Le plan de Widukind fonctionnait, reprit le vieil homme. Je devrais dire le piège. À partir des plaines de la Weser, il attira les soldats de Charlemagne vers le massif du Süntel. Persuadés de nous tailler en pièces, leurs responsables y pénétrèrent sans tenir compte des consignes de leur souverain.

— Et c’est là que…

— Silence, Friga !

— Calmez-vous, les enfants ! Oui, c’est là que la bataille débuta dans la fraîcheur d’un matin d’automne. Les Carolingiens étaient un plus nombreux que nous, probablement cinq mille hommes, dont un quart de cavaliers.

— Combien étiez-vous ?

— Guère plus de trois mille. Mais, répartis dans les forêts denses du Süntel5, nous paraissions au moins le double. Perchés sur des chênes séculaires, nos archers décimèrent l’avant-garde d’une cavalerie totalement inefficace dans le dédale des arbres gigantesques. Les survivants abandonnèrent leur monture et rejoignirent les fantassins.

— C’est tout ? déplora la fillette.

— Non, cela ne faisait que commencer !

— Vous les avez massacrés ? se réjouit Snorri.

— La guerre est une affaire sérieuse, et il faut respecter ceux qui combattent avec honneur. Nos ennemis se mirent hors de portée des flèches en se dirigeant, ainsi que Widukind l’avait prévu, vers une zone escarpée où les résineux poussaient entre les roches éboulées. Les soldats de Charlemagne étaient bien équipés, trop bien en la circonstance. Si elles les protégeaient dans certaines situations, ici, leurs broignes devenaient un handicap. Alourdis par ces épais manteaux recouverts d’écailles métalliques, ils se trouvaient incapables de se mouvoir rapidement.

— Et toi, grand-père ?

— Avec quelques autres, je faisais partie de la garde de Widukind dont le courage frôlait bien souvent l’inconscience. Son épée fendait têtes, ventres et membres, sans relâche. Nos haches écartaient les lames et les piques qui l’approchaient de trop près. La bataille atteignit son point culminant lorsque notre petit groupe rejoignit ceux qui croisaient le fer avec les dirigeants ennemis.

Dagmar transpirait en revivant ces terribles événements. Mira lui épongea le front et lui fit avaler un gobelet d’eau, lui indiquant, sans ménagement, qu’il avait bu assez d’alcool pour l’instant.

— Que se passa-t-il ensuite ? questionna Friga sans emphase.

— Les chefs carolingiens se défendirent avec ardeur, mais succombèrent les uns après les autres. Adalgis* et Geilo*, les proches de Charlemagne, ainsi que quatre comtes et une vingtaine de nobles rendirent leurâme à leur Dieu. Quelques centaines de rescapés avaient déjà pris la fuite avec Worad*, le dernier envoyé du souverain encore en vie.

— Vous avez gagné la guerre alors ?

— Une bataille n’est pas la guerre, sœurette, philosopha Snorri.

Le garçon permit ainsi à son grand-père de ne répondre pas à cette question embarrassante. L’aïeul lui en fut reconnaissant, d’autant qu’il ne tenait pas à poursuivre en présence de la petite. Le soulagement de Dagmar se renforça avec l’arrivée de sa fille et de son gendre. Le voyage de retour avait été plus rapide que l’aller. La distance entre Arendal et Kaupang6 n’était pas très importante, mais, au départ, le poids du chargement des chars à bœufs mettait à mal la force, pourtant considérable, des animaux. Audar maîtrisait le travail de la stéatite. À partir de blocs de pierre tendre, il créait toutes sortes de récipients. Des petits gobelets aux grands chaudrons, en passant par les bols et autres plats, aucun ustensile ne manquait à son étal sur le marché du Sud norvégien. Pour satisfaire ses clients, il proposait aussi des pierres à aiguiser qu’il cherchait lui-même dans la région d’Eidborg.

La destinée de Dagmar l’avait conduit sur ces terres à la suite de Widukind. Ce dernier n’avait pas trouvé qu’un refuge au Danemark, mais également une épouse en la personne de Geva*, la sœur des rois Siegfried le Danois* et Halfdan II* du Vestfold. Aux noces de son chef, le guerrier saxon rencontra Günhild, une séduisante veuve, dame de compagnie de la reine norvégienne. Outre son charme, elle ne se présentait pas sans ressources et se trouvait être la mère d’un talentueux artisan encore célibataire. Le jeune homme plut à Dagmar qui, dans son exil, cherchait un mari pour sa fille Berthilde. L’occasion semblait trop belle. Avec l’entremise de Widukind et de la reine Estrid, on ne célébra donc pas un, mais deux mariages l’année suivante. Toutefois, Günhild passait le plus clair de son temps à la cour. Dagmar avait poursuivi, durant quelques années, sa vie de guerrier, jusqu’à la bataille du Süntel, avant de poser les armes. Désormais, il participait à l’éducation de ses petits-enfants et aidait son gendre quand ses articulations usées lui laissaient un peu de répit.

— Le marché s’est bien passé ?

— Très bien, père ! Audar a vendu tout le stock de vaisselle et j’ai négocié au meilleur prix les pierres à affiler.

— Nous rapportons du vin de Rhénanie, des épices d’Orient et des fourrures ! ajouta l’artisan. L’argent restant nous permettra de reconstituer nos réserves de nourriture pour l’hiver prochain et je pourrai aussi acquérir de beaux blocs de stéatite.

— Mon dos me fait de plus en plus souffrir, bientôt je ne pourrai plus te seconder et Snorri est encore trop jeune pour cela, prévint Dagmar, il serait temps de songer à acheter un nouvel esclave !

Le vieil homme connaissait les positions d’Audar sur la question et n’insista pas. Le tailleur de pierre s’en sortait très bien avec les coups de main ponctuels de son beau-père et pensait, jusque-là, que son fils assurerait le relais. La santé déclinante de l’ancien guerrier ne le permettrait sans doute pas. Ses revenus s’avéraient certes corrects pour offrir une vie confortable à sa famille, mais restaient insuffisants pour envisager d’employer un homme libre. Par ailleurs, si l’entretien d’un thrall7 ne se révélait pas très onéreux, l’acquisition d’un captif jeune et robuste entamerait fortement les économies du couple. Son choix devrait se porter sur un prisonnier de guerre scandinave ou sur un Slave que des commerçants suédois achetaient à leurs compatriotes. Quoi qu’il en soit, Audar n’appréciait guère le trafic d’êtres humains. Il n’avait accepté l’arrivée de Mira, à la naissance de Snorri, que pour faire plaisir à Berthilde. Günhild avait tenu à offrir à sa belle-fille cet original cadeau de naissance. Le maître de maison considérait son ambat comme un membre de la famille et ne tolérait pas que quiconque lui manque de respect.

— Nous étudierons cela demain ! Pour l’heure, buvons à notre réussite ! conclut Audar.

— Oui, et si tu es d’accord, nous parlerons de Verden8 à Snorri, le moment est venu…

— Nous verrons, la nuit est mère de conseil.

Du sang saxon coulait dans les veines de ses enfants. Audar savait, pour en avoir souvent discuté avec Dagmar, qu’il ne quitterait pas Midgard sans avoir transmis, au moins à son petit-fils, l’histoire récente de son peuple. L’artisan avait réussi à reculer l’échéance, mais Snorri serait bientôt un homme et il voyait que les jours de son beau-père semblaient désormais comptés.

Debout les premiers, le chef de famille et Mira savourèrent leur bol de lait de chèvre en silence. Il aimait ces moments de calme avec cette femme mûre dont la sagesse lui apportait tant. Étrangement, elle affirmait que les dieux avaient fait d’elle une esclave dans ce but, et que sa venue dans ce foyer ne devait rien au hasard. Elle savait que son destin croiserait celui d’un homme important. Audar comprenait bien qu’il n’était pas cet homme-là. Même Hilgard, le simple d’esprit du village, connaissait la complicité qui unissait Snorri et Mira. Alors qu’il était perdu dans ses pensées, l’artisan n’avait pas vu l’ambat se lever et préparer un panier de victuailles. Lisant son étonnement dans ses yeux, elle s’en expliqua :

— Ces quelques provisions ne me semblent pas excessives pour deux hommes et un adolescent plein de vie. Dagmar te l’a dit : vous devez parler à ton fils ! Tu ne peux pas le couper de ses racines, du sang saxon coule dans ses veines et il doit savoir pourquoi les dieux ont choisi de le faire naître ici.

— Comme toujours, tu as raison, Mira ! La journée s’annonce belle et nous irons chercher du bois flotté. Il serait bien surprenant que Snorri ne profite pas de l’occasion pour questionner son grand-père. J’ai cru comprendre qu’il le faisait de plus en plus souvent ces derniers temps.

Quelques minutes plus tard, Dagmar apparut. En l’absence de Günhild, Geri, le chien, occupait sa place dans le lit conjugal auprès de son maître. Il lui offrait des réveils bien moins tendres, mais très efficaces. Pas question de lambiner ; un rai de lumière ou le premier chant d’un coq s’accompagnait d’un appel du ventre qui ne pouvait attendre. L’animal devait son nom à la voracité dont il avait toujours fait preuve. Devant l’appétit du chiot et ses faux airs de loup, Dagmar avait choisi de lui donner le nom d’un des protecteurs d’Odin. De pure race Jämthund, ce chasseur de gros gibier lui avait été offert par le roi Halfdan en personne, cinq ans auparavant. Sa corpulence et sa robe lupine lui valaient la crainte de tous ceux qui ne le connaissaient pas. En vérité, sa férocité à la chasse n’avait d’égale que sa douceur envers les humains. C’était sans doute là le résultat d’une ancestrale reproduction sélective. De génération en génération naquit ce singulier caractère qui alliait la puissance du traqueur d’ours à la tendresse de l’animal de compagnie. Geri illustrait parfaitement ce phénomène.

Après avoir englouti la carcasse d’une oie sauvage, reliquat du repas de la veille, le chien se dirigea vers le banc qui servait de couche à Snorri. D’un coup de truffe bien ajusté, il souleva l’épaisse couverture de laine et gratifia la joue de l’adolescent d’un baveux léchage. S’en suivit un aboiement qui indiquait, sans équivoque, au jeune homme que l’heure du lever avait sonné. Les cheveux en bataille, le garçon se redressa.

— Tais-toi, sale bête, et lâche cette couverture ou je te botte le derrière !

Les témoins de la scène éclatèrent de rire.

— Au pied, Geri ! ordonna Dagmar.

Docile, le chien obéit, manifestement à regret. Lorsqu’il fut sorti des brumes du sommeil, Snorri rejoignit les adultes pour prendre le dagverdr9, le traditionnel repas du matin. Audar informa alors son fils du programme de la journée.

— Les dieux nous offrent un beau soleil, fiston. Ton grand-père et moi irons chercher du bois flotté au bord de la mer. Tu nous accompagneras, ainsi que la « sale bête ».

Le rouge aux joues, le garçon acquiesçaalors que ses mains se noyaient dans l’épaisse fourrure de l’animal qui ne semblait pas très rancunier.

— Je pourrai apporter mon arc pour m’entraîner ?

— Tu peux même nous rapporter le repas du soir, glissa malicieusement Berthilde.

— Une grue me conviendrait, précisa Mira.

— D’accord pour l’arc, Snorri, quant à la grue, rien n’est moins sûr. Peut-être rencontrerons-nous plutôt quelques eiders bien dodus ?

Dès lors, les trois hommes réunirent leurs affaires et, précédés de Geri, prirent la direction de la plage. Laissant l’embarcadère sur leur gauche, ils empruntèrent le chemin côtier jusqu’aux premiers rochers. Coincés entre les grosses pierres, ils trouvèrent une belle quantité de bois blanchis par le sel marin. Au fur et à mesure de leur progression, ils abandonnaient derrière eux les tas de branchages qu’ils récupéreraient au retour. Au comble de l’excitation, Geri alternait les courses effrénées sur la plage et les bains dans lesquels il aurait bien voulu entraîner ses maîtres. Dagmar avait toutes les peines du monde à l’en dissuader.

— L’eau est trop froide pour nous, tu devras attendre l’été prochain pour que l’on nage avec toi.

— Viens avec moi, nous allons débusquer les canards !

Snorri avait trouvé comment canaliser l’énergie du chien de chasse. Certes, les volatiles ne représentaient pas son gibier de prédilection, mais il devinait que le jeune humain avait besoin de lui. Il commença à renifler l’air. Ses oreilles tendues étaient à l’affût du moindre son évocateur. Il se mit en quête presque aussitôt. Bien que les effluves iodés de la mer perturbent quelque peu son odorat, il se dirigea vers les berges de la petite rivière qui se jetait dans les flots, quelques centaines de mètres plus loin. Il stoppa net. Le museau pointé droit devant, l’antérieur gauche levé, il indiquait à Snorri qu’il avait effectué sa part du travail. L’adolescent avança alors à contrevent, comme son grand-père le lui avait enseigné, vers le gros buisson que le chien lui désignait de la truffe. Derrière le muret végétal, un couple de grandes aigrettes se pensait à l’abri avant d’entamer sa migration. Le garçon savait que, sans Geri, il ne les aurait sans doute pas débusquées. Il chassa ces idées de son esprit pour se concentrer sur sa cible. Il visa le plus gros des deux oiseaux à la base du cou afin que sa flèche transperce le thorax. Deux secondes après, le sang rougit la robe immaculée de l’animal. Tout à sa joie, Snorri ne vit pas la deuxième aigrette tomber du ciel, mortellement touchée par le tir de fronde de son père.

— Bravo, les enfants ! s’écria Dagmar, Snorri, je n’ai plus rien à t’apprendre dans ce domaine. Quant à toi, Audar, tu m’étonneras toujours avec ce drôle d’outil.

— Tu sais bien qu’endehors de mes marteaux et de mes ciseaux, c’est la seule arme qui me convienne. Les dieux m’ont préservé de la guerre et mon travail ne me laisse que peu de loisirs pour m’entraîner au maniement d’autres instruments.

— Mère et Mira seront contentes et mes sœurs pourront se montrer fières de moi.

— Tout à fait, mon garçon ! Maintenant, nous allons manger et nous reposer. Après, ton grand-père nous racontera la suite de la bataille du Süntel.

Snorri savait que ce jour approchait depuis qu’il avait fêté ses douze printemps. À présent, il ne lui restait plus que quelques minutes à attendre, les plus longues de sa jeune existence. En avalant machinalement quelques bouchées de pain et de viande séchée, il réalisa que la collecte de bois flotté n’était qu’un prétexte pour l’isoler de ses sœurs. Berthilde avait consenti à ce que son garçon soit instruit de l’histoire saxonne, mais s’y opposait fermement concernant les filles. Elle souhaitait qu’à son image elles intègrent sans retenue la société scandinave.

— Tu manges trop, grand-père, tu risques de t’endormir dans quelques minutes !

— Ne sois pas impertinent, le coupa Audar en réprimant un sourire.

— Encore une rasade de cette bonne bière et je serai tout à toi, mon impatient petit-fils.

Bien que la température de cette belle journée automnale s’avérait très douce, Dagmar avait allumé un petit feu, en bordure de la plage, pour se mettre dans l’ambiance. Snorri, assis en tailleur, attendait maintenant en silence. Geri avait compris que le temps n’était plus aux jeux et s’était endormi, la tête bien posée sur la cuisse du jeune maître.

— Comme tu l’as si bien dit à ta sœur : une bataille n’est pas la guerre ! Au soir de la victoire, l’euphorie régnait dans nos rangs. Widukind s’employa à raisonner les chefs de tribus qui souhaitaient attendre sur place l’arrivée de Charlemagne. Pourtant, si nous avions vaincu cette avant-garde de l’armée ennemie, c’était plus par stratégie que par la force. De plus, nous ne déplorions, certes, que peu de morts, mais beaucoup de blessés ne seraient plus en mesure de combattre avant de longues semaines. Après une interminable journée de palabres, nos responsables décidèrent de dissoudre nos troupes. Widukind demanda à chacun de rester discret, de se soigner et de se reposer en attendant la prochaine opportunité d’infliger des pertes aux Francs. Selon lui, seule une guerre d’usure pourrait libérer un jour la Saxe du joug carolingien.

— Et tu es rentré au Danemark ?

— Pas immédiatement. Mon chef souhaitait reprendre quelques forces dans son village d’origine et y entraîna sa garde personnelle. Sans le savoir, il nous sauva la vie.

— Comment cela ?

— Le roi franc avait été prévenubien avant que tous nos combattants ne fussent arrivés en lieu sûr. Le souverain connaissait la plupart des dirigeants qui s’étaient révoltés. Ils lui avaient tous prêté allégeance dans les années passées, après avoir reçu le baptême chrétien. Charlemagne cria au parjure, légitimant de la sorte les actes de vengeance qu’il projetait.

— Tu me fais peur, grand-père !

— Tu peux, Snorri. Dans un premier temps, le despote fit arrêter ceux qu’il tenait pour responsables de la rébellion et après un simulacre de procès religieux, tous furent exécutés.

— Sans pouvoir se défendre, c’est ignoble !

— Au-delà de leur participation à la bataille du Süntel, c’est leur retour à nos croyances qui leur valut de perdre ainsi la vie.

L’émotion gagnait Dagmar. Audar lui proposa une petite pause. Snorri en profita pour se détendre un peu en jouant quelques instants avec Geri qui venait de se réveiller. Le garçon ne pouvait pas deviner, à cet instant, que la suite du récit de son aïeul allait influencer son destin. Quelques minutes plus tard, il reprit sa place près du feu que son père entretenait. Le chien poursuivait quelque gibier fantôme, abandonnant les hommes à leurs préoccupations.

— Vous n’avez pas été arrêtés avec Widukind ? s’inquiéta Snorri.

— Grâce soit rendue à Wotan, ou Odin si tu préfères ! Le Dieu des dieux écarta les chrétiens de notre route et nous leur échappâmes en ignorant le sort qu’ils réservaient aux nôtres. Toutefois, le pire restait à venir. Les sbires religieux de Charlemagne lui réclamaient plus de sang encore au nom de leur dieu.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Les Carolingiens se tournèrent vers les chefs qui affichaient encore leur fidélité, le plus souvent par intérêt, et exigèrent qu’ils livrent les rebelles qui avaient combattu.

— Bien sûr, ils ont refusé ? demanda Snorri sans trop y croire.

— Hélas, mon enfant, tu verras plus tard que les personnes corrompues se révèlent encore plus perverses que celles qui les corrompent ! Avec leurs hommes de main, pour la plupart des mercenaires, ils ratissèrent villages et hameaux où ils trouvèrent sans peine ceux qui s’y réfugièrent après la bataille. Victimes de l’effet de surprise, affaiblis et souvent blessés, ces derniers ne purent opposer une véritable résistance.

Une nouvelle fois, Audar imposa une pause à son beau-père. Il percevait dans les trémolos de sa voix une excitation qui risquait de mettre à mal sa santé. Il sortit du panier d’osier une petite gourde qu’il lui tendit aussitôt. Une lampée du breuvage des dieux ne pouvait que ragaillardir le vieil homme.

— Cet hydromel ne provient pas de nos réserves, fils ?

— Des nôtres, non, mais des miennes, oui ! En vérité, j’ai rapporté ce nectar de Kaupang. J’en ai échangé un tonnelet contre une marmite en stéatite. Je ne pense pas avoir fait une mauvaise affaire.

— Assurément, mais qu’en a dit ma fille ?

— Je te laisse imaginer. Mais, grâce à Baldr10, un marchand de bijoux se tenait à nos côtés. Trois belles perles de verre troquées contre un grand plat suffirent à contenir l’ire naissante de Berthilde.

Les deux hommes levèrent leur gobelet en riant, trinquant à la santé de celles qui ne comprenaient rien à l’ivresse. Pourtant, Audar savait que l’abus de boissons alcoolisées rendait parfois les mains tremblantes et l’esprit vagabond, ce qui se révélait peu compatible avec son métier. Chaque fois qu’il se laissait aller, sa femme le lui rappelait au travers de crises virulentes dont les Saxonnes avaient le secret, d’après Dagmar. En épousant une Danoise, plus souvent auprès de sa reine que de son mari, l’ancien ne subissait pas ces contrariétés. Il n’hésita donc pas à se resservir avant que Snorri ne réclame la reprise de son récit.

— Dès que le jarl Brorson t’aura donné ton bracelet, tu pourras boire avec nous le divin liquide. En attendant, tu dois te contenter de la bière légère.

— Je sais grand-père, et je sais aussi que ce bijou m’apportera bien plus que de m’enivrer !

Les deux adultes restèrent cois. Le ton du garçon ne laissait pas la place au doute. Il n’avait pas encore conscience de sa destinée et ces mots lui venaient sans qu’il les maîtrise, comme si les nornes elles-mêmes s’exprimaient par sa bouche. Avec autorité, il mit fin à la pause.

— Qu’est-il arrivé à ces hommes ensuite ?

— Enchaînés, ils furent livrés aux soldats de Charlemagne. Leur nombre était si important qu’on les parqua dans la grande plaine de Verden à la confluence de l’Aller et de la Weser. On les laissa ainsi plusieurs jours sans eau ni nourriture, avant que le roi des Francs ne scelle leur destin.

— Mais combien étaient-ils ? Plusieurs centaines ? s’enquit Snorri.

— Tu es loin du compte mon enfant, on en dénombrait pas moins de quatre mille cinq cents !

— C’est insensé, plus qu’à la bataille du Süntel !

— Hélas, oui, une partie des forces vives de la Saxe se trouvait là.

— Que fit le tyran ?

— Sa position ne semblait pas forcément la meilleure. Il était pris au piège des religieux qui, au nom de leur chef suprême, leur pape, voulaient envoyer tous les païens dans ce qu’ils appellent l’Enfer, un monde des morts où leurs âmes brûleraient pour l’éternité. Le roi bénéficiait du soutien de l’Église et ne pouvait pas s’en éloigner. Il crut trouver une alternative en commandant à la troupe de prêtres et de moines qui l’accompagnaient de proposer aux prisonniers de sauver leur tête en échange du baptême.

— Est-ce qu’il tint parole ?

— Il l’aurait sans doute fait si mes frères lui avaient offert une autre réponse. À peine les premiers avaient-ils été questionnés, que tous, comme un seul homme, entonnèrent un chant rituel à l’adresse de Wotan. Ils choisirent la mort plutôt que le déshonneur et l’abjuration de leur foi.

Snorri blêmit en imaginant la suite. Néanmoins, il fixa son grand-père dans les yeux, prêt à entendre la conclusion de cette terrible page de l’histoire saxonne qui était un peu la sienne.

— Le roi franc prépara son départ. Avant de se mettre en route pour Diedenhoffen11 en Francie, il délégua le commandement à l’un des comtes qui avaient survécu à la bataille du Süntel et à l’évêque qui l’accompagnait.

Dagmar se tourna vers Audar. Transpirant, essoufflé, il n’avait plus la force de poursuivre. Snorri le comprit. Il aida son père à allonger le vieil homme sur le sable et lui glissa sa cape roulée sous la tête. L’aïeul ne tarda pas à s’assoupir. Geri vint poser sa truffe humide sur sa joue, comme à chaque fois qu’il sentait son maître en peine. Audar et son fils s’éloignèrent en silence. Le mouvement régulier des vagues et le bruit feutré du ressac apportaient une sérénité qui contrastait avec la gravité du récit de Dagmar. Il incombait désormais à Audar d’en révéler l’épilogue à Snorri.

— Comme tu as pu le constater, l’évocation de ces terribles événements affecte beaucoup ton grand-père. Je vais t’en raconter la fin telle qu’il me l’a relatée et ensuite, nous ne lui en reparlerons plus. Promets-le-moi, mon garçon.

— Promis, père !

— Charlemagne avait donc pris la direction d’une cité franque située au-delà du Rhin, non loin de Metz. Ulcéré par le refus unanime des Saxons à entrer dans sa Sainte Église et contraint, de fait, il aurait eu ces mots terribles, d’après plusieurs témoins, avant de quitter Verden : « decollare et delocare » !

— Qu’est-ce que cela voulait dire ?

— Le souverain se pliait à la volonté des religieux en condamnant tous les guerriers à la décapitation et des milliers de femmes et d’enfants à l’exil, aux quatre coins de ses territoires. En agissant ainsi, c’est le peuple tout entier qu’il pensait décapiter.

— Et ses soldats massacrèrent plus de quatre mille hommes sans défense ?

— Oui, tous furent exécutés dans un tourbillon sanglant de haches et d’épées. Au grand dam de leurs bourreaux, ils subirent leur martyre sans la moindre plainte et sans aucune demande de pitié. Alors qu’une partie des Carolingiens éliminait les captifs, d’autres brûlaient les corps. Des bataillons entiers partirent ensuite avec de grands sacs remplis de têtes qu’ils déposèrent dans les villages et les hameaux encore peuplés, afin que tous constatent la puissance de Charlemagne et de son Dieu.

— Qu’arriva-t-il à Widukind ?

— Comme te l’a dit ton grand-père, il avait échappé à la capture avec quelques membres de sa garde. Ils ont trouvé refuge au Danemark où certains ont débuté une nouvelle vie. Durant quelques années, le chef saxon a continué à diriger une guerre de harcèlement qui ne débouchait que sur des représailles toujours aussi cruelles de la part des Francs. L’an passé, en 785, Widukind a cédé à la proposition de Charlemagne, en échange de la paix et de sa propre existence.

— Il s’est livré comme prisonnier ?

— Pire que cela ! Il reçut le baptême à Hattigny, dans le nord de la Francie, sous le parrainage du roi lui-même. Il prêta allégeance au souverain et devint un de ses vassaux. S’en suivit une campagne massive de conversion des Saxons, qui pourtant, autant que je sache, continue en secret à adorer leurs dieux. Je dis bien « en secret », car la Saxe est désormais soumise à la loi du Fer de Dieu.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— La peine de mort pour de multiples raisons : en premier lieu, bien sûr, le refus du baptême, mais également l’agression d’un homme d’Église ou le non-respect des règles religieuses comme, par exemple, les jours de jeûne. Tu comprends pourquoi la discrétion se révèle plus que nécessaire. Et chacun doit aussi se méfier de l’autre, de son voisin quand ce n’est pas de son propre frère. C’est ainsi que les chrétiens tiennent les Saxons, pour l’instant.

— Mais c’est de la tyrannie !

— C’est pourquoi le Danemark se protège avec le Danevirk qui empêche toute invasion.

— C’est la ligne de fortifications dont grand-père m’a déjà parlé ?

— Oui, elle mesure environ trente kilomètres de long et sépare le Jutland de la Saxe. Sa construction a débuté il y a une cinquantaine d’années et elle est constamment renforcée et améliorée.

— Au moins, les chrétiens ne sont pas près de nous envahir !

— Les dieux d’Asgard nous protègent, Snorri. Voilà, maintenant tu connais l’histoire de tes parents saxons. Allons retrouver Dagmar, il sera soulagé de nous voir revenir et que tu sois informé.

Les aboiements joyeux de Geri indiquèrent à Audar et à son fils que le vieil homme avait sans doute tiré profit de sa sieste et qu’il ne tarderait pas à les rejoindre. De fait, ils l’aperçurent, derrière un petit bosquet, marchant d’un pas alerte dans leur direction. Aussitôt, Snorri se mit à courir. Il manqua de renverser son aïeul en se précipitant dans ses bras ouverts. Ils s’étreignirent de longues secondes. D’un coup d’œil, l’adolescent s’assura que son père se tenait à distance.

— Ne t’inquiète pas grand-père, l’heure de la vengeance sonnera !

Plus jamais on ne parla de Verden au foyer d’Audar et de Berthilde.

2

Le secret

Depuis quelques décennies, le climat se montrait plus doux sur la Scandinavie. Cela semblait se confirmer en ce début d’année. Si la neige s’était invitée durant une grande partie de l’hiver, les températures étaient restées clémentes. Le printemps s’annonçait sous les meilleurs auspices, ce qui paraissait de bon augure pour la reprise de la vie sociale.

— Eggtidh12 approche à grands pas, roi Halfdan, nous devons préparer le soknarthing et le skuldathing13 !

— Oh, que deviendrais-je sans toi, mon brave Eldar ? On dit que les chrétiens aiment le mois de mai. Moi, il m’ennuie et me pèse. Réunir les assemblées pour régler les peines et les dettes m’attriste.

— Sans doute majesté, mais rappelez-vous que cette période précède celle qui vous est chère.

— C’est vrai que Litha reste ma fête préférée. Au cœur du mois du soleil, solmanudur14, elle me donne l’occasion, chaque année, de connaître les garçons qui deviennent adultes et renforcent le Vestfold.

— D’ailleurs, mon roi, leur nombre ne cesse d’augmenter. Depuis que les dieux nous préservent des grands froids, les enfants en bas âge meurent moins.

— Les forgerons fabriqueront plus de bracelets, voilà tout !

— Certes, mais bien que les récoltes s’avèrent un peu plus abondantes également, je me demande si un jour, nous ne rencontrerons pas des difficultés à nourrir ce petit monde.

— Vois les choses du bon côté Eldar : quelques-uns de ces jeunes hommes feront sous peu d’excellents guerriers qui nous permettront de remplir nos coffres.

— Thor vous entende, majesté !

Loin des préoccupations des dirigeants à Tonsberg, pour l’instant, Snorri comptait les nuits qui le séparaient de Litha. Lui et son cousin Asbjörn recevraient bientôt des mains royales le fameux bijou qui ferait d’eux des adultes, des hommes. Les villageois semblaient aussi pressés que les deux garçons qui, depuis presque un an, leur rabattaient les oreilles en ne parlant que de cela dès qu’ils en avaient l’occasion et même, quelquefois, sans.

Hilda aurait voulu que son mari donne à leur aîné le nom d’un de ses aïeux, mais Björn, le riche et vaniteux éleveur de moutons, avait choisi pour son enfant son propre nom qu’il associa à celui des dieux. Hélas, les Ases15 sont nombreux et le petit hérita plus de Loki16 que d’Odin. À douze ans, le fils d’Audar le dépassait d’une bonne tête. Ses membres tenaient plus du roseau que du chêne et à la pilosité naissante de son cousin répondait une enveloppe de marbre. Quant aux filles, elles ne pouvaient, pour l’heure, rien redouter de ce qu’il n’avait même pas à cacher dans ses pantalons. Snorri le taquinait régulièrement sur ce sujet qui commençait à le travailler. Il lui demandait pourquoi il ne se baignait jamais dans la rivière à portée de vue des demoiselles, ou ne cherchait pas à découvrir une fente dans les parois des étuves pour y glisser un œil quand les femmes s’y trouvaient. Asbjörn le regardait alors perplexe, s’interrogeant sur la finalité de ses questions.

— Dès qu’elle le peut, Cveta, l’esclave du forgeron, va se laver sous la cascade. Son nom signifie « fleur » en slave, paraît-il ! Je peux te dire que si le vieux ne l’a pas encore fait, j’aimerais être celui qui cueillera la sienne.

— De quoi parles-tu, Snorri ? Tu crois qu’elle a besoin de toi pour ramasser des fleurs ?

Le plaisantin éclata de rire. Asbjörn comprit alors que son cousin avait dû faire une allusion graveleuse, dont il devenait coutumier. Il se promit de tirer les choses au clair et de découvrir par quel moyen Snorri pourrait cueillir quoique ce soit chez la jolie ambat. Les adolescents en restèrent là. Le jeune berger trouva une échappatoire en lui parlant de ses moutons, enfin des moutons de son père. Ce dernier ne manquait jamais de lui rappeler qu’il n’était, pour l’instant, que le fils-héritier, ce qui ne faisait pas de lui le propriétaire du cheptel. Björn se consolait des faiblesses physiques de son premier né en se disant que cela aurait été bien pire si lui-même avait été charpentier ou pêcheur. Asbjörn était un excellent berger et il dressait les chiens comme personne. Peut-être son corps prendrait-il quelque ampleur avec la puberté, si elle arrivait un jour ? Par ailleurs, après lui avoir donné deux filles, à qui il faudrait un jour trouver de bons partis, Hilda mit au monde un second garçon. Il ne voyait aujourd’hui que son cinquième printemps, mais promettait de présenter tout ce qui, selon leur père, manquait à son grand frère. Bavard, violent, jamais rassasié, il menait la vie dure à sa mère et à ses sœurs.

— Et Thorleif ? Toujours aussi turbulent ?

— C’est une calamité, seul mon père semble s’en réjouir ! Mais, je n’ai pas trop à me plaindre, il se montre assez sage avec moi. Je crois que les moutons l’apaisent et il adore me voir dresser les chiens. Et il sait que s’il m’embête, je ne l’emmène pas avec moi.

— Tu as quand même de la chance d’avoir un frère. Depuis la naissance de Brünhild, ma mère a perdu deux enfants avant que le bon moment vienne, et celui qui est arrivé à l’heure a été emporté par Hel17 dès le lendemain.

— Les dieux sont durs parfois !

— Oui, et la guérisseuse a dit à mes parents que s’il y avait une prochaine fois, c’est ma mère qui risquerait de quitter Midgard. Alors la vieille lui donne des herbes pour qu’elle ne tombe pas enceinte.

Snorri réalisa qu’il venait de perdre son cousin avec ses histoires de femmes. Il sourit et prétexta un travail important pour le laisser à ses moutons.

— Te voilà enfin, ton père te cherchait pour réceptionner les pierres. Ton grand-père a dû aller avec lui malgré ses maux de dos. File à la rivière, il est peut-être encore temps !

Quelques semaines auparavant, Audar était allé sélectionner un beau filon de stéatite dans un lieu qu’il gardait secret. Il en avait acheté la plus grande partie et en avait négocié la livraison. Un esclave du maître de carrière avait annoncé la veille que le bateau approchait et arriverait dans l’après-midi de ce jour. Snorri courut à perdre haleine et se présenta juste au moment où le navire accostait.

— Je n’avais pas oublié, mais une brebis d’Asbjörn avait chuté dans un ravin, mentit-il avec aplomb. Tu sais comme ton neveu est chétif, il n’aurait jamais réussi à la sortir seul.

— Alors la bête serait morte et Björn aurait puni ton pauvre cousin ! ajouta Dagmar avec malice.

— Tout à fait, grand-père !

— Quand vous aurez fini de vous payer ma tête tous les deux, on pourra décharger les pierres!

Complices, les trois hommes rirent de bon cœur et commencèrent à remplir le premier chariot. L’esclave les aida sur ordre de son maître, pendant que le marinier somnolait sous un saule. Le morceau de pièce d’argent qu’Audar avait prévu pour lui resterait donc dans sa bourse. L’artisan bénit le ciel pour l’absence de pluie qui tenait les voies praticables. Avec une telle charge, les bœufs auraient eu bien du mal à arriver jusqu’au village. Par ailleurs, Dagmar fit remarquer que, sans l’aide du thrall, ils y seraient encore.

— Pendant la quinzaine de Midsumarblot18 à Tonsberg, nous pourrons trouver ce dont tu as besoin Audar.

— J’en ai parlé avec ta fille. Elle m’a ouvert les yeux. La nourriture ne manquera pas cet hiver et j’ai obtenu un bon prix pour la stéatite en prenant presque tout un filon. Un deuxième esclave ne sera pas de trop dans notre foyer. J’aimerais trouver un compatriote de Mira. Elle saurait lui faire comprendre que bien des maîtres se montrent plus sévères que nous.

Les deux semaines que redoutait tant le souverain du Vestfold touchaient à leur fin. Il avait confié les tâches ingrates à Gudrod* et Ivar*, ses deux fils, qui étaient appelés à de hautes destinées. Le premier avait présidé l’assemblée chargée du règlement des peines qui n’avaient pas été appliquées durant l’année écoulée. Son frère avait eu la responsabilité de satisfaire les créanciers venus réclamer leur dû auprès des mauvais payeurs. Le roi avait honoré de sa présence les deux comités au dernier jour de leurs travaux. Les festivités sacrificielles de la mi-saison d’été allaient pouvoir commencer, avec Litha en point d’orgue. C’est à cette occasion qu’aurait lieu la remise des bracelets tant attendue par Snorri, Asbjörn et la cinquantaine d’autres adolescents de cette promotion. Tous avaient douze ans révolus, certains, comme les deux cousins, se trouvaient plus près des treize. Malgré de flagrantes disparités physiques, ils obtiendraient tous le statut d’homme libre avec ce que cela sous-entendait. Ils supporteraient, en l’absence de leur père, la charge de la famille, assisteraient aux things et manieraient les armes si le besoin s’en faisait sentir. Comme chaque bondi, ils devraient travailler et aider le clan en toute circonstance. En cas de menace sur le comté ou le royaume, ils répondraient à l’appel d’un hersir19 qui, avec sa centaine de guerriers, se mettrait aux ordres du jarl20 ou du roi. Enfin, selon leur rang dans la fratrie, ils pourraient se voir rapidement proposer le mariage. Les aînés seraient les premiers concernés, de sorte à pouvoir reprendre les rênes de la maisonnée avec leur jeune épouse si le père disparaissait.

— Tu t’es marié à quel âge, père ?

— J’avais vingt-deux ans quand ton grand-père m’a présenté ta mère. Ton oncle Björn était le premier-né, il a été marié à quinze ans avec la fille du plus riche propriétaire terrien du village et a hérité de l’élevage de moutons familial.

— Sans grand-père, tu serais resté célibataire ?

— C’est possible. Tu sais que les meilleurs partis sont réservés aux aînés. De plus, de nos jours, la Scandinavie abrite plus d’hommes que de femmes à marier.

— Personne ne t’avait demandé jusque-là ?

— Si, mais des familles de basses conditions qui avaient compris que mon métier me rapportait pas mal d’argent et sans qu’aucune des jeunes filles proposées ne mérite mon attention,si tu vois ce que je veux dire.

— Je croyais que cela ne comptait pas ?

— C’est un petit avantage que nous possédons sur les aînés, nos mariages ne sont pas toujours des mariages d’affaires, cela laisse un peu de place sinon aux sentiments du moins à un possible choix. À condition de ne pas attendre trop longtemps.

— Mais moi, je suis ton héritier, tu vas donc m’imposer ma femme !

— Nous n’en sommes pas encore là Snorri, et quelque chose me dit que tu n’as pas les yeux sous ta tunique. Il me semble avoir entendu parler d’une certaine cascade qui se montrerait quelque peu… envoûtante !