Le docteur Ox - Jules Verne. - E-Book

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Jules Verne.

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Beschreibung

Si vous cherchez sur une carte des Flandres, ancienne ou moderne, la petite ville de Quiquendone, il est probable que vous ne l’y trouverez pas. Quiquendone est-elle donc une cité disparue ? Non. Une ville à venir ? Pas davantage. Elle existe, en dépit des géographes, et cela depuis huit à neuf cents ans. Elle compte même deux mille trois cent quatre-vingt-treize âmes, en admettant une âme par chaque habitant. Elle est située à treize kilomètres et demi dans le nord-ouest d’Audenarde et à quinze kilomètres un quart dans le sud-est de Bruges, en pleine Flandre. Le Vaar, petit affluent de l’Escaut, passe sous ses trois ponts, encore recouverts d’une antique toiture du Moyen Âge, comme à Tournai. On y admire un vieux château, dont la première pierre fut posée, en 1197, par le comte Baudouin, futur empereur de Constantinople, et un hôtel de ville à demi-fenêtres gothiques, couronné d’un chapelet de créneaux, que domine un beffroi à tourelles, élevé de trois cent cinquante-sept pieds au-dessus du sol.

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Jules Verne

Le docteur Ox

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782383838562

Avertissement

Ce nouveau volume de Jules Verne est composé de nouvelles écrites par lui à des époques très différentes les unes des autres. Le Docteur Ox a été inspiré à l’auteur des Voyages extraordinaires par une expérience très intéressante faite à Paris, il y a quelques années. Mais les autres nouvelles intitulées Maître Zacharius, Un hivernage dans les glaces et Un drame dans les airs, sont antérieures à la série des œuvres qui ont si justement rendu célèbre le nom de M. Jules Verne. Il nous a paru nécessaire de faire figurer ces nouvelles dans l’œuvre complète de Jules Verne, qu’elles ne dépareront pas assurément. Dans quelques-unes, les lecteurs découvriront, pressentiront le germe des ouvrages plus importants tels que Cinq semaines en ballon, Le capitaine Hatteras, Le pays des fourrures, Vingt mille lieues sous les mers, Les enfants du capitaine Grant, Le tour du monde en quatre-vingt jours, et autres, qu’il a publiés depuis avec tant de succès. Ils trouveront intéressant de voir comment ces sujets se sont d’abord présentés à l’esprit de l’auteur, et comment son talent mûri les a développés plus tard sous l’influence d’études plus approfondies. Après avoir eu les tableaux, il leur paraîtra curieux d’avoir sous les yeux les esquisses.

Sous ce titre : Quarantième ascension française au mont Blanc, un récit, celui d’une ascension qui n’a rien d’imaginaire, termine ce volume. Le récit et le voyage même ont été faits par M. Paul Verne, frère de M. Jules Verne. Nous avons cru bon de mettre en regard des Voyages extraordinaires de Jules Verne la narration de cette excursion faite par son frère dans des circonstances véritablement difficiles, et qui placent M. Paul Verne au premier rang de nos ascensionnistes français dans les Alpes.

De cet ensemble, il résulte un volume dont les éléments sont très variés, un mélange de conceptions réelles, fantastiques et imaginaires, auquel nous avons l’espoir que notre public fera bon accueil.

J. Hetzel.

Une fantaisie du docteur Ox

I

Comme quoi il est inutile de chercher, même sur les meilleures cartes, la petite ville de Quiquendone.

Si vous cherchez sur une carte des Flandres, ancienne ou moderne, la petite ville de Quiquendone, il est probable que vous ne l’y trouverez pas. Quiquendone est-elle donc une cité disparue ? Non. Une ville à venir ? Pas davantage. Elle existe, en dépit des géographes, et cela depuis huit à neuf cents ans. Elle compte même deux mille trois cent quatre-vingt-treize âmes, en admettant une âme par chaque habitant. Elle est située à treize kilomètres et demi dans le nord-ouest d’Audenarde et à quinze kilomètres un quart dans le sud-est de Bruges, en pleine Flandre. Le Vaar, petit affluent de l’Escaut, passe sous ses trois ponts, encore recouverts d’une antique toiture du Moyen Âge, comme à Tournai. On y admire un vieux château, dont la première pierre fut posée, en 1197, par le comte Baudouin, futur empereur de Constantinople, et un hôtel de ville à demi-fenêtres gothiques, couronné d’un chapelet de créneaux, que domine un beffroi à tourelles, élevé de trois cent cinquante-sept pieds au-dessus du sol. On y entend, à chaque heure, un carillon de cinq octaves, véritable piano aérien, dont la renommée surpasse celle du célèbre carillon de Bruges. Les étrangers – s’il en est jamais venu à Quiquendone – ne quittent point cette curieuse ville sans avoir visité sa salle des stathouders, ornée du portrait en pied de Guillaume de Nassau par Brandon ; le jubé de l’église Saint-Magloire, chef-d’œuvre de l’architecture du 16e siècle ; le puits en fer forgé qui se creuse au milieu de la grande place Saint-Ernuph, dont l’admirable ornementation est due au peintre-forgeron Quentin Metsys ; le tombeau élevé autrefois à Marie de Bourgogne, fille de Charles le Téméraire, qui repose maintenant dans l’église de Notre-Dame de Bruges, etc. Enfin, Quiquendone a pour principale industrie la fabrication des crèmes fouettées et des sucres d’orge sur une grande échelle. Elle est administrée de père en fils depuis plusieurs siècles par la famille van Tricasse ! Et pourtant Quiquendone ne figure pas sur la carte des Flandres ! Est-ce oubli des géographes, est-ce omission volontaire ? C’est ce que je ne puis vous dire ; mais Quiquendone existe bien réellement avec ses rues étroites, son enceinte fortifiée, ses maisons espagnoles, sa halle et son bourgmestre – à telle enseigne qu’elle a été récemment le théâtre de phénomènes surprenants, extraordinaires, invraisemblables autant que véridiques, et qui vont être fidèlement rapportés dans le présent récit.

Certes, il n’y a aucun mal à dire ni à penser des Flamands de la Flandre-Occidentale. Ce sont des gens de bien, sages, parcimonieux, sociables, d’humeur égale, hospitaliers, peut-être un peu lourds par le langage et l’esprit, mais cela n’explique pas pourquoi l’une des plus intéressantes villes de leur territoire n’en est pas encore à figurer dans la cartographie moderne.

Cette omission est certainement regrettable. Si encore l’histoire, ou à défaut de l’histoire des chroniques, ou à défaut des chroniques la tradition du pays, faisaient mention de Quiquendone ! Mais non, ni les atlas, ni les guides, ni les itinéraires n’en parlent. M. Joanne lui-même, le perspicace dénicheur de bourgades, n’en dit pas un mot. On conçoit combien ce silence doit nuire au commerce, à l’industrie de cette ville. Mais nous nous hâterons d’ajouter que Quiquendone n’a ni industrie ni commerce, et qu’elle s’en passe le mieux du monde. Ses sucres d’orge et ses crèmes fouettées, elle les consomme sur place et ne les exporte pas. Enfin, les Quiquendoniens n’ont besoin de personne. Leurs désirs sont restreints, leur existence est modeste : ils sont calmes, modérés, froids, flegmatiques, en un mot « flamands », comme il s’en rencontre encore quelquefois entre l’Escaut et la mer du Nord.

II

Où le bourgmestre van Tricasse et le conseiller Niklausse s’entretiennent des affaires de la ville.

« Vous croyez ? demanda le bourgmestre.

– Je le crois, répondit le conseiller, après quelques minutes de silence.

– C’est qu’il ne faut point agir à la légère, reprit le bourgmestre.

– Voilà dix ans que nous causons de cette affaire si grave, répliqua le conseiller Niklausse, et je vous avoue, mon digne van Tricasse, que je ne puis prendre encore sur moi de me décider.

– Je comprends votre hésitation, reprit le bourgmestre, qui ne parla qu’après un bon quart d’heure de réflexion, je comprends votre hésitation et je la partage. Nous ferons sagement de ne rien décider avant un plus ample examen de la question.

– Il est certain, répondit Niklausse, que cette place de commissaire civil est inutile dans une ville aussi paisible que Quiquendone.

– Notre prédécesseur, répondit van Tricasse d’un ton grave, notre prédécesseur ne disait jamais, n’aurait jamais osé dire qu’une chose est certaine. Toute affirmation est sujette à des retours désagréables. »

Le conseiller hocha la tête en signe d’assentiment, puis il demeura silencieux une demi-heure environ. Après ce laps de temps, pendant lequel le conseiller et le bourgmestre ne remuèrent pas même un doigt, Niklausse demanda à van Tricasse si son prédécesseur – il y avait quelque vingt ans – n’avait pas eu comme lui la pensée de supprimer cette place de commissaire civil, qui, chaque année, grevait la ville de Quiquendone d’une somme de treize cent soixante-quinze francs et des centimes.

« En effet, répondit le bourgmestre, qui porta avec une majestueuse lenteur sa main à son front limpide, en effet ; mais ce digne homme est mort avant d’avoir osé prendre une détermination, ni à cet égard, ni à l’égard d’aucune autre mesure administrative. C’était un sage. Pourquoi ne ferais-je pas comme lui ? »

Le conseiller Niklausse eût été incapable d’imaginer une raison qui pût contredire l’opinion du bourgmestre.

« L’homme qui meurt sans s’être jamais décidé à rien pendant sa vie, ajouta gravement van Tricasse, est bien près d’avoir atteint la perfection en ce monde ! »

Cela dit, le bourgmestre pressa du bout du petit doigt un timbre au son voilé, qui fit entendre moins un son qu’un soupir. Presque aussitôt, quelques pas légers glissèrent doucement sur les carreaux du palier. Une souris n’eût pas fait moins de bruit en trottinant sur une épaisse moquette. La porte de la chambre s’ouvrit en tournant sur ses gonds huilés. Une jeune fille blonde, à longues tresses, apparut. C’était Suzel van Tricasse, la fille unique du bourgmestre. Elle remit à son père avec sa pipe bourrée à point un petit brasero de cuivre, ne prononça pas une parole, et disparut aussitôt, sans que sa sortie eût produit plus de bruit que son entrée.

L’honorable bourgmestre alluma l’énorme fourneau de son instrument, et s’effaça bientôt dans un nuage de fumée bleuâtre, laissant le conseiller Niklausse plongé au milieu des plus absorbantes réflexions.

La chambre dans laquelle causaient ainsi ces deux notables personnages, chargés de l’administration de Quiquendone, était un parloir richement orné de sculptures en bois sombre. Une haute cheminée, vaste foyer dans lequel eût pu brûler un chêne ou rôtir un bœuf, occupait tout un panneau du parloir et faisait face à une fenêtre à treillis, dont les vitraux peinturlurés tamisaient doucement les rayons du jour. Dans un cadre antique, au-dessus de la cheminée, apparaissait le portrait d’un bonhomme quelconque, attribué à Hemling, qui devait représenter un ancêtre des van Tricasse, dont la généalogie remonte authentiquement au 14e siècle, époque à laquelle les Flamands et Gui de Dampierre eurent à lutter contre l’empereur Rodolphe de Habsbourg.

Ce parloir faisait partie de la maison du bourgmestre, l’une des plus agréables de Quiquendone. Construite dans le goût flamand et avec tout l’imprévu, le caprice, le pittoresque, le fantaisiste, que comporte l’architecture ogivale, on la citait entre les plus curieux monuments de la ville. Un couvent de chartreux ou un établissement de sourds-muets n’eussent pas été plus silencieux que cette habitation. Le bruit n’y existait pas ; on n’y marchait pas, on y glissait ; on n’y parlait pas, on y murmurait. Et cependant les femmes ne manquaient point à la maison, qui, sans compter le bourgmestre van Tricasse, abritait encore sa femme Mme Brigitte van Tricasse, sa fille Suzel van Tricasse, et sa servante Lotchè Janshéu. Il convient de citer aussi la sœur du bourgmestre, la tante Hermance, vieille fille répondant encore au nom de Tatanémance, que lui donnait autrefois sa nièce Suzel, du temps qu’elle était petite fille. Eh bien, malgré tous ces éléments de discorde, de bruit, de bavardage, la maison du bourgmestre était calme comme le désert.

Le bourgmestre était un personnage de cinquante ans, ni gras ni maigre, ni petit ni grand, ni vieux ni jeune, ni coloré ni pâle, ni gai ni triste, ni content ni ennuyé, ni énergique ni mou, ni fier ni humble, ni bon ni méchant, ni généreux ni avare, ni brave ni poltron, ni trop ni trop peu – ne quid nimis, – un homme modéré en tout ; mais à la lenteur invariable de ses mouvements, à sa mâchoire inférieure un peu pendante, à sa paupière supérieure immuablement relevée, à son front uni comme une plaque de cuivre jaune et sans une ride, à ses muscles peu saillants, un physionomiste eût sans peine reconnu que le bourgmestre van Tricasse était le flegme personnifié. Jamais – ni par la colère, ni par la passion, – jamais une émotion quelconque n’avait accéléré les mouvements du cœur de cet homme ni rougi sa face ; jamais ses pupilles ne s’étaient contractées sous l’influence d’une irritation, si passagère qu’on voudrait la supposer. Il était invariablement vêtu de bons habits ni trop larges ni trop étroits, qu’il ne parvenait pas à user. Il était chaussé de gros souliers carrés à triple semelle et à boucles d’argent, qui, par leur durée, faisaient le désespoir de son cordonnier. Il était coiffé d’un large chapeau, qui datait de l’époque à laquelle la Flandre fut décidément séparée de la Hollande, ce qui attribuait à ce vénérable couvre-chef une durée de quarante ans. Mais que voulez-vous ? Ce sont les passions qui usent le corps aussi bien que l’âme, les habits aussi bien que le corps, et. notre digne bourgmestre, apathique, indolent, indifférent, n’était passionné en rien. Il n’usait pas et ne s’usait pas, et par cela même il se trouvait précisément l’homme qu’il fallait pour administrer la cité de Quiquendone et ses tranquilles habitants.

La ville, en effet, n’était pas moins calme que la maison van Tricasse. Or, c’était dans cette paisible demeure que le bourgmestre comptait atteindre les limites les plus reculées de l’existence humaine, après avoir vu toutefois la bonne Mme Brigitte van Tricasse, sa femme, le précéder au tombeau, où elle ne trouverait certainement pas un repos plus profond que celui qu’elle goûtait depuis soixante ans sur la terre.

Cela mérite une explication.

La famille van Tricasse aurait pu s’appeler justement la famille Jeannot. Voici pourquoi :

Chacun sait que le couteau de ce personnage typique est aussi célèbre que son propriétaire et non moins inusable, grâce à cette double opération incessamment renouvelée, qui consiste à remplacer le manche quand il est usé et la lame quand elle ne vaut plus rien. Telle était l’opération, absolument identique, pratiquée depuis un temps immémorial dans la famille van Tricasse, et à laquelle la nature s’était prêtée avec une complaisance un peu extraordinaire. Depuis 1340, on avait vu invariablement un van Tricasse, devenu veuf, se remarier avec une van Tricasse, plus jeune que lui, qui veuve, convolait avec un van Tricasse plus jeune qu’elle, qui veuf, etc., sans solution de continuité. Chacun mourait à son tour avec une régularité mécanique. Or, la digne Mme Brigitte van Tricasse en était à son deuxième mari, et, à moins de manquer à tous ses devoirs, elle devait précéder dans l’autre monde son époux, de dix ans plus jeune qu’elle, pour faire place à une nouvelle van Tricasse. Sur quoi l’honorable bourgmestre comptait absolument, afin de ne point rompre les traditions de la famille.

Telle était cette maison, paisible et silencieuse, dont les portes ne criaient pas, dont les vitres ne grelottaient pas, dont les parquets ne gémissaient pas, dont les cheminées ne ronflaient pas, dont les girouettes ne grinçaient pas, dont les meubles ne craquaient pas, dont les serrures ne cliquetaient pas, et dont les hôtes ne faisaient pas plus de bruit que leur ombre. Le divin Harpocrate l’eût certainement choisie pour le temple du silence.

III

Où le commissaire Passauf fait une entrée aussi bruyante qu’inattendue.

Lorsque l’intéressante conversation que nous avons rapportée plus haut avait commencé entre le conseiller et le bourgmestre, il était deux heures trois quarts après midi. Ce fut à trois heures quarante-cinq minutes que van Tricasse alluma sa vaste pipe, qui pouvait contenir un quart de tabac, et ce fut à cinq heures et trente-cinq minutes seulement qu’il acheva de fumer.

Pendant tout ce temps, les deux interlocuteurs n’échangèrent pas une seule parole.

Vers six heures, le conseiller, qui procédait toujours par prétermission ou aposiopèse, reprit en ces termes :

« Ainsi nous nous décidons ?...

– À ne rien décider, répliqua le bourgmestre.

– Je crois, en somme, que vous avez raison, van Tricasse.

– Je le crois aussi, Niklausse. Nous prendrons une résolution à l’égard du commissaire civil quand nous serons mieux édifiés... plus tard... Nous ne sommes pas à un mois près.

– Ni même à une année », répondit Niklausse, en dépliant son mouchoir de poche, dont il se servit, d’ailleurs, avec une discrétion parfaite.

Un nouveau silence, qui dura une bonne heure, s’établit encore. Rien ne troubla cette nouvelle halte dans la conversation, pas même l’apparition du chien de la maison, l’honnête Lento, qui, non moins flegmatique que son maître, vint faire poliment un tour de parloir. Digne chien ! Un modèle pour tous ceux de son espèce. Il eût été en carton, avec des roulettes aux pattes, qu’il n’eût pas fait moins de bruit pendant sa visite.

Vers huit heures, après que Lotchè eut apporté la lampe antique à verre dépoli, le bourgmestre dit au conseiller :

« Nous n’avons pas d’autre affaire urgente à expédier, Niklausse ?

– Non, van Tricasse, aucune, que je sache.

– Ne m’a-t-on pas dit, cependant, demanda le bourgmestre, que la tour de la porte d’Audenarde menaçait ruine ?

– En effet, répondit le conseiller, et, vraiment, je ne serais pas étonné qu’un jour ou l’autre elle écrasât quelque passant.

– Oh ! reprit le bourgmestre, avant qu’un tel malheur arrive, j’espère bien que nous aurons pris une décision à l’endroit de cette tour.

– Je l’espère, van Tricasse.

– Il y a des questions plus pressantes à résoudre.

– Sans doute, répondit le conseiller, la question de la halle aux cuirs, par exemple.

– Est-ce qu’elle brûle toujours ? demanda le bourgmestre.

– Toujours, depuis trois semaines.

– N’avons-nous pas décidé en conseil de la laisser brûler ?

– Oui, van Tricasse, et cela sur votre proposition.

– N’était-ce pas le moyen le plus sûr et le plus simple d’avoir raison de cet incendie ?

– Sans contredit.

– Eh bien, attendons. C’est tout ?

– C’est tout, répondit le conseiller, qui se grattait le front comme pour s’assurer qu’il n’oubliait pas quelque affaire importante.

– Ah ! fit le bourgmestre, n’avez-vous pas entendu parler aussi d’une fuite d’eau qui menace d’inonder le bas quartier de Saint-Jacques ?

– En effet, répondit le conseiller. Il est même fâcheux que cette fuite d’eau ne se soit pas déclarée au-dessus de la halle aux cuirs ! Elle eût naturellement combattu l’incendie ; et cela nous aurait épargné bien des frais de discussion.

– Que voulez-vous, Niklausse, répondit le digne bourgmestre, il n’y a rien d’illogique comme les accidents. Ils n’ont aucun lien entre eux, et l’on ne peut pas, comme on le voudrait, profiter de l’un pour atténuer l’autre. »

Cette fine observation de van Tricasse exigea quelque temps pour être goûtée par son interlocuteur et ami.

« Eh mais ? reprit quelques instants plus tard le conseiller Niklausse, nous ne parlons même pas de notre grande affaire !

– Quelle grande affaire ? Nous avons donc une grande affaire ? demanda le bourgmestre.

– Sans doute. Il s’agit de l’éclairage de la ville.

– Ah ! oui, répondit le bourgmestre, si ma mémoire est fidèle, vous voulez parler de l’éclairage du docteur Ox ?

– Précisément.

– Eh bien ?

– Cela marche, Niklausse, répondit le bourgmestre. On procède déjà à la pose des tuyaux, et l’usine est entièrement achevée.

– Peut-être nous sommes-nous un peu pressés dans cette affaire, dit le conseiller en hochant la tête.

– Peut-être, répondit le bourgmestre, mais notre excuse, c’est que le docteur Ox fait tous les frais de son expérience. Cela ne nous coûtera pas un denier.

– C’est, en effet, notre excuse. Puis, il faut bien marcher avec son siècle. Si l’expérience réussit, Quiquendone sera la première ville des Flandres éclairée au gaz oxy... Comment appelle-t-on ce gaz-là ?

– Le gaz oxy-hydrique.

– Va donc pour le gaz oxy-hydrique. »

En ce moment, la porte s’ouvrit, et Lotchè vint annoncer au bourgmestre que son souper était prêt.

Le conseiller Niklausse se leva pour prendre congé de van Tricasse, que tant de décisions prises et tant d’affaires traitées avaient mis en appétit ; puis il fut convenu que l’on assemblerait dans un délai assez éloigné le conseil des notables, afin de décider si l’on prendrait provisoirement une décision sur la question véritablement urgente de la tour d’Audenarde.

Les deux dignes administrateurs se dirigèrent alors vers la porte qui s’ouvrait sur la rue, l’un reconduisant l’autre. Le conseiller, arrivé au dernier palier, alluma une petite lanterne qui devait le guider dans les rues obscures de Quiquendone, que l’éclairage du docteur Ox n’illuminait pas encore. La nuit était noire, on était au mois d’octobre, et un léger brouillard embrumait la ville.

Les préparatifs de départ du conseiller Niklausse demandèrent un bon quart d’heure, car, après avoir allumé sa lanterne, il dut chausser ses gros socques articulés en peau de vache et ganter ses épaisses moufles en peau de mouton ; puis il releva le collet fourré de sa redingote, rabattit son feutre sur ses yeux, assura dans sa main son lourd parapluie à bec-de-corbin, et se disposa à sortir.

Au moment où Lotchè, qui éclairait son maître, allait retirer la barre de la porte, un bruit inattendu éclata au-dehors.

Oui ! dût la chose paraître invraisemblable, un bruit, un véritable bruit, tel que la ville n’en avait certainement pas entendu depuis la prise du donjon par les Espagnols, en 1513, un effroyable bruit éveilla les échos si profondément endormis de la vieille maison van Tricasse. On heurtait cette porte, vierge jusqu’alors de tout attouchement brutal ! On frappait à coups redoublés avec un instrument contondant qui devait être un bâton noueux manié par une main robuste ! Aux coups se mêlaient des cris, un appel. On entendait distinctement ces mots :

« Monsieur van Tricasse ! monsieur le bourgmestre ! ouvrez, ouvrez vite ! »

Le bourgmestre et le conseiller, absolument ahuris, se regardaient sans mot dire. Cela passait leur imagination. On eût tiré dans le parloir la vieille couleuvrine du château, qui n’avait pas fonctionné depuis 1385, que les habitants de la maison van Tricasse n’auraient pas été plus « épatés ». Qu’on nous passe ce mot, qu’on excuse sa trivialité en faveur de sa justesse.

Cependant, les coups, les cris, les appels redoublaient. Lotchè, reprenant son sang-froid, se hasarda à parler.

« Qui est là ? demanda-t-elle.

– C’est moi ! moi ! moi !

– Qui, vous ?

– Le commissaire Passauf ! »

Le commissaire Passauf ! Celui-là même dont il était question, depuis dix ans, de supprimer la charge. Que se passait-il donc ? Les Bourguignons auraient-ils envahi Quiquendone comme au 14e siècle ! Il ne fallait rien de moins qu’un événement de cette importance pour émotionner à ce point le commissaire Passauf, qui ne le cédait en rien, pour le calme et le flegme, au bourgmestre lui-même.

Sur un signe de van Tricasse – car le digne homme n’aurait pu articuler une parole, – la barre fut repoussée, et la porte s’ouvrit.

Le commissaire Passauf se précipita dans l’antichambre. On eût dit un ouragan.

« Qu’y a-t-il, monsieur le commissaire ? demanda Lotchè, une brave fille qui ne perdait pas la tête dans les circonstances les plus graves.

– Ce qu’il y a ! répondit Passauf, dont les gros yeux exprimaient une émotion réelle. Il y a que je viens de la maison du docteur Ox, où il y avait réception, et que là...

– Là ? fit le conseiller.

– Là, j’ai été témoin d’une altercation telle que... monsieur le bourgmestre, on a parlé politique !

– Politique ! répéta van Tricasse en hérissant sa perruque.

– Politique ! reprit le commissaire Passauf, ce qui ne s’était pas fait depuis cent ans peut-être à Quiquendone. Alors la discussion s’est montée. L’avocat André Schut et le médecin Dominique Custos se sont pris à partie avec une violence qui les amènera peut-être sur le terrain.

– Sur le terrain ! s’écria le conseiller. Un duel ! Un duel à Quiquendone ! Et que se sont donc dit l’avocat Schut et le médecin Custos ?

– Ceci textuellement : « Monsieur l’avocat, a dit le médecin à son adversaire, vous allez un peu loin, ce me semble, et vous ne songez pas suffisamment à mesurer vos paroles ! »

Le bourgmestre van Tricasse joignit les mains. Le conseiller pâlit et laissa choir sa lanterne. Le commissaire hocha la tête. Une phrase si évidemment provocatrice, prononcée par deux notables du pays !

« Ce médecin Custos, murmura van Tricasse, est décidément un homme dangereux, une tête exaltée ! Venez, messieurs ! »

Et sur ce, le conseiller Niklausse et le commissaire rentrèrent dans le parloir avec le bourgmestre van Tricasse.

IV

Où le docteur Ox se révèle comme un physiologiste de premier ordre et un audacieux expérimentateur.

Quel est donc ce personnage connu sous le nom bizarre de docteur Ox ?

Un original à coup sûr, mais en même temps un savant audacieux, un physiologiste dont les travaux sont connus et appréciés de toute l’Europe savante, un rival heureux des Davy, des Dalton, des Bostock, des Menzies, des Godwin, des Vierordt, de tous ces grands esprits qui ont mis la physiologie au premier rang des sciences modernes.

Le docteur Ox était un homme demi-gros, de taille moyenne, âgé de... mais nous ne saurions préciser son âge, non plus que sa nationalité. D’ailleurs, peu importe. Il suffit qu’on sache bien que c’était un étrange personnage, au sang chaud et impétueux, véritable excentrique échappé d’un volume d’Hoffmann, et qui contrastait singulièrement, on n’en peut douter, avec les habitants de Quiquendone. Il avait en lui, en ses doctrines, une imperturbable confiance. Toujours souriant, marchant tête haute, épaules dégagées, aisément, librement, regard assuré, larges narines bien ouvertes, vaste bouche qui humait l’air par grandes aspirations, sa personne plaisait à voir. Il était vivant, bien vivant, lui, bien équilibré dans toutes les parties de sa machine, bien allant, avec du vif-argent dans les veines et un cent d’aiguilles sous les pieds. Aussi ne pouvait-il jamais rester en place, et s’échappait-il en paroles précipitées et en gestes surabondants.

Était-il donc riche, ce docteur Ox, qui venait d’entreprendre à ses frais l’éclairage d’une ville tout entière ?

Probablement, puisqu’il se permettait de telles dépenses, et c’est la seule réponse que nous puissions faire à cette demande indiscrète.

Le docteur Ox était arrivé depuis cinq mois à Quiquendone, en compagnie de son préparateur, qui répondait au nom de Gédéon Ygène, un grand, sec, maigre, tout en hauteur, mais non moins vivant que son maître.

Et maintenant, pourquoi le docteur Ox avait-il soumissionné, et à ses frais, l’éclairage de la ville ? Pourquoi avait-il précisément choisi les paisibles Quiquendoniens, ces Flamands entre tous les Flamands, et voulait-il doter leur cité des bienfaits d’un éclairage hors ligne ? Sous ce prétexte, ne voulait-il pas essayer quelque grande expérience physiologique, en opérant in anima vili ? Enfin qu’allait tenter cet original ? C’est ce que nous ne savons pas, le docteur Ox n’ayant pas d’autre confident que son préparateur Ygène, qui, d’ailleurs, lui obéissait aveuglément.

En apparence, tout au moins, le docteur Ox s’était engagé à éclairer la ville, qui en avait bien besoin, « la nuit surtout », disait finement le commissaire Passauf. Aussi, une usine pour la production d’un gaz éclairant avait-elle été installée. Les gazomètres étaient prêts à fonctionner, et les tuyaux de conduite, circulant sous le pavé des rues, devaient avant peu s’épanouir sous forme de becs dans les édifices publics et même dans les maisons particulières de certains amis du progrès.

En sa qualité de bourgmestre, van Tricasse, et en sa qualité de conseiller, Niklausse, puis quelques autres notables, avaient cru devoir autoriser dans leurs habitations l’introduction de ce moderne éclairage.

Si le lecteur ne l’a pas oublié, pendant cette longue conversation du conseiller et du bourgmestre, il fut dit que l’éclairage de la ville serait obtenu, non point par la combustion du vulgaire hydrogène carburé que fournit la distillation de la houille, mais bien par l’emploi d’un gaz plus moderne et vingt fois plus brillant, le gaz oxy-hydrique, que produisent l’hydrogène et l’oxygène mélangés.

Or, le docteur, habile chimiste et ingénieux physicien, savait obtenir ce gaz en grande masse et à bon compte, non point en employant le manganate de soude, suivant les procédés de M. Tessié du Motay, mais tout simplement en décomposant l’eau, légèrement acidulée, au moyen d’une pile faite d’éléments nouveaux et inventée par lui. Ainsi, point de substances coûteuses, point de platine, point de cornues, point de combustible, pas d’appareil délicat pour produire isolément les deux gaz. Un courant électrique traversait de vastes cuves pleines d’eau, et l’élément liquide se décomposait en ses deux parties constitutives, l’oxygène et l’hydrogène. L’oxygène s’en allait d’un côté ; l’hydrogène, en volume double de son ancien associé, s’en allait d’un autre. Tous deux étaient recueillis dans des réservoirs séparés, précaution essentielle, car leur mélange eût produit une épouvantable explosion, s’il se fût enflammé. Puis, des tuyaux devaient les conduire séparément aux divers becs, qui seraient disposés de manière à prévenir toute explosion. Il se produirait alors une flamme remarquablement brillante, flamme dont l’éclat rivalise avec celui de la lumière électrique, qui – chacun le sait du reste – est, d’après les expériences de Casselmann, égale à celle de onze cent soixante et onze bougies, – pas une de plus, pas une de moins.

Il était certain que la cité de Quiquendone gagnerait, à cette généreuse combinaison, un éclairage splendide. Mais c’était là ce dont le docteur Ox et son préparateur se préoccupaient le moins, ainsi qu’on le verra par la suite.

Précisément, le lendemain du jour où le commissaire Passauf avait fait cette bruyante apparition dans le parloir du bourgmestre, Gédéon Ygène et le docteur Ox causaient tous les deux dans le cabinet de travail qui leur était commun, au rez-de-chaussée du principal bâtiment de l’usine.

« Eh bien, Ygène, eh bien ! s’écria le docteur Ox en se frottant les mains. Vous les avez vus, hier, à notre réception, ces bons Quiquendoniens à sang-froid qui tiennent, pour la vivacité des passions, le milieu entre les éponges et les excroissances coralligènes ! Vous les avez vus, se disputant, se provoquant de la voix et du geste ! Déjà métamorphosés moralement et physiquement ! Et cela ne fait que commencer ! Attendez-les au moment où nous les traiterons à haute dose !

– En effet, maître, répondit Gédéon Ygène, en grattant son nez pointu du bout de l’index, l’expérience débute bien, et si moi-même je n’avais pas prudemment fermé le robinet d’écoulement, je ne sais pas ce qui serait arrivé.

– Vous avez entendu cet avocat Schut et ce médecin Custos ? reprit le docteur Ox. La phrase en elle-même n’était point méchante, mais, dans la bouche d’un Quiquendonien, elle vaut toute la série des injures que les héros d’Homère se jettent à la tête avant de dégainer. Ah ! ces Flamands ! vous verrez ce que nous en ferons un jour.

– Nous en ferons des ingrats, répondit Gédéon Ygène du ton d’un homme qui estime l’espèce humaine à sa juste valeur.

– Bah ! fil le docteur, peu importe qu’ils nous sachent gré ou non, si notre expérience réussit !

– D’ailleurs, ajouta le préparateur en souriant d’un air malin, n’est-il pas à craindre qu’en produisant une telle excitation dans leur appareil respiratoire, nous ne désorganisions un peu leurs poumons, à ces honnêtes habitants de Quiquendone ?

– Tant pis pour eux, répondit le docteur Ox. C’est dans l’intérêt de la science ! Que diriez-vous si les chiens ou les grenouilles se refusaient aux expériences de vivisection ? »

Il est probable que, si l’on consultait les grenouilles et les chiens, ces animaux feraient quelques objections aux pratiques des vivisecteurs ; mais le docteur Ox croyait avoir trouvé là un argument irréfutable, car il poussa un vaste soupir de satisfaction.

« Après tout, maître, vous avez raison, répondit Gédéon Ygène d’un air convaincu. Nous ne pouvions trouver mieux que ces habitants de Quiquendone.

– Nous ne le pouvions pas, dit le docteur en articulant chaque syllabe.

– Vous leur avez tâté le pouls, à ces êtres-là ?

– Cent fois.

– Et quelle est la moyenne des pulsations observées ?

– Pas cinquante par minute. Comprenez donc : une ville où depuis un siècle il n’y a pas eu l’ombre de discussion, où les charretiers ne jurent pas, où les cochers ne s’injurient pas, où les chevaux ne s’emportent pas, où les chiens ne mordent pas, où les chats ne griffent pas ! une ville dont le tribunal de simple police chôme d’un bout de l’année à l’autre ! une ville où l’on ne se passionne pour rien, ni pour les arts, ni pour les affaires ! une ville où les gendarmes sont à l’état de mythes, et dans laquelle pas un procès-verbal n’a été dressé en cent années ! une ville enfin où, depuis trois cents ans, il ne s’est pas donné un coup de poing ni échangé une gifle ! Vous comprenez bien, maître Ygène, que cela ne peut pas durer et que nous modifierons tout cela.

– Parfait ! parfait ! répliqua le préparateur, enthousiasmé. Et l’air de cette ville, maître, vous l’avez analysé ?

– Je n’y ai point manqué. Soixante-dix-neuf parties d’azote et vingt-neuf parties d’oxygène, de l’acide carbonique et de la vapeur d’eau en quantité variable. Ce sont les proportions ordinaires.

– Bien, docteur, bien, répondit maître Ygène. L’expérience se fera en grand, et elle sera décisive.

– Et si elle est décisive, ajouta le docteur Ox d’un air triomphant, nous réformerons le monde ! »

 

V

 

Où le bourgmestre et le conseiller vont faire une visite au docteur Ox, et ce qui s’ensuit.

 

Le conseiller Niklausse et le bourgmestre van Tricasse surent enfin ce que c’était qu’une nuit agitée. Le grave événement qui s’était accompli dans la maison du docteur Ox leur causa une véritable insomnie. Quelles conséquences aurait cette affaire ? Ils ne pouvaient l’imaginer. Y aurait-il une décision à prendre ? L’autorité municipale, représentée par eux, serait-elle forcée d’intervenir ? Édicterait-on des arrêtés pour qu’un pareil scandale ne se renouvelât pas ?

Tous ces doutes ne pouvaient que troubler ces molles natures. Aussi, la veille, avant de se séparer, les deux notables avaient-ils « décidé » de se revoir le lendemain.

Le lendemain donc avant le dîner, le bourgmestre van Tricasse se transporta de sa personne chez le conseiller Niklausse. Il trouva son ami plus calme. Lui-même avait repris son assiette.

« Rien de nouveau ? demanda van Tricasse.

– Rien de nouveau depuis hier, répondit Niklausse.

– Et le médecin Dominique Custos ?

– Je n’en ai pas plus entendu parler que de l’avocat André Schut. »

Après une heure de conversation qui tiendrait en trois lignes et qu’il est inutile de rapporter, le conseiller et le bourgmestre avaient résolu de rendre visite au docteur Ox, afin de tirer de lui quelques éclaircissements sans en avoir l’air.

Contrairement à toutes leurs habitudes, cette décision étant prise, les deux notables se mirent en devoir de l’exécuter incontinent. Ils quittèrent la maison et se dirigèrent vers l’usine du docteur Ox, située en dehors de la ville, près de la porte d’Audenarde, précisément celle dont la tour menaçait ruine.

Le bourgmestre et le conseiller ne se donnaient pas le bras, mais ils marchaient, passibus æquis, d’un pas lent et solennel, qui ne les avançait guère que de treize pouces par seconde. C’était, d’ailleurs, l’allure ordinaire de leurs administrés, qui, de mémoire d’homme, n’avaient jamais vu personne courir à travers les rues de Quiquendone.

De temps à autre, à un carrefour calme et tranquille, au coin d’une rue paisible, les deux notables s’arrêtaient pour saluer les gens.

« Bonjour, monsieur le bourgmestre, disait l’un.

– Bonjour, mon ami, répondait van Tricasse.

– Rien de nouveau, monsieur le conseiller ? demandait l’autre.

– Rien de nouveau, » répondait Niklausse.

Mais à certains airs étonnés, à certains regards interrogateurs, on pouvait deviner que l’altercation de la veille était connue dans la ville. Rien qu’à la direction suivie par van Tricasse, le plus obtus des Quiquendoniens eût deviné que le bourgmestre allait accomplir quelque grave démarche. L’affaire Custos et Schut occupait toutes les imaginations, mais on n’en était pas encore à prendre parti pour l’un ou pour l’autre. Cet avocat et ce médecin étaient, en somme, deux personnages estimés. L’avocat Schut, n’ayant jamais eu l’occasion de plaider dans une ville où les avoués et les huissiers n’existaient que pour mémoire, n’avait, par conséquent, jamais perdu de procès. Quant au médecin Custos, c’était un honorable praticien, qui, à l’exemple de ses confrères, guérissait les malades de toutes les maladies, excepté de celle dont ils mouraient. Fâcheuse habitude prise, malheureusement, par tous les membres de toutes les facultés, en quelque pays qu’ils exercent.

En arrivant à la porte d’Audenarde, le conseiller et le bourgmestre firent prudemment un petit crochet pour ne point passer dans le « rayon de chute » de la tour, puis ils la considérèrent avec attention.

« Je crois qu’elle tombera, dit van Tricasse.

– Je le crois aussi, répondit Niklausse.

– À moins qu’on ne l’étaye, ajouta van Tricasse. Mais faut-il l’étayer ? Là est la question.

– C’est en effet la question, » répondit Niklausse.

Quelques instants après, ils se présentaient à la porte de l’usine.

« Le docteur Ox est-il visible ? » demandèrent-ils.

Le docteur Ox était toujours visible pour les premières autorités de la ville, et celles-ci furent aussitôt introduites dans le cabinet du célèbre physiologiste.

Peut-être les deux notables attendirent-ils une grande heure avant que le docteur parût. Du moins on est fondé à le croire, car le bourgmestre – ce qui ne lui était jamais arrivé de sa vie – montra une certaine impatience dont son compagnon ne fut pas exempt non plus.

Le docteur Ox entra enfin et s’excusa tout d’abord d’avoir fait attendre ces messieurs ; mais un plan de gazomètre à approuver, un branchement à rectifier...