Le dôme - Nicolas Duru - E-Book

Le dôme E-Book

Nicolas Duru

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Beschreibung

"Nos deux races ne se mélangent pas ! C'est comme essayer d'accoupler un homme et une guenon ! Les Rebuts ne sont pas humains !" Eclairés : population jugée légitime qui vit sous le Dôme, immense coquille de verre et de métal qui protège du froid polaire de l'extérieur. Rebuts : population jugée illégitime, exclue, marginalisée, qui survit en indésirable sous le Dôme. Caleb et Luc appartiennent à ces deux mondes que tout oppose... Pourtant, des événements qu'ils ne contrôlent pas, vont les pousser à chercher des réponses pour faire face à la haine grandissante des Eclairés pour les Rebuts. Mais lorsque la déshumanisation est proche, comment mettre fin à une folie acceptée par tous ? La vérité à elle seule peut-elle y parvenir ?

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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L’histoire humaine est une longue suite de génocides, de

barbaries et de cruautés.

C’est la « bête » qui règne le plus souvent.

Martin Gray

Mieux vaut souffrir dans la dignité et le combat, que

d’accepter la ségrégation dans l’humiliation.

Martin Luther King

Même aux heures les plus sombres de l’humanité, il est une

chose qui l’a toujours sauvée : l’espoir.

anonyme

Sommaire

Caleb

Jour 1

Jour 2

Jour 17

Jour 18

Jour 27

Jour 28

Jour 31

Jour 36

Jour 37

Caleb

Jour 39

Jour 67

Luc

Jour 15

Madame

Jour 17

Jour 18

Jour 27

Jour 28

Jour 46

Jour 47

Jour 48

Jour 52

Jour 54

Jour 67

Ensemble

Jour 69

Jour 71

Jour 73

Jour 74

Jour 75

Jour 77

Jour 78

Jour 80

Jour 82

Jour 84

Jour 85

Jour 86

Jour 87

Jour 88

Jour 89

Jour 90

Jour 91

Jour 92

Le blizzard, puissant et glacial balaye la plaine enneigée. Une frêle silhouette avance, courbée en deux par le vent mordant. Ses pieds s’enfoncent dans le manteau blanc qui couvre les lieux des kilomètres à la ronde. Elle avance avec difficulté. Chaque pas est une lutte. Pourtant, malgré le froid intense qui s’immisce par tous les interstices, elle avance. Elle n’a pas le choix. Elle sait que sa vie en dépend. Elle se retourne de temps en temps et fixe l’horizon gris, là où il rencontre le ciel perpétuellement noir comme de l’encre. Peut-être leur aura-t-elle échappé…

Elle aimerait le croire, mais elle sait que les choses qui la traquent depuis plusieurs heures n’abandonnent pas aussi facilement. La Voix n’a fait preuve d’aucune clémence à son égard lorsqu’elle a envoyé ces choses à ses trousses. Alors elle avance, seule, perdue dans cette immensité glaciale, sans le moindre abri à l’horizon ; un espoir de fou chevillé au corps, celui de réussir à se rapprocher du dôme et des regroupements de survivants… Mais elle doute en avoir le temps.

Alors qu’elle se retourne une nouvelle fois, elle croit deviner des mouvements loin derrière elle, comme une ondulation de l’horizon.

Elle s’arrête.

Le vent la fait vaciller. Ses yeux nyctalopes ne la trompent pas, il y a bien quelque chose qui la suit, quelque chose qui fonce vers elle sans se soucier du froid ou du vent… une présence implacable à la détermination inébranlable.

Elle reprend son avancée et accélère le pas. L’angoisse commence à s’emparer d’elle. Elle balaye le paysage immaculé dans l’espoir fou de voir apparaître un relief, une masse, n’importe quoi qui pourrait lui servir d’abri, mais en vain. La plaine est désespérément vide.

Son souffle se fait plus court et elle doit puiser dans ses maigres réserves pour fournir l’effort nécessaire et avancer toujours plus vite.

Soudain, elle glisse sur quelque chose et tombe en avant dans la neige. Elle se redresse et dégage la couche ouateuse pour découvrir quelque chose qui la surprend : une plaque de verre.

Alors qu’elle essaie de voir derrière la vitre fumée, elle redresse la tête, comme mue par une force invisible. À présent, elle entend des bruits portés par le vent, des râles et des cris. Les choses lancées à ses trousses ont capté son odeur. Elles ne tarderont par à la rejoindre.

Elle se hâte de dégager la zone. La plaque de verre est très grande. Elle ignore de quoi il s’agit, mais elle n’a pas le temps de se poser la question, car la mort se rapproche à grandes enjambées. Elle sort un vieux marteau de son sac et essaie de briser la vitre.

Elle résiste.

Elle frappe avec l’énergie du désespoir et une lézarde finit par apparaître, suivie d’une corolle qui s’étale progressivement à ses pieds. Un dernier coup finit d’achever la vitre qui se brise dans un bruit sec. La silhouette se rapproche et regarde par le trou béant. Des flocons se mêlent aux morceaux de verre et tombent de chaque côté en une pluie fine et délicate. Son cœur s’emballe lorsqu’elle découvre le vide sous la vitre. Elle ne voit pas le fond qui est plongé dans une obscurité telle, que ses yeux ne parviennent pas à percer le voile opaque des ténèbres.

Elle relève la tête pour voir où se trouvent ses assaillants, quand une masse aussi blanche que la neige lui tombe dessus sans un bruit. Les deux formes, emmêlées, roulent sur le côté. La silhouette en a le souffle coupé, mais elle parvient à se dégager et à se mettre sur ses pieds juste avant la créature laiteuse. Elle raffermit sa prise sur le marteau et se tient prête à défendre sa vie. Trois autres assaillants se rajoutent et l’encerclent. Ils grognent et bavent d’envie à l’idée de plonger leurs crocs dans sa chair tendre. Malgré le froid tenace, elle transpire sous ses oripeaux, tandis que les choses sont nues et glabres, insensibles au froid extrême.

Deux créatures lui sautent dessus. Elle évite la première et parvient à frapper la seconde d’un coup de marteau dans la tête. Elle entend la chose gémir et cela lui tire un sourire. Elle se sent galvanisée. Elle pourrait peut-être s’en sortir.

Les deux autres se lancent à leur tour, mais avec plus de précision que les premières. L’une d’elles plante ses griffes dans le bras offert de sa victime. Elle pousse un gémissement, mais se dégage avant que les dents acérées ne se referment dessus. De son autre main, elle frappe celle qui revient à la charge et elle s’écroule sous un coup de marteau, inerte. Les autres s’arrêtent un instant. Cette proie est plus coriace que celles qu’ils ont l’habitude de chasser, mais il est hors de question de la laisser partir. Ils reculent d’un pas et lui tournent autour. La silhouette a du mal à reprendre son souffle. Sous l’effort, respirer l’air glacial commence à lui faire mal aux poumons. Elle fixe son attention sur l’une des créatures et plonge ses yeux dans les siens. Elle est déstabilisée de voir à quel point leur regard est humain… empli de haine farouche et de sauvagerie, mais humain.

Un ordre muet donne le signal de la curée et les trois créatures lui sautent dessus. Elle parvient à en repousser une, mais les deux autres la plaquent dans la neige. Elle sent les flocons froids lui tomber sur le visage et entrer dans son cou. Elle a le temps de penser à son père et elle espère avoir pu le sauver en faisant le choix qu’il refusait de faire.

Des dents avides de sang chaud se referment brutalement sur sa gorge et lui ôtent la vie, laissant une large corolle pourpre se répandre sur le blanc immaculé de la neige…

CALEB

Jour 1

— …al… b ! Il e… l’… re d… … e…ver !

J’entends une voix, loin, très loin dans mon esprit…

— Tu vas êt… en reta… !

Ça y est, je me reconnecte à la réalité. C’est ma mère qui m’appelle depuis la pièce commune. Il est trop tôt pour moi et je m’extirpe du lit avec beaucoup de mal. Je m’étire et refais mon lit sans ouvrir les yeux. Je le redresse contre le mur dans son caisson pour qu’il prenne moins de place. Je peux alors descendre une petite tablette qui fait office de bureau pour travailler. Je me traîne jusque dans la minuscule salle de bain où je reste planté devant le miroir les yeux fermés à attendre que la lumière des dalles du Dôme pénètre dans la petite pièce.

Lorsque les premiers rayons de lumière artificielle se posent sur moi, je rentre dans la douche. J’actionne l’eau ce qui enclenche en même temps le débitmètre. Je peux utiliser au maximum cinq litres par jour pour me laver. Cela me fait une douche de moins de deux minutes sous un mince filet. L’eau est une denrée rare dans la Zone Protégée. Elle est puisée dans le sous-sol du Dôme, mais les réserves sont minces. Le reste est obtenu par la neige prélevée en masse à l’extérieur du Dôme, mais elle doit être fondue, filtrée et rendue potable avant d’être utilisée, ce qui rend le dispositif coûteux en énergie. Sur une journée, nous avons le droit à une cinquantaine de litres pour tout faire : boire, faire à manger, laver la vaisselle et le linge, pour notre hygiène et arroser nos légumes. C’est peu, mais suffisant si l’on fait attention.

Je n’ai pas le temps d’attendre l’eau chaude et je me lave sous une eau froide puis vaguement tiède vers la fin. Avant que je finisse, les dernières brumes de sommeil sont complètement dissipées.

— Ton petit déjeuner est prêt mon chéri, me lance ma mère lorsque je sors. Dépêche-toi.

— Oui maman… lâché-je dans un ultime bâillement.

Je retourne dans ma chambre pour ouvrir la fenêtre. Il fait frais ce matin et l’ensoleillement est timide. Les dizaines de milliers de dalles réfléchissantes qui composent la voûte de l’immense géode du Dôme qui nous surplombe, n’ont pas encore déployé leur plein potentiel.

Il faudra attendre midi pour que les techniciens augmentent la puissance et que l’on gagne en luminosité et en chaleur. Avec cet éclairage artificiel, ils peuvent régler l’intensité et la bonne quantité d’ultraviolets dont nous avons besoin, mais également celle nécessaire à la végétation et aux cultures.

Je lève les yeux vers la masse sombre qui nous domine de ses cent mètres de haut : le mur d’enceinte. Véritable rempart contre les dangers de l’extérieur. Il est à moins de trois minutes à pied de la maison, mais il est tellement massif que j’ai l’impression de pouvoir le toucher. C’est à son sommet que le Dôme s’élève telle une coquille protectrice. À sa base, de gros tubes de plusieurs mètres de diamètre parcourent le pourtour de ce mur d’enceinte. Ce sont les échangeurs d’air. Ils permettent de renouveler l’air du Dôme avant qu’il ne soit vicié. L’énergie dont ils ont besoin provient de puissantes éoliennes placées sur la périphérie du mur, à l’extérieur de la coupole. Dehors les vents sont très puissants ce qui assure une quantité continue d’électricité nécessaire au bon fonctionnement des turbines extractrices. Parfois, du givre se dépose sur ces énormes tubes, signe que le ciel à l’extérieur du Dôme est dégagé et que la température y est très basse. Les techniciens de la voûte doivent alors augmenter la puissance pour chauffer l’atmosphère protégée et puiser dans nos réserves de charbon pour éviter que le froid n’arrive à traverser les dalles isolantes, ce qui risquerait de les dégrader. Quand cela arrive, nous sommes obligés de réduire notre consommation électrique durant plusieurs jours.

À l’intérieur de cet écrin, nous sommes protégés, nous sommes en vie. Je ne sais pas grand-chose sur l’autre côté. J’ignore à quoi il peut ressembler, mais qu’importe : je dois juste savoir qu’il y règne une obscurité quasi permanente, un froid polaire… et la mort.

J’arrose la petite jardinière qui se trouve à l’aplomb de ma fenêtre avec un pulvérisateur pour économiser l’eau. Je fais pousser quelques aromates pour agrémenter nos repas. Un peu partout autour de nous, les gens font pousser quelques légumes pour pouvoir manger lorsque nous sommes face à des restrictions ordonnées par le Décideur de la régulation alimentaire.

Je laisse ma fenêtre ouverte pour faire rentrer la chaleur à venir de cet après-midi, puis je vais manger.

Je dépose un baiser sur la joue de ma mère qui mange quelques fruits posés devant elle et je salue mon père lorsque je m’attable. Il a déjà fini, mais il lit les nouvelles sur un journal en papier jauni. Lorsqu’il l’aura terminé, celui-ci rejoindra la pile au fond de la pièce et je devrai aller les déposer au centre de recyclage situé à quelques pas de la maison. À voir la mine sombre qu’il arbore, elles ne doivent pas être bonnes. Malgré tout, je décide d’engager la conversation :

— Quelles sont les nouvelles ?

Il fait mine de ne pas m’entendre et ne me répond pas.

— Papa ? Les nouvelles ?

Il grommelle, car je le dérange, l’empêchant de lire.

— Mauvaises, comme toujours.

— Raconte.

Il lève les yeux de son journal et me sonde un instant.

— Le consortium MineTech a encore eu des problèmes sur l’un de ses sites d’exploitation à l’extérieur du Dôme. Les mineurs sont régulièrement attaqués par des créatures étranges. Les forages sont à l’arrêt pour un moment.

— Et c’est grave ? je demande la bouche pleine.

— Tss… évidemment… sans forage, pas de matière première pour entretenir ou réparer les dalles de la voûte et pas de charbon pour alimenter la centrale. Tu es censé savoir ça Caleb, s’agace mon père.

J’ai un sourire gêné pour masquer mon malaise. Il a raison. Si j’écoutais mieux en classe, je n’aurais rien demandé. Je renonce à le questionner davantage de peur d’être ridicule et de l’énerver.

Mon père consulte sa montre. Il plie son journal qu’il laisse sur la table et se dirige vers la porte d’entrée.

— Je vais être en retard. Je vous laisse, à ce soir.

Ma mère se lève et va l’embrasser avant qu’il ne quitte la maison. Comme une grande majorité des adultes, mon père travaille à la centrale. Il s’y rend tous les jours en prenant une navette thermique qui fait le trajet en vingt minutes. Les véhicules personnels coûtant trop cher (sans parler de la rareté du carburant), très peu de personnes en ont, surtout dans notre Secteur où les familles y sont plus modestes. En revanche, les camions et autres véhicules de livraison sont plus courants dans la ville. La centrale est située à environ cinq kilomètres de la maison, dans le premier Secteur. Les Secteurs de la Zone Protégée s’enroulent en partant du centre telle une coquille d’escargot. Le nôtre, le seizième, est situé en périphérie sud du Dôme.

Mon père supervise l’approvisionnement en charbon. C’est lui, avec son équipe, qui régule le flux dans les hauts-fourneaux de la centrale. Lorsque le précieux or noir vient à manquer et que les mineurs ne sont pas encore revenus de leur campagne de forage, c’est lui aussi qui indique qu’il faut baisser l’intensité lumineuse et la chaleur sous la voûte.

C’est un poste important avec des responsabilités. Du moins, c’est ce que ma mère me dit. Mon père, lui, ne parle pas beaucoup. Je m’empare du journal après son départ. Je trouve l’article qui parle de ces attaques. Je lis également les deux gros titres de la première page. L’un d’eux parle du chômage croissant et le second d’un candidat à la succession du Grand Décideur. Il est à la tête d’un parti politique, le Front Solaire, qui promet d’arranger la situation. Aucun intérêt… Je repose le journal et avale distraitement mon petit déjeuner. Mes yeux s’attardent sur la table pour y trouver quelques restes, mais en vain.

— Toi, tu as encore faim, me lance ma mère avec un sourire depuis l’évier où elle fait la vaisselle dans un fond d’eau.

Je hoche la tête. Elle s’essuie les mains et se dirige vers un petit placard en angle. Elle déplace quelques ustensiles et sort un paquet emballé dans un torchon. Mes yeux s’éclairent lorsque je vois qu’il s’agit d’un gros bout de pain.

— Comment tu l’as eu ? Ce n’était pas notre tour cette décade, c’était au côté pair de la rue d’en avoir !

Les cultures communes se trouvent dans les deuxième et troisième Secteurs. Presque tous ceux qui y vivent y travaillent pour nourrir l’ensemble de la population du Dôme. Le rendement est parfois juste et nous sommes alors soumis à des restrictions. Les céréales sont plus concernées que le reste. Il est très rare d’avoir assez de farine pour faire notre propre pain. Elle est réservée aux boulangeries qui nous approvisionnent ensuite. Mais pour des raisons d’égalité, la livraison se fait une décade sur deux.

— Le boulanger est venu faire sa tournée hier en même temps que je sortais les poubelles.

— Et alors ?

— Attends, laisse-moi finir. Il était en train de préparer son étal pour servir les familles d’en face, lorsqu’un gosse, un de ses laissés-pour-compte…

— Un Rebut ?

— … C’est ça, confirme-t-elle après un moment en faisant la grimace. Le gamin est sorti de nulle part et a foncé vers les pains exposés. Il a eu le temps d’en attraper un, mais il en a fait tomber plusieurs au passage. Le livreur lui a couru après et je me suis retrouvé avec les pains devant moi et la poubelle vide.

— J’imagine la suite. Lorsque tu as gentiment ramassé les pains au sol, l’un d’eux est tombé dans la poubelle.

Elle me sourit. J’ai vu juste.

— Il n’était pas sale. J’ai gratté la croûte et je l’ai emballé.

— Papa est au courant ?

— Oh non ! Tu sais comment il est. Il ne comprendrait pas mon geste.

Ma mère me coupe une fine tranche qu’elle me recouvre d’un peu de confiture. Nous avons un colis alimentaire tous les trente jours. Il est fourni par les agents du gouvernement. Il est censé contenir le nécessaire pour trois décades, mais c’est insuffisant. Au mieux, il permet de tenir une décade et demie. C’est pour cela que nous cultivons tous quelques légumes en plus. Ma mère fait des confitures de tomates vertes avec le peu de sucre que nous avons dans les colis. Elle le met de côté pour en avoir suffisamment. Parfois, elle arrive à échanger quelques pots contre d’autres choses dont nous aurions besoin.

La tartine est délicieuse et je la déguste jusqu’à la dernière miette. Ma mère range le pain et la confiture avant de faire la vaisselle. Une fois cette tâche achevée, elle fera le ménage et rangera notre modeste logement. Elle ne travaille pas à plein temps. Elle occupe un poste dans une des trois minoteries de la Zone Protégée. C’est là que le blé est acheminé avant d’être trié et transformé en farine. Elle charge des sacs toute la journée avant qu’ils soient envoyés dans les boulangeries. C’est un travail pénible. C’est pour cette raison qu’elle n’y travaille qu’à mitemps.

Je suis dans la rue moins de quinze minutes plus tard. Je remonte mon sac sur les épaules et je me dirige vers mon Centre d’Études Spécialisées, le CES. Il s’agit d’un centre de formation pour nos futurs métiers sous le Dôme.

À mesure que j’emprunte les rues qui me rapprochent de mon but, je m’éloigne du mur qui borde la Zone Protégée. Je débouche finalement dans un parc. Ce chemin n’est pas le plus rapide, mais j’aime venir là. Il est plus grand que le petit square à moitié en friche proche de la maison.

Ce parc est l’un des rares endroits où l’on peut entendre des oiseaux. Il y a bien de la verdure à proximité du Dôme, pour l’égayer un peu, mais les oiseaux, bien plus sensibles que nous, doivent y sentir la mort qui règne au-delà de cette frontière infranchissable.

Il y a quelques passants dans le parc, principalement des personnes âgées. Certains doivent profiter de leurs derniers moments sous le Dôme tant qu’ils le peuvent. Afin de réguler la population et de préserver les ressources, les familles ne peuvent avoir qu’un seul enfant et les plus vieux, s’ils sont malades, sont aidés à mourir.

Les enfants et les jeunes vont en classe, comme moi ; quant aux adultes, ils travaillent. Pourtant, je remarque deux individus qui ne sont dans aucune de ces catégories. Ils sont repérables et identifiables de loin. Ils sont couverts des pieds à la tête, sans oublier les mains. Ils ne supportent pas les ultraviolets émis par les dalles de la voûte. Après tout, c’est normal, ils viennent de l’extérieur, derrière le Dôme, là où il n’y a presque plus de lumière, plus de chaleur… plus de vie.

Ils sont si discrets que j’ai failli ne pas les voir. Je les vois serpenter entre les arbres, allant d’ombre en ombre. Ces gens essaient de passer inaperçus. Les quelques personnes qu’ils croisent ne leur accordent pas un seul regard, certains se déportent même pour ne pas croiser leur route.

Je les suis de loin, car ils vont dans la même direction que moi. À la sortie du parc, tandis que je continue au nord sur quelques centaines de mètres, je les vois prendre à gauche vers la rue commerçante. Je poursuis ma route et me désintéresse d’eux.

Je ne tarde pas à retrouver Gus mon meilleur ami, qui m’attend sur un banc, toujours le même. Il vit plus à l’est de notre Secteur et nous nous retrouvons tous les matins à cet endroit avant d’entrer en classe. Nous n’étudions pas ensemble : lui se spécialise dans l’ingénierie et l’entretien de la centrale qui transforme le charbon en énergie, comme mon père, tandis que moi je suis un cursus sur la commande des robots d’entretien des dalles de la coupole.

— Salut Cal, me lance-t-il en me voyant arriver. J’ai failli t’attendre.

— Désolé, j’ai eu du mal à me lever ce matin.

Il me sourit et m’emboîte la pas pour gagner le centre de formation.

— Je finis à quinze heures aujourd’hui, m’apprend-il. Ma prof de maths appliquées a un empêchement. Tu veux qu’on aille se manger un truc ?

— Carrément, j’ai quelques tickets alimentaires que j’ai mis de côté, mais tu devras m’attendre une heure.

Nous nous serrons la main en signe d’accord, puis nous prenons chacun la direction de notre bâtiment d’étude.

Ma journée est monotone, comme toutes les précédentes. J’écoute d’une oreille distraite le cours sans y prendre vraiment part. Mes parents souhaitent… enfin, disons plutôt que mon père veut que je devienne technicien dans un centre de Solaris, pour travailler sur les dalles.

Le problème c’est que je ne suis pas intéressé par tout le jargon scientifique et technique. J’aspire à autre chose… sans savoir encore quoi…

À la pause déjeuner, je me pose sous un arbre pour avaler une salade de légumes agrémentés de quelques céréales. Je profite des dix minutes qu’il me reste pour fermer les yeux et écouter le bruissement des arbres et les oiseaux, quand je suis tiré de ma rêverie par des éclats de voix et des bruits de poubelles renversées. Pas besoin d’ouvrir les yeux pour reconnaître les rires gras de Dalvin, la brute du centre de formation et son groupe de crétins.

À midi, la lumière et la chaleur augmentent progressivement. Les techniciens de la centrale ont poussé le curseur d’un cran. C’est comme si l’on venait de régler le variateur d’une lampe sur la position maximale.

La fin des cours arrive vite et je rejoins Gus qui prend le soleil sur notre banc.

— Tu crois que tu vas bronzer en restant comme ça ? lui demandé-je en m’affalant à ses côtés.

— Je savoure les UV sur ma peau, me répond-il sans bouger. Avec modération, c’est bon pour les os.

Je décide de l’imiter. Je laisse la douce chaleur de ce milieu d’après-midi chauffer mon visage…

— Bon, c’est assez pour moi, fait-il après quelques minutes en se relevant d’un bon. Que dirais-tu d’une bonne glace ?

Nous nous regardons une seconde et lâchons d’une même voix :

« Parad-ice !! »

Il nous faut moins de dix minutes pour arriver devant le glacier. C’est un luxe rare que nous nous offrons de temps en temps. La première fois que nous en avons pris, j’ai voulu savoir comment le marchand faisait pour conserver ses produits au frais sans consommer trop d’énergie. Gus m’a alors expliqué que le type faisait venir tous les deux jours des blocs de glace de derrière le Dôme et qu’il les entreposait dans son sous-sol. C’est pour cette raison que les glaces demandent plus de tickets d’approvisionnement que d’autres aliments. Mais le plaisir qu’elles apportent vaut bien un petit sacrifice de temps à autre. Une fois servis, nous allons nous poser sur un muret à quelques mètres. La lumière baissera bientôt, aussi vite qu’elle a augmenté. Nous profitons de ce moment de dégustation lorsque nous voyons arriver deux individus semblables à ceux du parc. Ils viennent prendre des glaces eux aussi, mais pas dans la même boutique que nous. Ces gens-là ont quelques lieux spécifiques, comme certains commerces, mais c’est assez rare, car personne ne veut s’occuper d’eux. Lorsqu’il y en a, comme le glacier, on trouve un R sur les devantures auxquelles ils peuvent se présenter. Ils ne se mélangent pas avec nous, c’est mal vu, plus qu’interdit.

Gus cesse de manger. Il les fixe avec intensité. Je vois le tenancier leur donner brutalement une misérable glace à moitié fondue et s’emparer sèchement des tickets d’approvisionnement. C’est limite si les boules ne tombent pas par terre. Il chasse les deux frêles silhouettes avec véhémence, attisant la colère de mon ami.

— Quel sale type !

Il se lève et se dirige vers l’homme en question.

— Pourquoi vous les traitez comme ça ?

L’homme est pris au dépourvu et ne sait comment réagir dans les premières secondes. Je vois alors son visage s’empourprer avant de retrouver l’usage de la parole.

— Mais… mais de quoi je me mêle gamin !

— Vous avez eu vos tickets, et ils ne vous ont pas manqué de respect.

— Ferme-là p’tit merdeux ! lâche-t-il en colère. Ne viens pas me donner de leçons à ton âge. Ces Rebuts peuvent déjà s’estimer heureux que je les serve ! Je sais même pas comment ils ont eu ces tickets. Ils ont dû les voler ! Alors, fous-moi le camp d’ici !

Gus sert les poings et prend sur lui avant de tourner les talons.

— Bientôt, tout changera gamin, il faudra que tu fasses attention à toi si tu continues à penser et dire n’importe quoi ! lui crie le commerçant dans le dos.

Gus se retourne d’un coup et lui jette sa glace en pleine figure. Il manque sa cible et le sorbet s’étale sur sa vitrine, s’attirant aussitôt une volée d’injures de l’autre. Nous ramassons nos sacs et quittons les lieux.

Une fois dans le parc, Gus met plusieurs minutes à se calmer.

— Pourquoi tu as réagi comme ça ? lui demandé-je une fois qu’il a cessé de tourner en rond.

— Ces gens sont des êtres humains, ils méritent mieux que notre mépris affiché.

— Ce sont des Rebuts, Gus, ils n’ont rien…

— Non Cal, pas des Rebuts… des êtres humains. En plus, on utilise un mot répugnant pour parler d’eux.

— On dit bien de nous que nous sommes des Éclairés. On nous catégorise aussi, objecté-je.

— Oui, pour mieux nous opposer à eux, explique-t-il. Mais le mot éclairé est mieux choisi. Il signifie que nous avons accès à la lumière, à l’énergie, au confort, à la nourriture, l’eau, la vie ! Ce n’est pas comparable avec le mot Rebut…

— Dit comme ça…

— Ce mot devrait également indiquer que nous sommes instruits, avisés et humanistes… ce qui est loin d’être le cas.

— Nous sommes tout le contraire d’eux.

— Oui ! Mais parce que les gens le veulent ainsi. Rien ne nous oblige à les traiter comme ça. Nous nous sommes choisis un nom digne et prometteur, tandis que nous les avons affublés d’un surnom dégradant. Tu ne crois pas qu’ils ont suffisamment souffert de l’autre côté du Dôme, et qu’ils souffrent encore de tout ça ici ? Ils vivaient là-bas dans une obscurité quasi totale avec un froid mortel depuis plusieurs générations. Ils sont complètement dépendants de nous, alors qu’ils vivent déjà dans une misère totale !

Je ne sais trop quoi penser. Je ne suis pas vraiment habitué à raisonner de la sorte, et encore moins à voir les choses sous cet angle.

Gus consulte sa montre et m’annonce qu’il doit rentrer. Je pense que c’est une fausse excuse et que cette histoire l’a perturbé. Je respecte son choix et le laisse partir. Il a sans doute besoin de digérer ce qu’il vient de se passer.

Je reste dans le parc jusqu’à dix-huit heures. Les chants des oiseaux m’apaisent. J’attends la baisse de luminosité qui indique l’arrivée du soir et l’approche de la nuit.

En partant, je lève les yeux vers le ciel. Je distingue plusieurs points lumineux. Ce sont les robots d’entretien qui nettoient les dalles de la géode et vérifient leur étanchéité.

Un jour, j’ai demandé à l’un de mes professeurs depuis combien de temps le Dôme était là et ce qu’il y avait avant ? Je me suis fait rembarrer aussi sec :

« Ce qu’il y avait avant le Dôme n’a aucune importance. Sans lui nous serions morts et l’humanité serait éteinte puisqu’il n’y a plus que nous ! C’est la seule chose à savoir !

« Peut-être serions-nous devenus autre chose, avais-je objecté, peut-être aurions-nous évolué…

« Évolué ? avait failli s’étrangler mon professeur. Pour devenir quoi ? Des monstres comme les Rebuts ! Mais tu divagues. Fais attention à ce que tu dis, Caleb, tu es à la limite de l’hérésie scientifique ! »

Fin de la discussion. À voir le regard noir du professeur et de mes camarades, j’ai vite compris que j’aurais dû me taire. Je n’ai jamais reposé la question, pas même à mes parents…

De retour à la maison, je trouve ma mère dans la cuisine. Ça sent bon, l’odeur est alléchante et stimule immédiatement mon appétit.

— Papa n’est pas encore rentré ? demandé-je en prenant une petite tomate sur la table.

— Il ne dîne pas là ce soir. Il a une réunion de travail avec ses collègues, et cesse de grignoter ! Tu ne mangeras rien ce soir… Va te laver les mains.

« Encore une », me dis-je en me retenant de prendre une autre tomate. Cela fait quelque temps qu’il a des réunions le soir. Il n’en avait pas avant, peut-être a-t-il changé de poste…

Nous mangeons donc en tête-à-tête avec ma mère. Nous parlons de tout et de rien, mais je ne lui raconte pas l’épisode avec Gus. Je ne sais pas si elle comprendrait et elle pourrait me demander de ne plus le voir, ce que je refuse d’envisager.

Après avoir tout rangé, je vais travailler avant de me coucher.

J’espère que Gus ira mieux demain, qu’il sera apaisé et qu’il passera à autre chose. C’est sur cette pensée que je finis par trouver le sommeil.

Jour 2

Je me lève rapidement ce matin dans l’espoir de retrouver Gus plus tôt.

J’arrive à notre point de rendez-vous habituel et je constate qu’il n’est pas encore là. Je regarde ma montre. Je suis en avance de dix minutes. Il arrive quelques instants après. Il me sourit. Cela me rassure.

— Tu es en avance, lui fais-je remarquer, content d’avoir vu juste.

— Je savais que tu viendrais avant l’heure ce matin, me rétorque-t-il.

— Tu es perspicace. Je ne vais pas te mentir, ce qu’il s’est passé hier m’a troublé. Je voulais m’assurer de ton état.

— Je te remercie. Écoute Cal… il faut que tu saches que mes parents et moi sommes ouvertement contre cette discrimination. Notre société est basée sur l’exclusion et la préférence de quelques-uns au détriment de tous les autres.

— De quoi parles-tu ?

— Du Dôme, du mur, de la nourriture… de tout ce qui nous entoure Cal !

Il n’a sans doute pas tort. Beaucoup d’injustices entourent notre mode de vie, mais c’est un choix qu’il nous faut faire pour sauver le plus grand nombre. Je regrette pour les Rebuts, mais avons-nous le choix ?

J’ai une question qui me trotte dans la tête depuis hier. Gus m’a fait prendre conscience du mot dégradant utilisé pour parler de cette population. Pour être honnête, je ne me posais pas la question jusqu’alors et je les appelais comme tout le monde : des Rebuts.

— Tu les appelles comment Gus ? lui demandé-je après un moment.

Il me regarde d’un air complice.

— J’utilise le mot Exclu. Il dit bien ce qu’ils sont aux yeux de notre société, sans émettre un jugement sur qui ils sont réellement…

Mon ami est très réfléchi et engagé, alors que moi rien ou presque ne m’intéresse, et encore moins la cause de ces gens marginalisés.

— Tu as déjà parlé avec l’un d’eux ?

— Un Exclu ?

Je hoche la tête.

— Oui, ça m’arrive régulièrement. Il y en a beaucoup plus que tu ne crois qui évoluent autour de nous. Ils sont intéressants, quand on se donne la peine d’aller vers eux. Avaistu remarqué les deux filles qui étaient dans ma classe l’année passée ou le garçon qui se trouvait dans la section des plus jeunes jusqu’au mois dernier ? As-tu pris le temps de regarder les rues le matin ou le soir, lorsque les rayons sont moins forts ? T’es-tu déjà promené dans les parties non habitées de notre Secteur, soit parce qu’elles sont trop proches du mur d’enceinte, ou soit parce qu’il s’agit de lieux désaffectés ?

La réponse est non…

J’ai un peu honte d’être autant déconnecté de la réalité. En dehors de ma vie monotone et du plaisir que j’ai d’écouter les oiseaux au parc, je ne connais pas grand-chose de mon Secteur ou des gens qui le composent.

— Ils sont partout Cal, vivant dans les rues, sous les ponts, dans des squats insalubres, se nourrissant du peu de nos déchets, gagnant quelques tickets quand ils le peuvent. Ils se cachent de nous qui les détestons parce qu’ils nous dégoûtent. Ils nous renvoient l’image de ce que nous aurions pu devenir si nous étions restés de l’autre côté du Dôme : des marginaux, pauvres et rejetés… et nous refusons cette image en bloc.

De retour en cours, les paroles de mon ami tournent en boucle dans ma tête. Déjà qu’en temps normal je n’écoute pas grand-chose en classe, mais là…

Je ne revois Gus qu’en fin de journée, quand nous quittons le Centre d’Études Spécialisées. Il a quelques minutes de retard, mais il sort tout excité.

— Qu’est-ce qui te met dans cet état ?

Il m’entraîne plus loin, à l’écart des élèves qui restent par petits groupes devant le bâtiment.

— Est-ce que tu connais Mme Dubonnet ?

— La prof de mécanique ?

— Non, sa sœur. Elle enseigne la dialectique.

Je secoue la tête. J’ignorai que Mme Dubonnet avait une sœur.

— Eh bien ?

— Lors d’un exercice de jeu de rôle cet après-midi, elle nous a fait jouer des Exclus face à des commerçants sans scrupules, malhonnêtes et brutaux. Ça ne te rappelle rien ?

Comment l’oublier ? Toutefois, je suis surpris par ce choix de travail ; venant d’un professeur c’est assez… étrange.

— Et ça s’est passé comment ? Tout le monde a accepté de participer ?

Il part dans un grand éclat de rire.

— Bien entendu ! Mais tout le monde voulait jouer les commerçants. J’étais le seul à vouloir être un Exclu. Je me suis éclaté. Je me suis fait plaisir face à eux, je les ai démolis. Ils ne savaient plus quoi dire à part des insultes, ce qui a fait sourire Mme Dubonnet.

— Pourquoi ça ?

— Elle souhaite démontrer que face à la puissance du discours, même les nantis, ceux qui ont le pouvoir, peuvent se retrouver démunis devant un pestiféré, dès lors qu’il maîtrise la puissance de la rhétorique. Mais ça pointe également un autre problème… plus grave à mon sens.

— Ah oui, lequel ?

— Les politiciens maîtrisent cet art oratoire. Ils peuvent donc nous faire croire n’importe quoi, nous faire gober n’importe quelle connerie, comme le taré du Front Solaire qui veut succéder au Grand Décideur. Il parle carrément d’eugénisme. On est en pleine discrimination génétique.

— Tu n’as pas eu d’ennuis à la fin ? Si tu les as ridiculisés en jouant un Exclu qui leur tenait tête, ça n’a pas dû leur plaire.

— Je ne vais pas te mentir, plusieurs élèves sont sortis de leur rôle et ont voulu m’en foutre une, mais la prof a mis fin à l’exercice au bon moment. Ils sont quand même repartis avec des éclairs dans les yeux. C’est là que je me suis rendu compte que j’étais le seul à vouloir défendre leur cause. Tous les autres sont déjà corrompus par les discours de leurs parents ou du leader du Front Solaire.

— Et la prof, elle en a pensé quoi ?

— Je suis resté discuter avec elle. Elle partage les mêmes idées que moi. Elle veut provoquer un électrochoc chez la jeune génération et elle aimerait nous emmener voir des Exclus pour faire évoluer les mentalités.

— Tu crois qu’elle aura l’autorisation ?

Il hausse les épaules.

— Il faut y croire Cal.

Nous cheminons ensemble quelques minutes avant d’arriver à notre banc. C’est là que nos routes se séparent.

— J’oubliais Gus, comment la prof appelle les Exclus ? lui demandé-je alors qu’il commence à s’éloigner.

Il se retourne et écarte les bras.

— Le plus simplement du monde : des humains !

— Arrête de déconner !

— Elle les appelle les Hors-Le-Dôme. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils se nomment entre eux. Pour elle, le terme Exclu est encore trop sujet à interprétation et à double sens. Elle n’a pas tort dans le fond…

Nous nous saluons sur ces derniers mots et il tourne au coin de la rue pour disparaître de mon champ de vision.

Sur le chemin du retour, je passe par le parc comme chaque jour. Je me pose pour écouter les oiseaux, mais cette fois-ci, je garde les yeux ouverts et j’observe.

Gus avait raison, car en quelques instants, je repère cinq Exclus. Ils sont discrets et furtifs. Ils sortent d’une ombre pour en retrouver une autre. Ils vont souvent par deux, mais le dernier que je vois est plus grand, plus massif que les autres, peut-être un adulte. J’en croise d’autres à l’approche de la maison. Pour autant, je garde mes distances avec eux et évite de croiser leur regard si dérangeant.

Jour 17

Ce matin, le cours de M. Galbart commence à peine lorsque la porte s’ouvre doucement. Une main gantée est posée sur la poignée. Je devine une fine silhouette qui se tient dans l’encablure, mais de ma place je ne vois rien d’autre que cette main. Je comprends rapidement qu’un nouvel élève nous arrive en milieu d’année. Ce n’est pas la première fois que cela se produit. Nous avons de temps en temps des arrivées ou des départs, mais là, je sens que c’est différent. Notre professeur jette un œil rapide sur le nouveau venu qui le dérange dans son exposé et je vois qu’il retient une grimace qui ne demande qu’à sortir. Il ne se donne même pas la peine de nous le présenter, ne s’arrêtant qu’un instant avant de reprendre le fil de sa leçon sur la composition des dalles réflectrices de la coupole.

La main s’efface et le nouveau entre. Il est accompagné d’une surveillante. Il se dirige vers le professeur et lui tend un papier qu’il survole rapidement en soupirant. Il était effectivement inutile de nous le présenter. Dès les premières secondes, nous savons tous à qui nous avons affaire. Petite taille, peau crayeuse, cheveux blond-filasse, presque opalins, maigreur maladive, vêtements déchirés et rapiécés à maintes reprises… Il ne manque plus qu’à voir ses yeux laiteux, cachés derrière d’épaisses lunettes de soleil et le tableau sera complet… Il est à l’opposé de ce que nous sommes : plus grands, plus massifs et mieux nourris, même si nous mangeons peu. Bien que j’en aie croisé plusieurs dans les rues ces derniers jours, c’est la première fois que je suis si proche de l’un d’eux et qu’il ne cherche pas à fuir.

Le manque total d’intérêt de notre professeur à son égard semble parfaitement convenir à la frêle silhouette qui nous fait face. Le nouveau se courbe encore davantage et remonte l’allée centrale aussi vite qu’il le peut dans l’espoir de trouver une place libre. Tandis qu’il passe à ma hauteur, je vois Dalvin, placé devant moi, balancer son coude dans les côtes de son voisin. Il sourit d’un air mauvais. Je sais ce que cela veut dire :

« Mate ça, de la chair fraîche… »

Dalvin… un type trop grand, trop fort pour seize ans, mauvais comme une teigne et qui effraie même les adultes. Il n’aime pas les nouveaux… il n’aime pas grand monde d’ailleurs. Il faut toujours qu’il les accueille avec méchanceté et qu’il en fasse ses souffre-douleurs. Mais là, je sais que ce sera différent, que ce sera pire que d’habitude.

J’entends des murmures et je vois les regards de dégoût parmi les élèves. Une fille du fond de la classe se lève en catastrophe et fait mine de vomir avant de se placer ailleurs. Je suis gêné par cette réaction. Le nouveau s’assoit immédiatement à cette place. Il est à quelques mètres derrière moi, il ne lève pas les yeux de ses genoux. Gus a sans doute vécu la même chose lors de l’exercice proposé par Mme Dubonnet.

Ce gars est un laissé-pour-compte, un pauvre… un Rebut comme tout le monde les appelle… un Exclu pour Gus.

Les apports techniques de notre professeur endorment tout le monde, à l’exception de l’Exclu qui prend des notes avec avidité. Je me sens honteux de fermer mes oreilles à tout ce charabia soporifique, alors que lui semble trouver cela passionnant…

Je sors de ma réflexion lorsque la sonnerie de la pause retentit dans tout le bâtiment.

Cet interlude matinal nous offre l’occasion de prendre l’air, de nous dégourdir les jambes. Dalvin sort en hâte et ne tarde pas à réunir son groupe. Ils ont l’air mauvais et fouillent les environs du regard. Je sais ce qu’ils cherchent… le nouveau. Cela me navre. Ils ne vont même pas lui laisser une journée de répit. Je m’éloigne. Je n’aime pas Dalvin et son groupe de brutes. En me dirigeant vers l’autre bout de la cour, je repère l’Exclu. Il est là, seul, assis contre un arbre, il se cache de la lumière artificielle des dalles. Je passe sans lui accorder un regard. Après quelques pas, je me ravise, quelque chose me pousse à rebrousser chemin. Peut-être les longs échanges avec Gus commencent-ils à avoir un effet sur moi…

Lorsque je suis devant lui, il lève la tête vers moi. Je ne vois pas ses yeux derrière ses lunettes de protection solaire. Je sais que les gens comme lui doivent les protéger en permanence sous peine d’être frappés de cécité.

Il me sourit. Je ne sais pas comment réagir. Je jette un coup d’œil derrière lui. Dalvin et ses amis cherchent encore et ils vont finir par le trouver. Je secoue la tête. Qu’est-ce que je fais ? Pourquoi je m’occupe de ce gars ? Il est différent de nous, si personne ne s’intéresse à eux, c’est qu’il y a une bonne raison. Je risque de m’attirer des problèmes… Je suis en conflit entre ce que j’entends autour de moi et le discours opposé de Gus, et je n’arrive pas à me décider qui écouter…

— Salut, me lance-t-il en me tendant la main. Je m’appelle Luc, et toi ?

J’ai un mouvement de recul.

— Laisse tomber. On ne sera jamais potes, alors garde ta salive. Dalvin et ses sbires te cherchent. Ils n’aiment pas les nouveaux, surtout les gens comme toi. Ils vont te tomber dessus dans pas longtemps. Tu ferais bien de te planquer.

Je tourne les talons et commence à m’éloigner.

— Pourquoi m’aider puisque nous ne serons jamais amis ? lance-t-il dans mon dos.

Je ne réponds pas et poursuis mon chemin. Sa question me trouble un peu.

Quelques instants plus tard, j’entends Dalvin pousser un cri de victoire en découvrant sa future victime. Il jubile tel un chasseur devant sa proie. Je n’ose même pas me retourner de peur de croiser le regard terrifié de l’Exclu.

La fin de notre pause est sifflée quelques minutes plus tard. Je me dirige vers la salle de classe en faisant un détour. Moins de trois minutes après que tout le monde se soit installé, le nouveau réapparaît. Ses vêtements sont déchirés par endroit, il n’a plus de veste et ses épaules sont rougies. Il ne porte plus ses lunettes et il grimace pour garder ses yeux mi-clos. Je note aussi des ecchymoses sur ses bras et ses jambes. Dalvin et ses amis n’y sont pas allés de main morte.

— Veuillez excuser mon retard Monsieur, commence-t-il à l’adresse de Monsieur Galbart.

— Que vous est-il donc arrivé ? Vous êtes dans un sale état !

— J’ai malencontreusement perdu mes lunettes, et ne pouvant ouvrir les yeux, je me suis dirigé à tâtons pour rejoindre la classe. Je me suis cogné à plusieurs reprises.

— Hum… Voilà qui est fâcheux. Avez-vous une seconde paire ?

— Oui Monsieur, j’avais prévu cette éventualité.

— Bien. Mais je n’aime guère être dérangé dans mon cours. Faites-vous discret. La prochaine fois, je serai moins indulgent. Vous faire remarquer dès le premier jour n’est pas bon pour vous jeune homme. Vos origines ne vous dispensent pas d’appliquer les règles communes à tous.

Il hoche la tête et regagne sa place. Au passage, Dalvin tend la jambe et le nouveau qui gardait les yeux presque fermés se prend les pieds dedans. Il s’affale de tout son long et j’entends sa tête heurter le sol. Tout le monde se met à rire, Dalvin en tête. Monsieur Galbart se fâche immédiatement.

— Encore vous ! Vous ne semblez pas comprendre. Je vous ai demandé d’être discret. Et voilà que vous faites le pitre pour divertir tout le monde. Vous n’ignorez pas que nous pouvons encore vous renvoyer là d’où vous venez. N’oubliez pas que vous n’êtes ici que pour des raisons politiques, afin de calmer les petits groupes de défense des minorités.

Je n’en crois pas mes oreilles. Même notre respecté professeur lui manifeste de l’hostilité…

Il se relève et va directement s’asseoir. Avant qu’il ne place une nouvelle paire de lunettes sur son nez, j’ai le temps de voir une larme muette couler le long de sa joue. Il l’essuie rapidement, comme si de rien. Ma gorge se serre…

Je ne vois pas Gus longtemps ce soir. Il est dépité, car sa prof n’a pas eu l’autorisation de faire sa sortie, à la grande joie des élèves qui ne souhaitaient pas du tout être au contact des Exclus.

— Le directeur préfère attendre le résultat des élections, me rapporte-t-il très amer. Tu te rends compte de la situation ?

— Je croyais que le système scolaire ne subissait pas directement l’influence politique ?

— Surtout par anticipation d’un résultat électoral. Cela ne signifie qu’une seule chose : tout le conseil d’administration est ouvertement contre les Exclus…

Je le sens suffisamment affecté par cette décision et décide d’éviter de lui parler du nouveau qui est arrivé et de l’incident avec Dalvin.

Ce soir, à la maison, je révise mes leçons du jour, mais j’ai beaucoup de mal à me concentrer, car je repense aux événements de la journée. Durant le repas, mes parents écoutent les nouvelles sur la chaîne d’informations Nationale, la seule station radio disponible. On y parle beaucoup de politique et de problèmes variés ; je n’y comprends pas grand-chose. Il y est fait mention de difficultés financières du groupe Solaris (il entretient les grandes dalles grâce à des robots commandés à distance depuis le centre de contrôle situé à proximité de la centrale), de corruption, de heurts entre des groupes armés AntiRebuts et les forces de l’ordre du Centre…

— Les choses vont mal, commente mon père d’ordinaire peu loquace. Ces Rebuts pressent de plus en plus le gouvernement pour obtenir des compensations financières ou des avantages sociaux. À ce rythme, l’État fera faillite et ce sera la récession. Les choses doivent changer et vite.

— Peut-être, objecte ma mère, mais tout de même, ces groupes fanatiques sont dangereux. Et puis je n’aime pas quand tu emploies ce mot… Rebut. C’est dégradant.

Je lève le nez de mon assiette. Ma mère penserait-elle comme Gus et sa famille ? Finalement, elle aurait peut-être compris l’incident entre mon ami et le vendeur de glace de l’autre jour.

— C’est ce qu’ils sont aux yeux de notre mode de vie. Et pour le reste, c’est un faux problème. L’alarme que ces groupuscules tirent doit être entendue. Le gouvernement ne devrait pas leur envoyer les forces armées. Il devrait les écouter et agir !

— Mais enfin, ces gens ont le droit à une certaine considération. Nous les méprisons et nous exploitons leurs ressources, sans pour autant leur apporter le soleil. Dès que MineTech trouve un nouveau filon houiller hors les murs du Dôme, il n’hésite pas à chasser les éventuels occupants des lieux. Ils ne sont jamais dédommagés et il n’y a en général personne pour s’en soucier et pour défendre leurs droits, pour la simple raison que ces peuplades isolées et affaiblies ne sont pas vraiment reconnues sur la scène politique.

— Nous n’avons pas le choix, rétorque mon père visiblement contrarié que ma mère ne pense pas comme lui. Les ressources pour entretenir les dalles de la voûte se trouvent souvent sur ces territoires reculés, ainsi que le charbon de la centrale. N’oublie pas que ces territoires ne leur appartiennent pas. Ils sont la propriété de l’humanité, et ces… êtres, ne sont pas humains. Ils ne peuvent pas prétendre aux mêmes droits que nous, et surtout pas à la propriété. Exploiter ces sols relève de notre survie. Pour le reste, tu ne sais pas comment les choses se passent. Tu ne peux pas être aussi catégorique.

Mon père reprend son souffle avant de poursuivre.

« Et puis, tu sais que nous ne pouvons pas construire d’autres dômes ailleurs pour les accueillir. Cela coûterait trop cher. Nos ingénieurs actuels entretiennent les dalles de la voûte, les réparent, les changent au besoin, et c’est suffisant. Nous payons déjà énormément d’impôts pour couvrir les frais de fonctionnement et d’entretien de notre propre Dôme. Nous serions exsangues si nous décidions malgré tout d’essayer d’en construire d’autres. En plus, nous ne cessons d’accueillir des réfugiés Rebuts. Le gouvernement fait mine de ne pas voir que ces gens nuisent à notre équilibre et à notre harmonie, mais c’est une réalité !