Le Livre - Tome 1 - Christophe Meyer - E-Book

Le Livre - Tome 1 E-Book

Christophe Meyer

0,0

Beschreibung

Entre meurtres, intrigues, mensonges et manipulations, Léa réussira-t-elle à s’extirper du bourbier où elle s’est enlisée malgré elle ?

« Dans moins d’un quart d’heure, elle sera morte. Pas juste morte. Pas d’un coup. Mais d’une mort lente, très lente, infiniment lente. Morte dans d’atroces souffrances. Elle le sait. »
La découverte d’un livre ancien va emporter l’impulsive Léa dans un tourbillon d’événements qui rapidement vont la dépasser.
Qu’est-ce qui pousse la jeune femme à se plonger dans des histoires invraisemblables ? D’où lui vient cette quête de dangereuse liberté ? Quel lourd passé cache‐t-elle ?
Entre meurtres, intrigues, mensonges et manipulations, Léa réussira-t-elle à s’extirper du bourbier où elle s’est enlisée malgré elle ?

Plongez dans ce roman passionnant et suivez pas à pas Léa, une jeune femme impulsive plongée dans des histoires invraisemblables, en quête de dangereuse liberté.

EXTRAIT

Elle chasse ces souvenirs et se replonge dans les bras de son beau lieutenant jusqu’à ce que Léa change de CD.
Après deux titres de ce nouveau groupe, Zoé abdique. Elle n’en peut plus de ces brailleries.
– C’est quoi, cette merde ? Faut vraiment avoir des goûts bizarres pour écouter ce genre de truc ! Ça existe, pire musique que ça ?
– T’aimes pas ? J’adore. C’est Nofx, des punks californiens. Allez, un petit dernier. Je suis sûre que tu connais.
Léa avance jusqu’au titre en question. Il commence comme tous les autres avec des guitares à scier les tympans et une batterie frappée par un hystérique. Quand la musique baisse d’intensité, le chanteur baragouine des paroles inaudibles. Mais la mélodie rappelle vaguement une chanson à Zoé. Au refrain, la blonde éclate de rire.
– Ouais, du grand n’importe quoi.
Le groupe martèle à la sauce punk les Champs-Élysées de Joe Dassin.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Connu pour ses textes consacrés au Jura suisse (romans et chansons), Christophe Meyer sort ici de ses frontières culturelles habituelles pour mélanger fiction et faits réels. Il emmène le lecteur dans des mondes obscurs qui lui sont familiers, les triples P: police, punk et plongée.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 382

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Couverture

Page de titre

1

Samedi 26 janvier 2013

Dans moins d’un quart d’heure, elle sera morte.

Pas juste morte. Pas d’un coup. Mais d’une mort lente, très lente, infiniment lente.

Morte dans d’atroces souffrances.

Elle le sait.

Crier, brailler, hurler, à quoi bon ? Qui peut l’entendre ? Personne. Sa voix se diluerait dans l’espace confiné pour s’éteindre dans la plus grande indifférence.

Le compte à rebours a commencé. Aucun moyen de l’arrêter.

Elle le sait.

Dans moins d’un quart d’heure, elle suppliera la terre entière pour que ça cesse. Mais ça ne se terminera pas. Oh ! non ! Les très rares personnes qui par miracle s’en sont tirées racontent la peur, la douleur insupportable, la panique, les spasmes violents, incontrôlables. Et l’agonie, calvaire interminable où elle sentira brûler chaque millimètre carré de son corps.

Oui, d’autres avaient survécu, des exceptions pour confirmer la règle. Il faut toujours une exception à la règle.

Elle ne confirme rien, ne s’en sortira pas.

Pas d’exception pour elle.

Elle le sait.

On retrouvera son corps, livide, à la frontière de la transparence, meurtri, visage déformé. Et ses yeux ! Ouverts sur un reflet ténébreux, globes oculaires écarquillés, zébrés de rouge. Dans l’ultime quête de survie, son corps réagira, trop tardivement. Le sang se concentrera dans son cerveau pour l’irriguer en grande quantité. Ses veinules gonfleront avant d’éclater, noyant de pourpre son regard vitreux.

Elle le sait.

Fait chier !

Se résigner ? Elle ne connaît pas ce verbe.

Ses mains plaquées sur les murs, elle imagine le souffle de la liberté, l’air frais, la vie, derrière, au-delà des parois. Elle a beau s’écorcher les doigts, gratter le sol, s’arracher les ongles, elle ne trouve aucune issue. La connexion au monde des vivants est coupée. À tout jamais.

Qu’est-ce qui m’a pris de me plonger dans ce pétrin ?

Sa respiration s’accélère. Telle une caisse de résonance, son crâne perçoit distinctement chaque battement de son cœur, seul repère d’un temps compté. Les secondes s’égrènent, inlassablement, conduisant la jeune femme vers une fin imminente.

Elle pousse un cri de rage, rugissement inutile.

Les yeux ouverts sur… rien, elle ne panique pas. Pas encore.

Crever là, comme une bécasse. Vraiment trop conne ! Désolée, mon Jules, j’ai joué à la bourrique, une fois de plus. On aurait pu faire tellement de trucs ensemble. Je regrette de t’imposer ça.

Un mélange de sentiments l’envahit, entre besoin de tout tenter et culpabilité de baisser les bras. Il lui reste peu de temps, trop peu. Son sort est scellé, elle le sait. Alors, à quoi bon se battre ?

De grosses larmes perlent à ses cils. Elle ne veut pas les sécher. N’y arriverait de toute façon pas.

Tu te souviens du jour de tes cinq ans, l’été passé, le pique-nique au chalet du Milo ? Tu m’as cueilli des marguerites et on comptait les pétales en récitant « Je t’aime, un peu, beaucoup ». On terminait toujours par « à la folie ». Je suis désolée, mon Juju, la folie m’a fait sombrer. Ne pleure pas, s’il te plaît, soit fort, ton papa te trouvera une autre maman. Réserve-moi seulement une petite place dans ton cœur. Un petit coin pour ta première maman.

Mais l’image de Jules dans les hautes herbes, ses joyeux sourires, sa mèche blonde, tout dans son petit garçon hante l’esprit de la jeune femme. Elle culpabilise de lui imposer les épreuves qu’il va affronter tout au long de sa vie, comme si elle seule pouvait garantir le bien-être de son bébé. Elle culpabilise, car elle ne sera plus là pour lui.

Elle doit tout tenter pour se sortir de cet enfer. Pour Jules. Les autres ne comptent pas. Ne comptent plus, depuis longtemps. Pas Jules. Elle ne le voit pas souvent. C’est mieux pour lui. Pourtant, elle voulait être une maman poule qui console son bout d’chou les soirs d’orage, qui guette l’inévitable chute quand il apprend à marcher. Une maman qui pleure quand son bébé bégaye « m’man » pour la première fois. Ces souvenirs, elle ne les a jamais partagés avec son petit Jules. Sa faute à elle. Mais pas uniquement. Oh ! non. Qu’est-ce qu’elle donnerait pour revenir en arrière ! Mais voilà, on ne peut pas gommer le passé d’un simple coup de baguette magique.

La jeune femme doit se ressaisir, pour Jules. Épuiser toutes les possibilités de se sortir de là, se battre jusqu’au bout et partir sans regret.

La mort ? Même pas peur ! L’idée lui est agréable. Enfin ! pense-t-elle avant de se reprendre. Non, elle doit tenter l’impossible, accomplir un miracle. Pour Jules.

Dans ses années rebelles, elle revendiquait une fin rapide, bien plus fun qu’une lente et triste vie. J’espère mourir avant d’être vieille, clamait-elle en parodiant une chanson du groupe anglais The Who.

Là, maintenant, elle sait que la mort prendra son temps. Elle guette dans un coin obscur de sa cellule, frappera d’un instant à l’autre.

Une poignée de secondes, pas une de plus. C’est tout ce qui me reste. Mais quelques secondes quand même. Après… j’espère ne pas trop en baver.

Elle continue l’exploration de son cachot. À tâtons, sans repère de temps, de distance ni de direction, elle retourne vers ce qu’elle pense être la sortie. Une main sur le sol, l’autre devant son visage pour éviter de se cogner dans l’obscurité. Elle avance prudemment, bute contre un mur. Pour la dixième fois, elle fouille chaque recoin, chaque aspérité. En vain.

L’espace, bien que confiné, permet de se tenir debout. Elle étudie le plafond. Peut-être y trouvera-t-elle une issue, une sortie de secours. Elle n’y croit pas, mais, pour son fils, elle doit réaliser l’impossible.

Le premier signal retentit. Et la sinistre escalade de supplices s’enchaîne à la vitesse de l’éclair.

D’abord l’asphyxie, instantanée. Les yeux écarquillés, elle ne s’attendait pas à une telle violence. Elle ouvre la bouche, aspire une utopique goulée d’air, s’étrangle, crache. Même sensation quand, adolescente, elle enfonçait sa tête dans un sac plastique. Jeu débile. Juste pour voir comment ça fait. Mais là il ne lui suffit pas de crever le sac pour s’en sortir.

Elle se calme.

Tu tiens combien de temps en apnée ? Deux minutes ?

Dotée d’une force de caractère hors du commun, elle oublie qu’elle étouffe. Reprends sa fouille.

T’as deux minutes et après…

Rien, aucune issue.

Vient l’abîme, subit, d’un coup, sans signe annonciateur. Son cœur s’emballe dans une folle cadence. Un tremblement au niveau des cuisses se propage violemment à son thorax, à ses bras. Le sang cogne dans ses carotides. Elle ne maîtrise plus rien. Pourtant, au fin fond de son esprit, une petite voix lui ordonne de serrer les dents. La jeune femme obéit. Même si son corps ne lui appartient plus, elle tente vainement de s’accrocher, à n’importe quoi, ne pas sombrer. Une violente nausée soulève son estomac. Elle garde sa bouche hermétiquement close. Avale.

Les tremblements augmentent dans une proportion inimaginable, atteignent l’extrême frontière entre la conscience et la syncope.

C’est la fin.

Un flash éclate dans sa tête, la propulse dans un terrible sentiment de bien-être. Plus de convulsions, plus de douleur. Elle plane, agréable apesanteur, découvre une lucidité jamais connue auparavant. C’est alors qu’une somme de souvenirs perdus la submerge, comme un film en accéléré.

Elle chasse ces images du passé pour profiter de ce subit état de clairvoyance. Ne pas gaspiller ces microsecondes et tenter encore de s’échapper, de s’extraire du chaos.

– Jules !

Cri silencieux jailli de ses tripes. Appel bloqué, muet.

Les tremblements reprennent, plus violents qu’au premier épisode. Elle urine, incontinente. Un sourire invisible se dessine sur son visage crispé par les spasmes ; la douce chaleur du liquide sur ses cuisses réchauffe son cœur.

On enfonce des millions d’épingles dans ses chairs. Poumons comprimés, cage thoracique écrasée, épuisée, frigorifiée, elle hurle, toujours en silence, une ultime requête. Qu’on en finisse, qu’on la laisse partir.

La vie ne l’a pas épargnée.

La mort semble si belle.

Son cerveau brûle ses derniers atomes d’oxygène. Les spasmes reprennent, brutaux, d’une violence inouïe. Avant de sombrer dans le néant, elle sourit ironiquement une énième fois et rédige mentalement son épitaphe : Léa, 22 ans, a rendu son dernier souffle.

2

12 novembre 1149

Le moine étouffe, à la limite de la syncope. Il tire sur le col de sa bure, dégage son cou, cherche de l’air. Son visage d’ordinaire jovial se couvre d’un masque livide. Ses doigts se crispent sur les pages du livre.

Et quel livre !

Il vacille, se rattrape de justesse au pupitre et se laisse tomber sur un tabouret. Ses mains tremblent. Il a de la peine à relire la première phrase, à se concentrer, à maîtriser son agitation.

Glacé d’effroi, il déchiffre pour la deuxième fois les mots les uns après les autres. Il relit, incrédule, ces phrases insensées. N’ose croire ce qu’il découvre.

Terrifié, il lâche le livre.

– Non, pas possible ! Impossible !

Il arpente la pièce, inspecte chaque coin et recoin, s’assure qu’on ne l’espionne pas. Il déverrouille la serrure de la porte d’entrée, la reverrouille à double tour. Il gratte les carreaux couverts de givre pour y coller un œil. Personne n’épie de l’extérieur. Malgré la température glaciale, son front ruisselle. Le fourneau attend qu’on le ravive. Un feu pour réchauffer la bibliothèque et le frère Antoine.

D’une volte-face, le moine se retrouve face à son jeune disciple Raoul, stupéfait.

Relisant les premiers mots, Antoine essuie son crâne d’un geste machinal. Raoul ne l’a jamais vu dans un tel état. Il n’a jamais vu personne dans un tel état. Il attend, bras ballants, bêtement inutile.

– Laisse-moi seul, ordonne le moine. On se verra demain. Jusque-là, je t’en conjure, garde pour toi ce qui vient de se passer. C’est d’une importance capitale. Que ça reste entre toi et moi. Tu me raconteras comment tu as obtenu ce livre. Maintenant, rentre chez toi.

Inquiet pour son professeur, le jeune garçon sort dans la fraîcheur de la nuit.

3

Samedi 26 janvier 2013

Léa émerge, yeux ouverts sur d’insondables ténèbres. D’un geste désespéré, elle arrache son masque, emplit ses poumons d’une inspiration salvatrice. Son crâne va exploser, les tremblements n’ont pas cessé.

Le poids de son équipement la tire vers le fond. Elle avale de travers, tousse, crache. D’un coup de palme inconscient, elle garde la tête à l’air libre et inspire une nouvelle fois. Elle ne peut éviter de boire une nouvelle tasse, sentir l’eau envahir sa gorge. Affaiblie, frigorifiée, ses forces diminuent.

En mouvements désordonnés, portée par l’instinct de survie, Léa frappe la surface de l’eau à la recherche d’un point d’appui. Elle ne rencontre que la masse liquide, rien de solide à quoi s’accrocher.

Épuisée, dans une ultime tentative pour s’en sortir, elle agrippe la roche. Mince aspérité à laquelle trois de ses doigts se crispent comme à une dernière planche de salut. Ne pas lâcher prise. Garder la bouche hors de l’eau. Ne pas couler. Ne pas retourner au fond.

Sa main glisse, mais la jeune femme se maintient.

Grelottante, elle retrouve un semblant de calme, une respiration plus régulière. Elle pense alors à gonfler son gilet. Éclate d’un rire hystérique. La résonance de sa voix dans cet espace obscur la surprend.

– Une poche d’air ! crie-t-elle.

Elle serre ses doigts encore plus fort sur la roche.

Et tu veux le gonfler comment ton gilet, espèce de bécasse ?

Tes bouteilles sont vides !

Nouvel éclat de rire.

– Ouais, vraiment, une bécasse de première !

La jeune femme saisit l’inflateur pour insuffler cet air si précieux par petites goulées.

Dans la panique et le stress, Léa a oublié qu’un gilet de plongée se gonfle aussi à la bouche. Elle lâche l’aspérité, se laisse flotter, légère, libérée.

Peu importe l’obscurité, peu importe les ténèbres, elle vit, elle respire. Elle va revoir son petit Jules, l’entendre rire, lui chatouiller les pieds, essuyer sa moustache de lait quand il posera son bol de cacao. Elle va se racheter, rattraper le temps perdu.

Il lui suffit d’attendre les secours.

Léa avertit – presque – toujours Marc quand elle explore les grottes de la région. Mais là…

Je ne sais pas si je l’ai appelé. Quelle gourde ! Au pire, lundi mes collègues verront que je ne suis pas au boulot. Bon, je risque bien d’être congelée d’ici là. Mais, si Marc est au courant, il donnera l’alerte. Réunir les secours, dégager l’éboulement. J’en ai pour minimum combien… quinze heures ? J’espère qu’ils découvriront mon fil d’Ariane. Avec cette putain de visibilité, c’est pas gagné. Et l’eau à neuf degrés… on survit combien de temps à cette température ?

Pour s’alléger, Léa détache son équipement. Elle fixe ses plombs et ses bouteilles à son gilet. Sa seule combinaison lui permet de flotter sans effort. Et de conserver la chaleur de son corps.

Ses gants lui manquent. Elle les a enlevés pour sentir la roche, toucher la terre, tâter les cailloux. Pour comprendre comment son fil d’Ariane a pu se coincer sous un éboulis, pourquoi elle n’a pas trouvé la sortie.

Ses lampes aussi lui manquent. Moins que les gants. Léa n’envisage pas l’obscurité comme hostile. Mais le confort de la lumière serait bienvenu.

Journée de poisse totale. Deux pannes de lampes et un effondrement. J’aurais mieux fait de mater une série ! Vivement la suite de Walking Dead. Encore deux mois à poireauter avant la saison 3. Si je sors d’ici !

Étendue sur le dos, elle flotte, palme légèrement pour faire le tour de son nouvel univers. Pour se réchauffer.

– Y a quelqu’un ? Hé, ho ! tu pourrais me répondre, sale Golum ! Ça te fait plaisir, hein, de me regarder faire la planche ?

Parler lui redonne du courage. L’espace ne semble pas volumineux. Elle n’entend ni l’écho des grandes salles ni la résonance plate des boyaux exigus. Pourtant, ses bras levés le plus haut possible gesticulent dans le vide. Le plafond se trouve hors de portée.

Et vers le bas ?

Elle se redresse, se rend compte qu’elle a pied. La profondeur n’excède pas un mètre.

J’allais me noyer dans un mètre d’eau ! C’est trop con, ça. Léa retire ses palmes. Pieds nus dans ses chaussons, elle sent la roche. Avançant prudemment, elle entame l’exploration de la grotte. Le sol devient plus mou, remonte en pente douce. D’expérience, elle reconnaît un mélange de terre et de gravillons. Elle continue et, peu à peu, sort de l’eau pour se retrouver debout sur une plage souterraine.

La jeune femme se laisse tomber sur le dos, bras en croix. Aucune lumière. Le vide ténébreux. Le léger clapotis s’atténue. Jusqu’à disparaître, plongeant la cavité dans le silence.

Elle ferme ses paupières inutilement ouvertes. Se recroqueville pour garder la chaleur. Son casque, inconfortable, isole sa tête du sol humide. Les tremblements, moins violents que ses deux crises de panique ressenties sous l’eau, s’adoucissent. Une profonde fatigue l’accable.

Ne t’endors pas, ma belle. Bouge, ne te laisse pas aller. Tu ne vas quand même pas crever de froid après l’évasion du siphon. Ce serait trop bête.

Les images de sa mésaventure lui reviennent en mémoire. Elle les chasse pour se concentrer sur son espace. Elle actionne une fois de plus ses deux lampes. Rien.

Pourquoi la troisième est restée dans la bagnole ?

Léa se relève, lentement, brasse l’air à la recherche d’un obstacle. À haute voix, elle guide ses recherches :

– L’eau se trouve dans mon dos. J’avance d’un pas dans la direction opposée. Deuxième pas. Aucun obstacle. Deux pas à droite. Rien. Encore une fois à droite. L’eau… elle est bien là.

Comment je suis arrivée ici ?

Curieuse, Léa retourne dans l’eau, trouve rapidement un étroit passage, une sorte de puits d’un mètre de diamètre ouvert sous ses pieds.

Ah ! ah ! c’est par là ! Ça doit communiquer avec la galerie en dessous.

La jeune femme poursuit son exploration. À force de tâtonnements, elle constate qu’en quittant la plage le sol monte légèrement. Les parois se rapprochent. En écartant les bras, elle les touche, du bout des doigts.

À l’aveugle, plongée dans une obscurité totale, Léa enregistre chaque pas, chaque changement de direction, chaque obstacle. Elle emmagasine un maximum d’informations, avance lentement, recule, plaque ses mains sur un rocher pour se souvenir de sa présence, mémoriser sa forme.

S’écarter du plan d’eau, c’est s’éloigner d’éventuels secours.

Elle fait demi-tour, reprend son exploration depuis le début. Quarante pas. Retour. Cinquante pas. Retour. Elle connaît maintenant pratiquement par cœur les vingt-cinq premiers mètres de la grotte.

Et ainsi de suite.

Un bruit crispe ses oreilles. Sous ses pieds Léa vient de…

Non, impossible ! Pas ici.

Elle se baisse pour effleurer le sol. La terre sèche l’étonne. D’ordinaire, l’environnement souterrain est humide. Sauf parfois à l’entrée. Elle continue de tâtonner quand le plat de sa main se pose sur…

– Une feuille morte ! Qu’est-ce que tu fabriques là, ma petite ?

Avançant maintenant à quatre pattes, Léa referme ses doigts sur d’autres feuilles. Une seule conclusion s’impose ; un lien avec l’extérieur se trouve à proximité. Elle reprend sa lente progression pour découvrir, oh ! miracle, un faisceau de lumière.

– Hé ! les gars, vous voulez pas couper les lights ! Ça crame la rétine.

Elle a beau plaisanter, jouer la maligne, son cœur danse la carmagnole. Toujours à genoux, elle avance son visage vers une minuscule crevasse d’où jaillit le jour.

– Éblouissant !

Léa parvient difficilement à glisser son index dans la fissure, tant elle est étroite. Derrière, la jeune femme devine la forêt, le ciel, la rivière, son petit Jules. Retirant son doigt, elle colle son nez le plus loin possible pour humer les parfums extérieurs.

4

13 novembre 1149

De l’humidité de la forêt s’exhale des senteurs de mousse, de champignons mélangées à un doux relent de pourriture boisée. Une ambiance de fin d’automne soulignée par un léger brouillard flottant sur l’étang.

Levé plus tôt qu’à l’ordinaire, Raoul contemple la surface sans ride. Des araignées d’eau lui offrent un ballet relaxant. Patinage fluide sur miroir liquide. Les bestioles évitent les roseaux, esquivent le piqué d’un oiseau affamé, pour tomber sur la langue d’une grenouille, affamée elle aussi.

Perdu dans ses réflexions, il n’entend pas le frère Antoine s’approcher. Le moine touche son épaule. Raoul sursaute.

– Tu sembles bien pensif.

Le jeune homme remarque alors le visage sombre et les traits tirés de son mentor.

– Hier soir, vous éprouviez une telle frayeur en lisant ce livre. Je ne savais pas quoi faire.

Raoul lance un caillou dans l’étang, au milieu des araignées d’eau. Elles se mettent à tourner en pagaille, à courir, ne sachant quelle attitude adopter.

– Vous ressembliez à ces araignées complètement déboussolées.

Antoine sourit, amusé par cette comparaison.

– Ce que j’ai lu dans ce livre m’a surpris. Effrayé même, tu as raison. J’ai passé la nuit à le traduire, à le comprendre, car rien ne paraît plus inimaginable que ce qu’il contient. J’ai besoin que tu m’expliques comment il est entré en ta possession.

Raoul raconte son pèlerinage dans le village de Saint-Imier en compagnie de son amie Anne et de son frère Goupil. En pleine nuit, alors qu’ils dormaient à l’auberge, une bande de malfrats les a attaqués. Ils ont été bâillonnés, attachés comme de vulgaires malpropres et traînés hors du village. Par chance, ils ont croisé deux templiers de retour de Terre sainte.

Une violente altercation s’est engagée. Les deux groupes en sont venus aux mains et, au terme d’une bagarre sanglante, un seul templier est resté debout, très mal en point, mais vivant.

– Tous les autres sont morts, conclut Raoul. Ils se sont entre-tués. Quant au dernier templier, vu ses blessures, ses heures étaient comptées. Avant de succomber, Guillaume, c’était son nom, m’a parlé de caisses qu’il rapportait de Jérusalem.

Le jeune garçon garde le silence un instant sous l’œil inquisiteur du moine.

– Les… caisses…

– Quoi, les caisses ? s’impatiente Antoine.

– Elles sont remplies d’or !

L’ecclésiastique ne réagit pas, ou alors presque pas.

– Tiens donc !

– Guillaume m’a fait promettre de les remettre au roi Louis VII et de n’en parler à personne. Mais c’est impossible. Je ne sais pas comment m’y prendre.

– C’est ce… templier qui t’a donné le livre ? demande le moine, apparemment peu attaché à cette histoire de trésor royal.

– Oui, le templier Guillaume. Mais les caisses, l’or…

– Est-ce qu’il t’a dit où il a trouvé ce livre ?

Non, vraiment, Antoine ne montre aucun intérêt pour les caisses.

– Je ne crois pas. Ou alors à Jérusalem ? C’est possible qu’il m’ait raconté ça avant de mourir. Mais je n’en suis pas sûr.

Le moine se mure dans une silencieuse réflexion. Il reprend la parole de longues minutes plus tard.

– Écoute-moi bien, Raoul, mets ce livre à l’abri. Je t’en conjure, il ne doit jamais, comprends-moi bien, il ne doit jamais quitter sa cachette sans mon accord.

Le reste de cette journée, le jeune homme mène à bien sa tâche.

À l’écart du chemin entre Lucelle et Laufon, une petite cavité s’ouvre en milieu de falaise. Invisible du sol, son accès nécessite de l’agilité, du sang-froid. Raoul l’a découverte par hasard en pistant un écureuil. Ce coin de forêt, nullement exploité par l’abbaye, ne recèle ni mine de fer, ni cours d’eau, ni arbre fruitier. Une zone sans intérêt, propice pour y enfouir un secret, pour y cacher un trésor. Car le garçon n’imagine pas que quelqu’un connaisse l’existence de cette grotte.

Muni d’une corde, d’une torche et du mystérieux livre protégé par une pochette de cuir, Raoul gagne discrètement la falaise. Qu’il escalade !

Il allume son flambeau avec appréhension.

Pas trop envie de me retrouver nez à nez avec un blaireau.Quoique je ne sais pas comment un blaireau ferait pourgrimper jusqu’ici.

Après l’entrée exiguë, les dimensions de la cavité permettent à Raoul d’avancer debout. L’unique galerie le mène sans obstacle devant une gouille d’eau. À la lueur de sa torche, revenu sur ses pas, il scrute les parois à la recherche d’un endroit où dissimuler son colis. Il trouve une niche assez grande pour accueillir le livre et suffisamment petite pour en colmater l’orifice d’un bouchon d’argile. Pour plus de sécurité, il condamne encore l’entrée de la cavité avec des briques péniblement hissées sur la terrasse. Il camoufle sa construction d’un mélange de terre, de cailloux, de mousse, de branches sèches et de feuilles mortes.

Son travail achevé, Raoul se recule pour constater, fièrement, que jamais, ô grand jamais, une grotte ne se trouvait là.

5

Samedi 26 janvier 2013

Comment deviner qu’une grotte se cache là ? Hébétée, Léa contemple l’entrée de la cavité. Stupéfiée par sa mésaventure, étonnée par ce dénouement miraculeux, elle trouve surprenant ce muret qu’elle vient de défoncer à coups de pied. Un muret de briques, pas un tas de cailloux, pas un éboulement.

– Qui a construit ce truc-là ? Faut être débile ! Pourquoi ce mur, ici ? dit-elle tout haut en jetant un œil vers le bas de la falaise. Ou alors ceux qui l’ont bâti avaient d’excellentes raisons.

Léa ne ressent pas le froid glacial de ce mois de janvier. Soulagée d’avoir déniché cette sortie, elle hume à pleins poumons l’air vivifiant qui lui redonne vie.

Tel un aigle dans son nid, elle se tient perchée sur une terrasse au milieu d’une paroi rocheuse. En contrebas, elle entend couler la Lucelle, invariablement, depuis des siècles. Une voiture déboule en trombe sur la route franco-suisse. Avant de rejoindre la sienne, Léa se retourne sur l’entrée de la cavité.

– Pourquoi un fêlé a-t-il crapahuté jusqu’ici pour construire ce mur ?

Sa décision est prise, demain, elle viendra rechercher son matériel de plongée et explorera cette grotte. Avec une lampe en état de marche ! se promet-elle.

La jeune femme agrippe les branches qu’un arbre tend sur la terrasse. Leste et agile, elle dévale le tronc pour atteindre rapidement le pied de la falaise. Elle lève la tête. D’en bas, impossible de deviner l’existence de cette terrasse. Et encore moins celle de la grotte.

Léa récupère ses clés cachées sous un caillou, ouvre le coffre de sa Justy, se déshabille et y jette sa combinaison de plongée, ses chaussons et son casque. Nue au bord de la route, impudique, elle n’enfile qu’un gros pull avant de s’installer au volant. Une fois la porte fermée, son corps se relâche enfin. Elle respire profondément et tourne à peine la clé pour enclencher le lecteur CD. Cobain, le chanteur de Nirvana, hurle alors « With the lights out, it’s less dangerous ». Léa sourit.

– T’as raison, Kurt, avec les lumières éteintes, c’est moins dangereux !

Elle tourne complètement la clé, passe la première et démarre en trombe.

6

17 novembre 1149

Un cheval entre au triple galop sur l’esplanade de l’abbaye de Lucelle. Couvert de poussière, le frère Antoine saute à terre en appelant Raoul. Il entraîne le jeune homme dans le scriptorium, verrouille la porte avant de braquer un regard sombre sur son disciple.

– Raoul, as-tu oui ou non caché le livre ?

– Oui, oui, balbutie le garçon, comme je vous l’ai prom…

– Personne, à part toi, ne sait où il se trouve ?

– Non, personne.

– Et personne ne soupçonne l’existence de ce livre ? Ni ta copine ni ton frère, personne ?

– Non, personne.

– Tu en fais le serment ?

Déconcerté par la tension du moine, Raoul hoche la tête en promettant une seconde fois qu’il est le seul à connaître l’endroit où il a caché le livre. Antoine relâche son étreinte. Se calme, s’assied, se verse un bol de soupe et demande à Raoul de prendre place à ses côtés.

– Bien… bien. Maintenant, oublie cette histoire. Elle n’est plus de notre ressort.

7

Samedi 26 janvier 2013, fin d’après-midi

– Je suis pas près d’oublier cette histoire, explique Léa.

– Quoi ? Qu’est-ce qui t’est encore arrivé ? demande Marc au bout du fil.

– J’ai plongé dans le siphon de Lucelle.

– Aujourd’hui ? Mais… tu devais m’avertir.

– Pourtant je croyais… bref, on s’en fout, je suis ressortie.

– Nom de Dieu ! Tu es complètement inconsciente. Tu le sais, j’attends que tu me préviennes.

– Ouais, bon, OK, j’ai oublié. Tu vas pas nous faire un caca nerveux.

Léa raccroche au nez de Marc, actionne le mode silencieux de son iPhone et le balance sur le canapé du salon.

– Fait chier. J’ai oublié, j’ai oublié. Va pas m’emmerder des plombes pour ça.

Elle se coule un bain bouillant, ajoute deux gouttes de savon moussant et s’assoit sur les toilettes en attendant que la baignoire se remplisse. Elle retire son pull-over, le roule contre sa poitrine et se met à pleurer. Léa voudrait prendre Jules dans ses bras, lui caresser les cheveux, lui dire que sa maman l’aime. Elle n’a pas cessé de trembler depuis l’incident. D’abord de peur, puis d’asphyxie, de froid et enfin de délivrance. Maintenant, dans la salle de bains, Léa tremble de tristesse. Mais, avant d’appeler Jules, elle doit se calmer.

Qui compte dans sa vie ? Jules, évidemment. Elle voit son fils de temps en temps, une heure, une demi-journée, un week-end, jamais plus. Gilles, elle l’a aimé, une nuit, une semaine, un mois. Même pas une année. Puis Léa et Gilles se sont séparés en bons termes. Depuis, ils restent d’excellents potes et se côtoient brièvement quand il lui amène Jules.

Est-ce que ses collègues de boulot comptent ? Leurs relations se limitent au cercle professionnel avec, rarement, un apéro le vendredi soir.

Ses oncles, tantes et cousins ? Silence radio depuis la mort de ses parents… Non, sa famille n’existe plus. Ni pour elle ni pour eux.

Restent ses copains spéléos avec qui Léa passe une partie de son temps libre. De très bons potes. Pas des amis à proprement parler. Sauf Marc, son seul véritable confident. Et elle vient de lui raccrocher au nez.

– Marc ? C’est moi.

Au bout du fil, Marc répond par un simple « Oui ! » Il ne sert à rien de provoquer Léa quand elle se trouve dans cet état. Un mot de travers, et la discussion part en vrille. Autant ne pas l’interrompre. Elle a besoin qu’on l’écoute.

– J’ai merdé, c’est vrai. J’aurais dû t’avertir que j’allais plonger à Lucelle.

Elle garde le silence, le temps de calmer son tremblement.

– Ouais, Lucelle, tu sais, la grotte au bord de la route. C’est la dixième fois que j’y vais et je t’ai appelé avant chaque sortie. Hein, c’est vrai ?

Marc acquiesce simplement d’un nouveau « Oui » et laisse Léa continuer.

– J’adore cette grotte, même si l’eau est encore plus dégueulasse que dans un trou d’égoût. Y a des mottes d’argile partout. On n’y voit rien. Que dalle. Mais je crève d’envie de découvrir des galeries inconnues. C’est pour ça que j’y ai plongé aujourd’hui.

Léa sourit. Crever d’envie de découvertes ! Crever tout court, oui ! Et ma galerie inconnue je l’ai trouvée ! Elle m’a sauvé la vie.

– J’ai plongé avec deux bouteilles de six litres. Les douze ne servent à rien. C’est pas profond et ça dépasse pas les cent mètres de longueur. Comme une brave fifille, j’ai attaché mon fil d’Ariane à l’entrée. Après vingt minutes sous l’eau, j’ai rien trouvé de neuf, alors j’ai fait demi-tour. Tu vois que je suis une brave fille, ironise encore Léa. J’ai appliqué les règles, il me restait deux tiers d’air dans mes bouteilles, comme l’ordonne le règlement.

La jeune femme se tait avant de hausser le ton.

– Merde, Marc, j’ai respecté toutes les putains de règles de sécurité, mais ma saloperie de lampe m’a lâchée. Et tu sais quoi ? Quand j’ai allumé la deuxième, elle a flashé un coup, et puis plus rien. La vraie poisse. J’ai essayé de comprendre ce qui se passait, mais nada, je suis restée plongée dans le noir. Bon, rien de trop grave. Je pouvais ressortir en suivant le fil. Ça m’arrive de temps en temps d’éteindre mes lampes pour sentir le siphon. J’adore entendre l’air exploser au plafond. C’est juste génial, cette ambiance. Mais ce matin j’ai foiré. J’ai laissé la troisième lampe dans ma voiture.

Elle hausse encore le ton.

– Ça devait être une courte plongée, rien de spécial, dans une grotte que je connais par cœur. Elle servait à rien, cette troisième lampe. L’eau est tellement dégueulasse… Mais bref. J’avais le fil d’Ariane pour retrouver la sortie. Et un truc bizarre s’est passé. Le fil… Tu m’écoutes ?

– Oui, Léa, je suis là. Tu as bu ? se risque Marc en regrettant immédiatement sa question.

– Tu fais chier !

Léa veut raccrocher pour la deuxième fois. Elle se ravise, se calme.

– Non, j’ai pas bu. Mais ça me ferait du bien.

– Excuse-moi, je n’aurais pas dû te demander ça. Je t’écoute, ça m’intéresse. Tu es ressortie en suivant le fil d’Ariane. Et après ?

– Ouais, c’est ce que je voulais faire, mais je me suis retrouvée dans un piège à rats. Le fil était coincé sous les rochers ou alors il s’est détaché, ça arrive. Comme ces putains de lampes qui tombent en panne, ça arrive. Attends, ma baignoire déborde.

De la mousse savonneuse glisse déjà sur le parquet en faux teck. La jeune femme ferme le robinet. Une douce moiteur règne dans la salle de bains. Couvertes de buée, les vitres opaques floutent l’extérieur. Léa trace un cœur sur le miroir en pensant à son petit Jules. Surprise et ravie en même temps par ce geste inhabituel, elle reprend place sur les toilettes et continue de raconter sa mésaventure.

– Impossible de sortir. J’ai fouillé comme une dingue, j’ai enlevé mes gants pour mieux sentir la roche, pour comprendre ce qui se passait. Mon fil s’est coincé là où la galerie est étroite et assez basse. Un éboulement peut facilement l’obstruer. Je n’ai pas d’autre explication. Qu’est-ce que tu voulais que je fasse ? Chercher une deuxième sortie ? Complètement utopique comme idée. Alors j’ai pensé que ce serait pas mal de crever sous l’eau dans une grotte.

– Ne dis pas ça.

Léa garde le silence une poignée de secondes.

– Tu sais ce qui m’a motivée, ce qui m’a aidée à ne pas clamser comme un poisson pourri ? C’est Jules. C’est pour lui que je me suis battue. Nom de Dieu ! La sortie se trouvait à quinze mètres, mais je ne pouvais pas l’atteindre. Tu te rends compte de la situation ? Sans lampe, impossible de contrôler mes manomètres. D’habitude ils sont fluorescents, mais là rien. J’ai estimé ma réserve d’air à moins d’une demi-heure. Alors j’ai exploré la grotte à fond, comme une dingue. Avec mes quelques neurones qui fonctionnent encore…

– Ne dis pas ça !

– … j’ai cherché, cherché, cherché. Je crois que mes mains ont palpé chaque centimètre carré de ce putain de siphon. Mais sans stress. Je suis restée vachement calme pour pas pomper tout mon air d’un seul coup. Et j’avais pas envie de m’emmêler au fil. T’imagines finir ficelée comme un rôti d’porc, coincée sous l’eau avec douze mille tonnes de roche au-dessus de la tête ! Je pense quand même que j’ai un chouia paniqué. Mes jambes ont commencé à trembler. Ma bouche me faisait mal tellement mes lèvres étaient crispées sur mon détendeur. J’ai estimé au fur et à mesure le temps qu’il me restait à vivre. Si je n’avais pas eu Jules en tête, je ne me serais pas battue. Alors, quand la première bouteille s’est vidée, j’ai vu cette vieille faucheuse me dire bonjour. Toujours là, Marc ?

– Toujours.

– Je t’emmerde avec mon histoire ?

– Pas du tout.

– Tu sais ce qu’on ressent quand on croit que tout est fini, mais qu’on a encore de l’air dans la deuxième bouteille ? Tu sais ce que j’ai ressenti en prenant une nouvelle inspiration ? C’est juste jubilatoire. Un pur moment de bonheur. Et puis la panne… le vide sur ce qui s’est passé après. Je me souviens vaguement du froid. Je claquais des dents, la bouche crispée pour ne pas boire la tasse. Après… nada. Il me manque une partie du scénario. Aucune idée de comment je suis sortie de cet enfer. Ma tête s’est retrouvée hors de l’eau, comme par miracle. Bon, je te laisse, mon bain devient tiède. Tu auras droit au deuxième épisode de l’histoire un autre jour, vieux croûton.

– Hé, ho ! un peu de respect, ronchonne Marc, soulagé d’entendre Léa plaisanter.

– J’y retourne demain récupérer mon matériel, sans plonger.

– Je t’accompagne.

– Pas demain, Marc, je préfère être seule la première fois. Mais j’ai vraiment envie de te montrer ma découverte. Promis, on ira ensemble un de ces quatre.

8

Dimanche 27 janvier 2013, le matin

De rêves étranges en cauchemars subaquatiques, Léa passe une nuit pénible. La jeune femme ne se repose pas, laisse germer une idée dans son esprit. Au cours des heures, l’idée se transforme en obsession : elle doit coûte que coûte retourner dans la grotte, sous l’eau, pour comprendre.

Si j’attends trop longtemps, je risque de ne plus jamais oser plonger. Je dois le faire, aujourd’hui.

Léa peine à retrouver la base de la falaise. Ses souvenirs la mènent finalement au pied d’un arbre, celui qui, la veille, l’a aidée à descendre de la terrasse. Sans lui, elle aurait transpiré pour rejoindre le plancher des vaches.

Se hissant de branche en branche, elle effectue le trajet inverse.

Devant la grotte, une impression de malaise envahit la jeune femme, quelque chose entre la crainte et la curiosité. Deux forces opposées ; l’une, curieuse, la pousse à entrer. L’autre, prudente, la retient de retourner dans ce piège.

La caverne s’ouvre à la base d’un petit cirque rocheux perché en milieu de falaise. Les blocs déplacés la veille à grands coups de pied gisent çà et là. Certains masquent en partie le mur de briques.

Vraiment bizarre, ce mur. Il sert à quoi ? Qui avait intérêt àcacher cette grotte ? Et pourquoi ?

La jeune femme enfile sa combinaison et, lampe frontale allumée, se glisse au travers du goulet. Par précaution, elle emporte deux éclairages supplémentaires ainsi que des piles, des bougies et une boîte d’allumettes étanches. On ne sait jamais, une panne arrive si vite !

Coincée dans l’espace restreint, la tête sous terre et les bottes encore à l’extérieur, Léa s’arrête.

Gaffe-toi, ma belle, tu as promis à Marc de ne pas jouer àla débile. S’il t’arrive le moindre pépin, il mettra un sacré boutde temps avant de trouver l’entrée. Bon, allez, il n’arrivera rienaujourd’hui. Ce serait le comble, deux fois coup sur coup.

Au terme de ses réflexions, qui de toute façon ne l’empêcheront pas de continuer, elle étire son corps jusqu’à franchir le mur. Le passage lui paraît plus étroit que la veille, mais elle parvient à se glisser à l’intérieur sans trop de difficultés.

Au cours de sa nuit blanche, outre ce besoin obsessionnel de replonger dans les eaux boueuses du siphon, Léa s’est questionnée sur ces briques. Est-ce qu’elles cachent une grotte naturelle ou une mine ? Si les moines de Lucelle ont creusé la région à la recherche de minerai de fer, le muret trouve une explication rationnelle.

Grâce à sa lampe frontale, elle constate que la main de l’homme n’a pas taillé la cavité. Il ne s’agit pas d’une galerie de mine artificielle, mais bien d’une caverne naturelle façonnée par l’action de l’eau durant des milliers d’années.

– Alors, qui a bâti ce mur ? Qui a bloqué l’entrée de cette grotte, et pourquoi ? dit-elle tout haut.

Elle décide de récupérer son matériel de plongée abandonné la veille dans l’obscurité. Ensuite, elle fouillera minutieusement la cavité, histoire de comprendre l’utilité du mur. Et, qui sait, peut-être trouvera-t-elle d’autres passages ?

Dans sa mémoire, la pente était moins accentuée. Elle franchit rapidement la cinquantaine de mètres qui la séparent du point d’eau. Tous les repères pris dans le noir, les distances, les obstacles semblent faussés à la lueur de sa lampe. Elle se représentait la plage un peu plus grande. La salle aussi. Et plus haute de plafond. Là, bras levés, elle en touche presque la voûte décorée de nombreuses stalactites immaculées et de draperies scintillantes. Ébahie, Léa s’extasie de longues minutes dans cette cathédrale naturelle. Une splendeur. Vingt-quatre heures plus tôt, cette féerie pendait au-dessus de sa tête, invisible, fondue dans l’obscurité.

Marc va devenir fou en découvrant cette salle. Va falloir que je l’amène ici vite fait.

Le masque de plongée et la cagoule noirs abandonnés sur la plage se confondent avec le sol sableux de même couleur. Par contre, ses palmes jaunes contrastent nettement. Le gilet flotte à la surface. Fixées au harnais, les deux bouteilles vides émergent, cul à l’air. Telle une sombre pieuvre cavernicole agonisante, les tuyaux des détendeurs pendent mollement sous l’eau.

– Je n’aimerais pas me retrouver face à face avec ces bestioles ! dit-elle en plaisantant, avant d’ajouter : incroyable ce que l’eau est claire ! Pas comme au fond, dans ce trou de chiottes. Étonnant !

Léa dépose son barda vers l’entrée.

Vues de l’intérieur, les briques forment un mur régulier. Travail soigné réalisé par des maçons consciencieux. Le matériau n’est pas moderne, ni parpaing en ciment ni béton, encore moins de l’Ytong, ce béton cellulaire léger. Façonnée en terre cuite, la construction date de plusieurs dizaines d’années. Ou plus.

Le doute n’est plus permis : quelqu’un a fermé l’entrée de la grotte pour la rendre invisible. Des blocs de rochers délibérément placés devant le mur extérieur confirment les soupçons de Léa.

– Qui voulait garder cette cavité secrète, et pour quelle raison ? se demande-t-elle une fois de plus. La réponse se trouve sous terre. Ou alors sous l’eau.

La jeune femme retourne à l’intérieur avec, cette fois, la ferme intention de fouiller de fond en comble la caverne. Des gens se sont donné beaucoup de peine pour en fermer l’entrée. Elle tâchera de comprendre pourquoi.

Bredouille après deux heures passées à sonder le sol, les parois, les moindres failles et crevasses, Léa se résout à abandonner. Elle reviendra avec Marc. Peut-être alors perceront-ils l’énigme de ce mur. Et puis la partie engloutie de la grotte reste son terrain de jeu. Quoi qu’elle en dise ou qu’elle en pense, elle a une nouvelle raison d’y replanter ses palmes.

Elle admire une dernière fois l’exceptionnel plafond couvert de stalactites, puis remonte la pente vers la sortie. Alors qu’elle se trouve à mi-distance de l’entrée, Léa dérape. Elle tente de se retenir sur un bloc d’argile qui se déchausse. Déséquilibrée, elle tombe lourdement, non sans lâcher un juron digne de la confrérie des charretiers.

La jeune femme se relève en rageant, frotte ses genoux douloureux et frappe la paroi du plat de la main. Au lieu de rencontrer la roche en place, sa paume s’enfonce dans l’argile. Elle perd à nouveau l’équilibre, se reprend de justesse et pousse un ouf de soulagement. À quelques centimètres près, Léa embrassait la paroi.

Nouveau juron immédiatement suivi par un silence de mort ; la lampe frontale éclaire un paquet posé dans le fond d’une niche. Yeux écarquillés, bouche ouverte, muette, la jeune femme n’en revient pas. Le mur a donc bien sa raison d’être.

– Tu fais quoi maintenant ? Tu ameutes les troupes archéologiques de notre belle république jurassienne ?

Après un temps d’hésitation, Léa se décide enfin. Elle soulève délicatement le paquet. Le poids la surprend, il ne correspond pas à la taille du colis, ou à l’idée qu’elle s’en fait. Épais d’une dizaine de centimètres, d’une surface égale à une page A4, il doit bien peser cinq kilos. Couvert de cuir, fermé par une ceinture à la boucle métallique fortement rouillée, Léa décide de l’ouvrir chez elle.

Calmement, bras tendu, tâtonnant des pieds à chaque pas pour ne pas glisser, elle emporte sa trouvaille.

Léa pousse le clavier de son iMac. Elle jette un pot de yogourt vide à la poubelle, lèche la cuillère maculée et brosse les miettes de pain qui traînent sur le bureau depuis trois jours. Elle dépose délicatement le paquet sur l’espace plus ou moins propre.

Le déballage peut commencer.

Rouillée, fragilisée, la boucle métallique se brise. Léa hésite à poursuivre. Peut-être devrait-elle parler de sa découverte à un spécialiste. Oui, mais qui ? Non, elle préfère continuer seule. Elle dégage la ceinture. Avec son couteau suisse, la jeune femme coupe avec un soin infini les menus morceaux qui refusent de se détacher.

Elle libère ainsi un étui en cuir ouvert sur le haut. Déplie le rabat, en retire un coffret en bois. De toute évidence, le temps n’a pas altéré sa structure. Ou alors le paquet se trouve dans la grotte depuis peu.

Un crochet en fer le maintient fermé. Léa inspire un bon coup, prête à découvrir son mystérieux contenu. Des pièces d’or ? Des documents compromettants ? Les photos d’un maître chanteur ? Elle libère le crochet, ouvre la boîte.

– Un livre !

Déçue, espérant tomber sur un objet plus précieux, elle le dépose sur le bureau et tourne la couverture. Une feuille s’envole et atterrit sur le sol. Papier jauni, irrégulier, elle ressemble à un parchemin, à une carte au trésor. Léa ramasse la feuille et la compare à la première page du livre. D’un rapide coup d’œil, elle remarque deux écritures différentes. Probablement du latin pour la feuille volante. Quant au livre, elle n’en a aucune idée. Des signes étranges en recouvrent les pages.

Une bière à la main, le dos bien calé contre le dossier de son siège, les deux pieds sur le bureau, Léa se demande tout haut :

– Qui a bien pu rédiger ces textes ?

9

17 novembre 1149

– Je ne te le dirai pas.

Assis dans le scriptorium de Lucelle, le frère Antoine boit une gorgée de soupe. Son visage a repris forme humaine. Il semble apaisé.

– Non, tu ne sauras pas qui a écrit ce livre. Te le révéler c’est prendre un trop grand risque. Je ne doute pas de toi, Raoul, mais moins de personnes seront au courant et mieux ce sera. N’oublie pas, tu as promis être le seul à connaître l’endroit où se cache le livre. Je te le répète, cette promesse-là passe au-dessus de toutes celles que tu pourras faire dans ta vie. Tu seras l’unique dépositaire de ce secret. Tu m’as bien compris ?

– Oui, oui, mais de toute façon personne ne pourra mettre la main dessus. Je l’ai caché dans…

– Stop ! le coupe sèchement le moine. Ne me dis rien. Personne ne doit savoir.

Raoul désire plus d’informations. Sa curiosité le pousse à demander des explications, mais sa loyauté indéfectible envers le frère de l’abbaye de Lucelle lui interdit de poser d’autres questions. Il ne connaîtra probablement jamais l’auteur de ce livre.

– Par contre… continue le moine.

Le jeune homme lève la tête, heureux d’en apprendre plus.

– J’ai recopié les deux premières pages pour les remettre à Sa Sainteté le pape. Mais obtenir une audience à Rome est compliqué. Je suis donc allé à Bâle demander une lettre de recommandation à l’évêque. Bien mal m’en a pris. L’évêque se rend au Vatican dans une semaine. Il fera la commission lui-même. Espérons qu’il le fasse. Les copies sont scellées, et seul le pape est habilité à les lire. Quant au livre, on ne peut le montrer à personne d’autre.

10

Dimanche 27 janvier 2013, début d’après-midi

– J