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Un soir, un vieux Londonien s'entend prier par une jolie petite fille de lui indiquer le chemin d'une rue située loin, très loin... II y conduit l'enfant et fait ainsi la connaissance du grand-père de Nelly, propriétaire d'un magasin d'antiquités. Ce vieillard, qui a aussi un garnement de petit-fils, entretient d'étranges relations avec un nain odieux; celui-ci, perfidement, le dépossède de son magasin... Alors, une nuit, Nelly et son grand-père, la main dans la main, doucement, sans bruit, s'enfuient de la maison...
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Seitenzahl: 562
Veröffentlichungsjahr: 2018
Au moment où nous sommes arrivés, non seulement nous pouvons prendre le temps de respirer pour suivre les aventures de Kit, mais encore les détails qu’elles présentent s’accordent si bien avec notre propre goût, que c’est pour nous un désir comme un devoir d’en retracer le récit.
Kit, pendant les événements qui ont rempli les quinze derniers chapitres, s’était, comme on pense, familiarisé de plus en plus avec M. et mistress Garland, M. Abel, le poney, Barbe, et peu à peu il en était venu à les considérer tous, tant les uns que les autres, comme ses amis particuliers, et Abel-Cottage comme sa propre maison.
Halte ! Puisque ces lignes sont écrites, je ne les effacerai pas mais si elles donnaient à croire que Kit, dans sa nouvelle demeure où il avait trouvé bonne table et bon logis, commença à penser avec dédain à la mauvaise chère et au pauvre mobilier de son ancienne maison, elles répondraient mal à notre pensée, tranchons le mot, elles seraient injustes. Qui, mieux que Kit, se fût souvenu de ceux qu’il avait laissés dans cette maison, bien que ce ne fussent qu’une mère et deux jeunes enfants ? Quel père vantard eût, dans la plénitude de son cœur, raconté plus de hauts faits de son enfant prodige, que Kit ne manquait d’en raconter chaque soir à Barbe, au sujet du petit Jacob ? Et même, s’il eût été possible d’en croire les récits qu’il faisait avec tant d’emphase, y eut-il jamais une mère comme la mère de Kit, du moins au témoignage de son fils, ou bien y eut-il jamais autant d’aisance au sein même de la pauvreté, que dans la pauvreté de la famille de Kit ?
Arrêtons-nous ici un instant pour faire remarquer que, si le dévouement et l’affection domestique sont toujours une chose charmante, nulle part ils n’offrent plus de charme que chez les pauvres gens, les liens terrestres qui attachent à leur famille les riches et les orgueilleux sont trop souvent de mauvais aloi ; mais ceux qui attachent le pauvre à son humble foyer sont de bon métal, et portent l’estampille du ciel. L’homme qui descend de noble race aime les murailles et les terres de son héritage comme une partie de lui-même, comme des insignes de sa naissance et de son autorité ; son union avec elles est l’union triomphale de l’orgueil et de la richesse. L’attachement du pauvre à la terre qu’il tient à ferme, que des étrangers ont occupée avant lui, et que d’autres occuperont peut-être demain, a des racines plus profondes et qui descendent plus avant dans un sol plus pur. Ses biens de famille sont de chair et de sang ; aucun alliage d’argent ou d’or ne s’y mêle ; il n’y entre pas de pierres précieuses ; le pauvre n’a pas d’autre propriété que les affections de son cœur ; et lorsque, mal vêtu, mal nourri, accablé de travail, il est forcé de se tenir sur un sol froid, entre des murailles nues, cet homme reçoit directement de Dieu lui-même l’amour qu’il éprouve pour sa maison, et ce lieu de souffrance devient pour lui un asile sacré.
Oh ! si les hommes qui règlent le sort des nations songeaient seulement à cela ; s’ils se disaient combien il a dû en coûter aux pauvres gens pour engendrer dans leur cœur cet amour du foyer, source de toutes les vertus domestiques, lorsqu’il leur faut vivre en une agglomération serrée et misérable, où toute convenance sociale disparaît, si même elle a jamais existé ; s’ils détournaient leurs regards des vastes rues et des grandes maisons pour les porter sur les habitations délabrées, dans les ruelles écartées où la pauvreté seule peut passer ; bien des toits humbles diraient mieux la vérité au ciel que ne peut le faire le plus haut clocher qui, les raillant par le contraste, s’élève du sein de la turpitude, du crime et de l’angoisse. Cette vérité, des voix sourdes et étouffées la prêchent chaque jour, et l’ont proclamée depuis bien des années, aux workhouses, à l’hôpital, dans les prisons. Ce n’est pas un sujet de médiocre importance, ce n’est pas simplement la clameur des classes laborieuses, ce n’est pas pour le peuple une pure question de santé et de bien-être qui puisse être livrée aux sifflets dans les soirées parlementaires. L’amour du pays naît de l’amour du foyer ; et quels sont, dans les temps de crise, les plus vrais patriotes, de ceux qui vénèrent le sol natal, eux-mêmes propriétaires de ses bois, de ses eaux, de ses terres, de tout ce qu’il produit, ou de ceux qui chérissent leur pays sans pouvoir se vanter de posséder un pouce de terrain sur toute sa vaste étendue ?
Kit ne s’occupait guère de ces questions : il ne voyait qu’une chose, c’est que son ancienne maison était pauvre, et la nouvelle bien différente ; et cependant, il reportait constamment ses regards en arrière avec une reconnaissance pénétrée, avec l’inquiétude de l’affection, et souvent il dictait de grandes lettres pour sa mère et y plaçait un schelling, ou dix-huit pence, ou d’autres petites douceurs qu’il devait à la libéralité de M. Abel. Parfois, lorsqu’il venait dans le voisinage, il avait la faculté d’entrer vite chez sa mère. Quelle joie, quel orgueil ressentait mistress Nubbles ! avec quel tapage le petit Jacob et le poupon exprimaient leur satisfaction ! Jusqu’aux habitants du square, qui venaient féliciter cordialement la famille de Kit, écoutant avec admiration les récits du jeune homme sur Abel-Cottage, dont ils ne se lassaient pas d’entendre vanter les merveilles et la magnificence.
Bien que Kit jouît d’une haute faveur auprès de la vieille dame, de M. Garland, d’Abel et de Barbe, il est certain qu’aucun membre de la famille ne lui témoignait plus de sympathie que l’opiniâtre poney ; celui-ci, le plus obstiné, le plus volontaire peut-être de tous les poneys du monde, était entre les mains de Kit le plus doux et le plus facile de tous les animaux. Il est vrai qu’à proportion qu’il devenait plus docile vis-à-vis de Kit, il devenait de plus en plus difficile à gouverner pour toute autre personne, comme s’il avait résolu de maintenir Kit dans la famille à tous risques et hasards. Il est vrai que, même sous la direction de son favori, il se livrait parfois à une grande variété de boutades et de cabrioles, à l’extrême déplaisir des nerfs de la vieille dame ; mais comme Kit représentait toujours que c’était chez le poney une simple marque d’enjouement, ou une manière de montrer son zèle envers ses maîtres, mistress Garland finit par adopter cette opinion ; bien plus, par s’y attacher tellement, que si, dans un de ses accès d’humeur folle, le poney avait renversé la voiture, elle eût juré qu’il ne l’avait fait que dans les meilleures intentions du monde.
En peu de temps, Kit avait donc acquis une habileté parfaite dans la direction de l’écurie ; mais il ne tarda pas non plus à devenir un jardinier passable, un valet de chambre soigneux dans la maison, et un serviteur indispensable pour M. Abel qui, chaque jour, lui donnait de nouvelles preuves de confiance et d’estime. M. Witherden, le notaire, le voyait d’un bon œil ; M. Chukster lui-même daignait quelquefois condescendre à lui accorder un léger signe de tête, ou à l’honorer de cette marque particulière d’attention qu’on appelle « lancer un clin d’œil », ou à le favoriser de quelqu’un de ces saluts qui prétendent à l’air affable, sans perdre l’air protecteur.
Un matin, Kit conduisit M. Abel à l’étude du notaire, comme cela lui arrivait souvent ; et, l’ayant laissé devant la maison, il allait se rendre à une remise de location située près de là, quand M. Chukster sortit de l’étude et cria : « Whoa-a-a-a-a-a ! » appuyant longtemps sur cette finale, afin de jeter la terreur dans le cœur du poney, et de mieux établir la supériorité de l’homme sur les animaux, ses très humbles serviteurs.
« Montez, Snob, dit très haut M. Chukster s’adressant à Kit. Vous êtes attendu là-dedans.
– M. Abel aurait-il oublié quelque chose ? dit Kit, qui s’empressa de mettre pied à terre.
– Pas de question, jeune Snob ; mais entrez et voyez. Whoa-a-a ! voulez-vous bien rester tranquille !... Si ce poney était à moi, comme je vous le corrigerais !
– Soyez très doux pour lui, s’il vous plaît, dit Kit, ou bien il vous jouera quelque tour. Vous feriez mieux de ne pas continuer à lui tirer les oreilles. Je sais qu’il n’aime pas ça. »
M. Chukster ne daigna répondre à ce conseil qu’en lançant à Kit avec un air superbe et méprisant les mots de « jeune drôle », et en lui enjoignant de détaler et de revenir le plus tôt possible. Le « jeune drôle » obéit. M. Chukster mit les mains dans ses poches, et affecta de n’avoir pas l’air de prendre garde au poney, et de se trouver là seulement par hasard.
Kit frotta ses souliers avec beaucoup de soin, car il n’avait pas perdu encore son respect primitif pour les liasses de papiers et les cartons, et il frappa à la porte de l’étude que le notaire en personne s’empressa d’ouvrir.
« Ah ! très bien !... Entrez, Christophe, dit M. Witherden.
– C’est là ce jeune homme ? demanda un gentleman figé mais encore robuste et solide, qui était dans la chambre.
– Lui-même, dit M. Witherden. C’est à ma porte qu’il a rencontré mon client, M. Garland. J’ai lieu de croire que c’est un brave garçon, et que vous pourrez ajouter foi à ses paroles. Permettez-moi de faire entrer M. Abel Garland, monsieur, son jeune maître, mon élève en vertu du contrat d’apprentissage, et, de plus, mon meilleur ami. Mon meilleur ami, monsieur, répéta le notaire tirant son mouchoir de soie et l’étalant dans tout son luxe devant son visage.
– Votre serviteur, monsieur, dit l’étranger.
– Je suis bien le vôtre, monsieur, dit M. Abel d’une voix flûtée. Vous désirez parler à Christophe, monsieur ?
– En effet, je le désire. Le permettez-vous ?
– Parfaitement.
– L’affaire qui m’amène n’est pas un secret, ou plutôt, je veux dire qu’elle ne doit pas être un secret ici, ajouta l’étranger en remarquant que M. Abel et le notaire se disposaient à s’éloigner. Elle concerne un marchand d’antiquités chez qui travaillait ce garçon, et à qui je porte un profond intérêt. Durant bien des années, messieurs, j’ai vécu hors de ce pays, et, si je manque aux formes et aux usages, j’espère que vous voudrez bien me le pardonner.
– Vous n’avez pas besoin d’excuses, monsieur, dit le notaire.
– Vous n’en avez nullement besoin, répéta M. Abel.
– J’ai fait des recherches dans le voisinage de la maison qu’habitait son ancien maître, et j’ai appris que le marchand avait eu ce garçon à son service. Je me suis rendu chez sa mère, qui m’a adressé ici comme au lieu le plus proche où je pourrais le trouver. Tel est le motif de la visite que je vous fais ce matin.
– Je me félicite, dit le notaire, du motif, quel qu’il soit, qui me vaut l’honneur de votre visite.
– Monsieur, répliqua l’étranger, vous parlez en homme du monde ; mais je vous estime mieux que cela. C’est pourquoi je vous prie de ne point abaisser votre caractère par des compliments de pure forme.
– Hum ! grommela le notaire ; vous parlez avec bien de la franchise, monsieur.
– Et j’agis de même, monsieur. Ma longue absence et mon inexpérience m’amènent à cette conclusion : que, si la franchise en paroles est rare dans cette partie du monde, la franchise en action y est plus rare encore. Si mon langage vous choque, monsieur, j’espère que ma conduite, quand vous me connaîtrez, me fera trouver grâce à vos yeux. »
M. Witherden parut un peu déconcerté par la tournure que le vieux gentleman donnait à la conversation. Quant à Kit, il regardait l’étranger avec ébahissement et la bouche ouverte, se demandant quelle sorte de discours il allait lui adresser à lui, lorsqu’il parlait si librement, si franchement à un notaire. Ce fut cependant sans dureté, mais avec une sorte de vivacité et d’irritabilité nerveuse que l’étranger, s’étant tourné vers Kit, lui dit :
« Si vous pensez, mon garçon, que je poursuis ces recherches dans un autre but que de trouver et de servir ceux que je désire rencontrer, vous me faites injure, et vous vous faites illusion. Ne vous y trompez donc pas, mais fiez-vous à moi. Le fait est, messieurs, ajouta l’étranger, se tournant vers le notaire et son clerc, que je me trouve dans une position pénible et inattendue. Je me vois tout à coup arrêté, paralysé dans l’exécution de mes projets par un mystère que je ne puis pénétrer. Tous les efforts que j’ai faits à cet égard n’ont servi qu’à le rendre plus obscur et plus sombre ; j’ose à peine travailler ouvertement à en poursuivre l’explication, de peur que ceux que je recherche avec anxiété ne fuient encore plus loin de moi. Je puis vous assurer que, si vous me prêtez assistance, vous n’aurez pas lieu de le regretter, surtout si vous saviez combien j’ai besoin de votre concours, et de quel poids il me délivrerait. »
Dans cette confidence, il y avait un ton de simplicité qui provoqua une prompte réponse du brave notaire. Il s’empressa de dire, avec non moins de franchise, que l’étranger ne s’était pas trompé dans ses espérances, et que, pour sa part, s’il pouvait lui être utile, il était tout à son service.
Kit subit alors un interrogatoire, et fut longuement questionné par l’inconnu sur son ancien maître et sa petite-fille, sur leur genre de vie solitaire, leurs habitudes de retraite et de stricte réclusion. Toutes ces questions et toutes les réponses portèrent sur les sorties nocturnes du vieillard, sur l’existence isolée de l’enfant pendant ces heures d’absence, sur la maladie du grand-père et sa guérison, sur la prise de possession de la maison par Quilp, et sur la disparition soudaine du vieillard et de Nelly. Finalement, Kit apprit au gentleman que la maison était à louer, et que l’écriteau placé au-dessus de la porte renvoyait pour tous renseignements à M. Samson Brass, procureur, à Bevis-Marks, lequel donnerait peut-être de plus amples détails.
– J’ai peur d’en être pour mes frais, dit le gentleman, qui secoua la tête. Je demeure dans sa maison.
– Vous demeurez chez l’attorney Brass !... s’écria M. Witherden un peu surpris, car sa profession le mettait en rapport avec le procureur : il connaissait l’homme.
– Oui, répondit l’étranger, depuis quelques jours la lecture de l’écriteau m’a déterminé par hasard à prendre un appartement chez lui. Peu m’importe le lieu où je demeure ; mais j’espérais trouver là quelques indications que je ne pourrais trouver ailleurs. Oui, je demeure chez Brass, à ma honte, n’est-ce pas ?
– Mon Dieu ! dit le notaire en levant les épaules, c’est une question délicate : tout ce que je sais, c’est que Brass passe pour un homme d’un caractère douteux.
– Douteux ? répéta l’étranger. Je suis charmé d’apprendre qu’il y ait quelque doute à cet égard. Je supposais que l’opinion était fixée depuis longtemps sur ce personnage. Mais me permettriez-vous de vous dire deux ou trois mots en particulier ? »
M. Witherden y consentit. Ils entrèrent dans le cabinet du notaire, où ils causèrent un quart d’heure environ ; après quoi, ils revinrent à l’étude. L’étranger avait laissé son chapeau dans le cabinet de M. Witherden, et semblait s’être posé sur un pied d’amitié pendant ce court intervalle.
« Je ne veux pas vous retenir davantage, dit-il à Kit en lui mettant un écu dans la main et dirigeant un regard vers le notaire. Vous entendrez parler de moi. Mais pas un mot de tout ceci, sinon à votre maître et à votre maîtresse.
– Ma mère serait bien contente de savoir... dit Kit en hésitant.
– Contente de savoir quoi ?
– Quelque chose... d’agréable pour miss Nelly.
– En vérité ?... Eh bien, vous pouvez l’en instruire si elle est capable de garder un secret. Mais du reste songez-y, pas un mot de ceci à aucune autre personne. N’oubliez point mes recommandations. Soyez discret.
– Comptez sur moi, monsieur, dit Kit. Je vous remercie, monsieur, et vous souhaite le bonjour. »
Le gentleman, dans son désir de bien faire comprendre à Kit qu’il ne devait parler à personne de ce qui avait eu lieu entre eux, le suivit jusqu’en dehors de la maison pour lui répéter ses recommandations. Or, il arriva qu’en ce moment M. Richard Swiveller, qui passait par là, tourna les yeux de ce côté et aperçut à la fois Kit et son mystérieux ami.
C’était un simple hasard dont voici la cause. M. Chukster, étant un gentleman d’un goût cultivé et d’un esprit raffiné, appartenait à la Loge des Glorieux Apollinistes, dont M. Swiveller était président perpétuel. M. Swiveller, conduit dans cette rue en vertu d’une commission que lui avait donnée M. Brass et apercevant un membre de sa Glorieuse Société qui veillait sur un poney, traversa la rue pour donner à M. Chukster cette fraternelle accolade qu’il est du devoir des présidents perpétuels d’octroyer à leurs co-sociétaires. À peine lui avait-il serré les mains en accompagnant cette démonstration de remarques générales sur le temps qu’il faisait, que, levant les yeux, il aperçut le gentleman de Bevis-Marks en conversation suivie avec Christophe Nubbles.
« Oh ! oh ! dit Richard, qui est là ?
– C’est un monsieur qui est venu voir mon patron ce matin, répondit M. Chukster ; je n’en sais pas davantage, je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam.
– Au moins, savez-vous son nom ? »
À quoi M. Chukster répondit, avec l’élévation de langage particulière à un membre de la Société des Glorieux Apollinistes, qu’il voulait être « éternellement sanctifié » s’il s’en doutait seulement.
« Tout ce que je sais, mon cher, ajouta-t-il en passant les doigts dans ses cheveux, c’est que ce monsieur est cause que je suis debout ici depuis vingt minutes, et que pour cette raison je le hais d’une haine mortelle et impérissable, et que, si j’en avais le temps, je le poursuivrais jusqu’aux confins de l’éternité. »
Tandis qu’ils discouraient ainsi, celui qui faisait le sujet de leur entretien et qui, par parenthèse, n’avait pas paru reconnaître M. Richard Swiveller, rentra dans la maison. Kit rejoignit les deux causeurs ; M. Swiveller lui adressa sans plus de succès des questions sur l’étranger.
« C’est un excellent homme, monsieur, dit Kit ; c’est tout ce que j’en sais. »
Cette réponse redoubla la mauvaise humeur de M. Chukster qui, sans faire d’allusion directe, dit en thèse générale qu’on ferait bien de casser la tête à tous les Snobs et de leur tortiller le nez. M. Swiveller n’appuya pas cet amendement ; mais au bout de quelques moments de réflexion, il demanda à Kit quel chemin il suivait, et il se trouva que c’était précisément la direction qu’il avait à suivre lui-même ; en conséquence, il le pria de le prendre un peu dans sa voiture. Kit eût bien volontiers décliné cet honneur ; mais déjà M. Swiveller s’était installé sur le siège à côté de lui : il n’y avait donc pas moyen de le refuser, à moins de le jeter par terre. Kit partit rapidement, si rapidement qu’il coupa en deux les adieux du président perpétuel et de M. Chukster qui éprouva l’inconvénient de sentir ses cors écrasés par l’impatient poney.
Comme Whisker était las de se reposer, et comme M. Swiveller avait l’attention de l’exciter encore par des sifflements aigus et les cris variés du sport, ils allèrent d’un pas trop vif pour pouvoir causer d’une manière suivie ; d’autant plus que le poney, stimulé par les semonces de M. Swiveller, se prit d’un goût particulier pour les lampadaires et les roues de charrette, et montra un violent désir de courir sur les trottoirs pour aller se frotter contre les murs de briques. Ils ne réussirent à parler qu’en arrivant à l’écurie, et quand la chaise eut été tirée à grand-peine d’une étroite entrée de porte où le poney s’était introduit avec l’idée qu’il pouvait prendre par là pour arriver à sa stalle habituelle.
« Rude besogne ! dit M. Swiveller. Que pensez-vous d’un verre de bière ? »
Kit refusa d’abord, puis il consentit, et ils se rendirent ensemble au cabaret le plus proche.
« Buvons, dit Richard en soulevant le pot couvert d’une mousse brillante, buvons à la santé de notre ami... n’importe son nom... qui causait avec vous tout à l’heure, vous savez... je le connais. Un brave homme, mais excentrique, très excentrique... à la santé de M.... je ne sais pas son nom !... »
Kit fit raison au toast.
« Il demeure dans ma maison, reprit Dick, du moins dans la maison où se trouve la raison sociale dont je suis solidaire. C’est un original peu commode et qu’il n’est pas facile de faire parler ; mais c’est égal, nous l’aimons tous, oui, vraiment, je vous assure.
– Il faut que je parte, monsieur, s’il vous plaît, dit Kit qui fit un mouvement pour s’éloigner.
– Pas si vite, Christophe ; buvons à votre mère.
– Je vous remercie, monsieur.
– C’est une excellente femme que votre mère, Christophe. Oh, les mères ! Qui est-ce qui courait pour me relever quand je tombais et baisait la place pour me guérir ? Ma mère. Une femme charmante aussi !... Cet homme paraît généreux. Nous l’engagerons à faire quelque chose pour votre mère. La connaît-il, Christophe ? »
Kit secoua la tête, et ayant vivement remercié du regard le questionneur, il s’échappa avant que celui-ci pût proférer un mot de plus.
« Hum ! dit M. Swiveller après réflexion, ceci est étrange. Rien que des mystères dans la maison de Brass. Cependant je prendrai conseil de ma raison. Jusqu’à présent tout et chacun a été admis à mes confidences, mais maintenant je pense que je ferai bien de n’agir que par moi-même. C’est étrange, fort étrange. »
Après de nouvelles réflexions faites d’un air de profonde sagesse, M. Swiveller avala quelques autres verres de bière ; puis appelant un petit garçon qui l’avait servi, il versa devant lui sur le sable, en guise de libation, le peu de gouttes qui restaient, et lui ordonna d’emporter au comptoir, avec tous ses compliments, les verres vides, et par-dessus toutes choses de mener une vie sobre et modérée en s’abstenant des liqueurs excitantes et enivrantes. Lui ayant donné pour sa peine ce morceau de moralité, ce qui, selon sa remarque sage, valait bien mieux qu’une pièce de deux sous, le président perpétuel des Glorieux Apollinistes mit les mains dans ses poches et s’en alla comme il était venu, toujours songeant.
Toute cette journée, quoiqu’il dût attendre M. Abel jusqu’au soir, Kit s’abstint d’aller voir sa mère, bien décidé à ne pas anticiper le moins du monde sur les plaisirs du lendemain, mais à laisser venir ce flot de délices. Car le lendemain devait être le grand jour, le jour si attendu qui ferait époque dans sa vie ; le lendemain était le terme de son premier quartier, c’était le jour où il recevrait pour la première fois la quatrième partie de ses gages annuels de six livres, représentée par la forte somme de trente schillings ; le lendemain serait un jour de congé consacré à un tourbillon d’amusements, et où le petit Jacob apprendrait quel goût ont les huîtres et ce que c’est que le spectacle.
Une quantité de circonstances heureuses favorisaient ses projets : non seulement M. et mistress Garland lui avaient annoncé d’avance qu’ils ne déduiraient rien de cette forte somme pour ses frais d’équipement, mais qu’ils lui remettraient ladite somme intégralement et dans sa vaste étendue ; non seulement le gentleman inconnu avait augmenté son fonds d’une somme de cinq schellings, qui étaient une bonne aubaine et un véritable coup de fortune ; non seulement il était survenu une foule de choses heureuses sur lesquelles personne n’eût pu compter dans ses calculs ordinaires ou même les plus ambitieux, mais encore c’était aussi le quartier de Barbe : oui, ce même jour le quartier de Barbe ! et Barbe avait un congé aussi bien que Kit, et la mère de Barbe devait être de la partie, elle devait prendre le thé avec la mère de Kit pour faire connaissance avec elle !
Ce qu’il y a de certain, c’est que Kit regarda fréquemment à sa fenêtre dès le point du jour pour voir quel chemin suivaient les nuages ; ce qu’il y a de certain, c’est que Barbe se fut mise également à la sienne si elle n’eût veillé très tard à empeser et repasser de petits morceaux de mousseline, à les plisser et à les coudre sur d’autres morceaux, le tout destiné à former un magnifique ensemble de toilette pour le lendemain. Mais tous deux furent prêts de bonne heure avec un très médiocre appétit pour le déjeuner et moins encore pour le dîner, et ils étaient dans une vive impatience quand la mère de Barbe arriva en s’extasiant sur la beauté du temps (ce qui ne l’avait pas empêchée de se munir d’un grand parapluie, car c’est un meuble sans lequel les gens de cette catégorie sortent rarement aux jours de fête), et quand on sonna pour les avertir de monter l’escalier pour aller recevoir leur trimestre en or et en argent.
Et puis M. Garland ne fut-il pas bien bon quand il dit :
« Christophe, voici vos gages, vous les avez bien gagnés ? »
Et mistress Garland ne fut-elle pas excellente quand elle dit : « Barbe, voici ce qui vous revient ; je suis très contente de vous ! » Et Kit, comme il signa son reçu d’une main ferme ! Et Barbe, comme elle tremblait en signant le sien ! Et comme il fut intéressant de voir mistress Garland verser à la mère de Barbe un verre de vin, et d’entendre la mère de Barbe s’écrier : « Dieu vous bénisse, madame, vous qui êtes une si bonne dame ; et vous aussi, mon bon monsieur. À votre santé, Barbe, mon cher amour. À votre santé, monsieur Christophe. » Elle resta aussi longtemps à boire que si son verre avait été un vidrecome ; et, ses gants aux mains, elle regardait la compagnie et causait gaiement ; mais c’est quand ils furent tous sur l’impériale de la diligence, qu’il fallait les voir rire à cœur joie en repassant tous ces bonheurs et s’apitoyer sur les gens qui n’ont pas de jour de congé !
Quant à la mère de Kit, n’aurait-on pas dit qu’elle était de bonne famille et qu’elle avait été toute sa vie une grande dame ? Elle était sous les armes pour les recevoir avec tout un attirail de théière et de tasses qui eût brillé dans une boutique de porcelaines. Le petit Jacob et le poupon étaient si parfaitement arrangés, que leurs habits paraissaient comme tout neufs, et Dieu sait cependant s’ils étaient vieux. On n’était pas assis depuis cinq minutes, que la mère de Kit disait que la mère de Barbe était exactement la personne qu’elle s’était figurée ; la mère de Barbe disait la même chose de la mère de Kit ; la mère de Kit complimentait la mère de Barbe sur sa fille, et la mère de Barbe complimentait la mère de Kit sur son fils ; Barbe elle-même était au mieux avec le petit Jacob ; mais aussi, jamais enfant ne sut mieux que celui-ci accourir quand on l’appelait, ni se faire comme lui des amis.
« Et dire que nous sommes veuves toutes les deux, dit la mère de Barbe. Vrai ! nous étions nées pour nous connaître.
– Je n’en doute nullement, répondit mistress Nubbles. Et combien je regrette que nous ne nous soyons pas connues plus tôt !
– Mais, dit la mère de Barbe, il est si doux que la connaissance se fasse par un fils et une fille ! Cela fait plaisir complet ; n’est-il pas vrai ? »
La mère de Kit donna un plein assentiment à ces paroles. Toutes deux, remontant des effets aux causes, revinrent à leurs maris défunts, dont elles passèrent en revue la vie, la mort, l’enterrement ; elles comparèrent leurs souvenirs, et découvrirent diverses circonstances qui concordaient avec une exactitude surprenante ; par exemple, que le père de Barbe n’avait vécu que quatre ans dix mois de plus que le père de Kit ; que l’un était mort un mercredi et l’autre un jeudi ; que tous deux étaient de bonne façon et de bonne mine, sans compter d’autres coïncidences extraordinaires. Ces souvenirs étant de nature à jeter un voile de tristesse sur la gaieté d’un jour de fête, Kit ramena la conversation à des sujets généraux, comme la beauté merveilleuse de Nell, dont il avait parlé à Barbe plus de mille fois déjà. Mais cette circonstance fut loin d’exciter chez les assistants l’intérêt que Kit avait supposé. Sa mère dit même, en regardant Barbe en même temps, par hasard sans doute, que miss Nell était assurément fort jolie, mais que ce n’était qu’une enfant, après tout, et qu’il y avait bien des jeunes femmes aussi jolies qu’elle ; Barbe, de son côté, fit observer doucement qu’elle pensait de même et qu’elle ne pouvait s’empêcher de croire que M. Christophe fût dans l’erreur ; assertion contre laquelle Kit se récria, ne concevant pas quelle raison elle avait de douter de ce qu’il disait. La mère de Barbe dit aussi qu’on voyait souvent une jeunesse changer vers quatorze ou quinze ans, et après avoir été d’abord très belle, devenir tout à coup très ordinaire ; vérité qu’elle appuya d’exemples mémorables. Elle cita entre autres un maçon de grande espérance, qui même avait eu pour Barbe des attentions suivies, mais Barbe n’y avait pas répondu, et vraiment, quoiqu’elle ne voulût pas la contrarier là-dessus, elle ne pouvait pas s’empêcher de dire que c’était dommage. Kit fut de l’avis de la mère, et il le disait sincèrement, s’étonnant de voir Barbe devenir toute sérieuse depuis ce temps-là, et le regarder comme pour lui dire qu’il aurait aussi bien fait de se taire.
Cependant l’heure était arrivée de songer au spectacle, pour lequel on avait fait de grands préparatifs en châles et chapeaux, sans compter un mouchoir plein d’oranges et un autre rempli de pommes qu’ils eurent quelque peine à nouer, car ces fruits rebelles avaient une tendance à s’échapper par les coins. Enfin, tout étant prêt, ils partirent d’un bon pas. La mère de Kit tenait à la main le plus petit des enfants qui était terriblement éveillé ; Kit conduisait le petit Jacob et donnait le bras à Barbe ; ce qui faisait dire aux deux mères qui venaient par derrière qu’ils semblaient tous ne faire qu’une seule et même famille. Barbe rougit et s’écria : « Finissez donc, maman. » Mais Kit lui dit qu’elle ne devait pas se mêler de ce que disaient ces dames ; et en vérité elle eût aussi bien fait de ne pas y prendre garde, si elle eût su combien il était loin de songer à lui faire la cour. Pauvre Barbe !
Enfin, ils arrivèrent au théâtre ; c’était le cirque d’Astley. À peine se trouvaient-ils depuis deux minutes devant la porte fermée encore, que le petit Jacob fut rudement pressé, que le poupon reçut plusieurs meurtrissures, que le parapluie de la mère de Barbe fut emporté à vingt pas et lui revint par-dessus les épaules de la foule, que Kit frappa un individu sur la tête avec le mouchoir rempli de pommes, pour avoir poussé violemment sa mère, et qu’il s’éleva à ce sujet une vive rumeur. Mais lorsqu’ils eurent passé le contrôle et se furent frayé un chemin, au péril de leur vie, avec leurs contremarques à la main ; lorsqu’ils furent bel et bien dans la salle, assis à des places aussi bonnes que s’ils les eussent retenues d’avance, toutes les fatigues précédentes furent considérées comme un jeu, peut-être même comme une partie essentielle des plaisirs du spectacle.
Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’il leur parut beau, ce théâtre d’Astley ! avec ses peintures, ses dorures, ses glaces, avec la vague odeur de chevaux qui faisait pressentir les merveilles dont on allait jouir ; avec le rideau qui cachait de si prodigieux mystères, la sciure de bois blanc fraîchement semée dans le cirque, la foule entrant et prenant ses places, les musiciens qui regardaient les spectateurs avec indifférence tout en accordant leurs instruments, comme s’ils n’avaient pas besoin de voir le spectacle pour commencer et comme s’ils savaient la pièce par cœur ! Quel éclat se répandit partout autour d’eux lorsque la longue et lumineuse rangée des quinquets de la rampe monta lentement ! et quel transport fébrile quand la petite sonnette retentit et que l’orchestre attaqua vivement l’ouverture avec roulement de tambours et accompagnement harmonieux de triangle ! La mère de Barbe dit avec raison à la mère de Kit que la galerie était le meilleur endroit pour bien voir, et s’étonna de ce que les places n’y coûtaient pas beaucoup plus cher que celles des loges. Dans l’excès de son plaisir, Barbe ne savait si elle devait rire ou pleurer.
Et le spectacle donc, ce fut bien autre chose ! Les chevaux, que le petit Jacob reconnut tout de suite pour être en vie ; et les dames et les messieurs, à la réalité desquels rien ne put jamais le faire croire, parce qu’il n’avait rien vu ni entendu de sa vie qui leur ressemblât ; les pièces d’artifice qui firent fermer les yeux à Barbe ; la Dame abandonnée, qui la fit pleurer ; le Tyran, qui la fit trembler ; l’homme qui chanta une chanson avec la suivante de la Dame et dansa au refrain, ce qui fit rire Barbe ; le poney qui se dressa sur ses jambes de derrière, à l’aspect du meurtrier, et ne voulut pas marcher sur ses quatre pieds avant que le coupable eût été arrêté ; le Clown qui se permit des familiarités avec le militaire en bottes à l’écuyère ; la Dame qui s’élança par-dessus vingt-neuf rubans et tomba saine et sauve sur un cheval ; tout était délicieux, splendide, surprenant. Le petit Jacob applaudissait à s’en écorcher les mains ; il criait : « Encore ! » à la fin de chaque scène, même quand les trois actes de la pièce furent terminés ; et la mère de Barbe, dans son enthousiasme, frappa de son parapluie sur le plancher, au point d’user le bout jusqu’au coton.
Malgré cela, au milieu de ces tableaux magiques, les pensées de Barbe semblaient la ramener encore à ce que Kit avait dit au moment où on prenait le thé. En effet, tandis qu’ils revenaient du théâtre, elle demanda au jeune homme, avec un sourire tendre, si miss Nell était aussi jolie que la dame qui avait sauté par-dessus les rubans.
« Aussi jolie que celle-là ! dit Kit. Deux fois plus jolie.
– Oh ! Christophe, dit Barbe, je suis sûre que cette dame est la plus belle créature qu’il y ait au monde.
– Quelle bêtise ! répliqua-t-il. Elle n’est pas mal, je ne le nie pas ; mais songez comme elle était peinte et bien habillée, et quelle différence cela fait. Tenez, vous, Barbe, vous êtes beaucoup mieux qu’elle.
– Oh ! Christophe !... murmura Barbe en baissant les yeux.
– Oui, vous êtes mieux que ça tous les jours, votre mère aussi. »
Pauvre Barbe !
Mais qu’est-ce que tout cela, oui, tout cela, en comparaison de la prodigalité folle de Kit, lorsqu’il entra dans une boutique d’huîtres avec autant d’aplomb que s’il y eût eu son domicile et, sans daigner regarder le comptoir ni l’homme qui y était assis, conduisit sa société dans un cabinet, un cabinet particulier, garni de rideaux rouges, d’une nappe et d’un porte-huilier complet, et qu’il ordonna à un gentleman qui avait des favoris et qui, en qualité de garçon, l’avait appelé lui Christophe Nubbles « Monsieur », d’apporter trois douzaines de ses plus grandes huîtres et de se dépêcher ! Oui, Kit dit à ce gentleman de se dépêcher ; et non seulement le gentleman répondit qu’il allait se dépêcher, mais il le fit et revint en courant apporter les pains les plus tendres, le beurre le plus frais et les plus grandes huîtres qu’on eût jamais vues. Alors Kit dit à ce gentleman :
« Un pot de bière ! » juste sur le même ton ; et le gentleman, au lieu de répondre :
« Monsieur, est-ce à moi que vous parlez ? » se borna à dire :
« Pot de bière, monsieur ? oui. monsieur », et étant revenu l’apporter, il le plaça dans une sébile semblable à celle que les chiens d’aveugles tiennent à leur gueule par les rues pour y recevoir un sou ; aussi, quand il sortit, la mère de Kit et la mère de Barbe déclarèrent d’une voix commune qu’elles n’avaient jamais vu un jeune homme plus avenant et plus gracieux.
On se mit alors à souper de bon appétit ; et voilà que Barbe, cette petite folle de Barbe, dit qu’elle ne pourrait pas manger plus de deux huîtres ; tout ce qu’on obtint d’elle avec des efforts incroyables, ce fut qu’elle en mangeât quatre. En revanche, sa mère et celle de Kit s’en acquittèrent à merveille : elles mangèrent, rirent et s’amusèrent si bien que Kit, rien qu’à les voir, se mit à rire et manger de même façon par la force de la sympathie. Mais ce qu’il y eut de plus prodigieux dans cette nuit de fête, ce fut le petit Jacob qui absorbait les huîtres comme s’il était né et venu au monde pour cela ; il y versait le poivre et le vinaigre avec une dextérité au-dessus de son âge, et finit par bâtir une grotte sur la table avec les écailles. Il n’y eut pas jusqu’au poupon qui, de toute la soirée, ne ferma pas l’œil, restant là paisiblement assis, s’efforçant de fourrer dans sa bouche une grosse orange et regardant avec satisfaction la lumière du gaz. Vraiment, à le voir sur les genoux de sa mère, très occupé de contempler le gaz qui ne le faisait point sourciller, et à égratigner son gentil visage avec une écaille d’huître, un cœur de fer n’eût pu s’empêcher d’être attendri et de l’aimer. En résumé, jamais il n’y eut plus charmant souper, et lorsque Kit eut demandé, pour finir, un verre de quelque chose de chaud et proposé qu’on bût à la ronde à la santé de M. et mistress Garland, nous pouvons dire qu’il n’y avait pas dans le monde entier six personnes plus heureuses.
Mais tout bonheur a son terme, ce qui en rend d’autant plus agréable le prochain retour ; et comme il commençait à se faire tard, on reconnut qu’il était temps de retourner au logis. Ainsi, après s’être un peu écartés de leur chemin pour conduire Barbe et sa mère jusqu’à la maison d’un ami chez qui elles devaient passer la nuit, Kit et mistress Nubbles les laissèrent à leur porte en se promettant de retourner ensemble à Finchley le lendemain matin de bonne heure et en échangeant bien des projets pour les plaisirs de la future sortie. Alors Kit prit sur son dos le petit Jacob, donna son bras à sa mère, un baiser au poupon, et tous quatre se mirent à trotter gaiement pour regagner leur domicile.
Plein de cette espèce d’ennui vague qui s’éveille d’ordinaire le lendemain des jours de fête, Kit se leva dès l’aurore et, un peu dégrisé des plaisirs de la soirée précédente par l’importune fraîcheur de la matinée et la nécessité de reprendre son service et ses travaux journaliers, il songea à aller chercher au rendez-vous convenu avec Barbe et sa mère. Mais il eut soin de ne point éveiller sa petite famille qui dormait encore, se reposant de ses fatigues inaccoutumées : aussi posa-t-il son argent sur la cheminée en traçant à la craie un avis pour appeler sur ce sujet l’attention de mistress Nubbles et lui apprendre que cet argent provenait de son fils dévoué ; puis il sortit, le cœur un peu plus lourd que les poches, mais malgré cela sans trop d’accablement.
Oh ! les jours de fête ! pourquoi nous laissent-ils un regret ? Pourquoi ne nous est-il pas permis de les refouler dans notre mémoire, ne fût-ce qu’une semaine ou deux, pour pouvoir en quelque sorte les mettre à la distance convenable où nous ne les verrions plus qu’avec une indifférence calme ou bien avec un doux souvenir ? Pourquoi nous laissent-ils un arrière-goût, comme le vin de la veille nous laisse le mal de tête et la fatigue, avec une foule de bonnes résolutions pour l’avenir qui devraient être éternelles, mais qui ne durent guère que jusqu’au lendemain exclusivement.
Nul n’aura lieu de s’étonner si nous disons que Barbe avait mal à la tête, ou que la mère de Barbe ressentit de la lassitude ; qu’elle n’était plus tout à fait aussi enthousiaste du théâtre d’Astley et trouvait que le clown devait être décidément plus vieux qu’il ne leur avait paru la veille. Kit ne fut pas du tout surpris de ces critiques ; lui-même, il se disait tout bas que les acteurs de ce spectacle éblouissant n’étaient que des baladins qui avaient déjà rempli le même rôle l’avant-veille, et qu’ils le rempliraient encore ce soir et demain, et bien des semaines et des mois devant d’autres spectateurs. Voilà la différence du jour au lendemain. Nous allons tous à la comédie ou nous en revenons.
Cependant on sait que le soleil n’a que de faibles rayons lorsqu’il se lève et qu’il acquiert de la force et de l’énergie à mesure que le jour se développe. Ainsi par degrés les trois compagnons de route commencèrent à se rappeler diverses circonstances des plus agréables jusqu’à ce que, moitié causant, moitié marchant et riant, ils arrivèrent à Finchley en si bonnes dispositions que la mère de Barbe déclara ne s’être jamais trouvée moins fatiguée ni en meilleur état d’esprit, et que Kit en fit autant. Barbe, qui s’était tue durant toute la route, fit la même déclaration. Pauvre petite Barbe ! Elle était si douce et si gentille !
Il était de si bonne heure quand ils rentrèrent à la maison, que Kit avait étrillé le poney et l’avait rendu aussi brillant qu’un cheval de course avant que M. Garland fût descendu pour déjeuner. La vieille dame, le vieux monsieur et M. Abel lui firent hautement compliment de son exactitude et de son activité. À son heure accoutumée, ou plutôt à la minute, à la seconde, car il était la ponctualité en personne, M. Abel partit pour prendre la diligence de Londres, et Kit et le vieux gentleman allèrent travailler au jardin.
Ce n’était pas la moins agréable des fonctions de Kit ; car lorsqu’il faisait beau, ils étaient absolument en famille : la vieille dame s’installait auprès d’eux avec son panier à travail posé sur une petite table ; le vieux gentleman bêchait, émondait, taillait avec une grande paire de ciseaux, ou aidait Kit avec beaucoup d’activité à diverses besognes ; et Whisker, du fond du parc où il paissait, les regardait tous paisiblement. Ce jour-là, ils avaient à tailler la vigne en cordons : Kit monta jusqu’à la moitié d’une échelle courte et se mit à couper les bourgeons et à attacher les branches, à coups de marteau, tandis que le vieux gentleman, suivant avec attention tous ses mouvements, lui tendait les clous et les chiffons au fur et à mesure qu’il en avait besoin. La vieille dame et Whisker les regardaient comme à l’ordinaire.
« Eh bien, Christophe, dit M. Garland, vous avez donc acquis un nouvel ami ?
– Pardon, monsieur, je n’ai pas entendu, répondit Kit en abaissant les yeux vers le pied de l’échelle.
– Vous avez acquis un nouvel ami dans l’étude, à ce que m’a appris M. Abel.
– Oh ! oui, monsieur, oui. Il a agi très généreusement avec moi, monsieur.
– J’en suis ravi, répliqua le vieux gentleman avec un sourire. Il est disposé à agir encore bien plus généreusement, Christophe.
– Vraiment, monsieur ! C’est trop de bonté de sa part, mais je n’en ai pas besoin, pour sûr, dit Kit frappant fortement un clou rebelle.
– Il désire beaucoup vous avoir à son service... Prenez donc garde à ce que vous faites ; sinon, vous allez tomber et vous blesser.
– M’avoir à son service, monsieur ! s’écria Kit qui s’était arrêté tout court dans sa besogne pour se retourner sur l’échelle avec l’agilité d’un faiseur de tours. Mais, monsieur, je pense bien qu’il n’a pas dit cela sérieusement.
– Au contraire, il l’a dit très sérieusement, d’après sa conversation avec M. Abel.
– On n’a jamais vu ça, murmura Kit, regardant tristement son maître et sa maîtresse. Cela m’étonne bien de la part de ce monsieur ; je ne le comprends pas.
– Vous voyez, Christophe, dit M. Garland, c’est une affaire d’importance pour vous, et vous ferez bien d’y réfléchir. Ce gentleman peut vous donner de meilleurs gages que moi ; je ne dis pas vous traiter avec plus de douceur et de confiance : j’espère que vous n’avez pas à vous plaindre de vos maîtres : mais certainement il peut vous faire gagner plus d’argent.
– Après, monsieur ?... dit Kit.
– Attendez un moment, interrompit M. Garland ; ce n’est pas tout. Vous avez été un fidèle serviteur pour vos anciens maîtres, je le sais, et si le gentleman les retrouvait, comme il s’est proposé de le faire par tous les moyens possibles, je ne doute pas qu’étant à son service vous n’en fussiez bien récompensé. En outre, ajouta M. Garland avec plus de force, vous aurez le plaisir de vous trouver de nouveau en rapport avec des personnes auxquelles vous semblez porter un attachement si grand et si désintéressé. Songez à tout cela, Christophe, et ne vous pressez pas trop inconsidérément dans votre choix. »
Kit ressentit un coup violent à l’intérieur, au moment où ce dernier argument caressait doucement sa pensée et semblait réaliser toutes ses espérances, tous ses rêves d’autrefois. Mais cela ne dura qu’une minute, et son parti fut bien pris. Il répondit d’un ton ferme que le gentleman ferait bien de chercher ailleurs, et qu’il aurait aussi bien fait de commencer par là.
« Comment a-t-il pu s’imaginer, monsieur, que j’irais vous quitter pour m’en aller avec lui, dit Kit se retournant après avoir donné quelques coups de marteau. Il me prend donc pour un imbécile ?
– C’est ce qui pourra bien arriver, Christophe, si vous repoussez son offre, dit gravement M. Garland.
– Eh bien ! comme il voudra, monsieur. Que m’importe ce qu’il pensera ? Pourquoi m’en embarasserais-je, monsieur, quand je sais que je serais un imbécile, et bien pis encore que ça, si je laissais là le meilleur maître, la meilleure maîtresse qu’il y ait jamais eu, qu’il puisse jamais y avoir ; qui m’ont recueilli dans la rue quand j’étais pauvre, quand j’avais faim, quand peut-être j’étais plus pauvre et plus dénué que vous ne le croyez vous-même, monsieur. Et pourquoi ? pour m’en aller avec ce gentleman ou tout autre ? Si jamais miss Nell revenait, madame, ajouta Kit en se tournant tout à coup vers sa maîtresse, ah ! ce serait autre chose. Et si par hasard elle avait besoin de moi, je vous prierais de temps en temps de me laisser travailler pour elle quand toute ma besogne serait finie à la maison. Mais si elle revient, je sais bien qu’elle sera riche, comme le répétait toujours mon vieux maître ; et, une fois riche, elle n’aurait pas besoin de moi ! Non, non, dit encore Kit secouant la tête d’un air chagrin, j’espère qu’elle n’aura jamais besoin de moi... et cependant je serais bien heureux de la revoir ! »
Ici Kit enfonça un clou dans la muraille ; il l’enfonça très fort, et même beaucoup plus avant qu’il n’était nécessaire : cela fait, il se retourna de nouveau.
« Et le poney, donc ! et Whisker, madame, qui me reconnaît si bien quand je lui parle, qu’il commence à hennir dès qu’il m’entend ; laisserait-il personne l’approcher comme je l’approche ? Et le jardin, donc, monsieur ; et M. Abel, madame. Est-ce que M. Abel consentirait à se séparer de moi, monsieur ? Trouveriez-vous quelqu’un qui fût plus curieux du jardin que moi, madame ? Cela briserait le cœur de ma mère, monsieur ; et jusqu’au petit Jacob, qui comprendrait assez la chose pour pleurer toutes les larmes de ses yeux, madame, s’il pensait que M. Abel voulût sitôt se séparer de moi, quand il me disait encore l’autre jour qu’il espérait que nous resterions bien des années ensemble !... »
Nous n’essayerons pas de dire combien de temps Kit fût demeuré sur l’échelle, s’adressant tour à tour à son maître et à sa maîtresse, et généralement se tournant vers celui des deux auquel il ne parlait pas, si en ce moment Barbe n’était accourue annoncer qu’on était venu de l’étude apporter une lettre qu’elle remit entre les mains de son maître, tout en laissant paraître quelque étonnement à la vue de la pose d’orateur que Kit avait prise.
« Oh ! dit le vieux gentleman après avoir lu la lettre ; faites entrer le messager. »
Tandis que Barbe s’empressait d’exécuter cet ordre, M. Garland se tourna vers Kit pour lui dire que l’entretien en resterait là ; et que si Kit éprouvait de la répugnance à se séparer d’eux, ils n’en éprouvaient pas moins à se séparer de lui. La vieille dame s’associa chaudement à ces paroles de son mari.
« Si pour le moment, Christophe, ajouta M. Garland en jetant un regard sur la lettre qu’il avait à la main, le gentleman désirait vous emprunter pour une heure ou deux, ou même pour un ou plusieurs jours, quelque temps enfin, nous devrions consentir, nous à vous prêter, vous à ce qu’on vous prêtât. Ah ! ah ! voici le jeune gentleman. Comment vous portez-vous, monsieur ? »
Ce salut s’adressait à M. Chukster, qui, avec son chapeau tout à fait penché sur le côté et ses longs cheveux qui en débordaient, s’avançait d’un air fanfaron.
« J’espère que votre santé est bonne, monsieur, répondit celui-ci. J’espère que la vôtre est également bonne, madame. Une charmante petite bonbonnière, monsieur. Un délicieux pays, en vérité !
– Vous venez sans doute prendre Kit ? demanda M. Garland.
– J’ai pour cela un cabriolet qui m’attend à votre porte, répondit le maître clerc. Il est attelé d’un vigoureux gris-pommelé ; vous n’avez qu’à voir, si vous êtes connaisseur en chevaux, monsieur... »
Tout en s’excusant d’aller examiner le vigoureux gris-pommelé et fondant son refus sur son peu de connaissances en semblable matière, M. Garland invita M. Chukster à prendre un morceau en manière de collation. Le gentleman y consentit très volontiers ; et quelques viandes froides, flanquées d’ale et de vin, furent bientôt disposées à son intention.
Pendant ce repas, M. Chukster déploya toutes ses ressources d’esprit pour charmer ses hôtes et les convaincre de la supériorité intellectuelle des citadins comme lui. En conséquence, il plaça la conversation sur le terrain des petits scandales du jour, matière dans laquelle ses amis lui reconnaissaient un merveilleux talent. Il était, par exemple, en position de fournir les détails exacts de la querelle qui avait éclaté entre le marquis de Mizzler et lord Bobby à propos d’une bouteille de vin de Champagne, et non d’un pâté aux pigeons, comme les journaux l’avaient rapporté par erreur. Lord Bobby n’avait nullement dit au marquis de Mizzler : « Mizzler, un de nous deux a menti, et ce n’est pas moi », comme les mêmes journaux l’avaient prétendu à tort ; mais bien : « Mizzler, vous savez où l’on peut me trouver, et, Dieu me damne ! monsieur, vous me trouverez si vous avez à me parler » ; ce qui naturellement changeait entièrement l’aspect de cette intéressante question et la plaçait sous un jour tout différent. M. Chukster fit connaître aussi à M. et mistress Garland le chiffre exact de la rente assurée par le duc de Thigsberry à Violetta Stetta, de l’Opéra italien, rente payable par quartier, et non par semestre, comme on l’avait donné à entendre au public, non compris, ainsi qu’on avait eu l’impudence monstrueuse de le dire, des bijoux, des parfums, de la poudre à perruque pour cinq valets de pied, et deux paires de gants de chevreau par jour pour un page. Après avoir engagé ses auditeurs à être parfaitement convaincus de l’exactitude de ses assertions sur ces points importants, qu’il possédait à merveille, M. Chukster les entretint des bruits de coulisses et des nouvelles de la cour. Ce fut ainsi qu’il termina cette brillante et délicieuse conversation qu’il avait soutenue à lui seul, sans la moindre assistance, durant plus de trois quarts d’heure.
« Et maintenant que le cheval a repris haleine, dit M. Chukster se levant avec grâce, j’ai peur d’être forcé de filer. »
Ni M. Garland ni sa femme ne s’opposèrent le moins du monde à ce qu’il se retirât, jugeant sans doute qu’il serait fâcheux qu’un homme si bien informé fût arraché longtemps à sa sphère d’activité. En conséquence, au bout de quelques instants M. Chukster et Kit roulaient sur le chemin de Londres, Kit perché sur le siège, à côté du cocher, et M. Chukster assis dans un coin à l’intérieur de la voiture, les deux pieds perchés à chacune des portières.
En arrivant à la maison du notaire, Kit se rendit dans l’étude, où M. Abel l’invita à s’asseoir et à attendre, car le gentleman qui l’avait fait demander était sorti et ne rentrerait peut-être pas de sitôt. Ce n’était que trop vrai. Kit, en effet, avait eu le temps de dîner, de prendre son thé et de lire les plus brillantes pages de l’almanach des vingt-cinq mille adresses ; plus d’une fois même il avait failli s’endormir avant que le gentleman fût de retour. Enfin ce dernier arriva en toute hâte.
Il commença par s’enfermer avec M. Witherden, et M. Abel fut invité à assister à la conférence, en attendant que Kit, fort en peine de savoir ce qu’on voulait de lui, fût appelé à son tour dans le cabinet du notaire.
« Christophe, dit le gentleman s’adressant à lui au moment où il entrait, j’ai retrouvé votre vieux maître et votre jeune maîtresse.
– Impossible, monsieur !... Comment ! vous les auriez retrouvés ?... répondit Kit dont les yeux s’allumèrent de joie. Où sont-ils, monsieur ? Dans quel état sont-ils, monsieur ? Sont-ils... sont-ils près d’ici ?
– Loin d’ici, répliqua le gentleman secouant la tête. Mais je dois partir cette nuit pour les ramener, et j’ai besoin que vous m’accompagniez.
– Moi, monsieur ? » s’écria Kit plein de satisfaction et de surprise.
Le gentleman dit en se tournant vers le notaire d’un air pénétré :
« Le lieu indiqué par l’homme aux chiens est... à combien d’ici ? vingt lieues, je crois ?
– De vingt à vingt-trois lieues.
– Hum ! si nous allons un bon train de poste toute la nuit, nous pourrons y arriver dès demain matin. Maintenant, voici la question : comme ils ne me connaissent pas, et comme l’enfant, que Dieu la bénisse ! pourrait penser qu’un étranger qui court à sa recherche a des projets contre la liberté de son grand-père, puis-je faire rien de mieux que d’emmener ce garçon qu’ils connaissent assez bien tous deux pour le reconnaître tout de suite, afin de leur donner par là l’assurance de mes intentions amicales ?
– Vous ne pouvez rien faire de mieux, répondit le notaire. Il faut absolument que vous preniez Christophe avec vous.
– Je vous demande pardon, dit Kit, qui avait prêté attentivement l’oreille à ces paroles ; mais si c’est là votre raison, j’ai peur de vous être plus nuisible qu’utile. Pour miss Nelly, monsieur, elle me connaît bien, elle, et elle aurait confiance en moi, bien certainement ; mais le vieux maître, je ne sais pourquoi, messieurs, ni moi ni personne, n’a plus voulu me voir depuis qu’il a été malade, et miss Nelly elle-même m’a dit que je ne devais plus approcher son grand-père, ni me montrer à lui désormais. Je craindrais donc de gâter tout ce que vous feriez. Je donnerais tout au monde pour vous suivre, mais vous ferez mieux de ne point me prendre avec vous, monsieur.
– Là ! encore une difficulté ! s’écria l’impétueux gentleman : y eut-il jamais un homme aussi embarrassé que moi ? N’y a-t-il donc personne qui les ait connus, personne en qui ils aient confiance ? La vie retirée qu’ils ont menée m’empêchera-t-elle donc de trouver quelqu’un pour servir mon dessein ?
– N’y a-t-il personne, Christophe ? demanda le notaire.
– Personne, monsieur, répondit Kit. Ah ! mais si, pardon, il y a ma mère.
– Est-ce qu’ils la connaissent ? dit le gentleman.
– S’ils la connaissent, monsieur ! Elle allait et venait sans cesse chez eux. Ils étaient aussi bons pour elle que pour moi. Et tenez, monsieur, elle espérait toujours qu’ils reviendraient chez elle.
– Eh bien, alors, où diable est cette femme ? dit avec impatience le gentleman en prenant son chapeau. Pourquoi n’est-elle pas ici ? Pourquoi ne se trouve-t-elle jamais là où l’on a besoin d’elle ? »
En un mot, le gentleman allait s’élancer hors de l’étude, déterminé à s’emparer de force de la mère de Kit, à la jeter dans une chaise de poste et à l’enlever, quand M. Abel et le notaire réussirent par leurs efforts réunis à conjurer ce nouveau mode d’enlèvement : ils l’arrêtèrent par la puissance de leurs raisonnements et lui démontrèrent qu’il était plus convenable de sonder Kit pour savoir de lui si sa mère consentirait volontiers à entreprendre si précipitamment ce voyage.
À ce sujet, Kit exprima quelques doutes, le gentleman s’abandonna à de violentes démonstrations, et le notaire ainsi que M. Abel prononcèrent à l’envi des discours pour l’apaiser. Le résultat de la conférence fut que Kit, après avoir pesé dans son esprit et examiné soigneusement la question, promit, au nom de sa mère, qu’à deux heures de là elle serait prête pour l’expédition projetée et s’engagea à l’amener chez le notaire tout équipée pour le voyage, avant même que le terme indiqué fut expiré.
Ayant pris cet engagement assez téméraire, car il n’était pas sûr de pouvoir le tenir, Kit ne perdit pas de temps pour sortir et aviser aux mesures d’où dépendait l’accomplissement immédiat de sa parole.
Kit se fraya un chemin à travers la foule qui encombrait les rues, divisant ce courant de flots humains, s’engageant d’un pas rapide le long des trottoirs, passant au travers des allées et des ruelles, et ne s’arrêtant ni ne se détournant de sa route jusqu’à ce qu’il fût arrivé près de la boutique d’antiquités : là il fit une pause, moitié par habitude, moitié pour reprendre haleine.
C’était par une sombre soirée d’automne, et jamais ce lieu ne lui avait paru plus triste que dans l’ombre lugubre du crépuscule. Les fenêtres brisées, les châssis détraqués craquant dans leurs cadres, cette maison déserte qui formait une sorte d’interruption sinistre dans la lumière et le mouvement de la rue qu’elle coupait en deux longues lignes séparées, au milieu desquelles elle s’élevait froide, ténébreuse et vide, tout cela présentait un tableau de désolation qui traversait péniblement les rêves brillants que le jeune homme avait conçus pour les derniers habitants de cette maison ; il ne voyait partout que désenchantement et malheur. Ah ! qu’il eût aimé à voir un bon feu ronfler dans les cheminées glacées, des flambeaux illuminer les croisées, des figures aller et venir derrière les vitres, à entendre le bruit d’une conversation animée, quelque chose enfin qui fût à l’unisson des espérances nouvelles qu’il avait senties s’agiter dans son cœur ! Il ne s’était pas attendu à trouver à la maison un aspect différent, car il savait bien que c’était impossible ; mais ce spectacle de deuil tombant au milieu de ses pensées ardentes et de ses souhaits impatients, en arrêtait brusquement le cours pour y jeter une ombre pleine de deuil et de tristesse.
Cependant, bien heureusement pour lui, il n’avait ni assez de savoir, ni assez de poésie contemplative dans l’esprit pour en concevoir de fâcheux présages d’avenir, et grâce à ce qu’il lui manquait ces lunettes mentales pour éclaircir sa vision, il ne vit rien autre chose qu’une maison en ruine qui formait un fâcheux désaccord avec ses pensées précédentes. Ainsi, tout en regrettant d’être obligé de passer outre sans se rendre compte de son impression, il reprit sa course et redoubla de célérité pour regagner les quelques moments qu’il avait perdus.
« Et maintenant, se dit-il, à mesure qu’il approchait du pauvre logis de sa mère, si elle était sortie, si je ne pouvais pas la trouver, cet impatient gentleman me recevrait joliment ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne vois pas de lumière et que la porte est fermée. Dieu me pardonne, s’il y a là-dedans du Petit-Béthel, je voudrais que le Petit-Béthel fût au... fût bien loin d’ici ! » dit Kit, corrigeant à temps sa malédiction contre le Petit-Béthel, et frappant à la porte.
Il frappa une seconde fois sans obtenir de réponse ; mais une voisine sortit de chez elle, au bruit qu’il faisait :
« Qui est-ce qui demande mistress Nubbles ? dit-elle.
– C’est moi, dit Kit. Elle est au... au Petit-Béthel, je suppose ? »
Il prononça avec quelque répugnance le nom de ce conventicule qui lui déplaisait, et appuya sur les mots avec une emphase dédaigneuse.
La voisine fit un signe de tête affirmatif.
« Eh bien, je vous prie, dites-moi où c’est, car je suis venu pour affaire pressée, et il faut que j’emmène ma mère sur-le-champ quand bien même elle serait dans la chaire. »
Ce n’était pas chose aisée que d’obtenir des renseignements sur le bercail en question ; en effet, aucun des voisins n’appartenait au troupeau qui le fréquentait ; et la plupart d’entre eux ne le connaissaient que de nom. Enfin, une commère qui avait accompagné mistress Nubbles à la chapelle une ou deux fois, aux jours solennels, les jours où une bonne tasse de thé devait précéder les exercices de dévotion, fournit à Kit les informations nécessaires. Il ne les eut pas plutôt obtenues, qu’il partit comme un trait.
Si le Petit-Béthel avait été plus près, si l’on avait pu s’y rendre par un chemin plus direct, le révérend gentleman qui présidait la congrégation eût perdu son allusion favorite aux rues tortueuses qui y conduisaient, et qui lui permettaient de le comparer au paradis même, en opposition aux églises de paroisse et aux larges rues qui y mènent. Enfin, et non sans peine, Kit réussit à le découvrir ; il s’arrêta un moment à la porte pour respirer et se présenter décemment, puis il entra dans la chapelle.
À certain égard, ce lieu n’était pas mal nommé, car c’était vraiment un petit Béthel, un Béthel de dimensions exiguës, avec un petit nombre de petits bancs et une petite chaire dans laquelle un petit gentleman cordonnier par état et prophète par vocation, était en train de débiter d’une toute petite voix un tout petit sermon approprié à l’état moral de l’auditoire qui, s’il était petit par le nombre, était moindre encore par l’attention, la majorité étant parfaitement endormie.
Au nombre des derniers, se trouvait la mère de Kit. La pauvre femme, après les fatigues de la nuit précédente, avait bien de la peine à tenir les yeux ouverts ; et comme les arguments du prédicant ne secondaient que trop leur inclination, mistress Nubbles avait fini par céder à la puissance de l’assoupissement et tomber en plein sommeil ; son sommeil n’était pas cependant si profond qu’il l’empêchât d’émettre de temps en temps un léger et presque inintelligible murmure comme un assentiment donné aux doctrines de l’orateur. Le poupon qu’elle tenait dans ses bras s’était endormi aussi vite qu’elle ; quant au petit Jacob, à qui sa jeunesse ne permettait pas de trouver dans cette copieuse nourriture spirituelle la moitié du plaisir que lui avaient causé les huîtres, tour à tour on le voyait dormir tout à fait ou s’éveiller en sursaut, selon qu’il était vaincu par le doux attrait du sommeil ou dominé par la crainte d’une allusion personnelle dans le sermon.