Le Maître de la Terre - Robert-hugh Benson - E-Book

Le Maître de la Terre E-Book

Robert Hugh Benson

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Beschreibung

À la fin du XXème siècle, les progrès du matérialisme et de la Franc-Maçonnerie ont réduit la religion chrétienne à une infime minorité en Europe, malgré sa survie en Irlande et dans la ville pontificale de Rome. Mais alors que l'on attendait l'ère de la Paix Universelle, l'Asie menace de déferler sur l'Europe. Au moment où la guerre semble inévitable, Julien Felsenburgh, un jeune américain inconnu, convainc soudainement l'Asie de faire la paix, gagnant ainsi une immense popularité mondiale. S'en suit l'instauration de la Paix Universelle et de la religion de l'Humanité, excluant comme criminelle toute spiritualité transcendante, et l'Église y subit sa dernière persécution.

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Le Maître de la Terre

Robert-Hugh Benson

Publication: 1908Catégorie(s): Fiction, Science Fiction
A Propos Benson:

Robert Hugh Benson (18 novembre 1871 - 19 octobre 1914) est un ecclésiastique et homme de lettres britannique. Il est le plus jeune fils d'Edward White Benson, archevêque de Cantorbéry. Il est le frère cadet d'Arthur Christopher Benson et d'Edward Frederic Benson.

 

Ce jour suprême ne viendra point sans que se soit produite, auparavant, une grande apostasie, et sans qu'on ait vu paraître l'Homme de Péché.

(Saint Paul, IIe épître aux Thessaloniciens, II, 3.)

Avant-propos du traducteur

 

L'édition anglaise de ce livre est précédée d'une « Note de l'Éditeur » et d'une Préface de l'auteur, toutes deux très courtes. La « Note » nous avertit que le Maître de la Terre est « une parabole, illustrant la crise religieuse qui, suivant toute vraisemblance, se produira dans un siècle, ou même plus tôt encore, si les lignes de nos controverses d'aujourd'hui se trouvent prolongées indéfiniment ; […] car celles-ci ne peuvent manquer d'aboutir à la formation de deux camps opposés, le camp du Catholicisme et le camp de l'Humanitarisme, et l'opposition de ces deux camps, à son tour, ne peut manquer de prendre la forme d'une lutte légale, avec menace d'effusion de sang pour le parti vaincu ». Et voici maintenant, traduite tout entière, la Préface de M. Robert-H. Benson :

« Je me rends bien compte que ce livre est, à un très haut point, un roman d'aventures, et que, de ce fait, – comme aussi sous maints autres rapports, – il est sujet à des objections et critiques sans nombre. Mais c'est que je n'ai point découvert de meilleur moyen, pour exprimer, sous la forme d'un roman, les principes que j'avais à cœur d'exprimer (et que je crois passionnément être vrais), que de les pousser jusqu'à leur limite extrême, – ce qui devait, fatalement, les faire paraître sensationnels. Du moins ai-je toujours tâché à ne point crier trop haut, et à garder, autant que possible, considération et respect pour les opinions opposées aux miennes. Quant à savoir si j'y ai réussi, c'est une autre question, et à laquelle je me garderai bien de vouloir répondre. »

Ces deux citations ont assez de quoi définir l'objet du Maître de la Terre, et les motifs dont s'est inspiré l'auteur en l'écrivant, pour que le traducteur français se trouve dispensé d'y rien ajouter. Je dirai seulement que M. Robert-Hugh Benson est aujourd'hui, sans aucun doute, le premier des romanciers catholiques de son pays, – ou, peut-être même, de toute l'Europe, depuis la mort de notre cher et grand J. K. Huysmans, – et que jamais encore autant que dans son Maître de la Terre il n'a fait voir, réunis et fondus en un ensemble vivant, ses dons précieux de conteur, de peintre, et de philosophe. Il a, d'ailleurs, apporté, à la forme littéraire et au style de son dernier roman, un soin que je crains que le lecteur français ne puisse guère apprécier, encore que je me sois efforcé de mon mieux à en garder un reflet dans ma traduction ; et c'est expressément pour la présente édition française du Maître de la Terre qu'il a écrit quelques-unes des plus belles pages des deux derniers chapitres, – ce dont il faut que je lui affirme ici, publiquement, ma reconnaissance.

Teodor de Wyzewa

Prologue

 

– Laissez-moi d'abord me recueillir un moment ! dit le vieillard, en se rejetant au fond de son fauteuil.

Les trois hommes étaient assis dans une chambre de dimensions moyennes, très silencieuse, et aménagée avec l'extrême bon sens de l'époque. Elle n'avait ni fenêtres ni porte ; car, depuis soixante ans déjà, les hommes, dans le monde entier, s'étant avisés que l'espace n'est point borné à la surface du globe, avaient commencé à se créer des demeures souterraines. La maison du vieux M. Templeton se trouvait à quinze mètres environ sous le niveau des quais de la Tamise, dans une situation justement considérée comme fort commode : le vieillard, en effet, n'avait à faire qu'une centaine de pas pour atteindre la gare du second Cercle central des Automobiles, et un demi-kilomètre pour arriver à la station des Bateaux Volants de Black Friars. Cependant, âgé de plus de quatre-vingt-dix ans, il ne sortait plus guère de chez lui.

La chambre où il recevait ses deux visiteurs était toute recouverte du délicat émail de jade vert prescrit par le Comité de l'Hygiène ; elle était éclairée de la lumière solaire artificielle qu'avait découverte le grand Reuter, quarante ans auparavant ; sa couleur était fraîche et plaisante, absolument comme celle d'un bois au printemps ; et le classique calorifère grillagé, qui l'échauffait et la ventilait, la maintenait invariablement à la température de dix-huit degrés centigrades.

M. Templeton était un homme simple, se contentant de vivre comme avait vécu son père, avant lui. Le mobilier de sa chambre, notamment, était un peu suranné, à la fois dans son exécution et dans son dessin tout construit, pourtant, d'après le système moderne des meubles en émail absestos doux, sur armature de fer, indestructibles, plaisants au toucher, et imitant à merveille les variétés de bois les plus délicates. Quelques étagères, chargées de livres, s'alignaient des deux côtés de la cheminée électrique, à piédestal de bronze, devant laquelle étaient assis les trois hommes ; et dans deux des coins de la pièce attendaient les ascenseurs hydrauliques, dont l'un conduisait aux chambres à coucher, l'autre à la grande antichambre accédant sur le quai.

Le P. Percy Franklin, l'aîné des deux visiteurs, était un homme de figure originale et attirante. À peine âgé de trente-cinq ans, il avait des cheveux d'un blanc de neige. Ses yeux gris, sous leurs sourcils noirs, avaient un éclat étrange, ardemment passionné : mais son nez et son menton proéminents, ainsi que la coupe très nette de ses lèvres, rassuraient l'observateur sur sa maîtrise de soi et sa volonté. C'était un de ces hommes que l'on ne peut rencontrer, au passage, sans éprouver le besoin de les dévisager.

Son collègue et ami le P. Francis, assis de l'autre côté de la cheminée, se rapprochait beaucoup plus du type moyen : malgré l'expression fine et intelligente de ses grands yeux bruns, l'ensemble de ses traits dénotait un caractère manquant d'énergie ; et l'on devinait même, dans le mouvement de ses lèvres, dans la façon dont il tenait ses paupières à demi baissées, une certaine tendance à la rêverie sans objet.

Quant à M. Templeton, c'était, tout bonnement, un très vieil homme, avec un vigoureux visage tout ridé, – entièrement ras, d'ailleurs, comme l'étaient alors tous les visages du monde. Il reposait doucement dans l'ample fauteuil, appuyé sur ses coussins d'eau chaude, une couverture étalée sur ses jambes.

Enfin il parla, s'adressant d'abord à Percy, qui s'était assis à sa gauche.

– Eh ! bien, dit-il, c'est une très grosse affaire, pour moi, de me rappeler avec précision des choses aussi lointaines ; mais voici, du moins, comment je me représente l'enchaînement des faits ! En Angleterre, la première alarme sérieuse qu'ait éprouvée notre vieux parti conservateur lui est venue de l'élection du fameux « Parlement du Travail », en 1917. Cette élection nous a prouvé combien profondément l'hervéisme avait, désormais, imprégné toute l'atmosphère sociale. Certes, il y avait eu déjà nombre de théoriciens socialistes, auparavant : mais aucun n'était allé aussi loin que Gustave Hervé, surtout pendant les dernières années de sa vie, ni n'avait obtenu autant de résultats. Cet Hervé, comme peut-être vous l'aurez lu dans les manuels d'histoire, enseignait le matérialisme et le socialisme absolus, et poussait à l'extrême toutes leurs conséquences logiques. Le patriotisme, d'après lui, était un dernier vestige de la barbarie ; et le plaisir, la satisfaction aussi complète que possible de tous les besoins présents, constituait l'unique bien et l'unique devoir. Et d'abord, naturellement, tout le monde s'était moqué de lui. Dans notre parti, surtout, on soutenait que, sans une religion, sans une forte organisation politique et militaire, ce serait chose impossible de contraindre les hommes à conserver un ordre social, même le plus élémentaire. Mais on se trompait, apparemment, et Hervé n'avait que trop raison. Après la ruine définitive de l'Église de France, au début du siècle, et les massacres populaires de 1914, la bourgeoisie du monde entier se mit sérieusement à un travail de réorganisation ; et c'est alors que commença l'extraordinaire mouvement dont nous voyons aujourd'hui les effets, un mouvement qui tendait à supprimer toute distinction de patries ou de classes sociales, après avoir supprimé toute institution militaire. C'était la franc-maçonnerie – ai-je besoin de vous le dire ? – qui dirigeait tout ce mouvement. Né en France, celui-ci s'étendit bientôt à l'Allemagne, où déjà l'influence du socialisme marxiste…

– Oui, monsieur, – interrompit respectueusement Percy, – mais c'est surtout l'histoire des événements en Angleterre…

– L'Angleterre ! Eh ! bien, voici ! Donc, en 1917, le Parti du Travail parvint au pouvoir, et ce fut le début réel du communisme. Cela se passait à un moment dont je n'ai pu, moi-même, garder aucun souvenir personnel : mais je sais que c'est toujours de cette période que mon père datait l'origine de l'état de choses nouveau. Je m'étonne, seulement, que la réforme n'ait point marché plus vite : je suppose qu'il restait encore, chez nous, un grand fonds de l'ancien levain tory. C'est à cette date que le Times a cessé de paraître : mais chose étrange, ce n'est qu'en 1935 que la Chambre des Lords, depuis longtemps dépouillée de toute importance, a été supprimée officiellement. Quant à l'Église Établie, elle avait cessé d'exister dès 1929. Car il faut vous dire que les « ritualistes », – comme s'appelaient ceux qui, parmi les Anglicans, continuaient à avoir besoin d'un dogme défini et d'un culte, – après un effort désespéré pour amener à leur cause le Parti du Travail, revinrent en masse à l'Église catholique, à la suite de la « Convocation » anglicane de 1919, où fut décidément abandonné le Credo de Nicée. Tout le reste de l'Église anglicane, d'autre part, se fondit dans ce qu'on appelait l'Église Libre ; et cette Église Libre ne réclamait, au total, qu'une simple adhésion de sentiment. La Bible, dorénavant, avait complètement cessé d'être tenue pour une autorité digne de quelque foi ; les nouveaux assauts de la science allemande, vers 1920, avaient achevé de ruiner son crédit, aux yeux de tout ce qui n'était point catholique ; et mon père m'a souvent assuré que, dès les premières années du siècle, la divinité du Christ n'avait plus eu, pour les protestants du monde entier, qu'une valeur purement verbale.

« L'Église catholique, pendant quelque temps, fit alors des progrès extraordinaires. Tous les esprits religieux s'étaient ralliés au catholicisme, tandis que la grande masse des hommes rejetaient absolument le surnaturel, et devenaient, jusqu'au dernier, matérialistes et communistes. Malheureusement, ce ne fut qu'un feu de paille. Vers 1940, à la clôture du Concile du Vatican, – ouvert au dix-neuvième siècle, et qui, jusque-là, n'avait jamais été dissous – nous perdîmes un grand nombre d'adhérents. Mais, surtout, il y eut l'incessant progrès des communistes. Jamais vous ne sauriez vous imaginer l'émotion universelle qui s'empara de la nation lorsque, en 1947, fut voté et promulgué le Bill des Industries nécessaires. Bien des hommes de notre parti, il est vrai, étaient persuadés que cette nationalisation des principaux métiers allait marquer la fin de toute entreprise : mais, comme vous ne l'ignorez pas, il n'en fut rien. Au fond, la nation entière désirait cette réforme, sans en avoir nettement conscience, et surtout depuis le moment où l'on avait municipalisé les chemins de fer. Puis vint la réorganisation des retraites ouvrières et des pensions de vieillards ; et vous pouvez bien penser quel surcroît de puissance en ont retiré les communistes. Puis ce furent le bill de réforme des prisons, et l'abolition de la peine de mort ; puis la loi définitive de 1959 sur l'enseignement, interdisant toute instruction religieuse dans les écoles ; puis l'abolition effective de l'héritage, supprimant tout ce qui s'était conservé de l'ancien système.

– Et comment avons-nous fait pour nous tenir à l'écart de la grande guerre de l'Europe avec l'Orient ? demanda Percy.

– Oh ! ceci serait une longue histoire ; en un mot, c'est l'Amérique qui nous a retenus ; et, du même coup, nous avons perdu l'Inde et l'Australie. Mais notre ministre Braithwaite, très habilement, a réparé cette perte en nous obtenant, une fois pour toutes, le protectorat de l'Afrique. Au reste, nous verrons mieux tout cela sur la carte !

Percy, pendant quelques instants, considéra silencieusement la grande carte géographique que le vieillard venait d'ouvrir devant lui. C'était une carte du monde moderne, mais comparé avec la répartition politique des diverses régions un siècle auparavant : et rien n'était plus curieux que la différence des multiples bariolages, qui représentaient les petites nations de jadis, et des trois grandes plaques de couleur correspondant aux trois grands empires de la fin du vingtième siècle.

D'abord, le, doigt de M. Templeton se promena sur l'Asie. Les mots Empire d'Orient couraient à travers le jaune pâle, depuis les monts Ourals, à gauche, jusqu'au détroit de Behring, à droite, s'étendant, avec leurs lettres géantes, sur l'Inde, la Nouvelle-Zélande, et l'Australie. La tache rouge que le doigt désigna ensuite était sensiblement moindre, mais cependant assez importante, puisqu'elle recouvrait toute l'Europe, et toute la Russie asiatique jusqu'aux monts Ourals. Enfin, la République Américaine formait une tache bleue, répandue sur l'ensemble du continent transatlantique, et qui se répandait encore tout à l'entour, en une pluie d'étincelles bleues sur le blanc des mers.

– Oh ! oui, cela est beaucoup plus simple qu'autrefois ! dit simplement le vieillard.

Percy referma l'atlas et le remit sur la table.

– Et maintenant, monsieur, à votre avis, demanda-t-il, que va-t-il arriver ?

Le vieil homme d'État catholique eut un sourire d'indécision.

– Ce qui arrivera ? dit-il. Dieu seul le sait ! Si l'empire d'Orient se décide à se mettre en mouvement, nos États-Unis d'Europe ne pourront rien contre lui. Et le fait est que je ne comprends pas pourquoi l'Orient ne s'est pas encore mis en mouvement, jusqu'ici ! Je suppose qu'il en est empêché par ses divisions religieuses.

– Vous ne croyez pas que l'Europe se désunisse ? demanda le prêtre.

– Oh ! non ! certainement non ! Nous nous rendons trop compte, désormais, du danger que nous courons ! Mais, tout de même, il n'y aura que Dieu qui puisse vraiment nous empêcher de périr, si l'empire d'Orient se décide enfin à nous attaquer. Car cet empire connaît maintenant sa force ; et que sommes-nous, en comparaison de lui ?

– Mais, au sujet de la religion, reprit Percy, que croyez-vous qu'il arrive ?

M. Templeton, visiblement las, aspira d'abord une longue bouffée de son inhalateur d'oxygène. Après quoi, avec sa courtoisie habituelle, il se mit en devoir de répondre.

– Pour résumer la situation, dit-il, il n'y a plus au monde que trois forces qui comptent : le catholicisme, l'humanitarisme, et les religions de l'Orient. Sur ce dernier terrain, je ne saurais rien prédire : la récente union des Chinois et des Japonais achève de dérouter tous nos calculs. Mais en Europe et en Amérique, incontestablement, le conflit n'existe qu'entre les deux autres éléments que je viens de nommer. Tout le monde, il est vrai, a fini par reconnaître qu'une religion surnaturelle implique forcément une autorité absolue, et que le jugement individuel, en matière de foi, n'est autre chose que le commencement de la décomposition. Et il est vrai, aussi, que, puisque l'Église catholique est l'unique institution qui prétende détenir une autorité surnaturelle, elle est assurée de l'hommage de tous les chrétiens qui conservent, à un degré quelconque, la croyance dans le surnaturel. Tout cela est certain : mais, d'autre part, il ne faut pas oublier que l'humanitarisme, contrairement à l'attente générale de naguère, est en train de devenir lui-même une religion organisée, malgré sa négation du surnaturel. Il s'est associé au panthéisme : sous la direction de la franc-maçonnerie, il s'est créé des rites qu'il ne cesse point de développer ; et il possède, lui aussi, un Credo : « L'homme est dieu », etc. Il a donc, désormais, un aliment effectif et réel pouvant être offert aux aspirations des âmes religieuses : il comporte, lui aussi, une part d'idéal, tout en ne demandant rien aux facultés spirituelles. Et puis, ces gens-là ont à leur disposition toutes les églises, – sauf les quelques chapelles qu'ils ont daigné nous laisser, – toutes les magnifiques cathédrales d'Angleterre et du continent ; et, dans tous les pays, ils commencent enfin à encourager les élans du cœur. Et puis ils sont libres, eux, de déployer abondamment leurs symboles, tandis que cela nous est interdit ! Je suis d'avis que, avant dix ans, leur doctrine sera légalement établie comme religion officielle, dans l'Europe entière.

« Et nous, les catholiques, pendant ce temps, nous reculons toujours ! En Amérique, je suppose que nous avons encore, nominalement, un quarantième de la population, – grâce à l'admirable mouvement catholique du début du vingtième siècle. En France et en Espagne, nous ne comptons, pour ainsi dire, plus ; en Allemagne, notre nombre diminue de jour en jour. En Italie ? Là, nous avons reconquis Rome, qui de nouveau nous appartient exclusivement ; mais le reste de la presqu'île est perdu pour nous, Ici, enfin, nous gardons toute l'Irlande, et peut-être un soixantième de l'Angleterre, de l'Écosse, et du Pays de Galles ; mais notre proportion était d'un sur quarante, il y a vingt ans encore. En outre, depuis ces temps derniers, les énormes progrès de la psychologie sont en train de nous causer un dommage qui ne va plus cesser de grandir. Autrefois nous n'avions contre nous que le matérialisme pur et simple : et, bien des hommes le trouvaient trop cru, trop grossier. Maintenant, voici la psychologie qui remplace l'ancien matérialisme, et qui, au lieu de nier le surnaturel, se pique de l'admettre, en l'expliquant à sa façon ! Hélas ! mon père, la chose n'est point douteuse, nous reculons ! Et nous allons continuer de reculer ; et je crois même que nous devons nous tenir prêts pour une catastrophe, d'un moment à l'autre !

– Cependant… commença Percy.

– Vous vous dites que j'ai des vues bien sombres, pour un vieillard sur le bord du tombeau ! Que voulez-vous ? Je vous ai ouvert toute ma pensée. J'ai beau faire, je n'aperçois aucun espoir ! Et il me semble que, dès maintenant, il suffirait du moindre incident pour accomplir notre ruine. Non, voyez-vous, je n'aperçois aucun espoir, jusqu'au jour où…

Percy releva brusquement les yeux sur son interlocuteur, comme si les derniers mots de celui-ci avaient répondu à l'aboutissement de ses propres pensées.

– Jusqu'au jour où notre Seigneur reviendra, ainsi qu'il l'a promis ! reprit le vieil homme d'État.

Percy resta encore immobile quelques instants ; puis il se leva.

– Je vais être forcé de partir, monsieur, dit-il ; voici qu'il est dix-neuf heures passées ! Je vous remercie infiniment. Venez-vous, mon père ?

Le P. Francis se leva aussi, et les deux visiteurs s'apprêtèrent à sortir.

– Eh ! bien, mon père, dit le vieillard, en s'adressant à Percy, revenez me voir l'un de ces jours, si vous ne m'avez pas trouvé trop bavard ! Je suppose que vous allez avoir à écrire votre lettre pour Rome ?

Percy fit un signe de tête affirmatif.

J'en ai écrit une moitié ce matin, dit-il : mais, étranger comme je le suis, depuis l'enfance, aux choses de l'Angleterre, j'ai senti qu'il me fallait me renseigner d'abord, auprès de vous, sur les origines et les causes de la situation, avant de me risquer à exposer celle-ci sous son jour véritable ; et combien je vous suis reconnaissant de m'avoir éclairé ! Au fait, c'est un gros travail, et d'une responsabilité énorme, cette lettre quotidienne que je suis chargé d'écrire au cardinal-protecteur ! J'ai l'intention d'y renoncer bientôt, si seulement le cardinal veut bien me le permettre…

– Mon cher enfant, s'écria le vieux M. Templeton, ne faites point cela ! Si vous m'autorisez à vous parler en toute sincérité, j'ai l'impression que vous êtes doué d'une observation extrêmement pénétrante ; et Rome a besoin d'être informée par des gens tels que vous…

Percy sourit modestement, et se dirigea vers la porte.

– Venez, mon père ! dit-il à son compagnon.

Les deux prêtres se séparèrent en arrivant sur le quai : et Percy, resté seul, s'arrêta, quelques minutes, à contempler la scène automnale qui se déroulait autour de lui. Ce qu'il avait entendu, chez le vieillard, lui semblait éclairer étrangement le magnifique tableau de prospérité qui s'étalait à sa vue. L'air était aussi lumineux qu'au milieu du jour ; car, depuis les derniers progrès de la lumière artificielle, Londres ne connaissait plus de différence entre le midi et la nuit. Le jeune prêtre se trouvait dans une façon de cloître vitré, dont le sol était tapissé d'une préparation de caoutchouc sur laquelle les pieds ne produisaient aucun son. Au-dessous de lui, circulait un double torrent infini de personnes, allant à droite et à gauche, sans autre bruit que le murmure des conversations, dont la plupart en langue espéranto. À travers la vitre dure et transparente qui fermait, d'un côté, le passage public, le prêtre apercevait une route large et noire, entièrement vide ; mais, tout à coup, une grande clameur retentit du côté de Westminster, pareille au bourdonnement d'une ruche géante, et, dès l'instant d'après, un grand objet lumineux passa sur la route ; et puis l'intensité de la clameur s'éteignit peu à peu, à mesure que le grand Train National Automobile, arrivant du sud, poursuivait son chemin vers l'est. C'était là une voie privilégiée, où, seules, les voitures de l'État avaient permission de passer, et à une vitesse n'excédant point cent cinquante kilomètres à l'heure.

Tous les autres bruits étaient étouffés, dans cette ville caoutchoutée. Les trottoirs roulants des piétons passaient à quelque cent mètres plus loin, et la circulation souterraine ne se faisait sentir que par un léger frémissement du sol. Mais, au moment même où Percy allait se remettre en marche, une note musicale résonna, soudain, qui semblait jaillir de la voûte du ciel, un long accord d'une beauté et d'une intensité merveilleuses ; et le prêtre, en relevant les yeux des flots paisibles de la Tamise, – qui seule s'était, jusqu'alors, refusée à se laisser transformer, – vit, très loin au-dessus de lui, se détachant sur les nuages vivement éclairés, un long objet mince, imprégné d'une douce lumière, qui glissait vers le nord, et bientôt disparut, sur ses ailes déployées. Ce délicieux appel musical, c'était la voix des lignes européennes de grands Bateaux Volants, pour annoncer l'arrivée d'un de leurs « aériens » dans les diverses stations où il s'arrêtait.

« Jusqu'au jour où Notre-Seigneur reviendra ! » se redisait Percy ; et, pour un instant, de nouveau, son ancienne angoisse lui étreignit le cœur. Combien c'était chose difficile, de tenir les yeux fixés sur cet horizon lointain, tandis que le monde se déployait, tout proche, avec tant d'attrait dans sa force et dans sa splendeur !

Tristement, le prêtre reprit sa marche, se demandant combien de temps encore le P. Francis, son compagnon, arrivé hier de Rome avec lui, garderait la force de résister à une telle épreuve ; et puis, après un dernier regard jeté sur les eaux tranquilles du fleuve, il descendit le large escalier qui menait à la voie souterraine.

Partie 1 LIVRE I

 

L'avènement

En ce temps se lèveront beaucoup de faux prophètes qui séduiront un grand nombre de personnes,

Et, parmi le développement de l'iniquité, la charité de plusieurs se refroidira…

Et l'on verra paraître de faux Christs, en même temps que des faux prophètes ; et ils feront de grands prodiges, et montreront de grands signes, au point d'induire en erreur les élus même, si la chose était possible.

(Évangile selon saint Matthieu, XXIV, v. 11, 12 et 24.)

 

Chapitre1

 

 

I

 

Olivier Brand, le nouveau député de Croydon, était assis dans son cabinet, les yeux tournés vers la fenêtre, par-dessus son élégante et légère machine à écrire.

Sa maison se dressait à l'extrémité de l'une des crêtes des anciennes montagnes du Surrey, maintenant tout entaillées et creusées de tunnels, de telle sorte que, seul, désormais, un communiste pouvait y trouver un spectacle un peu réconfortant. Immédiatement au-dessous de la vaste fenêtre, le sol descendait en pente rapide environ cent cinquante pas, pour aboutir à une haute muraille ; et, au delà, le monde créé par l'homme s'étendait triomphalement à perte de vue. Deux larges voies, enfoncées à vingt pieds sous le niveau du sol, se rencontraient, brusquement, pour former désormais une voie unique. Celle de gauche était la Première Ligne de Brighton, celle de droite la Ligne de Tunbridge. Chacune d'elles était partagée, sur toute sa longueur, par un mur de ciment ; d'un côté, sur des rails d'acier, couraient les tramways électriques, tandis que l'autre était réservé au passage des voitures automobiles, se divisant, à leur tour, en trois catégories : d'abord les voitures de l'État, dont la vitesse était de deux cents kilomètres à l'heure ; en second lieu les voitures particulières, qui n'avaient pas le droit d'aller à une vitesse de plus de cent kilomètres ; et enfin la Ligne Nationale Populaire, d'une vitesse de cinquante kilomètres, avec des arrêts réguliers de cinq en cinq kilomètres. Et c'est de ce côté aussi, parallèlement au parcours des automobiles, que s'allongeaient les deux voies réservées aux piétons, aux cyclistes et aux cavaliers.

Derrière l'énorme espace occupé par ces routes, s'ouvrait une plaine infinie de toits, avec de petites tours, çà et là, pour marquer les édifices publics, depuis le district de Caterham, sur la gauche, jusqu'à Croydon, à peu près en face : tout cela clair et brillant dans l'atmosphère sans fumée ; et, plus loin encore, à l'ouest et au nord, les basses collines suburbaines se détachaient sur un ciel bleuâtre d'avril.

Ce paysage était singulièrement silencieux, en comparaison du mouvement continu qui le remplissait ; à l'exception du frisson bourdonnant des rails d'acier, lorsqu'un train passait, et, par instants, de l'exquise résonance des grands moteurs aériens, on n'entendait, dans le cabinet d'Olivier, absolument rien d'autre qu'un murmure étouffé et confus, qui imprégnait doucement l'air, comme le murmure des abeilles dans un jardin. Olivier, d'instinct, aimait tous les signes de la vie humaine, toutes les traces de travail ou de récréation ; et il regardait, dans l'atmosphère transparente, avec un sourire vaguement rêveur. Mais bientôt il serra les lèvres, remit les doigts sur les touches de sa machine à écrire, et poursuivit la rédaction du discours qu'il préparait.

Il y avait deux ans que, s'étant marié, le jeune député avait loué à l'État cette petite maison, située très heureusement à tous points de vue. Construite dans un angle de l'une de ces vastes toiles d'araignées qui recouvraient, à présent, tout le pays, elle était assez voisine de Londres pour ne lui coûter que fort peu, – car toutes les personnes riches s'étaient retirées au moins à cent kilomètres du cœur affairé de l'Angleterre ; – et, cependant, elle était aussi calme qu'il pouvait la désirer. D'un côté, Olivier se trouvait à dix minutes du Parlement, de l'autre à vingt minutes de la mer ; et l'arrondissement électoral qu'il représentait s'étalait devant lui, comme une carte ouverte. Sans compter que, en cinq minutes de plus, il pouvait se transporter à la grande Station Terminus de Londres, où il avait à sa disposition les premières lignes d'État allant dans tous les sens. Pour un homme politique de fortune modeste, et souvent appelé, comme il l'était, à parler à Édimbourg, tel lundi, et à Marseille le lendemain mardi, il était aussi commodément logé que personne, peut-être, de sa condition.

C'était un homme de figure éminemment agréable et sympathique, à peine âgé d'une trentaine d'années, les cheveux noirs, coupés de près, les yeux bleus, petits, mais d'une expression à la fois virile et attirante, la peau blanche et fine. Ce jour-là, en particulier, il paraissait extrêmement satisfait de soi-même et de toutes choses. Ses lèvres remuaient légèrement, pendant qu'il écrivait, ses yeux frémissaient d'excitation ; et souvent il s'arrêtait, de nouveau, pour considérer distraitement la perspective qui s'ouvrait devant lui.

On frappa à la porte ; un homme, d'âge moyen, entra, portant une liasse de papiers, déposa les papiers sur la table, sans dire un mot, et fit mine de vouloir s'éloigner. Mais Olivier, d'un signe, l'invita à rester.

– Eh ! bien, monsieur Phillips ?

– Il y a des nouvelles de l'Orient, monsieur ! dit le secrétaire.

Olivier posa la main sur les papiers.

– Un message complet ? demanda-t-il.

– Non, monsieur : la communication s'est interrompue, une fois de plus ! Mais le nom de Felsenburgh est encore mentionné !

D'un geste rapide, Olivier souleva la lourde liasse de feuilles imprimées, et se mit à les parcourir.

– La quatrième feuille, monsieur ! dit le secrétaire.

Olivier secoua la tête d'un geste d'impatience ; et M. Phillips, comprenant le désir de son chef, se hâta de sortir.

La quatrième feuille du courrier, imprimée en rouge sur papier vert, sembla absorber profondément l'attention d'Olivier, car il la relut deux ou trois fois, adossé dans son fauteuil. Puis il soupira, puis, de nouveau, regarda vers la fenêtre.

Tout à coup, la porte se rouvrit, et une grande et svelte jeune femme apparut.

– Eh ! bien, mon chéri ? demanda-t-elle.

Mais Olivier haussa les épaules, d'un air mécontent.

– Rien encore de définitif ! répondit-il. D'ailleurs, écoute ceci !

Il reprit la feuille verte, et commença de la lire tout haut, pendant que la jeune femme s'asseyait sur le rebord de la fenêtre, auprès de lui.

C'était vraiment une créature charmante, cette jeune femme, avec des yeux gris sérieux et ardents, des lèvres rouges pleines de santé, et un port de tête et d'épaules infiniment gracieux. Elle avait traversé lentement la pièce, et maintenant venait de s'asseoir, dans son ample robe brune, avec une attitude à la fois toute simple, délicate, et noble. Et, les yeux étincelants de curiosité, elle écoutait la dépêche que lisait son mari :

« Irkoulsk, 14 avril. – Hier – comme – les jours passés. – Mais – bruit – d'une – défection – du parti – suffite. – Les troupes – continuent – se rassembler. – Felsenburgh – a parlé – devant – foule – tongouse. – Avant-hier, – attentat – anarchiste – contre le – Lama. – Felsenburgh – parti – pour – Moscou. – Il veut… »

– Voilà, et puis rien d'autre ! ajouta Olivier, d'un ton très ennuyé. La communication s'est de nouveau interrompue !

– Mais qu'est-ce que c'est donc que ce Felsenburgh ? interrogea la jeune femme.

– Ah ! ma chère enfant, voilà ce que le monde entier est en train de se demander ! On ne sait rien de lui, jusqu'à présent, si ce n'est que, au dernier moment, il a été admis à faire partie de la délégation américaine envoyée en Orient. Le Herald a bien publié sa biographie, l'autre jour ; mais tous les faits que contenait l'article ont été démentis. Ce qui est sûr, c'est que Felsenburgh n'est encore qu'un tout jeune homme, et qui a vécu dans une obscurité complète jusqu'à présent.

– En tout cas, le voici bien sorti de son obscurité ! observa la jeune femme.

– Oh ! certes. On dirait vraiment que c'est lui qui dirige toute l'affaire ! Jamais les dépêches ne font mention des autres. Quel bonheur, au moins, qu'il soit du bon parti !

– Mais toi, que penses-tu de tout cela ?

Olivier, qui avait tenu les yeux fixés sur elle, détourna son regard vers l'horizon.

– Je pense que tout va dépendre de ces jours prochains ! répondit-il. Il n'est point douteux que, depuis cinq ans déjà, l'Orient s'est préparé à attaquer l'Europe. L'intervention de l'Amérique, seule, l'a retenu ; et voici maintenant une dernière tentative pour l'arrêter ! Mais pourquoi est-ce ce Felsenburgh qui se trouve à la tête de l'entreprise nouvelle…

Il s'interrompit un moment, puis reprit :

– Assurément, ce doit être un linguiste extraordinaire ! Voici, peut-être, la dixième nation devant laquelle il parle ! En vérité, je me demande qui cela peut bien être !

– N'a-t-il pas un prénom ?

– Julien, je crois. L'un des messages l'appelait ainsi.

– Et que fait le gouvernement ?

– Au travail nuit et jour, ici comme dans le reste de l'Europe. Si la guerre se produit, ce sera une catastrophe effroyable !

– Vois-tu quelque chance qu'elle soit évitée ?

– Des chances, répondit lentement Olivier, j'en vois deux : l'une, c'est que l'Orient ait décidément peur de l'Amérique ; l'autre, c'est qu'on puisse le persuader de se tenir tranquille par humanité. Car enfin, si ces peuples d'Orient parvenaient à comprendre que la coopération est l'unique espoir du monde… Mais, avec ces maudites religions dont ils ont l'esprit saturé !…

La jeune femme soupira, et, se détournant aussi, considéra la vaste étendue de toits, sous la fenêtre.

En effet, la situation était infiniment sérieuse. Cet énorme empire d'Orient, consistant en une fédération de nombreux États, sous le pouvoir du Fils du Ciel, rendue plus solide encore par la fusion récente des dynasties japonaise et chinoise, n'avait point cessé de consolider ses forces et de prendre conscience de son pouvoir, durant les trente-cinq années dernières ; depuis le jour, surtout, où il avait mis ses maigres mains jaunes sur l'Australie et l'Inde. Et, pendant que le reste du monde apprenait à se pénétrer de l'inanité de la guerre, les races d'Orient n'avaient pensé qu'à la guerre. On pouvait s'attendre, maintenant, à voir toutes les civilisations des siècles passés replongées, une fois de plus, dans le chaos.

Pour Olivier, cette perspective d'avenir était, littéralement, affolante. Tandis qu'il regardait par sa fenêtre, et voyait s'étaler paisiblement devant lui l'immensité de Londres, tandis que son imagination parcourait l'Europe, et partout y découvrait la même victoire définitive du sens commun et du fait sur les fables insensées du christianisme, la pensée lui semblait intolérable de la simple possibilité que tout cela fût de nouveau balayé, remplacé par le tourbillon barbare des sectes et des dogmes : car tel était le résultat certain d'une intervention de l'Orient en Europe. « Le catholicisme lui-même revivrait ! » se disait Olivier : cette religion singulière qui avait brillé d'un nouvel éclat autant de fois que la persécution avait été sur le point de l'éteindre ; et, entre toutes les formes de religion, le catholicisme était, aux yeux d'Olivier, la plus grotesque et la plus avilissante. Très loyalement, il s'effrayait de cette perspective, bien plus encore que de l'effusion de sang qui inonderait l'Europe, si l'empire d'Orient réalisait son projet. Comme il l'avait dit vingt fois à Mabel, il ne gardait qu'un espoir, au point de vue religieux : c'était que le panthéisme quiétiste, qui, pendant tout le vingtième siècle, avait fait des pas de géant aussi bien dans l'Est que dans l'Ouest, parvint, un jour, à réfréner la frénésie mystique qui animait les fraternités orientales. Aussi bien, le panthéisme était-il sa propre foi. Pour lui, « Dieu » était la somme, toujours en développement, de la vie créée, et l'unité personnelle de chaque individu formait un élément de cet être divin. D'où il concluait que les rivalités individuelles étaient la plus grande des hérésies, et le plus grand obstacle à tout progrès, celui-ci ne pouvant résulter que de la fusion des individus dans la famille, de la famille dans l'État, et des États particuliers dans le grand État universel.

Et cependant Olivier et sa femme, – ils s'étaient soumis à ce contrat à terme qui était, désormais, le seul mariage reconnu par l'État, – ces deux jeunes gens étaient bien éloignés de l'épaisse sottise qui constituait le lot ordinaire des matérialistes purs. Le monde, pour eux, vibrait d'une vie d'ensemble très ardente, qui s'épanouissait dans la fleur, dans l'animal, et dans l'homme. Le roman et la poésie de ce monde, pour être compréhensibles, ne leur en paraissaient pas moins admirables : et, d'ailleurs, ce monde n'était point sans comporter des mystères qui séduisaient plutôt qu'ils ne déconcertaient, car ils déployaient des beautés nouvelles à chacune des découvertes que faisaient les hommes.

Mais l'unique condition de l'édification et du progrès de la Jérusalem nouvelle, sur la planète qui se trouvait être la résidence de l'homme, c'était la paix, et non cette épée que le Christ, autrefois, s'était vanté d'apporter : c'était une paix qui jaillissait de la raison, au lieu de la dépasser, une paix fondée sur la notion que l'homme était tout, et ne pouvait se développer que par son union avec les autres hommes. Si bien que, à Olivier et à sa femme, le vingtième siècle apparaissait comme une véritable Révélation ; peu à peu les superstitions anciennes étaient mortes, et une lumière nouvelle s'était répandue ; l'esprit du monde s'était élevé, le soleil avait illuminé l'humanité ; et, maintenant, ils éprouvaient un mélange d'horreur et d'effroi à voir les nuées se rassembler du côté de cet Orient où, toujours, toute superstition avait eu son berceau.

Mabel se leva, et mit sa main sur l'épaule de son mari.

– Mon bien-aimé, lui dit-elle, il ne faut pas que tu te laisses abattre ; cet orage peut passer comme les précédents ! Et, n'est-ce pas ? c'est déjà beaucoup que l'Orient consente à écouter les Américains ! Et puis, tu dis toi-même que ce M. Felsenburgh semble être du bon parti !

Sans lui répondre, Olivier lui prit la main, et la baisa tendrement.

II

 

Au déjeuner, une demi-heure après, Olivier parut singulièrement mal à l'aise ; et c'est de quoi sa mère, une vieille dame de près de quatre-vingts ans, se rendit compte aussitôt, sans doute, car, après un coup d'œil jeté sur lui, et un simple mot de bonjour, elle retomba dans le silence. C'était cependant une bien agréable chambre, cette salle à manger, toute voisine du cabinet d'Olivier, et meublée, suivant l'usage universel, dans des tons vert clair. Ses fenêtres donnaient sur un minuscule jardin, derrière la maison, et sur la haute muraille tapissée de lierre qui servait d'enclos à la propriété. Les meubles, eux aussi, étaient du type habituel : une table ronde, assez grande, se dressait au milieu, entourée de trois hauts fauteuils, pourvus des angles et des coussins les mieux adaptés aux convenances du corps ; et, au centre de la table, un piédestal, pareil à une large colonne ronde, supportait les plats. Il y avait plus de trente ans déjà que, dans toutes les maisons, la coutume s'était établie de placer la salle à manger au-dessus de la cuisine, et de monter ou de descendre les plats au moyen d'un appareil hydraulique qui aboutissait au centre de la table des repas. Quant au plancher, il était revêtu tout entier de la préparation en liège absestos inventée en Amérique, étouffant le bruit, plaisante à la fois pour les pas et pour les yeux.

Ce fut Mabel qui rompit le silence.

– Et ton discours de demain ? demanda-t-elle à son mari.

Cette question parut ranimer un peu Olivier, et le remettre en train.

Le fait est que Birmingham commençait à s'agiter ; on se reprenait à réclamer, une fois de plus, le libre-échange avec l'Amérique, faute de pouvoir trouver en Europe des débouchés suffisants ; et c'est Olivier que le gouvernement avait chargé de calmer ces aspirations mécontentes.

Il se proposait de dire aux gens de Birmingham que, en tout cas, leur agitation resterait forcément vaine jusqu'au jour où l'affaire de l'Orient se trouverait réglée : mais on lui avait permis d'ajouter que le gouvernement était tout à fait partisan du retour prochain du libre-échange : à eux de prendre patience et de rester calmes, en attendant !

– Ces gens sont stupides, déclara-t-il, d'un ton fâché ; stupides et d'un égoïsme sans bornes ! Ils sont pareils à des enfants qui pleurent et crient pour manger, tout en sachant que leur dîner viendra dans quelques instants.

– Et tu leur diras cela ?

– Qu'ils sont stupides ? Certainement !

Mabel considéra son mari avec un sourire charmé. Elle savait fort bien que la popularité d'Olivier reposait surtout sur ses habitudes de franchise, car rien ne plaît tant aux masses que d'être grondées, injuriées, par un homme intelligent, courageux, et doué d'un pouvoir magnétique d'éloquence. Elle-même, d'ailleurs, n'aimait rien autant chez son mari.

– Et comment iras-tu ? lui demanda-t-elle.

– Par l'aérien. Je prendrai celui de dix-huit heures à Black-Friars : la séance est à dix-neuf heures, et je serai de retour à vingt et une.

Après quoi, il se remit vigoureusement à manger ; et sa mère, rassurée, le regardait avec son patient et affectueux sourire de vieille femme.

Mabel, ayant fini son déjeuner, tambourinait doucement sur la nappe, de ses doigts sveltes et légers.

– Hâte-toi de finir, mon chéri ! dit-elle, car il faut que je sois à Brighton dès trois heures !

Olivier avala précipitamment sa dernière bouchée, posa son assiette sur la plate-forme du milieu de la table, puis, ayant constaté que plats et assiettes s'y trouvaient tous installés, pressa un ressort. Aussitôt, sans le moindre bruit, la plate-forme disparut.

La vieille Mme Brand était une personne d'apparence saine et vigoureuse, toute rose par-dessus ses rides, et ayant, sur la tête, une résille comme les femmes en portaient cinquante ans auparavant. Mais on sentait que, ce jour-là, une inquiétude ou un chagrin troublait sa bonne humeur ordinaire. Ce fut elle qui, la première, se leva, et sortit de la salle à manger.

– Sais-tu si maman a quelque chose ? demanda Olivier.

– Oh ! répondit Mabel, c'est toujours l'affaire de ces viandes artificielles ! La pauvre femme ne peut pas s'y habituer ; elle croit que nous allons en être, tous, malades.

– Et rien d'autre ?

– Non, mon chéri, je suis sure qu'il n'y a rien d'autre ! Elle n'aurait point manqué de m'en parler, s'il y avait eu quelque chose.

Quelques instants après, la jeune femme sortit, à son tour, et Olivier la suivit des yeux jusqu'à la grille du jardin. Il avait été un peu troublé, deux ou trois fois, les jours passés, par quelques paroles étranges qui avaient échappé à sa mère. Celle-ci, dans sa première enfance, avait reçu une éducation chrétienne ; et son fils avait parfois l'impression que des traces de cette influence de jadis se réveillaient en elle. C'est ainsi qu'elle avait déterré, parmi ses vieux livres, un certain Jardin de l'âme ; et souvent elle se plaisait à le lire, tout en protestant qu'elle n'attachait aucune importance à son contenu. N'importe, Olivier aurait préféré qu'elle brûlât ce mauvais livre, car il savait que la superstition est chose tenace, et fort capable de reprendre possession d'un cerveau affaibli. Le christianisme, d'après lui, était une croyance à la fois barbare, à cause de la ridicule impossibilité de ses dogmes, et stupide, et triste, et ennuyeuse, à cause de la façon dont elle s'écartait du courant joyeux de la vie humaine. Mais il savait que cette misérable croyance survivait encore, çà et là, dans de petites églises sombres. Et il se rappelait le mélange de dégoût et d'horreur qu'il avait éprouvé, un jour, en assistant à une cérémonie dans la cathédrale catholique de Westminster. Quelle honte, si, à présent, sa propre mère se mettait à regarder avec faveur ces folies dégradantes !

Quant à lui, Olivier, aussi loin qu'il pouvait se rappeler ses opinions politiques, toujours il avait été violemment opposé aux concessions que l'on avait cru devoir accorder à Rome et à l'Irlande. Toujours il avait estimé intolérable que cette ville et ce pays fussent laissés à la disposition des sectateurs d'un culte aussi insensé et aussi malfaisant : il considérait Rome et l'Irlande comme des serres chaudes de sédition, en même temps que comme des taches de lèpre sur la face de l'humanité. Jamais il n'avait pu se mettre d'accord avec ceux qui prétendaient qu'il valait mieux que tout le poison de l'Occident se trouvât concentré en deux endroits, au lieu de continuer à être répandu dans l'Europe entière. Et, cependant, c'est cette dernière opinion qui avait prévalu. Rome avait été livrée entièrement au vieillard blanc, en échange de toutes les cathédrales et églises monumentales de l'Italie, et Olivier s'indignait de penser que les ténèbres du moyen âge régnaient, aussi épaisses que jamais, dans l'ancienne capitale du monde. Pour ce qui était de l'Irlande, cette nation, trente ans auparavant, aussitôt qu'elle avait obtenu son home rule, s'était déclarée catholique, et, du même coup, avait ouvertement rejeté toute institution communiste. L'Angleterre avait consenti, en souriant, à cette révolution irlandaise, trop heureuse d'être délivrée, elle-même, d'agitations possibles, par le départ immédiat pour l'Irlande d'une bonne moitié de sa population catholique. Et maintenant toute sorte de choses grotesques se produisaient de nouveau, dans l'île catholique : l'autre jour encore, Olivier, avec un plaisir amer, avait lu la nouvelle d'apparitions, dans un village irlandais, d'une dame en bleu, et d'autels édifiés à l'endroit où s'étaient posés les pieds de ce fantôme. Mais la cession de Rome au pape l'indignait bien plus vivement encore, car il sentait que le transfert à Turin du gouvernement italien avait privé celui-ci d'une grosse part de son prestige, tandis que la vieille folie religieuse se trouvait auréolée de tous les souvenirs historiques associés à l'idée de Rome. Sa seule consolation était de se dire qu'une telle situation ne pouvait plus durer bien longtemps, et que déjà une foule d'hommes politiques et de journalistes, dans toutes les parties du monde, commençaient à proclamer la nécessité d'y mettre fin.

Rentré dans son cabinet, Olivier se tint debout quelques minutes à la fenêtre, s'enivrant de la glorieuse vision de solide raison qui se déroulait sous ses yeux ; il considérait le développement infini des toits, les énormes voûtes vitrées des bains et gymnases publics, les dômes des écoles où, chaque matin, la jeunesse s'instruisait des devoirs et des droits de l'état de citoyen ; et les quelques flèches même des églises ne parvenaient point à distraire sa vue de la vivante grandeur du spectacle environnant. Il songeait à cette ruche infinie d'hommes et de femmes qui, remplissant l'espace ouvert devant lui, avaient enfin appris pour toujours les principes de l'Évangile nouveau : à savoir, qu'il n'y avait d'autre dieu que l'homme, d'autres prêtres que les chefs d'État, ni d'autres prophètes que les maîtres d'école.

Et c'est d'un cœur tout réchauffé qu'il se remit à la rédaction de son discours de Birmingham.

Sa jeune femme, elle aussi, s'abandonnait librement à la rêverie, tandis que, enfoncée dans un ample fauteuil, avec son journal sur les genoux, le wagon automobile l'emportait dans la direction de Brighton. Sans doute, les nouvelles de l'Orient la tourmentaient plus qu'elle ne l'avait fait voir à son mari, mais elle ne pouvait se décider à penser qu'il existât un réel danger d'invasion. Toute la vie occidentale était désormais si raisonnable, si tranquille ! Le monde avait enfin posé le pied sur un roc si solide ! Comment imaginer que l'humanité se laissât de nouveau ramener dans les anciens marécages de l'ignorance et de la sauvagerie ? Non ! cela était contraire à tontes les lois de l'évolution ! Et pourtant, si cette catastrophe se produisait ? Si la marche du progrès, une fois de plus, se trouvait arrêtée par un éclat soudain des forces secrètes et malfaisantes de la nature ?…

Dans le demi-compartiment voisin, deux hommes s'entretenaient des travaux publics en cours d'exécution, décrivant la hâte fiévreuse qui présidait à ces travaux. Mais ces images, sans que Mabel sût pourquoi, l'inquiétaient plus qu'elles ne l'attiraient. D'autre part, impossible de songer à considérer le paysage, par les fenêtres de la voiture automobile : sur ces grandes lignes, la vitesse de la marche interdisait de rien voir. Du moins la jeune femme tâchait-elle à se distraire en examinant le plafond blanc du wagon, les délicieuses peintures dans leurs encadrements de chêne, les grands globes qui, au– dessus des voyageurs, répandaient une douce et charmante lumière. Puis le grand appel retentit ; la légère vibration devint un peu plus sensible ; et, dès l'instant suivant, la porte automatique s'ouvrit, et la jeune femme se trouva sur le quai de la station de Brighton.

Comme elle descendait l'escalier qui conduisait au Square de la Station, elle remarqua un prêtre qui marchait devant elle. Vu ainsi de dos, avec ses cheveux blancs, il semblait un vieillard mais très droit et solide, car il s'avançait d'un pas admirablement ferme. En bas de l'escalier, il s'arrêta, se retourna à demi ; et alors, à sa grande surprise, Mabel découvrit que son visage était celui d'un jeune homme, avec de beaux traits énergiques, d'épais sourcils noirs, et des yeux gris d'un éclat singulier. Un moment après, il se remit en marche, et la jeune femme, à quelques pas derrière lui, pénétra dans le square, poursuivant son chemin vers la maison de sa tante.

Mais, soudain, sans autre avertissement qu'un coup de sifflet aigu qui semblait venir du plus haut des airs, une série d'événements extraordinaires se produisirent.

Une grande ombre tourbillonna au-dessus de Mabel, un bruit de déchirement se fit entendre, puis un autre bruit, pareil au soupir d'un géant ; et comme la jeune femme s'arrêtait, effrayée, voici qu'un objet énorme, avec un nouveau bruit pareil à celui de milliers de chaudrons brisés, vint s'abattre devant elle, sur le sol caoutchouté ; et puis l'objet se tint immobile, remplissant la moitié du square, et agitant, à sa partie supérieure, deux longues ailes, qui tournaient, frappaient l'air comme les bras de quelque monstre préhistorique, tandis que des cris et des gémissements humains s'élevaient, nombreux et confus, de sous la machine.

Mabel ne se rendit aucun compte de ce qui suivit ; mais, quelques minutes après, elle se sentit poussée en avant par une pression violente, et, tremblant de la tête aux pieds, s'aperçut qu'elle était sur le point de poser le pied sur quelque chose qui ressemblait à un corps humain écrasé. Une espèce de langage articulé sortait de ce corps ; Mabel saisit distinctement les noms de Jésus et de Marie ; puis tout à coup, derrière son clos, elle entendit une voix qui lui disait :

– Veuillez me laisser passer, madame ! Je suis un prêtre !

Elle resta immobile quelque temps encore, interdite par la soudaineté de l'aventure ; et c'est presque inconsciemment qu'elle vit le jeune prêtre aux cheveux gris se mettre à genoux, et tirant un crucifix qu'il portait sous son manteau ; elle le vit se pencher sur le mourant, agiter sa main, approcher le crucifix des lèvres ensanglantées, et puis, s'étant relevé précipitamment, aller recommencer le même manège auprès d'une autre des victimes de la catastrophe. Mais bientôt, du haut des marches d'un grand hôpital, à droite, des hommes descendirent, tête nue, chacun tenant à la main un objet qui avait la forme des appareils photographiques d'autrefois ; et Mabel, comprenant qui étaient ces hommes, sentit son cœur bondir de soulagement. C'étaient les exécuteurs de l'euthanasie ; l'appareil qu'ils portaient allait mettre fin aux souffrances des agonisants, les faire passer doucement, délicieusement, dans le royaume de l'éternel repos. Puis la jeune femme eut la sensation d'être prise par les épaules et refoulée en arrière ; et longtemps encore elle dut rester là, au premier rang d'une foule compacte de gens de police et de curieux, avant d'être enfin autorisée à continuer sa marche vers la maison de sa tante.