Le Manuscrit de Compostelle - Sophie Cassagnes-Brouquet - E-Book

Le Manuscrit de Compostelle E-Book

Sophie Cassagnes-Brouquet

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Beschreibung

Sophie Cassagnes-Brouquet fait du lecteur l'un des voyageurs emportés, par la foi, le remord ou la cupidité, sur l'interminable route de Saint-Jacques.

Une froide soirée d'hiver, à l'hospice d'Aubrac, tout en se réchauffant auprès de l'âtre, des voyageurs évoquent ou taisent les raisons bien différentes qui les ont poussés, les uns et les autres, à partir pour Saint Jacques-de-Compostelle. Parmi eux, un marchand venu d'Espagne, Maître Raul et son valet, Santiago, un paysan en quête d'aventure, un maître maçon et son jeune fils, et puis un chevalier, Thibault de SaintSeine. Ils se lient et, sur la route qui conduit à Conques, ils se placent sous la protection du chevalier qui les défend contre les brigands de grand chemin.
Quelques jours plus tard, en l'abbaye de Conques, l'un de ces voyageurs dérobe un précieux manuscrit dont le chevalier Thibault, apprend du père abbé, qu'il est porteur d'une malédiction et qu'il faut, au plus vite, le retrouver. Commence alors une course sans fin, semée d'embûches et de troublantes circonstances car la malédiction, elle aussi, s'est mise en route. Ainsi, chaque fois que Thibault est sur le point de mettre enfin la main sur le singulier et redoutable psautier, celui ci se dérobe et le devance en direction de Compostelle, laissant derrière lui la mort, le feu, l'agonie. Le généreux chevalier pourra-t-il accomplir la mission que lui a confiée le père abbé de Conques, braver le soleil implacable de Castille, les maléfices et les sortilèges, les appétits des marchands, les jalousies et les drames de cœur ? Oui parviendra-t-il, avant qu'il ne soit trop tard, à récupérer le livre mystérieux dont l'encre, en coulant, continue de bouleverser la destinée de tous ceux qui l'approchent ?

Page après page, ce roman historique captivant réussit à nous tenir en haleine.

EXTRAIT

Dans le silence du soir, une petite troupe de pèlerins se hâtait en quête d’un abri sûr pour y passer la nuit. Transis, malgré leurs épaisses capes dans lesquelles ils s’emmitouflaient de leur mieux, les voyageurs frissonnaient sur leurs montures. Les ténèbres assombrissaient déjà le ciel et l’horizon n’offrait plus
aux regards qu’une mince frange claire dans le lointain. L’humidité glaciale de cette fin d’hiver saisissait leurs visages tandis que leurs coeurs se serraient sous l’effet de l’appréhension ; cette angoisse, toujours renouvelée, qui s’emparait d’eux au soleil couchant. Les chevaux et les mules courbaient l’échine, épuisés par une étape bien trop longue.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Agrégée d'histoire, professeure d'histoire du Moyen Âge à l'Université de Toulouse-le Mirail, Sophie Cassagnes-Brouquet est une médiéviste reconnue. Auteur de nombreux ouvrages consacrés à l'art et à l'histoire de cette période (aux Éditions Ouest-France : La France au Moyen Âge, Les métiers au Moyen Âge, La passion du livre au Moyen Âge...), elle replace dans cet ouvrage ce fabuleux mouvement artistique qu'est le gothique dans son contexte historique, donnant au lecteur des clés de compréhension d'un patrimoine inestimable. Elle habite Toulouse.

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I

Dans le silence du soir, une petite troupe de pèlerins se hâtait en quête d’un abri sûr pour y passer la nuit. Transis, malgré leurs épaisses capes dans lesquelles ils s’emmitouflaient de leur mieux, les voyageurs frissonnaient sur leurs montures. Les ténèbres assombrissaient déjà le ciel et l’horizon n’offrait plus aux regards qu’une mince frange claire dans le lointain. L’humidité glaciale de cette fin d’hiver saisissait leurs visages tandis que leurs cœurs se serraient sous l’effet de l’appréhension ; cette angoisse, toujours renouvelée, qui s’emparait d’eux au soleil couchant. Les chevaux et les mules courbaient l’échine, épuisés par une étape bien trop longue.

Soudain, cavaliers et montures dressèrent l’oreille. La bise leur apportait l’écho d’une sonnerie de cloches, la cloche des égarés ! Un jeune garçon se dressa sur sa mule et s’écria :

— Père, entendez-vous ? Je crois bien reconnaître un bruit de cloches.

Puis, tendant la main, il poursuivit :

— Regardez, c’est l’hospice.

Cette sombre bâtisse qui disparaissait déjà dans l’obscurité, c’était sans aucun doute le refuge qu’on leur avait indiqué la veille. Quelques pas les en séparaient à peine désormais. Déjà, les pèlerins apercevaient les silhouettes sombres de deux frères qui les guettaient à la lueur d’une lanterne. Les religieux leur firent signe d’approcher et de descendre de leurs montures, ils s’emparèrent de leurs rênes pour les mener à l’écurie. Un autre frère les attendait sur le seuil de l’hospice et les accueillit avec douceur, faisant face avec sérénité à l’avalanche de leurs questions.

Oui, ils étaient bien arrivés ; oui, c’était ici la domerie d’Aubrac fondée par le bienheureux Adalard, un pèlerin tout comme eux. Qu’ils se donnent la peine d’entrer et ils pourraient réchauffer leurs membres engourdis par le froid devant un bon feu. Trop heureux d’abandonner l’univers inquiétant de la nuit hivernale, les voyageurs se hâtèrent de suivre les précieux conseils du bon frère.

Seul l’un d’entre eux, un homme de belle allure, sans doute quelque aristocrate, semblait hésiter à se séparer de ses deux chevaux qu’il tenait encore par la bride. Un pèlerin s’approcha de lui et le rassura :

— Ne vous inquiétez pas pour vos chevaux, messire. Je connais bien cet hospice, j’ai déjà fait ce voyage plusieurs fois. Les frères prendront le plus grand soin de vos précieux compagnons. Rassurez-vous. D’ailleurs, vous n’avez qu’à voir comment je leur ai confié ma mule sans le moindre souci. Oh ! bien sûr, elle n’a pas la belle allure de vos montures mais j’y tiens ! Je vous en prie, donnez-vous la peine d’entrer et d’honorer cette humble demeure de votre présence.

Un peu surpris, le chevalier le toisa un instant, les sourcils levés, mais il finit par suivre ses conseils et, confiant à regret ses chevaux à un frère, pénétra d’un pas altier dans la domerie. Hélas, il y découvrit ce qu’il redoutait le plus, mais qui était désormais son lot quotidien, jour après jour. Les voyageurs devaient partager une salle commune, à peine éclairée par le foyer central. Déjà, une dizaine d’hommes, de tous âges et de toutes conditions, se pressaient autour des flammes. Il ne vit pas de femmes ; elles devaient se tenir dans une autre salle. Il regarda autour de lui et reconnut bientôt ses compagnons de voyage, riant entre eux et tendant leurs mains vers le feu pour les réchauffer. La vie reprenait ses droits à la lueur dansante des flammes.

Cela faisait déjà plusieurs jours que leur petite troupe cheminait de concert sur le chemin de Compostelle, mais il ne savait presque rien d’eux. Ce soir, leur humeur semblait différente. Après la terrible traversée des solitudes enneigées de l’Aubrac, ils ressentaient un immense soulagement et éprouvaient le besoin de s’épancher. La journée avait été dure, il avait fallu gravir un col dans le froid, et puis la descente vers l’hospice leur avait paru interminable. Enfin, ils étaient arrivés ! Demain, c’est vrai, tout recommencerait, mais demain était un autre jour !

Ce soir, auprès du feu, grande était leur envie de parler pour raconter leurs aventures, leurs joies et leurs peines, tout en n’oubliant pas de jeter un coup d’œil de temps en temps sur les frères qui s’activaient autour d’une marmite ventrue. La soupe, ils en rêvaient depuis qu’ils étaient partis ce matin aux premières lueurs de l’aube. Assis en tailleur ou agenouillés autour du foyer, ils aspiraient à plein nez les délicieuses odeurs qui s’échappaient du chaudron et ressentaient avec plaisir les tenailles de la faim qui trituraient leur estomac. Que leur importait qu’il crie famine, ce tyran, puisque ce soir ils avaient enfin la certitude de manger à leur faim ! Déjà, les frères leur tendaient des écuelles de bois remplies d’un liquide épais et fumant, un brouet de légumes et d’orge, qui les rassasierait.

Resté seul dans l’ombre, le dos collé contre le mur glacial de l’hospice, le chevalier considérait avec intérêt ses compagnons de voyage. Il songeait à regret à ses chevaux, ses deux fidèles compagnons, Roland et Olivier, dignes de leurs noms de preux. Combien il aurait préféré la compagnie de ces nobles créatures à celle de ces rustres ! L’envie de fuir cet antre misérable le tenaillait bien plus que la faim, mais il demeurait planté là, immobile, et il tendit à son tour la main pour s’emparer du bol qui lui était offert. Les autres continuaient à jacasser tout en lapant leur soupe. Malgré lui, il ne put s’empêcher de saisir au vol quelques bribes de leur conversation.

Celui qui parlait à présent était un homme trapu, d’une quarantaine d’années, peut-être plus. C’était lui qui était intervenu pour lui conseiller de confier ses chevaux à des étrangers. Il était le premier que le chevalier avait remarqué parmi la petite troupe des voyageurs. D’abord parce qu’il était monté sur une mule bien caparaçonnée, et ensuite parce qu’il portait un costume de riche marchand. C’était sans aucun doute un homme d’expérience, davantage habitué à donner des ordres qu’à en recevoir. Il n’y avait qu’à l’entendre aboyer dans son étrange jargon après son valet, un pauvre garçon au visage grêlé et au nom imprononçable. En ce moment, le valet était assis en tailleur et approuvait d’un air béat chaque mot de son maître comme si c’était parole d’Évangile. Le bavardage de ce marchand avait quelque chose d’insupportable et le chevalier aurait bien aimé lui rabattre le caquet, mais il devait se taire, rester calme. Il fallait se faire oublier et subir patiemment ces interminables palabres. Ah ! si seulement il avait été chez lui, en Bourgogne ! Mais du calme ! La riche Bourgogne, il l’avait quittée depuis si longtemps pour ces contrées inhospitalières et désertes que ses souvenirs commençaient à s’estomper comme des filaments ténus dans sa mémoire.

Pourtant, ce marchand provoquait en lui un sentiment de malaise qu’il ne parvenait pas à s’expliquer. Maintenant qu’il l’écoutait avec davantage d’attention, le chevalier commençait à comprendre : c’était l’intonation de sa voix, ou plutôt l’étrange accent qui lui faisait déformer chaque mot qu’il prononçait de sa bouche volubile, qui le troublait ainsi.

Depuis qu’il avait quitté sa Bourgogne natale, Thibault de Saint-Seine avait entendu toutes sortes de langages d’oïl et d’oc, mais ce marchand parlait différemment. D’ailleurs, ses compagnons peinaient à l’écouter et il s’interrompait souvent comme pour chercher ses mots. Thibault, qui s’était légèrement approché, observait l’homme et lui prêtait une oreille plus attentive.

Le marchand expliquait aux voyageurs qu’il se nommait Raul et qu’il venait du lointain royaume de Léon, au-delà des monts. Il n’était pas un pèlerin comme eux. Non, il n’allait pas à Compostelle, il s’arrêterait chez lui, à Léon, où il fréquentait la cour du roi et celle des plus grands seigneurs pour son négoce. Il voyageait seul avec son valet Santiago ; c’est ainsi qu’on appelait chez eux le bienheureux saint Jacques, expliqua-t-il en désignant le garçon qui ne comprenait pas un traître mot au laborieux discours de son maître, mais qui l’approuvait avec enthousiasme. Maître Raul s’était joint à leur troupe, car il redoutait de cheminer seul. Les routes n’étaient pas sûres dans ces contrées reculées ; on disait même que les forêts des alentours abritaient des loups et toutes sortes de créatures féroces.

Un homme encore jeune, à l’allure de riche paysan, s’esclaffa :

— Ah ça ! Pour les loups, ne craignez rien, mon bon maître, j’en fais mon affaire. Ils ne m’effraient pas. Croyez-moi, il n’y a rien de plus peureux que ces bestioles. Tenez, il vous suffit de prendre vos sabots dans les mains et de les frapper bien fort l’un contre l’autre, et vous les verrez détaler sans demander leur reste.

Le marchand le regarda, faussement admiratif :

— Quel courage ! C’est que, comprenez-moi, ces animaux n’existent pas dans mon pays. J’ignore tout de ces fauves, de leur apparence et de leurs coutumes.

— Vrai ? s’étonna le paysan incrédule. Alors, c’est bien vrai, ce que l’on raconte, qu’au-delà des monts, c’est un pays béni où le lait et le miel coulent à flots ? Par saint Christophe, j’ai grand hâte de voir de telles merveilles !

Maître Raul se rengorgea et renchérit :

— Tout ce que l’on a pu vous dire est encore en dessous de la réalité, mais vous le découvrirez bien par vous-même en allant vous recueillir sur la tombe du saint apôtre. Cependant, si je puis me permettre, vous m’avez l’air en parfaite santé, mon ami. Qu’est-ce donc qui vous a poussé à prendre le bâton et la besace du pèlerin ?

Thibault s’était rapproché davantage. Il ne put s’empêcher de sourire et d’admirer l’habileté du marchand. Tout en douceur, celui-ci amenait les autres à se dévoiler aussi sûrement que le plus rusé des confesseurs. Le chevalier se promit de se tenir sur ses gardes ; c’était là un compagnon un peu trop malin pour être honnête.

Le paysan protestait :

— Pour sûr que je ne suis pas malade, grâce au ciel. C’est par pure dévotion que je me suis mis en route. Je suis originaire d’un petit village des monts du Lyonnais. Notre brave curé s’est rendu à Rome, voilà deux ans déjà. Et depuis son retour du tombeau de saint Pierre, il n’a eu de cesse de nous raconter ses aventures. Tous les dimanches, à la messe, il nous faisait languir avec le récit des merveilles qu’il avait admirées dans la ville sainte. Aussi, un jour, j’ai pris ma décision. J’ai dit à ma femme : « Notre fils est grand, il s’occupera de la terre. Il est beau temps de songer à notre salut. Je prends le bourdon de pèlerin. Moi aussi, j’ai grande envie d’aller par le monde. »

Thibault ne pouvait qu’envier la sincérité un peu naïve de cette déclaration. En voilà un heureux homme, se disait-il tout en songeant à son propre sort. Le marchand riait aux éclats. Il asséna une forte tape sur l’épaule du paysan et s’exclama :

— Par ma foi, mon brave, tu es dans le vrai. La terre est vaste et il y a tant de choses à découvrir. Ta vocation de jacquet te fait honneur. Que saint Christophe, le patron des voyageurs, veille sur toi, car tu es un bon compagnon. Quel est ton nom ?

— Romain, fit simplement l’homme.

— Eh bien, Romain, frappe bien tes sabots l’un contre l’autre demain lorsque nous entendrons hurler les loups.

— Oh ! n’ayez crainte ! répondit-il avec assurance.

Tous ces discours avaient mis en mal de confidence un jeune garçon qui accompagnait le dernier pèlerin de leur petite troupe, un homme âgé d’une quarantaine d’années, vêtu simplement, mais à l’allure noble et taciturne. L’adolescent, un freluquet d’une quinzaine d’années, à en juger par la douceur de ses traits qui portaient encore la fraîcheur de l’enfance, ne put s’empêcher de s’exclamer en regardant avec envie le riche paysan :

— Ah ! maître Romain, vous avez bien de la chance de cheminer ainsi pour votre plaisir ! Sans le terrible accident qui a frappé mon père, nous ne serions pas ici, mais en train d’œuvrer sur quelque chantier, et nous dormirions dans une bonne chambre, bien au chaud !

L’enfant s’interrompit, car son père le tirait par la manche en lui faisant signe de se taire.

— Mais, père, protesta-t-il, je ne fais rien de mal. Après tout, chacun ici s’est présenté aux autres, il est naturel que nos compagnons sachent pourquoi nous cheminons avec eux.

— Soit, fit l’homme d’une voix grave, en lui lâchant le bras. Tu as sans doute raison, Raphaël, il est juste que ces braves pèlerins sachent à qui ils ont affaire.

Le jeune homme lui adressa un sourire plein de reconnaissance et se hâta de parler avant que son père ne change d’avis. Il se présenta en quelques mots :

— Puisque mon père m’y autorise, je vous apprendrai que je me nomme Raphaël, et voici mon père, maître Arnoul. Il y a à peine quelques semaines, tandis que nous travaillions tous les deux sur le chantier de la cathédrale de Sens en Bourgogne…

Raphaël s’interrompit, constatant avec déception que ce nom n’évoquait pas grand-chose pour ses auditeurs.

— Ah ! vous ne connaissez pas ! Eh bien, il faut me croire, c’est l’une des plus belles bâtisses qui existe, faite d’une pierre superbe. Comme j’apprenais à tailler les blocs, mon père dirigeait les maçons. Il leur montrait comment disposer les pierres pour assurer la solidité des assises. De sa baguette de bois, il leur indiquait les murs à élever. Aussi le gros œuvre progressait-il à un bon rythme, pour la plus grande satisfaction des chanoines et de l’évêque. Mais c’était compter sans la malveillance du Malin. Furieux de nous voir élever une église aussi majestueuse pour la plus grande gloire de Dieu, il n’eut de cesse de nous tendre des pièges. Un jour, il fit s’abattre sur le chantier une pluie glaciale ; une autre fois, il nous accabla des rayons d’un soleil brûlant. Pourtant, notre ardeur demeurait intacte, et il en aurait fallu bien davantage pour nous décourager. Aussi décida-t-il de s’attaquer au meilleur d’entre nous.

D’un geste de protestation, maître Arnoul tenta d’interrompre son fils, mais l’adolescent poursuivit avec véhémence :

— C’est la pure vérité. En s’en prenant au maître d’œuvre, notre ennemi savait bien qu’il mettrait un terme à la bonne marche du chantier. Un matin, alors que la nuit avait été douce, il accabla la Bourgogne d’un froid intense, les eaux gelèrent en un instant, sans que nous y ayons pris garde. Mon père glissa du haut d’un échafaudage et tomba à terre d’une hauteur de deux hommes. Sur le chantier, ce ne fut qu’un cri d’horreur. Nous avons tous accouru pour lui porter secours. Maître Arnoul gisait sur le dos, les bras en croix. Par bonheur, il n’avait pas perdu connaissance, mais son bras droit semblait comme désarticulé, sans doute brisé en plusieurs endroits. On fit venir un médecin qui soignait les chanoines. Il fit de son mieux et raccommoda le bras. Mon père se remit peu à peu, mais depuis sa chute, en dépit des prières des prêtres et de toutes nos oraisons, son bras reste inerte et dolent, comme inanimé.

Adressant alors un large sourire à son père, il conclut :

— Mais nous avons bon espoir. Saint Jacques y portera remède et nous délivrera de la cruauté du démon.

Mis mal à l’aise par les confidences de Raphaël, maître Arnoul prit la parole, comme pour s’excuser :

— Il faut pardonner à ce garçon ses bavardages. Mon fils est encore jeune, mais c’est un bon enfant. Depuis que nous avons revêtu l’habit de pèlerin, il est aussi excité qu’un jeune chiot à la pensée des contrées que nous allons traverser et des merveilles qui nous y attendent. Qui sait, peut-être parviendrons-nous un jour à Compostelle ? On dit qu’on y élève la plus belle des cathédrales ; j’aimerais bien la contempler…

— C’est la pure vérité ! s’exclama le marchand. Une vraie merveille, de la dentelle de pierre ! N’ayez crainte, maître Arnoul, vous arriverez jusqu’au tombeau du bienheureux apôtre et il vous délivrera du mal. Notre seigneur saint Jacques a grand besoin d’habiles maîtres maçons tels que vous pour bâtir sa maison. Et qui sait, sans doute trouverez-vous de l’embauche en Galice ?

Le maçon se contenta de soupirer tandis que Raphaël regardait le négociant avec admiration. Un court silence avait accueilli ses derniers mots. En cette nuit glaciale, au cœur de la montagne, chacun s’était pris à rêver à sa façon aux douceurs qui les attendaient au-delà des monts. Compostelle, le champ d’étoiles, tant d’étapes les en séparaient encore ! Ils devraient apprendre la patience et savoir dompter leurs espoirs.

Le chevalier demeurait taciturne, les yeux fixés sur les flammes. Il semblait absent, étranger à leurs doutes et à leurs joies. Le silence se fit plus lourd. Soudain, il leva les yeux et s’aperçut que les cinq visages s’étaient tournés vers lui et lui adressaient tous la même question muette.

Le marchand osa prendre la parole :

— Pardonnez-moi mon audace, noble seigneur, mais nous aimerions tous savoir avec quel digne compagnon nous avons eu l’honneur de cheminer depuis quelques jours.

Le chevalier s’attendait à cette curiosité. Il laissa quelques secondes s’écouler et répondit simplement, d’une voix grave :

— Je me nomme Thibault de Saint-Seine ; je suis né dans le château du même nom, au diocèse de Langres, en Bourgogne. Comme vous, je me rends en pèlerinage sur l’autel de saint Jacques en Galice.

Le ton était poli, mais sans réplique. Maître Raul comprit qu’ils n’en sauraient pas davantage pour ce soir. De toute façon, leur curiosité était satisfaite. L’heure des confidences était close, la fatigue reprenait ses droits. Raphaël bâillait copieusement. Les pèlerins s’allongèrent sur leur paillasse, à même le sol, leur balluchon sous la tête.

Assis, le dos contre le mur, les bras croisés autour de ses genoux, Thibault de Saint-Seine regardait ses compagnons sombrer dans le sommeil, sans pouvoir trouver le repos. Les yeux perdus, il contemplait vaguement les dernières flammèches qui s’échappaient du foyer. Lorsqu’il baissa les paupières, d’autres flammes, hautes et brûlantes, un véritable brasier, s’emparèrent de son esprit.

II

À peine l’aube dispensait-elle ses premières lueurs que, déjà, la petite troupe des six pèlerins s’était mise en route. L’esprit vif, le corps reposé grâce à cette paisible nuit que leur avait prodiguée l’hospitalité des frères, ils envisageaient avec confiance la prochaine étape.

Chacun tint à remercier chaleureusement ses hôtes et le dernier à vanter leurs mérites ne fut pas le chevalier qui s’émerveillait d’avoir retrouvé ses deux chevaux bien étrillés et tout fringants. Comme il s’agenouillait devant le prieur pour recevoir sa bénédiction, le marchand se contenta de hausser les épaules, l’air entendu. Mais Thibault de Saint-Seine ne prit pas garde à son insolence. La journée s’annonçait belle et il avait hâte de chevaucher sur la route. Il aurait volontiers galopé jusqu’à la prochaine étape sur son rapide coursier, mais il avait juré d’accompagner les pèlerins et de les protéger. Aussi devrait-il sans cesse freiner les ardeurs de sa monture et lui tenir la bride haute pour se maintenir au rythme du pas lent des mules de ses compagnons. Comme il aurait ri de cette humiliation en d’autres temps ! Lui, Thibault de Saint-Seine, à la tête d’une troupe de gueux ! Mais il avait prêté serment sur les reliques et il n’allait pas ajouter le parjure à…

Un bref instant, la lueur pourpre d’un incendie envahit sa mémoire. Il secoua la tête, raidit les jambes pour se dresser sur ses étriers, puis, se retournant, il lança un regard condescendant aux voyageurs qui le suivaient. Pour l’instant, les pèlerins restaient silencieux, comme perdus dans leurs pensées. Ils cherchaient sans doute à économiser leurs forces. Les frères les avaient mis en garde ; l’étape serait longue et épuisante.

À quelques lieues de la domerie, le paysage se mit à changer. L’immensité monotone du plateau céda d’abord la place à un horizon boisé, puis ils pénétrèrent dans une épaisse forêt, tout aussi inhospitalière que l’avait été la montagne qu’ils avaient dû affronter au cours des derniers jours. Si les arbres et les taillis qui les cernaient paraissaient n’avoir jamais abrité la moindre humanité, la route sur laquelle ils cheminaient affirmait tout le contraire. Cette voie bien droite et pavée semblait les mener au cœur de la forêt. Qui avait bien pu tracer une chaussée aussi régulière dans ce pays perdu ? Sans doute, songeait Thibault, s’agissait-il d’une antique route percée par les Romains. Il en avait déjà vu de semblables dans sa Bourgogne natale. Il y avait quelque chose de mystérieux dans le contraste entre cette route bien ordonnée et l’enchevêtrement fantasque des branches qui la menaçaient de toutes parts.

En dépit de la vive lueur de cette belle matinée de début de printemps, la forêt devenait de plus en plus sombre et inhospitalière. Si la route ne l’avait pas tranchée de sa trouée régulière, les pèlerins auraient pu se croire égarés dans quelque antre maléfique. Un silence étouffant s’était abattu sur eux depuis qu’ils chevauchaient entre les arbres. La sylve semblait déserte, abandonnée. Pas le moindre sifflement d’oiseau, aucun souffle ne venait agiter les branchages et froisser les feuilles pour lui donner un semblant de vie.

Thibault ne pouvait s’empêcher d’être saisi d’un sentiment d’angoisse, une angoisse sourde et irréfléchie. Cette forêt était-elle maudite ou endormie sous l’effet d’un charme maléfique ? Il tira sur les rênes de son cheval et s’arrêta pour attendre ses compagnons. Lorsqu’il tourna son regard vers eux, il fut surpris de la pâleur qui s’affichait sur leurs visages. Comme il s’apprêtait à les encourager de quelques paroles de réconfort, maître Raul l’interrogea d’une voix tremblante :

— Cette forêt ne me dit rien qui vaille ! Croyez-vous qu’elle abrite des loups ?

Des loups, songea Thibault, ah, si ce n’était que cela ! Mais il n’eut pas le temps de rassurer le marchand ; déjà, le paysan s’exclamait :

— Ah ! pour ça non ! Vous connaissez bien mal ces bêtes, maître Raul. Des loups nous attaquer ainsi, en plein jour ! Et puis, s’il y avait des loups dans les parages, nos montures les auraient sentis bien avant nous. Or, regardez-les, est-ce que les chevaux de messire Thibault ou votre belle mule donnent le moindre signe d’inquiétude ? Non, pas du tout. Eh bien, c’est qu’il n’y a pas de loups !

Thibault sourit. Après tout, ce rustaud avait sans doute raison. S’il y avait eu quelque danger, ses deux coursiers l’auraient perçu, il pouvait leur faire confiance. Et pourtant, il ne parvenait pas à dissiper le malaise qui s’était emparé de lui au fur et à mesure qu’ils s’aventuraient dans la morne épaisseur de ces bois. Un peu de patience, les frères lui avaient annoncé qu’après la forêt ils commenceraient leur descente vers la vallée d’une rivière appelée l’Olt. La terre y était accueillante et les villages prospères.

— Inutile de s’attarder davantage, déclara-t-il aux autres sur un ton ferme. Reprenons notre route et, bientôt, nous en aurons fini avec cette forêt.

Leurs craintes s’étaient un peu dissipées tandis qu’ils suivaient la voie percée au cœur des taillis endormis. Les heures s’écoulaient sans qu’ils y prennent garde dans ce paysage monotone rythmé par les troncs sombres des hêtres et la verdeur acide des premières feuilles du printemps. Ouvrant la marche, Thibault avait lâché la bride à son cheval et, sans y faire attention, il s’éloignait peu à peu du groupe des pèlerins. Soudain, il fut rejoint par le jeune Raphaël qui faisait trottiner vivement sa mule à grand renfort de coups de bâton. Tout en essayant de rattraper le chevalier, l’adolescent s’époumonait :

— Messire, vous allez bien trop vite, nous n’arrivons pas à vous suivre. Pourriez-vous ralentir votre allure et nous attendre un peu, pour l’amour de Dieu ?

Thibault lança un regard furieux à cet impertinent qui prétendait lui donner des ordres, puis il se radoucit en se souvenant de son serment. Il tira sur ses rênes à la grande colère de son cheval qui secoua violemment la tête, mais, en dépit de leur commune envie de galoper, le chevalier tint bon et s’arrêta pour attendre Raphaël.

— C’est bien, fit-il d’un air bougon. Je n’avais pas pris garde à mon allure. C’est que je n’ai pas l’habitude de traîner, mais ne t’inquiète pas, je vais vous attendre.

Tandis qu’il se retournait pour apercevoir la modeste troupe qui le rejoignait tant bien que mal, il lui sembla entendre comme un frémissement dans la forêt, un bruit presque imperceptible mais qui le troubla, tant les bois étaient restés mornes et silencieux jusque-là. Il secoua la tête pour se convaincre qu’il avait rêvé. Ce devait être quelque animal qui se frayait un chemin dans les taillis ; après tout, cette forêt ne pouvait pas être si déserte.

Mais, avant qu’il ait eu le temps de s’interroger davantage, Thibault vit surgir des sous-bois les silhouettes menaçantes d’une dizaine d’hommes. Il comprit aussitôt : des brigands. Les pèlerins étaient attaqués par des bandits de grand chemin ! Il éperonna son cheval et, tandis qu’il tirait son épée hors du fourreau, il sentit soudain renaître en lui la frénésie de ces instants précieux, l’ardeur des batailles. Le goût du combat, toute la saveur de cette existence qu’il avait été contraint d’abandonner, voilà qu’il les retrouvait en cet instant de pur danger. D’un œil expert, il évalua rapidement la situation. Ils étaient neuf malandrins groupés autour d’un grand escogriffe au teint sombre, qui semblait être leur chef. Beaucoup trop nombreux pour un seul homme, songea-t-il. Cependant, le chevalier comprit rapidement qu’il ne serait pas seul à leur résister ; le valet au nom étrange et le paysan vantard faisaient mine de vouloir leur faire front. Quant à Raphaël, il suivait hardiment Thibault qui se dirigeait au galop vers les brigands pour les affronter.

Le marchand avait disparu. Le chevalier l’aperçut soudain, dissimulé derrière un buisson, protégeant ses précieuses besaces. Il n’avait pas perdu de temps pour battre en retraite ! Un des voleurs tentait de s’emparer de sa mule. Thibault fondit sur lui et le menaça si bien de son épée qu’il s’enfuit à toutes jambes. Le chevalier fit signe à l’adolescent de s’occuper de la bête et de la mettre à l’abri. Il se chargea de défendre son père, maître Arnoul, qui errait au milieu de la route, en butte aux sarcasmes des malandrins qui avaient rapidement remarqué son impuissance à se défendre. Le maçon disputait à grand-peine sa maigre besace de pèlerin à l’un de ces vauriens qui se moquait de lui en le faisant tourner en rond. Thibault mit fin à ses rires en l’assommant d’un grand coup du plat de son épée. Raphaël saisit alors son père par le bras et le confia au marchand qui n’en menait pas large derrière son taillis. Deux voleurs étaient déjà hors de combat, mais les autres, enhardis par les vociférations de leur chef, menaçaient encore le valet et le paysan qui se défendaient de leurs couteaux à grands coups de bâton.

Soudain, un hurlement plaintif déchira le cœur des pèlerins : le malheureux Santiago avait reçu un coup dans l’épaule droite. Thibault se démenait comme un beau diable ; du haut de son cheval, il frappait et frappait encore, d’estoc et de taille, mais les assaillants étaient habiles et expérimentés. Ces vauriens maniaient habilement leurs lames. Visiblement, ils n’en étaient pas à leur premier traquenard. Craignant qu’ils ne le désarçonnent, et surtout qu’ils ne blessent sa précieuse monture, le chevalier préféra mettre pied à terre ; il fit signe à son cheval de s’éloigner.

Désormais, il devait faire face à sept hommes. La situation semblait désespérée. Le valet était assis sur le sol et geignait en se tenant le bras. Seul avec le brave Romain, Thibault allait affronter sept bandits armés jusqu’aux dents. Le paysan n’avait pour toute arme que son bourdon de pèlerin qu’il brandissait comme une massue. Aussi, malgré toute leur détermination, la lutte s’annonçait par trop inégale et, déjà, ils se sentaient faiblir sous les coups de leurs ennemis. Leurs bras secoués par des crampes commençaient à ressentir la fatigue d’un combat acharné et ils reculaient peu à peu, en voyant avec horreur s’épanouir un large sourire sur le visage crasseux des brigands. Les vauriens s’encourageaient mutuellement, sentant que la fin était proche. Leurs sarcasmes ne laissaient guère de doute quant à l’issue de ce combat désespéré. Romain lança un regard anxieux au chevalier : qu’allaient-ils devenir ? Par Dieu, il n’en savait rien. Ces misérables le poussaient dans ses derniers retranchements. Il n’avait pas l’habitude de se battre contre une telle vermine.

L’espace d’une seconde, Thibault de Saint-Seine ferma les yeux. Il revit son épée posée sur l’autel de la chapelle, cette épée que le prêtre avait bénie, puis lui avait tendue en un geste solennel le jour de son adoubement.

— Par ma foi, je ne céderai pas, murmura-t-il, comme pour s’en convaincre.

Il resta silencieux un bref instant.

— Je ne plierai pas, hurla-t-il enfin de toutes ses forces.

Puis, levant les yeux au ciel, il eut une courte prière muette et se rua sur ses ennemis.

La rage désespérée de son cri et la haine qu’ils lisaient dans ses yeux semblaient avoir paralysé ses assaillants. Le chevalier brandit son épée et l’abattit avec une vigueur renouvelée sur la tête de leur chef, un homme hirsute, noir de cheveux, la peau brûlée par le soleil. Une force surhumaine paraissait s’être emparée de Thibault. Tout en poussant un rugissement de fauve, il frappa. Le fil acéré de la lame avait tranché la tête en deux jusqu’au cou. À la vue de leur maître qui s’affaissait sur le sol, couvert de sang, les voleurs se débandèrent et s’enfuirent sans demander leur reste.

Immobile, les deux mains sur le pommeau de son épée plantée dans le sol, Thibault les regarda s’éloigner sans un geste. Épuisé, il était incapable de les poursuivre. Il demeura ainsi un court instant, comme transporté dans un autre monde, sans que Romain ose interrompre sa rêverie. Peu à peu, la petite troupe se reformait, entourant le valet qui gémissait en montrant sa blessure. Reprenant ses esprits, le chevalier les entendit le remercier avec ferveur. Les pèlerins ne savaient plus quel saint invoquer ; chacun se vouait tour à tour à saint Jacques, à saint Nicolas ou à saint Christophe, patrons des voyageurs. Thibault les regardait, amusé. Un étrange calme s’était emparé de lui depuis qu’il avait vu les bandits s’enfuir au plus profond de la forêt. Il se tenait au milieu de la route, bien droit, serrant son épée des deux mains, ses cheveux blonds resplendissant au soleil, vivante incarnation de la chevalerie.

Comme une statue de saint Georges, songeait Raphaël, qui ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Le jeune garçon aurait bien aimé avoir le talent d’imagier de son père pour transcrire dans la pierre cet instant magique. Il aurait sculpté une superbe statue de saint, une effigie noble et élégante comme on en voyait au portail des cathédrales. Saisi par cette vision, l’adolescent s’agenouilla devant le chevalier et lui baisa la main avec ferveur. Pour la première fois de sa courte existence, il avait eu le bonheur de contempler un vrai preux, un défenseur des faibles, comme les chantaient les trouvères. Thibault passa doucement ses doigts gantés de cuir sur les cheveux soyeux de Raphaël, puis il le saisit par le col de son manteau pour le forcer à se relever.

— Garde tes révérences pour d’autres, mon garçon, lui dit-il d’un ton étrangement absent, je n’ai fait que mon devoir.

Les derniers mots du chevalier provoquèrent l’enthousiasme des pèlerins qui reprirent de plus belle leurs protestations de gratitude et leurs remerciements maladroits. Thibault les balaya du revers d’une main et, s’approchant du paysan, il lui asséna une forte tape sur l’épaule :

— Tu t’es montré brave, Romain. Un soir, à la veillée, il faudra que tu nous racontes comment tu as appris à te battre de cette manière.

Le paysan rougit sous l’effet de ce compliment inattendu et, ne sachant que répondre, il désigna le chef des bandits qui gisait sur le sol. Il aurait tant voulu comprendre. Le combat semblait presque perdu. Où donc le chevalier avait-il trouvé la force de frapper ainsi, alors qu’il semblait épuisé ? Peut-être, un jour, oserait-il l’interroger sur ce prodige ? Thibault lut dans les yeux de son compagnon cette question, mais il se contenta de lui sourire mystérieusement.

L’heure n’était pas aux discours. Il fallait panser le blessé et décamper au plus vite avant que les brigands ne reviennent. Il se tourna vers les voyageurs. Qui donc, parmi eux, pouvait s’occuper de Santiago ? Maître Arnoul fit un pas en avant, il expliqua au chevalier qu’il avait acquis une certaine expérience des blessures en fréquentant les chantiers. Il examina l’épaule du valet qui avait cessé de gémir maintenant qu’il se retrouvait au centre de l’attention générale. Le maçon rassura son maître. Par bonheur, la lame du couteau n’avait qu’effleuré l’omoplate du garçon sans la briser, la plaie n’était guère profonde. Il lui banda soigneusement le bras pour l’immobiliser et contempla son œuvre avec satisfaction. Thibault ne put s’empêcher de sourire. Désormais, le bon saint Jacques devrait avoir soin de deux estropiés. Quant à lui, il devrait apprendre la patience !

Le chevalier s’adressa aux pèlerins sur un ton ferme. Puisque la blessure du valet était superficielle, il fallait se remettre en route au plus tôt. Qui sait si ces ribauds n’allaient pas revenir encore plus nombreux pour récupérer le cadavre de leur chef et l’emporter dans leur antre ? Et puis le jour commençait à baisser ; si jamais les loups…

C’était la voix de la raison et tous l’approuvèrent hautement. Thibault siffla ses deux chevaux qui répondirent immédiatement à son appel au grand émerveillement de ses compagnons. Il attacha l’un de ses coursiers à sa selle et monta rapidement sur l’autre, tout en lui flattant l’encolure pour le récompenser de sa fidélité. Il soupira en s’emparant de ses rênes. Certes, il avait ressenti du plaisir dans le feu de la bataille, mais aucune joie ne l’avait saisi, comme autrefois, quand il avait vu son ennemi s’effondrer à ses pieds. Les moines avaient-ils eu raison de lui ? Où était donc passée l’ardeur sauvage de ses jeunes années de guerrier ?

Tout en chevauchant, il s’interrogeait sur cette étrange aventure. Et soudain, il sentit un frisson lui parcourir l’échine et une vive angoisse envahir son cœur. Mon Dieu, quelle était donc cette supplique qu’il avait adressée au ciel à l’instant du plus grand péril ? Se pouvait-il que sa prière ait été entendue et exaucée ? Il secoua la tête pour échapper à ses pensées. Ces questions étaient bien trop compliquées pour être agitées ainsi en chemin. Désormais, il ne lui restait plus qu’à chevaucher, à franchir les dernières lieues qui le séparaient de l’étape. Il aurait bien le temps de s’interroger. Il leur restait encore tant de jours, tant de semaines avant d’arriver à Compostelle !

À quelque distance du lieu où ils avaient été attaqués, la voie rectiligne disparut pour laisser place à un chemin sinueux qui descendait en pente douce à travers une forêt de hêtres. Peu à peu, les arbres s’espacèrent et, comme le soleil embrasait l’occident, ils aperçurent la vallée et l’Olt qui serpentait paresseusement parmi des prés verdoyants, plantés d’arbres en fleurs. Les pèlerins poussèrent un soupir de soulagement. Ils abandonnaient enfin l’hiver pour le printemps et il leur semblait revenir à la vie après un long intermède de tristesse. Le cœur léger, ils pénétrèrent dans le village de Saint-Côme. L’allégresse les ayant saisis, ils entonnèrent tous en chœur le refrain des jacquets :

— Plus oultre. Et encore ! Dieu nous aide !

III

En dépit de son aspect modeste, l’hôpital de Saint-Côme réserva un excellent accueil aux pèlerins. Le valet blessé y fut soigné et pansé par un frère infirmier qui rassura son maître en confirmant que la plaie était superficielle. Dans quelques jours, l’épaule de Santiago serait tout à fait remise, s’il la maintenait bien immobile.

Considérés comme de véritables héros par les autres voyageurs qui faisaient étape à Saint-Côme, Romain et le valet leur avaient raconté par le menu comment ils avaient échappé à la terrifiante embuscade des brigands, suscitant dans leurs cœurs bien des terreurs rétrospectives et provoquant des cris d’effroi et des signes de croix à chacun des terribles détails dont ils les abreuvaient.

Tous admiraient la vaillance du chevalier qui faisait escorte aux pèlerins et Thibault était devenu bien malgré lui, pour un soir, leur héros. Il commençait à s’impatienter de la ferveur maladroite avec laquelle chacun de ses gestes et la moindre de ses paroles étaient accueillis. Après avoir avalé en grande hâte la maigre pitance que lui offrait un frère intimidé et tremblant d’admiration, il s’enfuit hors de l’hospice et referma soigneusement la porte derrière lui, espérant échapper pour un court instant à ses admirateurs.

Il avait soif de solitude et commençait enfin à saisir quelle serait pour lui la plus difficile des épreuves que lui réservait sa longue route vers la Galice : la compagnie insistante des autres pèlerins. Il dirigea ses pas vers l’écurie où l’attendaient deux êtres précieux, chers à son cœur. Ses chevaux ressemblaient à des animaux divins au milieu de toutes les rosses qui étaient attachées là. Eux aussi se sentaient sans doute bien mal accompagnés. Ils l’accueillirent avec des hennissements timides. Dans l’obscurité, Thibault sourit. Ils avaient reconnu les pas de leur maître et il s’approcha d’eux sans hésiter. Il flatta leur encolure et les caressa longuement. Sans les voir, il pouvait pourtant deviner du bout de ses doigts la puissance fabuleuse de leurs flancs musculeux. Il s’imagina un court instant en centaure et cette pensée ne lui déplut pas. Mais la réalité était bien différente ! Jamais il ne posséderait la noblesse et la vaillance de ses coursiers. Il murmura doucement à l’oreille de Roland :

— À demain, mon fidèle compagnon. C’est toi que je monterai cette fois. Repose-toi bien, l’étape sera longue.

À regret, il abandonna la tiédeur de l’écurie. Il ne pouvait se résoudre à retrouver déjà la compagnie de ses semblables. Il s’assit sur une grosse branche qui traînait là, et ses yeux se perdirent dans une muette contemplation du ciel. La voûte céleste était sombre, mais la nuit était éclairée d’une multitude d’étoiles. Compostelle, songea-t-il presque malgré lui, le « champ d’étoiles ».

Il faisait un peu froid, mais il ne détestait pas cette sensation piquante. Autour de lui, le silence était presque parfait. Seul un oiseau de nuit faisait entendre un cri monocorde dans le lointain. Thibault serait resté longtemps ainsi, immobile, à rêver en contemplant le firmament, s’il n’avait entendu le bruit de pas décidés qui se dirigeaient vers lui. Sur ses gardes, il se redressa, la main sur le pommeau de son épée. Mais la silhouette qui avait surpris son geste s’exclama d’une voix familière :

— Ne craignez rien, messire Thibault, c’est moi, maître Raul !

Nul doute, c’était bien le marchand et son étrange façon de parler.

— Vous êtes allé voir vos chevaux ? s’enquit Raul en guise de conversation.

— Oui, répondit simplement Thibault qui se demandait où il voulait en venir. La nuit est douce. Je suis resté là, au calme, seul.

Il espérait faire comprendre un message clair à l’importun. Mais maître Raul ne l’entendait pas de cette oreille et ne semblait guère pressé de l’abandonner.

— Oh ! comme je vous comprends ! fit-il sur un ton de fausse compassion. Il n’est pas toujours facile d’être le héros du jour.

— Le héros, comme vous y allez ! protesta le chevalier. Ces braves gens me sont tout simplement reconnaissants.

— Vous dites vrai, messire, mais vous vous sous-estimez. Nous vous sommes beaucoup plus que reconnaissants. Sans votre courage et sans votre art de la guerre, que serions-nous devenus ? Nous vous devons notre salut.

— Comme je vous l’ai déjà dit, répliqua Thibault, je n’ai fait que mon devoir, et cette gloire dont vous voulez m’affubler n’est guère de saison.

— Pourquoi refuser les hommages lorsqu’ils sont mérités ? s’étonna le marchand.

— Mérités ? reprit Thibault, songeur. Le croyez-vous vraiment ?

— Bien entendu, répondit maître Raul sur le ton de l’évidence. Et s’il n’y avait que moi, passe encore. Mais, tenez, le jeune Raphaël voit désormais en vous l’incarnation du parfait chevalier, un vrai saint Georges !

— Vous vous moquez de moi, protesta Thibault en souriant.

— Que nenni ! Certes, il est jeune et enthousiaste, ce qui agace un peu son docte père, je vous le concède, mais ce soir maître Arnoul lui-même n’est pas loin de partager son opinion. Il voit en vous un chevalier loyal et courageux comme il en existe peu.

Thibault haussa les épaules sans même chercher à répondre à ces sottises. Lui aussi, il avait eu quinze ans, toujours prêt à s’emballer, toujours excessif dans ses haines comme dans ses passions.

— C’est un brave garçon, concéda-t-il, et son père m’a tout l’air d’un honnête artisan.

Le marchand, qui n’était pas résolu à le laisser seul, reprit la parole sur un ton plus nuancé :

— Oh ! bien sûr, tous ne partagent pas l’enthousiasme de cet adolescent ! Je crois bien que mon valet Santiago est un peu jaloux de votre gloire et qu’il vous en veut de lui avoir volé la vedette. Il considère que c’est lui qui a le plus souffert dans cette aventure et que c’est à lui que devraient revenir tous les suffrages.

Thibault sourit. Même s’il ne parvenait pas à se faire une idée précise sur ce garçon taciturne, il ne pouvait pas lui donner tort.

— Quant au paysan, poursuivit maître Raul avec un soupçon de reproche dans la voix, je dois vous mettre en garde. Depuis que vous l’avez complimenté sur son courage, ce va-nu-pieds ne se sent plus d’orgueil. Il se prend pour votre compagnon d’armes. Ah, je vous le promets, il n’a pas fini de vous chauffer les oreilles avec ses exploits d’ici Compostelle !

Thibault protesta que Romain s’était bien battu pour un vilain et qu’il était normal qu’il en tire quelque vanité. Puis il ajouta avec une pincée de perfidie que, lui au moins, il n’avait pas fui à la seule vue des brigands.

Maître Raul éclata de rire.

— Ah, j’ai compris ! Vous voulez me reprocher ma couardise. Oh, mais ne vous gênez pas, dites-le franchement ! Je n’en tire aucune honte. Dans ma condition, la prudence est un brevet de longue vie.

— La prudence ! souligna Thibault, ironique.

— La prudence, la peur, la lâcheté, appelez cela comme vous le souhaitez, messire. Je ne suis pas chevalier, moi. Je ne suis qu’un simple marchand. Je ne suis pas né pour me battre, mais pour voyager, pour vendre, acheter, échanger et à nouveau voyager. Toujours sur la route, je suis une véritable proie pour les prédateurs de toute espèce, du moindre vaurien au puissant châtelain. Que voulez-vous, les richesses suscitent la convoitise ! Si j’avais dû faire face et me battre à chaque fois que j’ai fait une mauvaise rencontre, croyez-vous vraiment que je serais encore là, à vous parler dans l’obscurité de la nuit ?

En vérité, Thibault n’avait jamais envisagé les choses sous cet angle. Il n’y avait pas si longtemps, les marchands n’étaient pour lui que des proies faciles. Il baissa les yeux. Maître Raul avait peut-être raison, mais son cœur de chevalier lui disait que non et lui inspirait le plus grand mépris pour la lâcheté.

Raul comprit son trouble et n’insista pas davantage. Il n’était pas venu ici pour le choquer. Bien au contraire, en faisant mine de deviser ainsi à bâtons rompus, il avait en tête d’interroger cet étrange chevalier taciturne pour en savoir plus sur lui.

— Vous savez, j’étais caché derrière mon arbuste, tremblant, comme un couard, ajouta-t-il pour faire sourire son interlocuteur, mais je n’ai rien perdu du combat qui vous a opposé à ces vauriens. Je vous ai vu vous battre comme un forcené et, pendant un court instant, j’ai compris que la bataille était mal engagée. Ces brigands étaient bien trop nombreux, trop sûrs d’eux, de véritables démons. Je vous ai senti faiblir et, soudain, alors que tout me semblait perdu, j’ai entendu votre cri. Quel cri ! Oh ! je n’ai pas compris ce que vous avez hurlé, mais j’ai bien perçu toute la fureur désespérée qui s’en dégageait ! C’était comme le cri d’un fauve blessé. Et tout a changé. J’ai vu votre épée s’abattre sur la tête de ce brigand et ses comparses s’enfuir dans la forêt sans demander leur reste. Je peux bien vous l’avouer, je n’ai toujours pas compris ce qui s’est passé. Comment expliquer un tel retournement de situation ?

— Il est vrai que la chose est bien mystérieuse. Moi-même, je m’interroge. J’étais désespéré, le doute m’avait saisi et je sentais mes forces m’abandonner. Aussi, dans un dernier sursaut, presque malgré moi, je levai les yeux au ciel et je lui adressai une courte prière. En un éclair de lucidité, je m’étais souvenu du preux Vivien qui avait supplié le Seigneur avant de succomber sous les coups des Sarrasins. La prière du plus grand péril ne doit être dite qu’en cas d’extrême danger. Immédiatement après l’avoir prononcée, j’ai senti mon cœur s’apaiser et mon corps fut pénétré d’une chaleur intense. Une force étrange s’empara de moi. Je brandis mon épée sans plus ressentir de fatigue et je frappai avec une vigueur inconnue. Voilà, c’est tout ce que je saurais dire. Je suis loin d’avoir éclairci ce mystère.

— Quel mystère ? s’écria le marchand. Il n’y a pas de mystère, votre prière a été entendue. Le Seigneur a eu pitié de nous et il vous a investi de sa force divine.

Puis, avec ferveur, il conclut :

— Vous avez été élu pour notre sauvegarde.

Thibault le regarda avec surprise et se mit à faire les cent pas devant Raul en montrant les signes de la plus vive agitation.

— C’est impossible, répéta plusieurs fois le chevalier sur un ton irrité. Je vous dis que c’est impossible. Pas moi !

Raul était bien trop curieux pour ne pas insister davantage. Il demanda, faussement naïf :

— Et pourquoi donc les anges et saint Michel en personne ne vous auraient-ils pas prêté assistance ? Vous faisiez œuvre sainte en prenant la défense de pauvres pèlerins. Les légendes des saints et les chansons des trouvères sont remplies de telles interventions miraculeuses.

— Je ne dis pas le contraire, bougonna Thibault qui s’était rassis sur sa branche et semblait profondément las, mais je ne suis pas le preux Roland et encore moins un archange.

— Et pourtant vous avez agi comme eux, protesta le marchand. Aucun chevalier n’aurait pu faire la preuve d’un plus grand courage.

— Peut-être, concéda Thibault, épuisé. Hélas, je n’ai pas toujours agi ainsi, et c’est ce qui m’a conduit ici, en cette terre étrangère.

Le chevalier avait compris qu’il finirait par succomber à la curiosité insatiable de son compagnon. Aussi se laissa-t-il aller aux confidences.

— Je dois vous l’avouer, dit-il d’un air abattu, car vous finirez bien par le découvrir, je peux faire confiance à votre astuce de marchand. Je ne suis pas parti de mon plein gré pour Compostelle. C’est une pénitence qui m’a jeté sur la route après que j’ai été frappé d’anathème.

Maître Raul ne fut guère surpris par cet aveu. Il n’ignorait pas qu’un noble chevalier ne se serait jamais aventuré sans escorte sur le chemin de Saint-Jacques sans y avoir été contraint. Dans le meilleur des cas, il aurait accompagné son seigneur en une joyeuse chevauchée et ne se serait pas contenté d’une modeste troupe de marchands, d’artisans et de vilains.

— Vous deviez partir seul ? demanda-t-il timidement.

— Seul et séance tenante. Je n’ai guère eu le temps que de prendre mes deux chevaux et de jurer de défendre les pauvres et les pèlerins, moi, l’oppresseur des faibles. Oui, c’est ainsi qu’ils m’ont appelé, ces moines arrogants, en me jetant l’anathème. Oppresseur des pauvres, suppôt de Satan !

Le marchand demeurait bouche bée. Il ne parvenait pas à croire le chevalier.

— Mais pourquoi ? finit-il par s’écrier. Je vous ai vu à l’œuvre ce matin, et ce que j’ai contemplé de mes propres yeux, c’est bien tout le contraire. Vous nous avez défendus, nous les faibles.

Fatigué de résister à la curiosité tenace de Raul, Thibault répondit :

— Oh ! les moines n’avaient pas tort ! J’ai commis une faute, une terrible faute. Ce crime hante mon esprit jour et nuit. C’est surtout le soir, alors que les ténèbres s’emparent de l’univers, que je revis ce maudit souvenir. Je revois les flammes, j’entends les cris et je me retourne sur ma couche sans pouvoir trouver le sommeil. Aucune prière, aucun charme, aucun sortilège ne pourra jamais effacer cette image de ma mémoire. Je dois continuer à cheminer ainsi sans oser partager mon terrible secret.

Le chevalier était accablé. Maître Raul l’interrogea, incrédule.

— Est-ce donc un crime si difficile à avouer ?

Thibault hocha la tête sans dire un mot. Il se sentait partagé entre l’envie de rester seul dans la fraîcheur de cette nuit de printemps et une véritable soif de confidence. Pourquoi ne pas succomber à la tentation, pourquoi ne pas se confier à cet inconnu ? L’atmosphère était sereine ; la nature apaisée semblait se recueillir pieusement autour d’eux, prête à écouter, prête à pardonner le pire des aveux. Il ne sut pas résister à cette invitation muette et se lança hardiment :

— Je ne peux vous confier mon crime sans vous faire auparavant le récit de ma vie, car ma faute est, en vérité, l’aboutissement de cette existence. Aurez-vous la patience d’entendre cette longue histoire ?

Maître Raul ne répondit pas, il se contenta d’incliner la tête pour acquiescer. Il s’assit sur l’herbe en face du chevalier, la joue posée sur la paume ouverte de sa main droite, bien disposé à l’écouter.

Thibault n’hésitait plus. Le besoin de parler l’avait emporté et les mots, trop longtemps retenus, s’échappaient de sa bouche en un flot continu.

— Mon père se nomme Hugues de Saint-Seine, il n’est ni riche ni puissant. C’est un petit seigneur du duché de Bourgogne, dont je suis le fils cadet. Non loin de notre château s’étendent les terres d’une puissante abbaye. Ce sont les moines qui dominent toute la contrée, une région pauvre et déserte, couverte de forêts. Les villages et les paysans y sont rares. Depuis que j’ai l’âge de raison, je sais que c’est mon frère aîné, Hugues, qui héritera du nom et du modeste honneur familial.

« À ma naissance, ma voie était toute tracée, je serais moine à Saint-Seine. À l’âge de sept ans, mon père m’arracha aux bras de ma mère et me confia aux frères pour qu’ils fassent mon éducation. Je grandis parmi eux, élevé avec d’autres moinillons. Mais, au grand désespoir de mes maîtres, je me montrais chaque jour moins docile et plus turbulent. Je n’avais que faire de leurs remontrances et de leurs leçons de morale. Les frères avaient beau user leurs férules sur mon dos, je ne faisais que m’endurcir et je prenais chaque jour davantage en haine la vie monastique.

« Lorsque j’atteignis l’âge de prononcer mes vœux, je n’étais plus qu’un adolescent dissimulé, menteur, au cœur rempli de fiel. Je méprisais le monastère, les frères et les novices, et ne rêvais que de chevaux, de batailles et de conquêtes. Aussi, quand le père abbé me fit appeler pour m’annoncer qu’il était grand temps pour moi de commencer mon noviciat, je lui ris au nez et refusai tout net. Hélas, le pauvre moine n’était guère accoutumé à de telles rebuffades et il me renvoya dans le cloître, fort désemparé. De nouveau, les coups s’abattirent sur moi, les privations se firent encore plus dures, mais je résistais. J’étais sûr de moi, les moines ne parviendraient pas à me faire fléchir et je priais Dieu ardemment afin qu’il me soutienne dans cette épreuve. Au plus profond de mon âme, j’étais persuadé que j’étais dans le vrai. Mon Dieu n’était pas le leur, un Dieu pleurnicheur et outragé, non, c’était le Dieu des batailles, celui de Josué et de David. Lui me comprenait, il savait bien que je n’étais pas fait pour devenir moine.

« Deux mois s’écoulèrent, deux longs mois de pénitence que j’endurais avec l’exaltation du martyre, sans jamais changer d’avis. Des serviteurs indiscrets m’avaient appris que mon refus d’entrer dans les ordres avait causé un véritable scandale. Les frères étaient en butte à la colère de mon père ; quant à ma mère, elle priait pour l’âme de son fils indigne. Cependant, pas le moins du monde ébranlé, je persistais si bien dans mon attitude que mes persécuteurs finiraient par se lasser.

« Un matin, le père abbé me fit appeler. La mine désolée, il me fit savoir qu’il me questionnait pour la dernière fois. Avais-je définitivement renoncé à la noble condition de moine ? À peine avait-il achevé sa phrase que je hurlais ma réponse avec tout l’enthousiasme de mes quinze ans. Oui, j’y renonçais et avec la plus grande joie. Je n’aspirais qu’à fuir ce sépulcre où l’on voulait m’enterrer vivant. Le moine soupira et me considéra avec pitié : « Ce que tu prends pour un tombeau, mon pauvre garçon, fit-il avec condescendance, est un lieu noble et recueilli, le seul qui puisse t’offrir une existence louable sur cette terre. Mais, puisque tu aspires à retrouver le monde, ses égarements et ses peines, va, nous ne te retiendrons pas. Dans sa grande bonté, ton noble père s’est préoccupé de ton sort et, sur les prières de ta mère, il a daigné te confier à l’un de ses parents, le sire de Charny. C’est dans son château que tu feras l’apprentissage des armes. Tu peux partir dès aujourd’hui, mais, je t’en conjure, garde toujours dans ta mémoire ce que tu as appris parmi nous et deviens un bon chevalier. »

« J’écoutai à peine ses dernières paroles, je baisai respectueusement l’anneau d’or à son index et courus dans les sombres allées du monastère en direction du dortoir pour y faire mon maigre balluchon. Je n’avais pas grand-chose à emporter, mais j’étais riche d’un tout nouveau trésor, la liberté. Je dois avouer que, dès l’instant où je franchis la porte de l’abbaye, il me sembla renaître. La lumière du soleil, les couleurs des prés et des arbres, tout paraissait neuf à mes yeux, différent, plus intense, vibrant.

« Pourtant, si l’univers du cloître m’avait semblé être un véritable sépulcre, celui du château devint rapidement un enfer. Tandis qu’à l’âge de quinze ans la plupart de mes compagnons avaient déjà acquis une parfaite expérience des armes et maniaient l’épée avec dextérité, il me fallait tout apprendre.

« Mon ignorance et ma maladresse furent aussitôt le sujet inépuisable de leurs railleries et, en dépit de la protection du sire de Charny, je devins le souffre-douleur des chevaliers et de leurs écuyers. Même les servantes se moquaient de moi et ricanaient derrière mon dos lorsqu’elles me voyaient brandir une épée. Quand les hommes de guerre apprirent que je savais lire et psalmodier, les rires redoublèrent. On ne m’appelait plus que le Moinillon ou encore, avec une fausse dévotion, frère Thibault.

« Moi qui avais tant méprisé les frères ! Je serrais les dents pour ne pas riposter aux insultes, j’avalais ma rancœur et je travaillais sans relâche. Je finis par m’améliorer et je rattrapai mon retard. Je ne rejetais aucun exercice guerrier, maniant la lance et l’épée. Grâce aux précieux conseils d’un vieil écuyer, le seul qui m’aimait un peu, j’appris à monter à cheval et je devins même un excellent cavalier. De toutes les découvertes que j’ai faites au château, celle de la compagnie des chevaux fut la plus importante. Je me pris de passion pour ces nobles créatures. J’interrogeais sans cesse les chevaliers les plus savants dans l’art équestre. Si les humains se montraient souvent cruels avec moi, les chevaux me consolaient toujours par leur loyauté. Auprès d’eux, j’oubliais toutes les moqueries, les vexations, et ma solitude ne me pesait plus.

« Ainsi, je mûrissais, et, lorsque j’eus atteint l’âge de dix-huit ans, je sentis que le regard des autres avait changé. Les servantes ne se moquaient plus de moi quand je les croisais dans la cour du château. Elles détournaient timidement les yeux et échangeaient de mystérieux conciliabules. Je ne tardai pas à comprendre ce qu’elles murmuraient entre elles et, je dois l’avouer, j’en rejoignais plus d’une, à la nuit tombée, dans sa modeste couche. Les chevaliers se montraient plus conciliants. Ils n’hésitaient plus à louer mon habileté à chevaucher. Si je n’avais toujours pas d’ami véritable, du moins j’avais cessé d’être leur cible préférée.

« Quelques semaines avant la Pentecôte, le seigneur de Charny me fit mander ainsi que quatre jeunes garçons de quinze ans qui faisaient eux aussi l’apprentissage des armes dans son château. Il nous annonça avec solennité que nous serions tous adoubés pour la prochaine fête. Le temps s’écoula dès lors à une vitesse extraordinaire. Les préparatifs de la cérémonie occupaient tous les hôtes de la forteresse, chacun redoutant de ne pas être prêt à temps.

« Enfin, le samedi, veille de la Pentecôte, vêtus d’une longue chemise de lin blanc immaculé, nous nous rendîmes tous les cinq aux étuves afin de nous purifier. Puis nous revêtîmes nos plus beaux atours pour nous présenter à notre seigneur qui nous interrogea à tour de rôle avec bienveillance en présence de toute sa cour. J’étais son parent et le plus âgé, aussi me questionna-t-il le premier. Je répondais de mon mieux, mesurant chacune de mes paroles afin de rehausser mon honneur et de plaire à ce puissant seigneur. J’étais bien plus conscient de ma chance que mes jeunes compagnons et je ne pouvais imaginer sans un frisson la morne existence qui eût été mon lot si j’étais resté au monastère.

« Au cours de ce bref entretien, le sire de Charny m’apprit qu’il avait convié mes parents aux festivités de l’adoubement. Je le remerciai vivement ; pourtant, au fond de mon cœur, j’appréhendais de revoir mon père après ces longues années de séparation.

« Au plus noir de la nuit, les domestiques vinrent nous réveiller pour nous mener à la chapelle. Nous nous levâmes sans protester.

« L’heure était solennelle ; la cérémonie de l’adoubement commençait. Nous passâmes nos habits de fête et, en une file silencieuse, nous avançâmes en direction de la chapelle. Agenouillés devant l’autel, emplis d’une ferveur sincère, nous entamâmes notre veillée d’armes. Mais, bien vite, mes jeunes compagnons donnèrent des signes de fatigue et se mirent à somnoler, la tête penchée sur la poitrine. Moi, je n’avais pas sommeil, j’étais bien trop excité pour dormir et je songeais avec nostalgie à toutes les souffrances que j’avais endurées pour pouvoir enfin jouir de cet instant. Si je ne promettais pas à Dieu d’être le meilleur des chevaliers, je le remerciais ardemment et l’assurais que je ferais de mon mieux.

« À l’aube, le chapelain fit sonner les cloches à toute volée, nous tirant brutalement de la douce torpeur dans laquelle nous avions tous fini par sombrer. Ces sonneries invitaient tous les hôtes du château à la messe de Pentecôte qui serait suivie de la cérémonie de l’adoubement. J’assistais à l’office dans un état second et ne repris mes esprits que lorsque je vis le prêtre bénir nos épées. Le sire de Charny me remit alors les armes que vous voyez encore avec moi, mon épée, mes éperons et, bien sûr, un heaume d’acier et un écu. Je jurai sur les Évangiles de me montrer un bon et loyal chevalier.

« J’avoue que je ne prenais pas vraiment garde à tous ces serments, j’étais bien trop occupé à chercher, parmi la nombreuse assistance, le visage de mes parents. Je les vis, assis tous les deux à une place d’honneur. Je reconnus sans surprise l’air hautain et fermé de mon père et le doux sourire de ma mère.

« Le festin fut l’un des plus beaux jamais offerts dans notre contrée. Le sire de Charny se montra libéral et ses hôtes louèrent tous sa prodigalité.

« Après avoir passé de longues heures à table à déguster les mets les plus variés, les jeunes du château furent heureux d’être autorisés à quitter le banquet pour pouvoir faire la démonstration de leurs talents guerriers. Je sautai sur mon cheval et m’élançai vers la quintaine. Comme prévu, le mannequin de paille se retourna pour m’asséner un violent coup sur la nuque, mais je me baissai à temps pour l’éviter sous les vivats de l’assistance.

« Ce fut vraiment une journée splendide. Il me semblait être enfin admis au sein d’un cercle très fermé. Mes compagnons riaient avec moi et me tapaient sans cérémonie sur l’épaule. J’étais devenu un chevalier du château !

« À la tombée du jour, chacun voulut rejoindre sa demeure. Mes parents furent parmi les premiers à partir. Je baisai tendrement la main de ma mère et m’agenouillai devant mon père afin de recevoir sa bénédiction. Mais, le visage fermé, sans un mot, il me fit signe de me relever et de le suivre près des courtines du château. Lorsque nous fûmes seuls, il me dit ces mots : « Je n’ai qu’un fils et il se nomme Hugues. Tu as choisi d’être chevalier, grand bien te fasse. Sois fidèle à ton seigneur, car jamais tu n’hériteras de la moindre parcelle de mes terres. »

« Puis, sans même un geste d’adieu, il me planta là et s’enquit de son cheval auprès d’un écuyer. Mon destin était scellé ; je demeurerais pour toujours un simple chevalier sans terre ni fief, au service de son seigneur.