Le messager de l’Arche - Bernard Glietsch - E-Book

Le messager de l’Arche E-Book

Bernard Glietsch

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Beschreibung

Vivant dans un monde incompréhensible, Claude a le sentiment qu’on souhaite lui imposer une manière d’être. Son enfance a été meublée de personnalités qui l’intriguent, voire l’inspirent. Adulte, il ne sait toujours pas quoi faire de sa vie. La seule chose dont il est certain est qu’il tient à sa liberté. Or, la liberté n’est-elle pas un fardeau ? Son existence est traversée par ce questionnement jusqu’au jour où le destin le conduit en Bretagne. Confronté à une tentative de meurtre, Claude perd le contrôle de la situation et se retrouve contraint de fuir. Dans son havre de paix, où il trouve refuge, au milieu de la campagne du Lot, il change complètement de vie et d’identité pour devenir Noé, le messager…


À PROPOS DE L'AUTEUR


D’origine alsacienne, Bernard Glietsch a pour centres d’intérêt le théâtre, la musique, la lecture et les voyages. Après une carrière professionnelle assez riche, il se consacre aujourd’hui à sa passion : l’écriture. Toutes les histoires de ses romans nous emportent dans un voyage à travers la France et sa diversité.

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Bernard Glietsch

Le messager de l’Arche

Roman

© Lys Bleu Éditions – Bernard Glietsch

ISBN : 979-10-377-6615-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je suis né sauvage et lorsque j’ai ouvert les yeux, des larmes coulaient déjà sur mes joues roses. Je trouvais ce monde laid et les gens me faisaient peur. D’ailleurs, le premier qui m’a pris dans ses mains, c’était pour me donner une fessée. J’ai même pas pleuré ! Ma mère m’a bercé et j’ai aimé son odeur qui me plaisait bien. Faut dire que c’était aussi la mienne. Quand je suis sorti de son ventre, j’ai eu très froid et un étrange halo lumineux m’éblouissait. Dans le creux du sein de ma mère j’entendais battre le tic-tac régulier de son cœur et dehors grondait l’orage. Je me demandais ce que je faisais là et pourquoi j’étais venu. On ne m’avait pas demandé mon avis, et j’ai horreur qu’on fasse sans mon complet assentiment.

Lorsqu’on m’a ramené dans ma maison, j’ai découvert avec étonnement que je n’étais pas le seul enfant de cette famille. L’autre passait son temps à me lorgner dans mon berceau, comme si j’étais un extraterrestre. Il me souriait bêtement mais n’avait pas l’air méchant. Et moi j’avais faim, tout le temps le ventre creux. Faut avouer que le lait mielleux de ma mère n’était pas assez consistant, même si j’adorais son goût. Étaient-ils conscients que j’avais passé neuf mois à être au régime dans le creux de ses reins ? Si j’avais pu marcher, je serais allé ouvrir le frigo pour me servir tout seul. En attendant, j’étais dépendant, cloué dans ce berceau sans lumière, à voir le défilé de leur visage rayonnant. Du coup pour me faire comprendre je passais mon temps à pleurer et à gâcher leurs nuits. Un mois après ma sortie de la maternité, leur visage était déjà moins rayonnant et leur voix trahissait parfois un certain agacement, surtout chez mon père, enfin l’homme qui vivait avec nous et qui semblait commander l’ensemble. Il n’appréciait guère que ma mère me place dans leur lit entre eux deux. Moi j’étais aux anges ! C’est là que je dormais le plus paisiblement et je pouvais téter à ma guise dès que mon estomac criait famine. Je serais bien resté là, blotti contre sa peau chaude et douce pour le reste de mon existence. Mais manifestement, ce n’est pas ainsi que nous autres mammifères étions programmés. On était supposé être sevré au bout d’un certain temps raisonnable, comme je hais ce mot raisonnable, et prendre progressivement de l’autonomie. Ça a commencé par un maintien forcé dans mon berceau toute la nuit et malgré mes pleurs insistants. Heureusement qu’il y avait mes couches à changer. Quel bonheur quand elle me prenait dans ses bras et m’allongeait sur un petit matelas tout doux, pour me donner les soins quotidiens ! Et puis ça a été la séquence biberon. Quelle horreur, je vous jure, ce truc en caoutchouc dans la bouche. Franchement, je vois pas comment le biberon pouvait se substituer au sein de ma mère, la blague ! Mais bon, au bout d’un certain temps et de nombreux refus de ma part, et pour pas mourir de faim, j’ai quand même fini par boire ce truc infect.

L’étape suivante n’était guère plus reluisante. Ils ont osé m’enfermer dans un parc, comme un animal, vous rendez-vous compte ! Soi-disant pour m’apprendre à me mettre sur les pieds. Mais j’étais bien, moi, à quatre pattes, très pratique pour passer partout sans être vu, sous la table, sous les chaises, d’une pièce à l’autre en toute liberté.

Alors pour leur faire payer cette humiliation, j’avais pris deux décisions irrévocables : hurler le plus fort pour qu’on me sorte de cette prison en bois, et à l’avenir ne plus jamais accepter le moindre enfermement ou le moindre renoncement pour ma liberté. Personne lorsque je serais grand, puisque manifestement c’était ma destinée, grandir comme eux, personne ne se mettrait en travers de la route de ma liberté.

Sur le premier point, j’avoue que je me suis plutôt bien débrouillé, car ma mère, épuisée par mes cris et mes crises, avait fini par céder. Elle m’extirpait régulièrement de derrière mes barreaux, pour me prendre dans ses bras ou mieux, me laisser gambader à ma guise dans l’appartement sous la surveillance plus ou moins efficace de mon grand frère. Pas une bonne idée, j’arrivais à échapper à sa vigilance toute relative, car j’étais déjà très malin pour tromper les autres. J’ai découvert en grandissant que cette disposition était un talent, voire un don qu’il me suffirait de développer et de maîtriser pour prendre l’ascendant sur mes prochains. Donc mon frère, le pauvre, c’est lui qui en prenait plein la vue, à chaque bêtise que je faisais. J’adorais explorer, tirer sur tout ce qui dépassait, ouvrir et fermer des tiroirs au risque de coincer mes petits doigts, fouiller dans la poubelle, dans les pots des plantes, sortir les boîtes de conserve du buffet et les empiler les unes sur les autres, comme une pyramide. Je mettais en bouche tout ce que je trouvais sur mon chemin, ils n’avaient qu’à ranger mieux, mais j’avoue que le goût de ces objets ne me plaisait guère, alors je les jetais par-dessus la tête et je poursuivais mon exploration. Jusqu’à ce que ma mère, excédée et paniquée par tous les risques que je prenais, me remette dans ma prison de bois, malgré mes trépignements de colère et mes hurlements d’animal sauvage pris au piège.

Non, jamais plus tard je ne tolérerais que quiconque n’enferme ni mon corps ni mon esprit. Je resterais maître de moi-même et de mon destin. Et gare à celui ou celle qui se mettrait en travers de mon chemin !

Et peu à peu, j’ai grandi, en franchissant avec habileté les obstacles en travers de mon chemin. J’ai très vite troqué le biberon contre de la vraie nourriture. Comme c’était agréable de toucher et triturer les aliments que ma mère me mettait dans l’assiette. J’aimais autant les appréhender de mes mains que les découvrir en bouche. Et j’en mettais partout autour de ma chaise de bébé, sur la table, par terre, sur ma bavette, sur mon visage et même dans mes cheveux ! Après chaque repas, c’était simple, ma mère pouvait me passer sous la douche tellement j’en avais partout. Cependant, elle était ravie parce que je goûtais à tout, sans réticence aucune, curieux de nouvelles découvertes et sensations. Ce trait de caractère plus tard me servirait beaucoup : aller à la rencontre des autres, accepter les différences, chercher toujours de nouvelles expériences et me lancer sans peur des risques encourus.

Et un jour, je ne sais pas pourquoi, elle m’a habillé chaudement, on était en automne, et elle m’a emmené avec mon frère tout emmitouflé dans son manteau, ses gants et son bonnet de laine. On a quitté l’appartement, pour traverser la rue et prendre le trottoir d’en face. Je gambadais déjà bien tout seul, accroché à la main de ma mère, j’avais abandonné la poussette depuis un mois. Mon frère suivait un peu à contrecœur, me semblait-il, et traînait les pieds. Ma mère le grondait régulièrement et l’invitait à accélérer le pas. On a traversé le parc où on venait jouer avec d’autres enfants, quand il faisait plus chaud, mais cette fois-là on ne s’est pas arrêté. J’aurais tant aimé me précipiter sur le toboggan ou la balançoire avec mon frère, mais ma mère semblait pressée d’arriver à destination, car elle tirait un peu fermement sur mon bras pour détourner mon attention des jeux.

On a traversé une grande place parsemée de grands arbres dénudés, des marronniers avais-je appris plus tard, avec plein de grandes feuilles qui tapissaient le sol. Je trouvais amusant de donner des coups de pied dans ce tas de feuilles, mais ma mère n’appréciait guère et me secouait le bras pour me remettre en bonne marche. Mon frère quant à lui traînait toujours à deux mètres derrière nous. Et puis nous y sommes arrivés.

C’était une grande bâtisse avec des fenêtres hautes encadrées par de la pierre de grès rose. Un grand portail de fer forgé noir clôturait cet endroit bizarre. À travers les barres du portail, je pouvais entrevoir une énorme cour en bitume, sans un arbre ou un bosquet pour agrémenter les lieux. Ma mère se baissa à mon niveau et me dit subitement en me regardant droit dans les yeux :

« Claude, mon chou, tu es grand maintenant, tu as cinq ans. Et les grands garçons comme toi doivent aller à l’école. Derrière cette grille tu vas rencontrer d’autres petits enfants comme toi, et vous allez jouer ensemble et apprendre plein de nouvelles choses. Et puis maman doit retourner au travail, je n’ai pas le choix. Regarde, dans ton petit cartable, j’y ai mis ton goûter. » Elle ouvrit le petit cartable qu’elle portait depuis notre départ sur elle, et me montra une barre de chocolat au lait enveloppée dans du papier alu, et un petit pain au lait.

« Et puis, tu ne vas pas être seul, ton frère Julien fait aussi sa rentrée aujourd’hui. Mais lui va au CP, chez les grands. Vous vous verrez sûrement dans la cour de récréation. Et surtout, n’oublie pas que maman vient vous rechercher en fin de journée, à quatre heures. Tu me promets de ne pas pleurer ? »

Je restai bouche bée. Mais de quoi me parlait-elle au juste ? Je la regardai à mon tour dans les yeux, où elle pouvait lire ma complète stupeur. Elle se releva soudain, nous prit tous les deux par la main et nous entraîna à l’intérieur de l’énorme bâtisse. Là, nous fûmes accueillis par une grande dame au chignon épais et blanc, qui me regardait en souriant à travers ses épaisses lunettes. L’endroit était curieux et peu engageant, faut bien le dire. Des manteaux et des bonnets étaient accrochés en ligne sur des porte-manteaux en fer blanc. Une lumière blafarde irradiait du haut plafond. Et puis surtout, l’odeur du lieu ne me plaisait pas du tout. Je tirai alors sur la manche de ma mère et lui susurrai à l’oreille :

« Maman, on retourne quand à la maison ? » Elle ne me répondit pas, se contenta d’enlever mon manteau et mon bonnet, et de les accrocher au premier porte-manteau libre. À ce moment, la dame qui portait une blouse blanche, un peu comme celle du docteur que j’allais voir avec maman pour les vaccins, se rapprocha de moi et me dit avec un calme remarquable :

« Bien mon petit, il va falloir laisser ta maman maintenant. » Elle me prit la main, comme ça, sans prévenir, sans me demander mon avis, et m’entraîna avec elle. Je me retournai une dernière fois vers maman. Dans mes yeux exorbités, elle pouvait lire mes pensées et ma panique.

« Maman, pourquoi ? Pourquoi tu m’abandonnes ainsi à cette étrangère ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi tu me punis ? Maman, non, ne me quitte pas… »

Mais non, je n’ai pas pleuré, je n’ai pas versé la moindre larme.

C’est de la rage que je ressentais, une énorme rage, et je serrai très fort la grosse paluche de la dame en blanc. Elle allait me le payer celle-là ! Et mon frère, où donc était passé Julien ! Je croyais qu’il était chargé de ma surveillance, c’est bien ce qu’il faisait à longueur de journée à la maison ! Je ne pouvais donc pas compter sur lui non plus. Nous débouchâmes dans une grande salle colorée, remplie de gamins en blouses de toutes les couleurs, qui s’affairaient en groupes autour de petites tables basses. Les uns trituraient une sorte de pâte molle qu’ils faisaient rouler sous leur paume, les autres empilaient des cubes ou d’autres formes que je ne connaissais pas pour en faire des tours ou des maisons.

La dame en blanc m’installa à une de ces petites tables avec un groupe de bambins pas plus hauts que moi.

« Je vais te mettre une blouse, mon petit, et alors tu pourras faire un joli dessin pour ta maman. Qu’en penses-tu ? »

Je n’en pensais rien du tout. Je n’avais jamais fait de dessin. Encore moins pour ma maman. Et puis elle pouvait toujours courir. Je resterais assis à cette table toute la journée s’il le fallait, mais pas question de faire quoi que ce soit ! Personne n’allait décider pour moi. Point final.

Je portais un regard circulaire autour de moi et j’avais l’impression que les autres s’amusaient bien, sauf l’un ou l’autre chez lesquels j’apercevais une larme récente encore accrochée à leur joue rose. J’acceptai sans broncher la blouse bleue, garçon c’était normal, que la femme m’imposa sans brusquerie.

« Voilà, mon garçon, tu es équipé comme tes camarades à présent. Les crayons de couleur sont dans la boîte au milieu de la table, et pour les feuilles tu peux te servir tout seul comme un grand, là, dans la bannette qui se trouve près du coin lecture. Au fait, comment t’appelles-tu ? »

Je baissai la tête, renfrogné. Je n’allais pas lui faire le plaisir de lui répondre. Pour qui elle se prenait celle-là ? Ce n’était pas ma mère ! Elle tourna les talons sans insister et se dirigea vers une autre table. Du coin de l’œil, je l’observais discrètement. Et soudain, elle releva la tête et nos regards se croisèrent. Elle me fit un beau sourire, l’air de dire : « Allons, ne t’inquiète pas, les choses vont bien se passer. On a tout notre temps. »

C’était vrai que j’avais tout mon temps. Il ne me restait plus qu’à patienter jusqu’au retour de ma mère. Elle ne perdait rien pour attendre celle-là ! J’allais lui faire payer cet abandon, lui rendre la vie impossible les jours à venir. Peut-être réussirais-je à la faire changer d’avis, et pourrais-je l’obliger à me garder avec elle ? J’enfonçai ma tête lourde dans mes bras croisés posés sur la table. Et je m’endormis.

Je sentis au bout d’un moment du mouvement autour de moi. Les autres gamins se dirigeaient en groupe vers la porte de sortie. Je levai la tête vers leur direction, me demandant où ils se rendaient. La dame au chignon blanc me fit un signe de la main et m’interpella : « Alors mon petit tu attends quoi, on va en récréation, tu comptes passer ta journée à faire la sieste ? ».

Un peu à contrecœur, je me levai de mon siège, car je n’avais pas envie de rester seul dans ce lieu qui ne me rassurait pas. Dehors les gamins en bonnets et moufles s’étaient éparpillés dans tous les coins de la cour, certains ayant déjà investi le bac à sable et le toboggan. Moi je longeais les murs de la bâtisse comme si je craignais de m’égarer dans cet espace incertain. Et puis j’avais froid, je ne voyais pas l’intérêt de traîner mes savates dehors. J’espérais avec impatience que la dame en blanc batte le rappel pour nous faire entrer au chaud.

Et sans prévenir, par-derrière, une bande de gamins manifestement, plus âgés que moi, commencèrent à me harceler comme une nuée de frelons agressifs, sans raison apparente. Ils me poussaient en riant, tiraient sur le foulard noué autour de mon cou, et le pire, s’amusaient à enfoncer mon bonnet de laine sur le visage en criant comme des enragés. Je me retrouvai aveuglé, dans le noir, dans l’incapacité absolue de faire face tout seul à cette horde de barbares en culottes courtes. Mais au fond ce qui me faisait le plus mal c’était ce terrible sentiment d’impuissance, moi qui voulais toujours tout contrôler, j’en étais réduit à subir lamentablement. Je me mis à pleurer en me recroquevillant sur moi-même sur le sol. Bizarrement au bout d’un court moment, le bonnet toujours enfoncé sur le visage, j’ai perçu comme un silence, un vide autour de moi. Ils étaient partis. Cependant encore sous le choc, je n’osai pas me lever, de peur que cela recommence. Je restai ainsi prostré jusqu’à ce que la dame en blanc vienne me relever.

« Que t’arrive-t-il mon petit, allons relève ton bonnet, tu joues à cache-cache, ou quoi ? »

Elle ne vit pas mes larmes. Tant mieux, j’avais trop honte de moi, de ce premier échec au contact des autres, en dehors de ma famille. Dorénavant, il me faudrait changer de stratégie, assurer mes arrières à chaque instant, ne plus me faire surprendre comme aujourd’hui. Ils étaient les plus forts, les plus nombreux, je serais donc le plus malin, le plus rusé. Je n’avais pas eu peur, non, j’étais juste fâché contre moi-même. Mais j’avais encore le temps d’apprendre, je n’étais qu’un tout petit enfant après tout. Un jour viendrait où j’aurais ma revanche. C’était seulement une question de patience. Rien ne sert de courir…

De retour dans la salle de classe, nous pûmes sortir de nos cartables le petit goûter de maman. Je crois que c’est le moment de la journée que j’avais préféré. Et de plus, je n’avais pas besoin de partager avec les autres puisqu’ils avaient leur propre collation. La dame en blanc nous servit à chacun un verre de lait dans un gobelet en plastique coloré.

Et la journée se déroula ainsi, entre pâte à modeler, dessins, lecture d’une histoire par la maîtresse, c’est ainsi que les autres enfants la nommaient, goûter, récréation, petite sieste après le repas… mais ce qui me gênait c’est le manque de liberté dans tout ce joli programme, car finalement tout ceci m’était imposé, au rythme scandé par la dame au chignon blanc, accompagnée par une autre dame à l’aspect un peu moins austère et avec beaucoup plus d’embonpoint. D’ailleurs, je ne me souviens pas avoir croisé une seule fois mon frère Julien. Avec lui au moins je pouvais faire à peu près tout ce que je voulais, et je me sentais en sécurité. Au fond, je l’aimais bien, son absence soudaine m’avait conduit à en prendre conscience.

Enfin, quatre heures arriva assez rapidement, et je ressentis une vive joie dans le hall au moment de remettre mon manteau et mon bonnet de laine, ce qui signifiait la libération, le retour à la maison, les jeux avec mon frère et les bras de ma mère. Cependant, je restai assis là, sur un banc de bois dur sous les porte-manteaux, mon frère Julien m’ayant rejoint et grignotant une barre de chocolat.

« T’en veux un bout, Claude, tu as peut-être faim…

— Non, lui dis-je en secouant énergiquement la tête, je veux maman…

— Elle va venir, t’inquiète pas, tenta-t-il de me rassurer. »

Mais je n’y croyais pas, tous les autres enfants de ma classe étaient déjà partis avec leur maman, leur nounou ou leur grand-mère, et nous on attendait là comme des orphelins inquiets de leur sort. D’ailleurs, personne ne se préoccupait de nous deux, on était abandonnés comme deux petits chatons.

Quand elle est arrivée, je ne lui ai pas sauté dans les bras, et je lui ai fait la tête tout au long du chemin du retour vers la maison. Elle me regardait de temps en temps, avec une certaine gêne dans le regard. Je n’ai pas donné de coups de pied dans les feuilles des marronniers.

J’ai dû me résoudre les jours suivants à accepter à contrecœur mon sort. Rejoindre en traînant les pieds ce lieu appelé l’école où nous étions censés apprendre de si belles choses (selon ma mère). Mais mon terrain de jeux et d’apprentissage c’était ma maison, ma rue, les magasins du quartier où j’accompagnais maman pour les courses, la place non loin de notre immeuble où l’on jouait à en perdre haleine avec Julien sur le toboggan et la balançoire, où l’on se roulait dans le bac à sable, où l’on jouait à cache-cache parmi les haies de troènes, à trappe-trappe sur les bancs de bois, au ballon par-dessus la tête des vieux assis là et qui souriaient à nous voir si joyeux et épanouis. Le bonheur quoi ! Mais pourquoi diable me forçait-on à être enfermé avec ces gamins étrangers dont je n’avais rien à faire, qui me semblaient tellement fades et uniformes dans leur blouse ridicule.

« Mais parce que tu es grand maintenant, mon petit Claude, et tous les garçons de ton âge vont à l’école, pour apprendre à lire, écrire et compter », avait-elle tenté d’argumenter ce soir-là tout en épluchant les pommes de terre.

Je tendis à ma mère les pommes de terre tirées d’un vieux sac de jute que mon père avait remonté de la cave, et me mit à les compter au fur et à mesure qu’elle les prenait pour les éplucher.

« Tu vois bien que je sais compter, je viens d’en tirer dix du sac, objectais-je avec malice.

— Oui, mon chou, c’est très bien, mais en grandissant va falloir en connaître un peu plus, si tu veux un jour avoir un beau métier comme papa. »

Ma mère continua à éplucher ses patates semblant ignorer mes arguments, et à les plonger dans l’eau fraîche de la bassine posée dans l’évier en grès gris.

« Mais je veux pas faire un métier comme papa, lui lançais-je, je ne le vois jamais, il part tous les matins alors que je dors encore, et le soir quand il rentre il est tellement fatigué qu’il ne joue même pas avec moi. »

Là, ma mère s’interrompit brusquement en me toisant comme si j’étais un extraterrestre, et s’essuya les mains sur son tablier.

« Tu es encore bien petit pour comprendre certaines choses, Claude. Mais vois-tu, si papa travaille beaucoup c’est qu’il faut bien de l’argent pour acheter tout ce que tu trouves à la maison, et surtout pour manger et s’habiller. Tu vois bien quand je fais les courses à l’épicerie du coin ou à la boulangerie, que je dois donner des pièces au marchand. Et je suis convaincue que ton papa préférerait passer plus de temps avec vous pour jouer ou se promener avec vous. »

Ses arguments ne me convainquaient pas, loin de là. Car au fait, si papa travaillait tant pour nourrir la famille, comment expliquait-elle sa décision d’aller elle aussi travailler et nous laisser Julien et moi enfermés dans cette horrible bâtisse hérissée de grilles aux fenêtres, pour nous empêcher de nous échapper.

« C’est vrai que je suis encore bien petit, maman. Je ferais mieux de rester encore un peu avec toi à la maison, comme ça je pourrais t’aider à la cuisine, au ménage et aux courses, lui rétorquais-je innocemment. »

Et je partis fier de ma réplique qui la laissa sans voix, pour aller jouer aux petites voitures dans ma chambre.

Mon père entra comme d’habitude. Je percevais les bruits familiers de son arrivée du fond de ma chambre, en me demandant si ce soir il viendrait enfin me dire bonjour, me faire ne serait-ce qu’un sourire. Il accrocha son manteau au crochet de l’entrée, enleva ses chaussures trop lourdes, se mit à tousser grassement comme si ses voies respiratoires étaient obstruées, se dirigea vers la cuisine pour voir maman et lui demander comme chaque soir ce qu’on aurait dans l’assiette. Quelquefois, il semblait mécontent et allait bouder dans la salle devant la télé. Alors j’entendais les sons qui s’échappaient du petit écran noir et blanc, en essayant d’imaginer les images qui défilaient devant les yeux fatigués de mon père. J’aurais bien aimé aller le rejoindre pour regarder l’émission avec lui, mais chaque fois je m’en empêchais, de peur de le déranger, de l’épuiser encore plus, me disant qu’il lui fallait sans doute ce moment seul pour décompresser. Moi aussi j’aimais être seul, c’était là dans ma chambre ou dans le long couloir de l’appartement que je réussissais le mieux à développer mon imagination, à être libre, loin de toute influence, à construire, échafauder, m’échapper dans mon monde, fait de magie, de jeux, de toboggans et de balançoires.

Et puis si papa ne voulait pas m’avoir dans ses pieds dès son retour du travail, c’était son droit, je devais être un bon garçon. Et un bon garçon devait savoir anticiper les désirs de ses parents, c’était fondamental, je le sentais. Comme ça peut-être accepterait-il, lui, que je puisse rester à la maison avec maman, juste un peu, encore quelques jours, et puis qui sait, peut-être pour toujours. C’est moi ainsi qui veillerais sur elle, et qui la conseillerais pour les plats préférés de mon père, pendant que lui pourrait aller gagner beaucoup d’argent, pour acheter à manger, mais aussi des sucettes et des bonbons pour Julien et moi.

C’était un bon plan, j’en étais convaincu !

« À table, les enfants, c’est l’heure ! Julien, Claude, allons dépêchez-vous, papa a faim. »

Je fus le premier à déboucher dans la salle, et à m’installer tout sourire à la table familiale.

« Ben dis donc, le petit est affamé on dirait, dit mon père en s’adressant à maman.

— Il n’arrête pas de manger, ce goinfre, il va bientôt falloir que tu poses un cadenas au frigidaire, répondit-elle en me scrutant de son regard perçant.

— Il faut bien qu’il prenne des forces, c’est un garçon, que veux-tu, il ne me reste plus qu’à faire des heures sup… »

Et je le vis me sourire.

J’aimais bien qu’il me sourie. Peut-être m’aimait-il.

« Allons, mangeons, trancha mon père, il est déjà tard, les garçons ont école demain. » Il garda le silence quelques instants en avalant bruyamment sa soupe trop chaude.

« Dimanche on va chez mamie, lâcha-t-il subitement. On prendra le train c’est moins cher et plus rapide. Ça vous plaît les garçons ? »

Pour sûr que ça nous plaisait, l’aventure enfin. Et de plus, j’adorais aller chez mamie, qu’est-ce qu’on s’amusait là-bas !

En m’endormant ce soir-là, je me sentais un peu libéré d’un poids. L’école avec ses hauts murs, sa cour de récréation austère et ses gosses crétins me semblerait plus supportable, puisque dans trois petits jours on partirait de la gare des trains comme des fugitifs en route vers la liberté enfin retrouvée, en traversant des villages aux maisons de toutes les couleurs, des prairies vertes et grasses parsemées de troupeaux de vaches, des champs dorés s’étendant à l’infini. Et au loin par la fenêtre du train je verrais apparaître les rondeurs magiques des montagnes lointaines et mystérieuses veillant sur le village de ma grand-mère, niché au creux de la vallée verdoyante.

Je dormis profondément jusqu’au lendemain matin.

Dans le train qui nous emmenait vers la maison de mamie, j’étais accroché à la fenêtre, les lèvres collées au carreau comme un toutou. J’adorais le défilement de ces paysages de campagne tellement plus beaux que les rues de ma ville, des trottoirs étroits parsemés de crottes de chien, des files de voitures collées par les pare-chocs, crachant des fumées noires et épaisses qui nous faisaient tousser. Chez mamie je ne toussais jamais. Sa petite maison engoncée au fond d’une impasse était pour moi comme une cabane sur un arbre, inatteignable. Pas ou peu de voitures y pénétraient, et les gens qui vivaient au fond de cette ruelle se connaissaient tous, comme les membres d’une ancienne tribu installée là depuis des millénaires. Quand nous débarquions tous les quatre, à pied depuis la petite gare, on ne pouvait pas passer inaperçus. Chacun nous saluait de sa fenêtre entrouverte, ou assis dans un vieux fauteuil sous le porche.

« Ben dit donc, il a encore grandi le petiot… Il a quel âge déjà… un peu pâlot quand même… c’est l’air de la ville… ici au moins ils vont respirer et se dépenser… tiens passez donc chez moi demain j’ai des pots de confitures à vous donner… »

Toujours le même rituel, la tribu quoi !

Et ces vieux qui craquelaient au soleil ou même à l’ombre, moi j’avais la sensation qu’ils ne bougeaient pas eux, ils étaient toujours aussi vieux.

Et c’est ce qui me rassurait, le temps ici n’avait pas de prise sur les gens, enfin c’est ce que je croyais à mon âge. Plus tard, je compris mon erreur de jugement. Tout finissait par se craqueler, même les plus beaux souvenirs.

Maria ma grand-mère était déjà vieille quand je venais de naître, je ne l’avais jamais connue autrement qu’avec ce fichu en couleurs sur la tête et sa bouche édentée. Elle portait toujours un tablier plus ou moins propre par-dessus sa robe, et ses lunettes brinquebalantes ne lui servaient en tout cas pas à lire, on n’y voyait rien à travers.

Quand elle me serrait dans ses bras, sa peau rude me piquait un peu la joue, mais j’aimais bien. Oui j’aimais bien ma grand-mère, sa petite maison étroite, l’odeur de vieux qui flottait dans l’air, le poêle à bois qui ronflait dans la salle unique, les escaliers qui montaient à l’étage, et qui nous étaient interdits sans autorisation, et tout là-haut, comme au sommet d’une montagne, le grenier mystérieux, rempli de vieilleries poussiéreuses, de bottes de foin, de toiles d’araignées. Je n’ai jamais eu peur des araignées.

Mais ce que j’aimais par-dessus tout, c’était le jardin de mamie. Pour s’y rendre, c’était déjà toute une aventure pour un jeune enfant comme moi. Il fallait remonter sur les remparts du village, arpenter ces allées de terre battue, traverser la rue principale coupant les remparts, s’engager à gauche dans une toute petite allée étroite menant vers des jardins potagers, en laissant à gauche une ancienne salle des fêtes municipale, poursuivre en serpentant dans ces labyrinthes qui me semblaient interminables.

Soudain apparaissait le jardin de mamie, immense comme le parc d’un château, empli d’odeurs, de couleurs, de lumière. Quand elle poussait le portillon de métal rouillé, mon frère et moi nous y précipitions comme des animaux enfin libérés de leur cage. La liberté j’avais vraiment appris à la reconnaître dans ce petit paradis pour enfants, où rien de mal ne pouvait nous arriver, surtout quand nous étions perchés sur les branches des mirabelliers.

Un jour, quand je serais grand, j’apprendrais aux autres à connaître ce secret, trouver sa liberté personnelle, celle où personne ne pouvait vous atteindre, même ceux qui croyaient vous tenir sous leur emprise. Parce que personne ne sait où se niche la liberté de l’autre.

Du haut du mirabellier lourd de fruits mûrs et juteux, Julien et moi étions les rois du monde et nous balancions les mirabelles jaunes dans la cagette que papa nous tendait sous l’arbre. C’était amusant, il fallait pas se tromper et viser juste, sinon papa râlait. Ainsi on remplissait plusieurs cagettes à rebord, que papa chargeait sur sa brouette grinçante et qu’il amenait à la coopérative en fin de journée. J’avais cru comprendre que ça rapportait de l’argent. Ils en faisaient des confitures ou du schnaps, je crois. C’est ce que les adultes disaient en tout cas.

Et puis lorsqu’on était lassés mon frère et moi, on demandait la permission de prendre nos tricycles rangés dans le cabanon de bois, pour aller explorer les alentours.

« Oui, disait maman, mais ne vous éloignez pas trop, Julien tu veilleras sur ton frère.

— Ne t’inquiète donc pas, ajoutait mon père, ils ne peuvent pas se perdre dans les allées de jardin, et puis il n’y a pas de route ici. »

Alors on enfourchait nos bolides et on fonçait la tête dans le guidon comme des pilotes de course vers l’inconnu sublime qui nous tendait les bras. On jouait à se dépasser au risque parfois de s’entrechoquer les roues, en criant comme des forcenés et en riant à gorge déployée. On traversait comme une fusée des paysages de potagers, de jardinets, de fleurs odorantes, de vergers débordants de fruits, de rangs de tomates ou de salades. Mais ce qui nous intéressait se trouvait au bout de ces allées, là où s’arrêtait le périple.

La voie de chemin de fer.

La barrière rouge et blanche qui nous barrait le passage, avec un petit portillon aux couleurs identiques pour aller de l’autre côté. Mais nous savions bien que cela était interdit, il nous fallait rester de ce côté-ci, c’était trop dangereux pour nous. Un train pouvait arriver à tout instant et nous écraser. Je n’aimais pas la purée. Non, ce qui m’attirait, me fascinait, c’étaient les trains eux-mêmes, le bruit inquiétant du moteur diesel qui vrombissait, des roues métalliques frottant les rails, et la locomotive micheline rouge et blanche qui passait en grinçant sous nos yeux ébahis et envieux, comme un mirage qui apparaît et disparaît aussi subitement. Parfois, des voyageurs nous faisaient un signe de la main. Je me suis toujours demandé où ces trains les emportaient. J’aurais tellement voulu savoir où vont les trains. Qu’y avait-il au-delà, au bout de cette voie ferrée, quel pays magique et fantastique ? Lorsque je serais grand, les trains m’emporteraient vers ces lieux inexplorés, et j’irais m’y perdre, m’y noyer peut-être comme dans un océan. J’apprendrais à nager, même si je n’aimais pas trop l’eau.

« Claude arrête de rêvasser, viens on retourne au jardin de mamie, sinon on va se faire gronder. Le premier arrivé a gagné. »

Je voyais Julien s’éloigner en trombe, soulevant un nuage de poussière comme un cavalier au galop. Devais-je le suivre ou laisser là mon tricycle, et sauter dans le prochain train ? J’avoue que j’ai souvent hésité. Je fermais alors les yeux et prenais une grande respiration pour emplir mes poumons de l’odeur du bitume badigeonné sur les poteaux le long des rails.

« Attend-moi Julien, j’arrive… »

Je n’étais pas encore prêt pour le grand voyage, mais je savais qu’un jour je l’entreprendrais. Pour sûr. Je m’en fis la promesse.

Après une journée entière à nous dépenser sans compter, nous retournions épuisés dans la maison de mamie. On s’installait dans le vieux canapé et de là j’observais mamie terminer la préparation du repas du soir. Maman l’aidait à mettre la table, papa assis à la table roulait calmement une cigarette et buvait à petites lampées son verre de vin rouge. Tout semblait apaisé. J’avais envie de fermer les yeux et de me laisser glisser dans la torpeur du sommeil. Mais je résistais, car je voulais ne rien perdre de ce tableau, le mettre en mémoire, le fixer dans mon esprit, et le ressortir comme un trophée les jours de déprime. Julien gesticulait à mes côtés et n’avait qu’une envie, sortir dans la petite ruelle pour profiter des dernières lueurs du jour. Il ne tenait jamais en place, une vraie pile électrique. Souvent, je cédais et sortais avec lui pour aller taquiner les lapins dans les clapiers ou jouer au ballon dans la ruelle vide. Mais très rapidement, les adultes nous appelaient pour passer à table.

« Les enfants à table, il faut manger avant de retourner à la gare… »

Retourner à la gare, reprendre le train en sens inverse, et pourquoi faire, me demandais-je chaque fois. J’étais bien ici, avec mamie, et surtout sans cette école qui me gâchait l’existence. Alors parfois ces pensées me coupaient l’appétit, et c’était bien dommage, car les mets de ma grand-mère étaient délicieux, parfumés et goûteux, surtout son fameux lapin aux nouilles, cuit à petit feu pendant des heures sur le poêle en fonte.

Notre retour vers la gare était un véritable chemin de croix, à chaque étape je trébuchais, je m’arrêtais devant chaque commerce à lorgner dans les vitrines, devant chaque maison fleurie où vivait une amie de mamie, sur la place de la mairie à me pencher par-dessus la fontaine au risque d’y basculer, devant la ferme de mon copain Bastien ceinturée par un énorme mur et une porte cochère impénétrable. Je voulais retarder notre départ, faire traîner, en espérant en mon for intérieur que le train serait déjà parti à notre arrivée à la gare. Mais cela ne se produisit jamais. Les adultes étaient bien plus malins que moi. Ils prenaient toujours suffisamment d’avance pour ne pas se faire prendre de court. D’ailleurs, mamie nous accompagnait souvent dans ce périple, peut-être pour qu’on ne se perde pas ou plus sûrement pour que cette marche forcée soit moins pénible pour moi. Elle savait bien, la brave vieille, mais sans rien me dire, à quel point je n’avais pas envie de la quitter, à quel point cela était une souffrance pour moi. Comme elle savait aussi que ma place n’était pas là-bas, dans la ville lointaine et tentaculaire où elle non plus n’aimait pas se rendre. Restée sur le quai de la gare, elle regardait nos visages déjà blafards s’éloigner comme des spectres, au sifflement strident du chef de gare. Elle se retrouvait à nouveau seule, mamie, il n’y avait plus de papi depuis longtemps pour la raccompagner vers la maison au fond de l’impasse. Moi aussi je me retrouvais à nouveau seul, le nez collé à la vitre du train, à regarder la nuit défiler à grande vitesse. Mais ce n’était pas grave, puisque j’avais emporté avec moi les images, bien cachées au fond de ma tête. Bien fait pour eux. Un jour, j’en ferais un album magique que je feuilletterais blotti dans ma chambre ou au sommet de ma cabane.

De retour dans la ville, froide, humide et bruyante, en sortant de la grande gare, nous étions accueillis par une fine pluie transperçant nos vêtements d’été. Mais j’aimais bien la pluie, moi, son odeur un peu sauvage et mystérieuse, le bruit des gouttes d’eau s’écrasant sur la chaussée, sur les voitures et les tuiles des toits. Cependant, ma mère ne voulait pas qu’on tombe malade, « école oblige », et persuadait toujours mon père avec les bons arguments d’acheter des tickets de bus.

Ah ça, j’aimais bien le bus aussi, ses portes qui s’ouvrent automatiquement, l’odeur curieuse qui émanait de ses sièges en skaï, la possibilité de rester debout avec Julien et de se faire secouer au rythme des arrêts et redémarrages. On rentrait toujours de nuit et d’ailleurs souvent sous la pluie. À croire que la ville attendait notre retour pour nous servir avec ses averses. Je n’étais plus sûr d’aimer la ville.

J’étais un bambin à l’âme des campagnes, exilé de force dans la ville rectiligne aux immeubles bien rangés et collés les uns aux autres, comme autant de forteresses entourant mon esprit et mon corps épris de liberté et d’espace. Ici les seuls espaces un peu épargnés étaient les parcs verts, les allées bordées de grands arbres semblant vouloir échapper à la grisaille et les racines engluées dans l’asphalte des trottoirs, les bassins d’eau des places avec parfois des jets d’eau se projetant vers le ciel et retombant lamentablement vers le sol. Pouvait-on échapper à la ville, grande prison à ciel ouvert, qui semblait étendre inlassablement ses tentacules jusqu’aux limites des champs et des prés encore fleuris.

Non, je ne suis plus sûr que j’aimais la ville, mais je n’y pouvais rien faire, petit garçon de cinq ans, si petit face à cette immensité bruyante, ses rues entrelacées comme un labyrinthe, où régnaient en maîtres incontestés les voitures fumantes et les autobus géants.

Et pourtant la ville pouvait devenir un super terrain de jeu avec un tout petit peu d’imagination. Mon frère et moi n’en manquions pas au grand désarroi de nos parents. Tout était prétexte à jouer. Nos courses sous les arcades des immeubles menant vers notre quartier, nos sauts dans le vide du bord des trottoirs bétonnés, nos chats perchés sur les lampadaires des rues, nos traversées des passages cloutés en slalomant entre les crocodiles à la gueule béante. Et notre arrivée devant la porte de l’immeuble ancien où nous résidions, comme des coureurs du tour de France à bout de souffle. Victoire, le dernier arrivé aura un gage ! Notre folle grimpée des cinq étages menant à l’appartement sous les toits, en riant comme des écervelés, avec les parents énervés par notre excitation qui nous demandaient de nous taire, « Il était tard et pas les seuls à vivre dans l’immeuble, bon sang ! »

Un dernier tour de clé et nous étions chez nous, bien au chaud.

Nous étions trop excités pour nous endormir tout de suite une fois les dents brossées et le drap remonté sur nos corps tremblants. Alors on discutait tous les deux, en se racontant notre dimanche au soleil sur les arbres et dans les allées des jardins, près du chemin de fer et sur les remparts de l’ancien village fortifié. On se fabriquait ainsi ce qu’on appelle des souvenirs, ces images colorées et musicales qu’on feuillette comme un grand livre, toujours à notre disposition, toujours blotties au fond de nos valises, que l’on traîne avec soi partout et à travers le temps.

Jusqu’au moment où ma mère apparaissait dans notre chambre en chemise de nuit les cheveux ébouriffés en nous disant :

« Les enfants, ça suffit maintenant, il faut fermer les yeux et dormir, demain matin c’est l’école pour tous les deux. Bonne nuit. »

C’était bien cela le problème. Demain, il fallait retourner à l’école et c’était encore plus difficile après un dimanche chez mamie.

« Bonne nuit maman. »

Reprendre inlassablement le chemin de l’école, jour après jour, saison après saison, traîner ses bottes ou ses sandalettes dans les feuilles mortes ou les flaques d’eau, trembler de froid sous son manteau épais ou suer au soleil du mois de mai malgré les culottes courtes et les genoux écorchés. Hibou, caillou, joujou, genoux… toujours la même musique, mais avec des tonalités variables.

Heureusement sur mon chemin, il y avait Maria. Je crois que je l’ai toujours aimée, Maria, la fille de la boulangère. C’était sur la grande place, juste avant d’arriver sur la rue menant à l’école, que se trouvait son magasin.

Une boulangerie tout ce qu’il y avait de plus traditionnel, avec son pain, ses bonbons, ses biscottes et surtout ses pains au chocolat. J’adorais quand c’était elle qui me l’emballait dans du papier fin et qui me le tendait en souriant. Quel âge avait-elle au juste, je crois que je ne l’ai jamais su ? Pas un jour je n’oubliais le pain au chocolat de Maria, comme une étape joyeuse dans ce chemin vers l’école du quartier. Et dans la cour de récré quand je croquais dedans à pleines dents, c’est encore à elle que je pensais. C’est con l’amour. Et ça vous prend sans prévenir, et sans attendre l’âge approprié…

Et depuis ma rencontre avec cette fille derrière son comptoir, chaque matin dans ma tête je fredonnais comme une rengaine lancinante sur le chemin vers l’école « le petit pain au chocolat » de Joe Dassin. C’est con l’amour, mais on n’y peut rien.

En grandissant, maman nous laissait peu à peu de l’autonomie, et nous allions seuls, mon frère et moi rejoindre notre école aux hauts murs impénétrables. C’est sans doute sur ce chemin à travers la ville que nous avions grandi tous les deux, Julien et moi, comme des lilliputiens se transformant en lutins, puis en chenapans de 8 à 10 ans. Mais j’aimais toujours pas plus l’école, ni ses grands escaliers menant aux salles de classe, ni ses longs couloirs impersonnels, pas plus sa cour de récréation morne, encore moins son imposante grille. Avait-on besoin d’enfermer des gamins derrière ces barreaux, cachés à l’abri des regards des passants derrière ces grands murs d’enceinte ? Heureusement qu’il y avait les jeudis ! Et encore plus les dimanches à la campagne chez mamie, ou bien au jardin ouvrier de mes parents, à l’autre bout de la ville. Je crois que je ne vivais que dans la perspective de ces journées de bonheur et de fraîcheur.

Dans quel monde étais-je donc tombé, sur quelle étrange planète hostile à la liberté des enfants, où on les enferme pour mieux leur faire découvrir le monde, la blague ? J’aurais mieux fait de rester sur mon étoile, là-haut, comme un petit prince.

Non, décidément, ça n’allait pas tout cela, quelque chose me gênait depuis le début de mon atterrissage ici-bas. Cette privation de liberté, cet enfermement dans un carcan trop étroit, comme si on voulait nous formater pour ressembler à quelqu’un que moi, en tout cas, je ne voulais pas être.

J’avais de toutes les manières pris depuis toujours la décision de ne porter mon attention qu’à ce qui pouvait vraiment m’intéresser. Tout un programme, que j’avais toute une vie pour mettre en œuvre. Pour le reste, je ferais avec. J’apprendrais à simuler, à faire semblant, à donner le change…

D’ailleurs, c’est pour cette raison que je m’intéressais à mon maître d’école de CE2. Cet homme me fascinait autant qu’il impressionnait les autres élèves qui ne bronchaient pas avec lui. J’éprouvais pour ce hussard de la république (c’est ainsi qu’on les appelait avant…) une véritable admiration. Sa force de présence, son autorité qui clouait le bec même aux plus frimeurs de la cour de récréation étaient pour moi une sorte de révélation. Donc on pouvait imposer seul contre tous sa propre volonté aux autres, sous réserve qu’on ait le bon charisme, la maîtrise des mots, un réel savoir qu’on pouvait utiliser pour les mener là on voulait. Et en plus, ça marchait, je ne savais pas encore vraiment comment, mais pas de doute ça fonctionnait. C’est lui qui menait la danse, face à une meute de garçons soumis et dociles comme des moutons. Il m’inspirait plus de la crainte que de la peur. Je craignais ses réactions, son mécontentement face à une mauvaise réponse ou un travail bâclé. Mais quelle joie lorsque ma réponse lui convenait, quand j’avais juste dans un calcul. Je percevais alors sur son visage sévère et fermé une lueur de reconnaissance, quelque chose qui me faisait lever fièrement la tête, et qui traversait mon corps entier d’un frisson de satisfaction. Voilà c’est ça, la reconnaissance du maître pour son disciple qui enfin après tant d’efforts de sa part vient de comprendre, d’intégrer le savoir ou la technique. Magique ! Comme si le maître et son élève étaient quelques courts instants éphémères au diapason.

Je trouvais excitant ce phénomène de domination que je découvrais pour la première fois à travers cet homme imposant à tous points de vue. Je dois bien reconnaître que même si je ne supportais pas l’idée d’avoir un quelconque modèle dans mon existence, ce maître-là m’inspira profondément, comme quelques autres figures plus tard, sans jamais pour autant me servir de guides. Je saurais très bien guider ma vie tout seul, selon mes propres règles et selon mes idées personnelles lorsque je les aurais construites.

Curieux aussi ce contraste dans notre salle de classe entre ce maître laïc en blouse grise et aux tempes grisonnantes, et cette fresque clouée au-dessus du tableau noir représentant le Christ sur la croix, une reproduction du retable d’Issenheim. Contraste ou contradiction ? Je n’en savais rien. En tout état de cause, cela ne me choquait pas, parce que d’abord c’était ainsi même dans une école publique, et surtout cela m’arrangeait. Lorsque j’en avais assez du maître gris, je portais mon regard sur l’autre maître, accroché à sa croix, qui dominait le monde à travers sa souffrance et la peine de ses proches à ses pieds. Quoi de plus fort pour un enfant que d’être exposé ainsi pendant des jours, des mois et des années à cette image, se gravant dans son esprit imperceptiblement et malgré sa volonté, au point de devenir partie intégrante de sa personne. L’idée me plaisait bien, et je pressentais qu’une bonne utilisation de certaines images pouvait produire des effets incontestables sur des âmes un peu faibles ou influençables. En ce qui me concerne, je n’en ai pas gardé de graves séquelles ! J’aimais bien ce tableau, voilà tout, et il me reposait, me permettait quelques instants d’évasion dans une journée de classe beaucoup trop longue pour moi. Ai-je besoin de rappeler que je n’aimais pas l’école ?

Pour être tout de même un peu honnête avec moi-même, je dois bien reconnaître qu’à l’école tout n’était pas à jeter par les fenêtres. Si peu de choses trouvaient grâce dans mon esprit, les leçons d’histoire m’intéressaient quelques fois. Faut bien dire que j’aimais qu’on me raconte des histoires, maman m’en racontait souvent, ça me faisait rêver et voyager. À l’école, c’étaient les personnages décrits par notre maître qui m’exaltaient. Et en particulier les grandes figures de l’histoire de France, comme Napoléon 1er, Jeanne d’Arc, Louis XIV, ou encore les empereurs romains. Comment ces hommes, ces femmes, avaient-ils pu mener leurs peuples vers le destin qu’ils avaient décidé pour eux ? Sur quels ressorts s’appuyaient-ils pour arriver à leurs fins ? Je ne comprenais pas comment ils avaient procédé, et pourquoi les autres avaient suivi sans remettre en cause jamais leur pouvoir. En effet, ces personnages me fascinaient, moins à cause de leurs exploits que pour leur apparente invincibilité, leur capacité à lever des armées, à faire construire des cathédrales immenses, des châteaux somptueux, des voies de communication ou d’impressionnants cirques de jeux. À moins, pensais-je parfois, que ce soient les peuples qui attendaient leur guide, leur héros, leur sauveur, pour les tirer vers le haut, les mener à la victoire, pour leur montrer le chemin.