Une ombre dans mes pas - Bernard Glietsch - E-Book

Une ombre dans mes pas E-Book

Bernard Glietsch

0,0

Beschreibung

À Saint-Véran, dans les Causses désertiques au-dessus de Millau, Frédéric, installé dans sa bergerie isolée avec Irène, veut croire à son rêve de retour à la nature, loin du stress de la grande ville et de sa vie d’agent commercial. Seulement, son rêve se transforme vite en cauchemar lorsqu’Irène disparaît, ne laissant aucune trace. Ainsi, peu à peu, il se retrouve au centre d’une enquête policière. Contraint à la fuite, son périple haletant le conduit de Millau à Rodez, de Paris à la forêt d’Ecouves et enfin à Rouen.
Est-il coupable ? Est-il victime d’une machination ? Que s’est-il réellement passé ce soir-là entre Irène et lui ?
Tapie comme une ombre dans ses pas, la vérité se révèle de manière tout à fait inattendue au terme de cette intrigue qui se présente comme une initiation à la recherche de soi-même.

À PROPOS DE L'AUTEUR

D’origine alsacienne, Bernard Glietsch a pour centres d’intérêt le théâtre, la musique, la lecture et les voyages. Après une carrière professionnelle assez riche, il se consacre aujourd’hui à sa passion : l’écriture. Toutes les histoires de ses romans nous emportent dans un voyage à travers la France et sa diversité.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 354

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Bernard Glietsch

Une ombre dans mes pas

Roman

© Lys Bleu Éditions – Bernard Glietsch

ISBN : 979-10-377-2079-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Prologue

Irène en avait eu marre de tout ce cinéma. Elle avait pourtant régulièrement averti Frédéric. Seulement, lui restait sourd et apparemment indifférent. Il était bien dans son monde, dans son combat, dans sa petite révolution. Alors, les états d’âme d’une nana sympa mais versatile n’allaient pas le perturber dans ses choix. Elle avait pourtant bien choisi de le suivre dans l’Aveyron, elle connaissait les avantages et les inconvénients. Manifestement, Irène n’avait rapidement retenu que les désagréments de la situation. Elle ne devait pas être prête pour ce genre de vie spartiate au grand air, sur le plateau du Larzac. Au bout de deux mois, elle prit ses effets personnels et claqua la porte de la bergerie, Frédéric paraissant indifférent et peu concerné par les difficultés d’adaptation d’Irène.

Lui en avait tant rêvé, de ce retour aux sources, vivre une vie saine au grand air, loin de la pollution grandissante des grandes villes et du stress imposé par un rythme de vie inhumain. Il en avait soupé de la vie de bureau, du costard-cravate, des objectifs commerciaux à atteindre, de la pression qu’il arrivait à s’imposer tout seul. Ah oui ! ça, il l’avait bien intégré à l’école de commerce. Se mettre la pression pour être toujours réactif, sentir les évolutions en cours, voire les anticiper, pour être à la hauteur des exigences de sa hiérarchie, penser plan de carrière, promotion, concurrence.

Cependant, tout cela n’était pas son choix, plutôt celui de ses parents. Il s’était toujours soumis aux exigences de sa famille. C’était un enfant obéissant, facile à élever, disait toujours sa mère, mais qui manquait un peu de sens de l’initiative. Frédéric était un garçon réservé qui ne s’opposait pas, il prenait sur lui, tentait de s’adapter, de s’intégrer, de passer presque inaperçu. Il avait laissé faire les autres pour lui. Après le bac, quand son père lui demandait ce qu’il comptait faire comme études, Frédéric ne savait pas trop quoi lui répondre. Pas grand-chose ne le passionnait. Alors, son père, professeur de droit à l’université de Rouen, lui dit :

« Essaye donc une école de commerce, ça va te dévergonder et te mettre en face des réalités. »

C’est ainsi que Frédéric a fait la préparation aux grandes écoles. Ses parents en avaient les moyens. Sa mère, pédiatre à Bonsecours, au-dessus de Rouen, aurait préféré qu’il fasse médecine, mais le gamin ne semblait pas assez motivé pour entreprendre des études aussi exigeantes. Des études courtes, c’était plus adapté. Avec de la maturité, ce qui lui manquait selon sa mère, il finirait bien par trouver sa voie dans le monde professionnel.

Finalement, Frédéric était entré à l’école de commerce de Rouen. C’était parfait ! Il pouvait rester à la maison, il s’évitait l’internat, ou pire encore, de prendre un logement tout seul. Il tenait trop à son cocon familial, à ses habitudes et ses repères. À sa sortie de l’école de commerce, des sociétés le contactèrent rapidement pour lui offrir un plan de carrière dans différents domaines commerciaux. Il n’avait, comme ses camarades, que l’embarras du choix, ajouté au fait que, pour Frédéric, choisir était toujours compliqué.

Il répondit donc à l’offre la plus avantageuse pour lui, à savoir celle qui lui permettrait de rester à Rouen ou dans sa région, pas trop éloigné de ses parents.

Ainsi, il avait été engagé comme agent bancaire pour la Société Générale au siège normand de Rouen, jouissant de nombreux avantages : des horaires réguliers, le lundi de libre, un 13e, 14e mois, une participation aux bénéfices, des avantages en nature par le biais du comité d’entreprise. Ce boulot au début ne demandait pas trop d’engagements, sinon d’intégrer les règles de fonctionnement spécifiques du monde de la banque, et de s’ouvrir un peu aux autres, ne serait-ce que pour s’intégrer dans une équipe professionnelle avec des collaborateurs relativement expérimentés. Il devait s’affirmer.

Frédéric s’était fait une place, tranquillement, en s’imprégnant du savoir-faire des autres, observant, respectant scrupuleusement les procédures. Au bout de deux ans au siège, le directeur commercial lui proposa de prendre en charge une agence au Havre. C’est à ce moment que les difficultés surgirent pour le jeune banquier. Même si l’agence du Havre était en plein développement et que ses collaborateurs étaient plutôt jeunes et dynamiques, Frédéric n’était pas dans le rythme nécessaire ni dans l’esprit de la maison. Sa mission était principalement commerciale, faire du chiffre, vendre des crédits, trouver de nouveaux clients, de nouveaux partenariats, s’imposer sur la place auprès des commerçants et industriels. Toutes ces compétences ne s’accordaient pas bien avec le tempérament de Frédéric. Il aurait été un bien meilleur clerc de notaire, à gérer des dossiers patrimoniaux, dans un bureau débordant de paperasse dans tous les recoins.

Ainsi, il eut très vite la désagréable sensation de ne pas être à la hauteur, de ne pas être le bon manager, qu’il y avait eu erreur de casting. Il ne trouvait pas les ressorts utiles pour remonter la pente, motiver ses troupes, il manquait d’idées originales pour trouver de nouvelles stratégies commerciales. Peu à peu, Frédéric sombra dans la dépression. Il avait l’impression de se mouvoir dans un tunnel dont il ne voyait pas la sortie. Son travail le pesait, chaque matin, il y allait à reculons. Ses collègues s’en étaient rendu compte et le directeur commercial de Rouen en avait été averti.

« Frédéric, lui dit-il, vous êtes un garçon sérieux et dévoué, cependant, vos résultats ne sont pas à la hauteur de nos objectifs de développement. Vous croyez-vous capable de redresser la barre ? »

Frédéric ne s’était pas engagé clairement, car au fond de son esprit, il pressentait qu’une autre voie l’attendait. Seulement, sur le moment, il ne savait pas laquelle. Ce dont il était sûr était qu’il voulait passer à autre chose, il avait besoin d’une véritable rupture, peut-être la nécessité impérieuse de se retrouver lui-même, de reconsidérer les choses à la lumière du jour.

Comme toujours, il avait laissé les autres décider pour lui. Lorsque le directeur commercial lui proposa une période de « formation » au siège de Paris, afin de procéder à une évaluation des compétences et trouver un poste plus adapté aux capacités de Frédéric, le jeune homme accepta. Il n’était pas encore en mesure de faire ses propres propositions, il avait besoin de se reconstruire ou, plus certainement, de se construire tout court. Seulement, se retrouver dans la capitale, même pour quelques semaines de stage, et bien qu’il était entouré de collègues et formateurs bienveillants, représentait pour Frédéric une épreuve de trop. Il aurait préféré retourner à la maison, chez ses parents, pour souffler véritablement et prendre du recul.

Seul dans sa chambre du centre de formation, il broyait des idées noires. Tout cela ne l’intéressait plus du tout. Il se demandait si finalement il ne ferait pas mieux de démissionner. Toutefois, il craignait la réaction des parents et leur jugement. Le lendemain, il en parla à la seule personne du centre à qui il pensait pouvoir faire confiance, Irène. C’était une des stagiaires, mais elle semblait si différente, si sûre d’elle, avait des idées assez arrêtées, et ne se gênait pas pour les exprimer. Cette jeune femme exerçait une attirance sur lui et le rassurait par sa prestance, sa forte personnalité.

« Tu devrais suivre un peu plus tes intuitions, lui avait-elle suggéré. Tu devrais faire une introspection et te demander ce que tu veux vraiment faire de ta vie. »

Sur le coup, Frédéric ne comprit rien aux propos d’Irène.

Ce que je veux faire de ma vie… pensa-t-il.

Jamais il ne s’était posé aussi clairement cette question.

« Et toi, tu comptes faire quoi après le stage ? interrogea-t-il Irène.

— Tout, sauf la banque, vois-tu ? Ce stage aura au moins servi à ça ! Si on me propose demain de partir sur une île déserte ou sur les hauteurs d’une montagne, je pars tout de suite.

— Et pour faire quoi, s’étonna Frédéric ?

— Rien. Prendre le temps de vivre, comme le chante Georges Moustaki. »

~~~

C’était bien cela le problème avec Irène. Elle avait de belles idées, mais quand il fallait les mettre en pratique, il n’y avait plus personne ! Pourtant tous les deux avaient été d’accord pour tenter le grand saut vers l’inconnu, au moins, essayer de rompre réellement avec ce monde qui semblait vouloir les laisser en marge. Même si l’idée semblait saugrenue, voire extrémiste, il leur paraissait à tous les deux qu’il ne fallait pas faire les choses à moitié. S’extraire vraiment de cette société de consommation, très décriée depuis les évènements de mai 68, aller au bout de ses idées, oser le changement et la rupture.

Au bout de quelques soirées de discussions, Irène avait réussi à persuader son nouvel ami que le retour à la nature était sûrement la bonne voie. Elle avait entendu parler, comme beaucoup de Français, de la mobilisation pour la défense du Larzac, sans connaître vraiment les tenants et les aboutissants de ce mouvement né en 1971.

« Et que veux-tu qu’on aille faire dans le Larzac ? interrogea avec scepticisme Frédéric.

— Je ne sais pas moi, prendre une ferme, travailler la terre, élever des animaux, vendre nos produits sur les marchés, ce serait génial, qu’en penses-tu ? »

Comme toujours, il n’en pensait pas grand-chose. Tout ce qu’il désirait, c’était passer à autre chose. Elle aurait pu lui proposer un tour de la terre ou une virée à Katmandou, cela aurait été pareil. Dans l’incertitude, il lui répondit qu’il allait y réfléchir.

« Plus tu réfléchis, moins tu es en mesure de prendre une décision, Frédéric. Il faut qu’on saute le pas, et pas dans trois ans. »

Devant l’insistance de son amie, sa force de conviction, Frédéric finit par adhérer pleinement à l’idée. Se retrouver en pleine nature, loin du bruit et des nuisances de la modernité, respirer à pleins poumons, apprendre à se détendre, vivre au rythme des saisons, tout cela ne pouvait que lui être bénéfique. Du coup, c’était lui-même qui proposa à Irène d’utiliser une partie de ses économies pour réaliser ce projet. Néanmoins, c’était Irène qui avait fait les démarches. Elle connaissait un type sympa, un peu marginal certes, mais très intelligent, qu’elle avait connu à l’université des sciences humaines de Rouen. Lui était assez engagé dans les luttes sociétales, particulièrement pour la non-violence. Jérémy, c’était son prénom. Elle n’avait jamais connu son nom de famille, et d’ailleurs rien d’autre sur lui. Jérémy était proche des communautés de l’Arche fondées par le philosophe italien Lanza Del Vasto. Il prônait le retour à la terre et aux valeurs ancestrales. Quand Irène lui fit part de son projet de rejoindre le Larzac, pour s’y installer si possible, Jérémy s’emballa de joie.

« Waouh ! super sœurette, vas-y lance-toi, c’est génial ! Si tu veux, je te mets en contact avec des paysans de là-bas, engagés dans le mouvement de désobéissance civile. »

Petit à petit, le projet prit alors forme, sous le regard surpris et dubitatif de Frédéric. Trois mois plus tard, on leur faisait une proposition de reprendre une bergerie sur les Grands Causses, dans un hameau paumé mais charmant, Saint-Véran. Ni l’un ni l’autre n’y connaissait rien aux chèvres, mais au vu de l’offre alléchante, Irène persuada Frédéric que c’était le bon moment, l’occasion en or. Frédéric acheta la bergerie pour une bouchée de pain, avec quelques chèvres présentes sur les lieux, un peu sauvages déjà.

« C’est du grand n’importe quoi, ton idée d’aller t’installer dans le Cantal, lui opposa son père. Qui donc t’a mis une telle idée en tête, mon fils ? Tu as une belle situation, tu gagnes bien ta vie et tu trouves rien de mieux que d’aller jouer les beatniks dans le Larzac. »

Pour Frédéric, le choix était fait. Enfin ! il avait eu le courage de prendre une décision, même si ses proches trouvaient cela invraisemblable et loufoque. Sa mère gardait l’espoir que tout cela n’était qu’une passade, que son fils reviendrait à la raison, tôt ou tard. C’était aussi la faute de toutes ces idées en vogue en cette année 1973, issues du mouvement des étudiants de 1968, pensait-elle.

La bergerie

Voilà donc que Frédéric se retrouvait seul à présent, dans sa bergerie avec ses chèvres. Irène décrocha très rapidement. Au fond, il n’avait pas bien compris les motivations réelles de cette fille. Elle recherchait quoi, au juste ? la liberté, l’absence de contraintes, vivre des expériences nouvelles et exaltantes ? Rien en rapport réel avec une exploitation agricole, fût-elle de petite taille et artisanale. Elle passait plus de temps à Millau, à quelques kilomètres seulement de Saint-Véran, dans des réunions de mobilisation contre l’extension du camp militaire du plateau du Larzac, laissant la plupart du temps Frédéric se débrouiller avec ses bêtes. Tout au plus participait-elle une fois par semaine à la fabrication du fromage et le dimanche accompagnait-elle Frédéric au marché de Millau pour le vendre. Souvent, elle revenait de ces réunions, accompagnée de son fameux Jérémy, un type sympa en effet, mais un peu allumé, d’après Frédéric. Ils passaient alors la soirée à discuter, souvent à deux, sur la suite des évènements, en fumant des pétards. Au bout de deux ou trois heures, Frédéric, épuisé, s’excusait et allait se coucher pour être en forme le lendemain, laissant les deux philosophes refaire le monde à leur image…

Ce soir-là, Frédéric était affalé dans son vieux fauteuil élimé, éclairé par une petite lampe de chevet posée sur la table basse. La journée avait été harassante, cependant, il ressentait un vrai bien-être. L’activité physique lui faisait vraiment du bien. Il aimait bien ses petites chèvres, elles étaient attachantes et marrantes. De plus, elles se laissaient facilement traire. D’ailleurs, il avait donné un nom à chacune. Il était en train de parcourir une revue agricole spécialisée dans l’élevage, il avait tant à apprendre sur ce monde dont il ne connaissait pas grand-chose. Le crépuscule s’installait progressivement sur les Causses, dehors, le ciel prenait une couleur rosâtre. Il avait laissé la porte de la bergerie entrouverte pour laisser la fraîcheur du soir y pénétrer.

« Si ça continue comme ça, pensa-t-il, je vais rester le seul habitant à Saint-Véran. »

En effet, le hameau, peu accessible par ailleurs, ne comptait, depuis longtemps, plus beaucoup d’habitants. Les rares jeunes avaient abandonné les lieux pour trouver du boulot à Millau ou plus loin. Quelques vieux à la retraite étaient restés sur place, tant que la santé leur permettait d’y rester, tant que le boulanger, épicier, quincaillier ambulant acceptait de poursuivre sa tournée dans le coin, et tant que le facteur se chargeait de ramener les ordonnances au pharmacien de Millau. L’été, quelques touristes parisiens, en mal de retour à la nature, y passaient une ou deux semaines, pas plus. Il ne faut pas pousser ! Aussi, pas de quoi permettre au village de survivre. Néanmoins, cela ne gênait nullement Frédéric. Il avait retrouvé la paix, contre toute attente. Lui-même s’en étonnait. Cette solitude lui convenait parfaitement et il avait suffisamment d’occupations la journée de 7 h à 20 h, pour ne pas s’ennuyer. Et puis même, l’ennui pouvait être source de création. N’est-ce pas l’ennui au fond qui avait poussé l’humanité à poursuivre ses explorations ?

« Y a quelqu’un là-dedans ? »

Frédéric sursauta dans son fauteuil. Jamais il ne recevait de visite dans ce coin reculé, surtout en début de soirée. Jérémy était dans l’embrasure de la porte, une bouteille de vin à la main.

« Entre, Jérémy, et viens t’installer. »

Frédéric avait tout de suite reconnu sa voix.

« Dis donc, ça sent le bouc là-dedans, tu devrais faire un peu le ménage, tu crois pas ?

— Très drôle ! rétorqua Frédéric sans se troubler. »

Jérémy posa la bouteille de vin sur la table basse et s’installa en face de Frédéric.

« J’ai laissé ma “deudeuche” en contrebas, de toute façon elle n’aurait pas réussi à grimper la pente. Il faut que je la préserve, la petite, sinon je me retrouve à pied, tu imagines, ici !

— Oui, j’imagine, lui répondit laconiquement Frédéric. »

Frédéric se demandait ce que « le mec sympa » lui voulait. Depuis le départ précipité d’Irène, ils ne s’étaient plus revus, sauf une fois au marché de Millau.

« Dis donc, tu laisses pousser la barbe et les cheveux, tu veux t’adapter au milieu local ?

— Disons plutôt que le coiffeur de Saint-Véran a fermé boutique ! » Jérémy se mit à pouffer de rire joyeusement.

« Tiens, tu veux bien me passer un tire-bouchon, Frédéric, il fait soif, non ? »

Frédéric s’exécuta et rapporta deux verres tirés du vieux buffet peint en jaune, ainsi que le tire-bouchon. Ils trinquèrent à la santé de l’exploitation et à la réussite du mouvement de défense du Larzac. Comme d’habitude, Jérémy se lançait avec exaltation dans la narration des derniers évènements en lien avec la mobilisation. Frédéric écoutait, comme d’habitude, par politesse, mais semblait peu concerné, même s’il soutenait le mouvement dans ses principes fondateurs.

« Tu sais que nous avons trouvé un nouveau slogan pour la prochaine grande manif du mois d’août ?

— Ah oui, et lequel, questionna Frédéric, pour donner le change et l’impression de s’y intéresser ?

— Le Larzac aux moutons, à la ferraille les canons, laissons la bombe aux couillons. Qu’en penses-tu, c’est costaud, non ?

— Oui, pas mal, répondit Frédéric dubitatif. Seulement, ça fait un peu fourre-tout, je trouve.

— Tout le monde n’a pas eu le privilège de faire une école de commerce, c’est vrai qu’en matière de slogan commercial tu dois être imbattable ! »

Frédéric ne releva pas l’allusion, déplacée selon lui. Il n’avait aucune envie d’entrer dans une discussion politique et sociétale avec Jérémy. Ce gars s’enflammait bien trop vite.

« Il est bon, ton petit vin. C’est local ?

— Ben, qu’est-ce que tu crois, que je vais t’amener de la piquette de supermarché ? C’est pas mon genre ! »

Après quelques verres, Jérémy, qui se retenait depuis son arrivée, arriva sur un sujet plus épineux.

« Alors, ça se passe bien depuis le départ d’Irène ? C’est pas trop dur ? Tu sais que tu peux compter sur moi si tu as besoin de quoi que ce soit ! »

Compter sur ce type, pensa Frédéric, la rigolade, plutôt me tirer une balle dans le pied. Il avait déjà du mal à se gérer lui-même.

« Eh bien ! que veux-tu ? Je fais avec. De toute manière, il valait mieux pour elle qu’elle mette un terme à l’aventure.

— Pourtant, rétorqua Jérémy, c’était un projet commun, qu’est ce qui a cloché entre vous deux ?

— Entre nous, rien, non rien n’a cloché, comme tu dis. Nous n’étions pas sur la même longueur d’onde manifestement.

— C’est vrai qu’Irène est une fille libre qui a besoin d’une grande marge de manœuvre. »

Frédéric n’avait pas véritablement envie d’entrer dans les détails de sa relation avec Irène, il considérait que cela ne regardait pas Jérémy. Il tenta une diversion.

« Et toi, tu as des nouvelles d’elle ?

— Oui, j’ai appris qu’elle se trouvait actuellement à Rodez avec la coordination paysanne.

— À Rodez ? c’est une blague ! Tu dois te gourer, réagit fermement Frédéric. Elle m’a affirmé qu’elle retournait à Rouen dans la famille.

— Elle a sans doute changé d’avis en chemin. Quand je te disais que c’est une nana libre…

— Et pour quoi faire à Rodez, je ne comprends pas…

— Ben, je te l’ai dit, Frédo, elle a rejoint la coordination paysanne, pour participer sans doute à l’organisation de la deuxième grande manif prévue en août prochain. Et crois-moi, elle a bien fait, notre Irène, car c’est pas le moment de baisser la garde ! On a besoin de toutes les bonnes volontés. Debré est têtu, mais nous tous, on sera tenaces, je te l’assure. On les aura à l’usure tôt ou tard. »

Alors, Jérémy dans la foulée, avec l’aide de quelques verres de vin, était reparti dans ses démonstrations mobilisatrices. Il était intarissable sur le sujet.

Dehors, la nuit était enfin tombée sur les vieilles maisons de pierres, sur le vieux donjon et sur le décor des Causses qui cintrait le hameau. Jérémy s’interrompit soudain.

« Dis-moi, Frédo, elles sont où, tes toilettes ? J’ai un besoin urgent.

— Au fond du couloir, la porte de droite. J’ai récemment installé une cuvette dans la salle d’eau, j’en avais marre de sortir en pleine nuit et me casser la figure dans le noir.

— Je savais pas que tu étais aussi bricoleur. Un mec à marier, quoi, se moqua un peu Jérémy. »

« Il est vraiment pas drôle, ce type, se dit Frédéric. Il doit être le seul à rire à ses blagues. » Il profita donc de cette interruption de la conférence de Jérémy, pour se replonger dans la lecture de son magazine agricole.

À la grande surprise de Frédéric, Jérémy revint rapidement dans la salle.

« Ben quoi ? l’interrogea-t-il, tu t’es perdu ? C’est pourtant pas grand, une bergerie…

— À quoi tu joues là, Frédo ? »

Frédéric leva la tête de son magazine et s’aperçut du regard halluciné de Jérémy, comme s’il venait de voir le diable en personne.

« C’est quoi cette affaire, et il montra du doigt la direction du couloir ?

— C’est quoi ton problème Jérémy, à quoi fais-tu allusion ?

— Mais bon sang ! T’aurais dû me prévenir avant que j’entre dans cette salle de bain, quoi !

— Quoi, j’ai oublié de changer une ampoule grillée ?

— Te fous pas de moi, je te parle de la nana là, celle qui est en train de prendre un bain dans ta baignoire ! s’exclama Jérémy paniqué. »

Frédéric garda son calme, malgré l’énervement de Jérémy. Il le regarda fermement dans les yeux et lui rétorqua :

« Il n’y a pas de nana dans cette maison, tu sais très bien que la dernière en date à avoir pris un bain ici, c’est Irène.

— Mais puisque je te dis qu’elle est là, allongée dans la baignoire. Elle m’a regardé et m’a souri, à peine surprise de me voir entrer, insista Jérémy. »

Frédéric, quelque peu échaudé par les élucubrations de Jérémy, lui proposa de l’accompagner jusqu’à la salle de bain.

« Tu as été prompt à trouver une solution de remplacement, lança Jérémy qui commençait un peu à retrouver ses esprits. »

Mais Frédéric se refusa à commenter cette remarque sarcastique.

« Quel connard ! de quoi se mêle-t-il d’abord ? pensa-t-il. »

Arrivés à la porte de la salle d’eau, Frédéric pour s’amuser un peu, frappa trois coups sur la porte.

« Au cas où elle serait encore à poil, ce serait gênant, pas vrai, Jérémy ? »

Puis il poussa la porte. La baignoire était vide, et sèche.

Jérémy n’en croyait pas ses yeux. Il s’approcha de la baignoire pour la parcourir de ses doigts. Il regarda Frédéric, en se demandant où se trouvait le subterfuge. Pas une trace de buée sur le miroir. Pas une goutte d’eau au sol. Envolée, la nana, véritablement évaporée, la nana ! Jérémy quitta en trombe la salle d’eau, manifestement en colère. Quelques instants après, Frédéric le rejoignit sur le perron de la bergerie. Il était assis dans un fauteuil à bascule, en train de se rouler un pétard. Frédéric s’installa à son tour à ses côtés sur une chaise bancale et peu confortable. Il ne savait pas comment reprendre le dialogue. Jérémy avait les mains tremblantes, cette situation l’avait fortement troublé.

« Si tu continues à trembler ainsi, tu vas foutre en l’air ton joint.

— Et alors, j’en ferai un autre, réagit Jérémy avec véhémence.

— Jérémy, je peux te dire quelque chose sans que tu prennes la mouche.

— Au point où j’en suis, vas-y, te gêne pas !

— Je crois que tu forces un peu trop sur la marchandise. On en a déjà parlé, même avec Irène, tu t’en souviens. Tu devrais ralentir, tu vas finir toxico ! »

Jérémy savait très bien qu’il consommait trop de substances.

« Oui, et bien sûr c’est la faute au haschich si je vois des apparitions. Dis tout de suite que je délire, que j’hallucine !

— Oui, répondit calmement Frédéric. Tu ne peux pas nier les faits. Tu étais bien dans la salle de bain en même temps que moi, non ? »

Jérémy resta silencieux, plongé dans ses pensées et dans l’aspiration de la fumée de son joint.

« Il n’y avait aucune nana, Jérémy, on est d’accord ? »

Il ne répondit pas tout de suite. Forcément, il y avait un truc.

« Elle a pu sortir par l’arrière, paniquée lorsque je l’ai découverte à son insu.

— Et assécher la baignoire, et éponger le sol en quelques secondes. Une véritable magicienne, railla Frédéric ! »

Jérémy ne savait plus quoi répondre, il était à court d’arguments plausibles. Au bout d’un moment toutefois, il rebondit en affirmant :

« Mettons que j’ai tout sorti de mon imagination fertile. Mais quand même, Frédéric, je suis en mesure de te donner des détails, absolument précis.

— Tu fais allusion à quoi de précis, Jérémy ?

— Et bien, comment tu expliques que je sois capable de te décrire la nana : le cheveu noir jais, la peau très mate, un sourire d’une grande douceur, des yeux amande d’un marron profond.

— Je ne me l’explique pas, désolé, lui renvoya Frédéric qui l’observait du coin de l’œil. »

Un silence gêné s’installa entre les deux jeunes hommes, comme une parenthèse avant une prochaine charge. Jérémy continuait à tirer nerveusement sur sa cigarette. Sur un arbre proche de la bergerie, on entendait le hululement d’une chouette. Dans l’étable, quelques chèvres bêlaient et s’agitaient dans la paille. Le ciel ce soir-là était illuminé de mille lucioles tremblotantes.

« Tu ne crois pas qu’il se fait un peu tard, tenta Frédéric, tu as encore de la route pour rentrer, et moi demain je me lève tôt, je dois descendre à Millau.

— Ah bon ! répondit Jérémy, presque ravi de pouvoir changer de sujet, tu as des courses à faire ?

— Oui, il me manque des ferments lactiques. »

Jérémy se leva avec peine du fauteuil à bascule, et écrasa sa cigarette dans la boîte de conserve qui servait de cendrier. Il s’approcha de Frédéric et l’enlaça subitement dans ses bras. Sous l’effet de la surprise, Frédéric ne réagit pas et laissa l’autre le serrer.

« Fredo, mon ami, je suis désolé d’avoir flingué ta soirée, j’espère que tu ne m’en voudras pas trop. »

Frédéric se libéra de l’étreinte pour mettre un peu de distance entre eux.

« T’en fais pas, Jérémy, on a tous nos faiblesses, nos fantômes cachés. Et parfois, ils resurgissent, surtout au moment où on s’y attend le moins. »

« Des fantômes cachés, songea Jérémy, il en a de bien bonnes, lui. »

Jérémy prit congé de son copain, en lui promettant de lui rendre une prochaine visite bientôt. Il ne comprenait pas comment ce gars de la ville pouvait supporter un tel isolement. Surtout, il quittait la bergerie avec un scepticisme profond quant à ce qu’il avait vécu ce soir-là. Les tentatives d’explications de Frédéric ne l’avaient pas convaincu. Loin de là ! D’autant qu’il n’avait rien consommé avant d’arriver à la bergerie, pas même fumé une malheureuse clope. Alors les hallucinations, à d’autres !

Elle

Enfin, Frédéric se retrouva seul. Au loin, il percevait le son familier et particulier de la 2CV de Jérémy qui dévalait les pentes du hameau. Et bientôt, il ne perçut même plus la lumière des phares du véhicule. Il se dirigea immédiatement vers la salle d’eau. Il y pénétra calmement et referma la porte derrière lui. L’odeur de fleur d’oranger était toujours présente en suspension dans l’air. Il la huma en fermant les yeux. Heureusement que Jérémy n’avait pas identifié ce détail. C’était ainsi à chaque apparition. Elle laissait dans l’air cet effluve enivrant de fleur d’oranger. Mais cela ne constituait pas une explication du phénomène pour Frédéric. C’était tout juste un indice.

Elle lui était apparue dans la bergerie un mois à peine après le départ d’Irène. Au début, il avait songé à une hallucination. Son esprit de formation cartésienne ne pouvait pas assimiler ce genre de phénomène sans chercher des explications logiques. Il n’avait cependant pas pris peur lors de sa première apparition. Il s’était simplement arrêté de traire les chèvres et avait tourné son regard surpris vers la jeune femme qui l’observait d’un air bienveillant. Elle souriait chaque fois et son regard était éblouissant. Curieusement, Frédéric avait pris la décision de garder son calme. Empêcher son esprit de paniquer, considérer les choses avec lucidité. Peut-être cette vision était-elle simplement une projection intérieure de son esprit. Il se souvenait d’une discussion avec sa mère sur le phénomène des mirages. Après tout, était-ce justement une sorte de mirage ? Le mirage des Grands Causses. Il espérait que ces apparitions cesseraient d’elles-mêmes, avec un peu plus de repos, une fois qu’il aurait trouvé son rythme de croisière dans la bergerie.

Au contraire, elles se produisirent, encore et encore.

À présent qu’il était plus de minuit, Frédéric quitta la salle de bain pour se diriger vers sa chambre à coucher. Il s’enfonça sous sa couette, ajusta l’oreiller sous sa tête et sombra dans un profond sommeil réparateur. Le lendemain, il y aurait du boulot. Tant mieux, il n’allait pas s’ennuyer.

Le jour se leva ce mois d’août 1974 sur les Grands Causses. Un soleil timide mais déjà lumineux irradiait les roches et les herbes sèches de ce décor désertique. Au loin, on entendait le coq du village qui s’en donnait à cœur joie. Les chèvres dans l’étable commençaient à s’exciter, elles étaient pressées d’aller se dégourdir dans les hauts pâturages. Frédéric se réveilla à six heures comme à son habitude. Il aimait bien ce moment de la journée où la fraîcheur était encore présente dans l’air, sur l’herbe et les arbres. L’odeur des résineux venait lui chatouiller les narines et réveillait tous ses sens. Jamais depuis son emménagement à Saint-Véran il n’avait eu la moindre difficulté à se lever le matin. Et pas besoin de réveille-matin. C’est son horloge interne qui s’était calée sur son nouvel environnement. Au bout de deux mois, déjà son stress avait commencé à disparaître. Il ne pensait même plus à sa vie d’avant le grand saut. C’est comme s’il avait réinitialisé sa vie, pour repartir à zéro, ou presque.

Il se fit du café dans une ancienne cafetière italienne et l’accompagna de deux grandes tartines de pain de seigle et de saucisson. Un délice pour partir le matin du bon pied. À nous mes petites chèvres, se dit-il. Elles l’attendaient en gesticulant dans tous les sens dans la paille de l’étable et se poussant entre elles à coups de cornes, chacune voulant être la première à bondir hors de la bergerie. Frédéric ouvrit le portillon et les chèvres se précipitèrent en désordre complet hors de leur enclos. Il les interpella fermement pour essayer de les rassembler un peu et pour les mettre en ordre de marche vers les hautes prairies. Il se dit qu’il serait sans doute indispensable de se doter d’un bon chien berger pour guider et rassembler cette horde sauvage. Il verrait cela auprès d’un collègue paysan lors de son prochain passage au marché de Millau. Les gars du coin connaissaient les bons plans et les bonnes adresses.

Les chèvres traversèrent le village fantôme en bêlant bruyamment et en secouant leurs clochettes accrochées au cou. La plupart des volets des vieilles maisons de pierres étaient clos. À cette heure matinale de toute façon il ne risquait pas de croiser grand monde. Toutefois, Frédéric ressentait par moments une sensation assez étrange, comme s’il se fut trouvé sur une autre planète inhabitée ou en un lieu isolé et abandonné au milieu d’un désert mongolien ou du grand Ouest américain. Mais cette impression ne lui était pas désagréable en soi. Juste étrange et insolite. Il ne ressentait pas un sentiment d’isolement. C’était simplement la solitude absolue et une forme d’harmonie magique avec cet environnement particulier. En grimpant sur les hauteurs à travers les pierres avec ses chèvres, chaque pas et chaque respiration lui procurait un réel plaisir sensoriel. Parfois, il s’arrêtait sur un faux plat afin de reprendre son souffle. Il observait le paysage alentour et scrutait les toits des maisons de Saint-Véran.

« Quelle chance ai-je d’être là ! pensait-il. »

Et pourtant, Frédéric n’avait pas l’impression d’avoir été le moteur de toute cette aventure. Bien sûr que non. Il devait cela à Irène. C’est elle qui l’avait conduit jusqu’à ce petit paradis terrestre. Et finalement, après seulement quelques mois il s’était si parfaitement adapté à cette nouvelle vie. Un peu comme si elle l’attendait. Depuis longtemps, depuis toujours. Et lui l’ignorait jusque-là.

« Bon sang, Irène, pourquoi es-tu partie, tu aurais été si bien ici, si seulement tu avais patienté un peu. Sûr qu’ensemble on aurait pu construire une belle histoire et mener de beaux projets. »

Arrivé sur les lieux de pâturage des chèvres, Frédéric s’installa sur une pierre calcaire et planta son bâton dans le sol poussiéreux et rocailleux. Les chèvres s’étaient déjà dispersées autour de lui, à la recherche d’une herbe ou d’un bon buisson croquant. De son promontoire il pouvait les apercevoir chacune, au pire il entendait leurs clochettes tintinnabulantes. Le soleil commençait déjà à chauffer sérieusement et à faire crépiter les herbes sèches autour du berger. Il but une gorgée d’eau de sa gourde en métal. Il ôta son chapeau de paille pour laisser respirer sa tête en sueur. Il essuya son visage humide avec un mouchoir en tissu tiré de sa poche. Ses yeux se troublaient par la chaleur grandissante. Il les ferma un court instant pour les laisser reposer et les humidifier. Curieusement, il avait l’impression surprenante qu’un grand silence s’était installé autour de lui, même le son des clochettes avait disparu. Pas même le crissement aigu d’un grillon ou d’un criquet. Il leva les paupières. Plus une chèvre à l’horizon.

« Bonté divine, elles sont passées où, ces canailles ? »

Il se leva précipitamment de son rocher brûlant, remis son chapeau sur le crâne et s’élança à la recherche de son troupeau disparu dans les Causses. Il grimpa un contrefort rocailleux presque à quatre pattes, en s’égratignant au passage à des plantes hérissées de piquants.

« Il me faut absolument un bon chien berger, plus de doute, pensa-t-il. »

Arrivé au sommet, il plaça sa main gauche sur le front pour se protéger de l’éblouissement du soleil. Elles étaient toutes là, dans ce petit vallon en contrebas en train de brouter tranquillement. Il dévala la pente en veillant toutefois à ne pas se prendre les pieds dans la rocaille et de glisser.

« Il ne manquerait plus que ça, que je me casse une jambe ! Ce serait la totale, sourit-il intérieurement. »

Les chèvres ne relevèrent même pas sa présence. De toute leur indifférence animale elles s’occupaient à nettoyer méticuleusement le terrain. Frédéric s’arrêta net. Sur un rocher assez plat à seulement quelques mètres de lui, elle était là, assise. Et souriante comme toujours. Des cheveux noir de jais, une peau plus mate que jamais, et ces yeux en amande.

Elle portait une espèce de sari blanc, pas un vêtement très local, se dit Frédéric.

« Mais que me veut-elle ? s’inquiéta Frédéric. Et s’il s’agissait d’une de ces nanas allumées qui déboule au Larzac avec je ne sais quelle mouvance protestataire. Ou bien même une fille d’une communauté de l’Arche comme Jérémy, ou pourquoi pas une adepte d’une secte quelconque. C’est pas ce qui manque actuellement, pensa Frédéric. »

Mais au fond de son esprit, il savait parfaitement que ces hypothèses ne tenaient pas la route. Elle n’avait rien à faire là dans cet endroit perdu, tout juste bon pour des chèvres sauvages et des rapaces. Elle le regardait avec une sorte de tendresse, et de sa personne émanait une grande bienveillance. Il fallait à présent qu’il lui parle, cette mise en scène ne pouvait plus durer. Ou c’était le fameux mirage des Causses, ou cette personne était bien réelle et non le fruit de son imagination.

Frédéric s’avança vers le rocher. Alors elle se dressa sur ses jambes et se mit en équilibre précaire.

Frédéric continuait à approcher du rocher. Elle tendit ses deux bras vers le berger comme pour l’inviter à arrêter sa course. Frédéric ressentit une puissante chaleur traverser tout son corps, sa vue se brouilla brusquement et ses pieds se dérobèrent sous son corps. Il se retrouva sur les genoux, écorchés à vif par les arêtes coupantes des pierres. En levant dans un dernier effort son regard vers le rocher de la dame, il ne restait rien. Évaporée comme une nuée. Elle avait disparu dans l’espace.

« Si ça, ce n’est pas un mirage, alors je ne comprends rien, se persuada Frédéric. »

Il se releva un peu en colère contre lui-même.

« Comment ai-je pu croire un seul instant que je pouvais m’adresser à elle ? Suis-je devenu superstitieux au point de croire qu’on peut échanger avec une ombre qui apparaît et disparaît ? »

Il était temps de redescendre au hameau, car dans l’après-midi il devait rejoindre Millau pour prendre les ferments lactiques. Sur le chemin du retour avec des chèvres plus indisciplinées que jamais, il ne pouvait évacuer de son esprit l’évènement qu’il avait vécu. Il était bien tombé sur ses genoux, pour preuve ses écorchures sanguinolentes. Mais par quel phénomène, impossible d’en être certain. Après tout, il aurait bien pu tomber tout seul en dévalant la pente vers le vallon.

Et pourtant cette fille… réelle ou pas, elle était là, dans sa vie, elle s’y était installée, comme ça, un beau matin. Il fallait faire avec, et peut-être à force de patience et d’attention finirait-il par comprendre ce qu’elle faisait là au juste et pourquoi elle était venue. Mais pas question d’en parler à qui que ce soit. On le prendrait pour un illuminé. La région était suffisamment truffée d’originaux, de marginaux et de baba cool. Inutile de s’ajouter à la liste. Non merci !

Après avoir enfermé le troupeau dans la chèvrerie et veillé à leur laisser l’accès à de l’eau fraîche, Frédéric descendit la sente raide vers le panorama donnant sur la vallée, où était garée sa voiture. La vieille coccinelle orange grillait au soleil de midi. Frédéric ne se réjouissait pas de cette ballade un peu forcée en voiture en pleine chaleur estivale. Pourtant, il s’estimait chanceux d’avoir cette caisse, que son père dans sa grande mansuétude, avait concédé à lui mettre à disposition, un peu influencé quand même par sa femme. Elle lui apportait toute l’autonomie dont il avait besoin dans son activité et dans ce lieu éloigné de toute civilisation moderne. Il s’installa à bord de la coccinelle et lança le moteur, qui toussota un peu avant de se mettre en route.

« Bon Dieu qu’il fait chaud là-dedans ! un vrai four. Et quand je pense qu’il y a des gens assez fous pour faire des kilomètres en voiture dans cette chaleur, tout ça pour aller se faire griller comme des côtelettes sur les plages du sud de la France. On est tellement mieux là-haut au grand air. »

La descente était abrupte et dangereuse. À chaque virage, il fallait être vigilant et donner un coup de frein avant de le négocier. Frédéric roulait avec aisance sur cette route étroite de montagne. Mais il était prudent, car il savait que certains passages étaient trompeurs même pour un conducteur averti et connaissant ce trajet. À cette heure-là, il ne croisa aucune autre voiture. De temps à autre, il jetait un regard furtif en contrebas pour profiter quand même un peu de ce paysage admirable et sauvage. Mais rapidement, il reprenait le contrôle du véhicule et se concentrait sur la route sinueuse.

« Quelle chaleur bon sang ! j’en ai même des gouttes de sueur qui dégoulinent sur mes paupières. »

Cette situation le gênait de plus en plus, et il devait s’essuyer d’un revers de manche régulièrement. Alors, il espérait pouvoir écourter le trajet et atteindre rapidement la vallée, mais il n’en était qu’à la moitié du chemin, ainsi il accéléra un peu. Juste un peu, pas de quoi prendre des risques inutiles, se persuada-t-il.

Et soudain, juste avant un double virage, l’odeur de fleur d’oranger dans son habitacle… Sur le coup, il la trouva fort agréable, presque rafraîchissante. Jusqu’au moment où il comprit.

« Non, c’est pas vrai, pas ici dans ma voiture, c’est impossible ! »

Quand il tourna la tête d’un quart de tour vers sa droite, elle était assise à ses côtés, blanche et souriante. Pour la première fois, il paniqua. C’en était trop. Il en oublia sa voiture, la route, les virages, le soleil, la chaleur. Le temps s’était suspendu au-dessus de lui, et il ne parvenait pas à décrocher son regard de celui de l’apparition. Il ne vit pas approcher le parapet tout de suite. Frédéric fit une ultime tentative pour redresser le véhicule. La coccinelle orange fit une embardée et traversa le parapet.

Elle s’envola dans le vide comme un oiseau sauvage et s’écrasa au fond du ravin après une chute de trente mètres.