Le monde perdu - Arthur Conan Doyle - E-Book

Le monde perdu E-Book

Arthur Conan Doyle

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Beschreibung

Trois Anglais prêts à tout prennent part, au bout du monde, à l'expédition du professeur Challenger. Perdus, traqués par les hommes-singes, frôlés par des ailes monstrueuses, les voyageurs découvrent alors l'impossible : la préhistoire n'est pas morte ! Et, luttant pour survivre entre les ptérodactyles et les mégalosaures, ils se demandent : « Comment faire croire cela à Londres ? »...

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Le monde perdu

Pages de titreIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIPage de copyright

Arthur Conan Doyle

Le monde perdu

I

« Nous vivons parmi les possibilités d’héroïsme. »

Imaginez l’être le plus dépourvu de tact qu’il y eût au monde, une espèce de cacatoès toujours ébouriffé, au demeurant un excellent homme, mais uniquement concentré sur son niais personnage : et voilà le père de Gladys, M. Henderson. Si quelque chose avait pu m’éloigner d’elle, c’eût été la pensée d’un tel beau-père. Je ne doute pas qu’en son for intérieur il me crût capable de venir aux Chestnuts trois fois par semaine pour y jouir de sa compagnie, et spécialement pour l’entendre exposer ses vues sur la question du bimétallisme, où il avait acquis une certaine autorité.

Pendant une heure ou deux ce soir-là, je subis son morne rabâchage : supplantation de la bonne monnaie par la mauvaise ; valeur représentative de l’argent ; dépréciation de la roupie ; véritables étalons de l’échange...

– Supposez, cria-t-il avec une débile fureur, que toutes les dettes du monde fussent simultanément évoquées et leur paiement immédiatement exigé : qu’arriverait-il dans les conditions actuelles ?

Je répondis qu’évidemment je me trouverais ruiné. Sur quoi il bondit de sa chaise, réprouva mon habituelle légèreté, qui rendait impossible avec moi toute discussion sérieuse, et courut s’habiller pour une réunion maçonnique.

Je restais seul enfin avec Gladys. L’heure de mon destin avait sonné. Je m’étais senti toute la soirée dans l’état du soldat attendant le signal qui doit fixer son incertaine fortune, et traversé alternativement par l’espoir du succès et la crainte du désastre.

Assise comme je la voyais, sa silhouette se détachant fière et fine sur un fond rouge, qu’elle était belle ! Et qu’avec cela elle gardait de réserve !

Une bonne une très bonne amitié nous liait l’un à l’autre, mais qui ne dépassait pas les termes d’une de ces camaraderies comme il aurait pu en exister, à la Daily Gazette où j’étais reporter, entre un de mes confrères et moi : franchise parfaite, cordialité parfaite, bon garçonnisme. Il me déplaît foncièrement qu’une femme se montre avec moi trop franche et trop à l’aise. Cela ne flatte jamais un homme. Là où commence l’attrait du sexe, la timidité et la méfiance l’accompagnent, héritage des jours mauvais où l’amour allait souvent de pair avec la violence. Une tête qui s’incline, une voix qui tremble, des yeux qui fuient, tout un être qui se dérobe, là se reconnaissent, et non pas au regard assuré ni à la réplique sincère, les marques de la passion. Si peu que j’eusse vécu, j’avais eu le temps d’apprendre cela ou de le retrouver dans cette mémoire de la race qu’on nomme l’instinct.

Gladys possédait toutes les qualités de la femme. Quelle trahison que de la juger froide et dure ! Cette peau d’un bronze délicat, d’un coloris presque oriental, ces cheveux d’un noir de corbeau, ces grands yeux liquides, ces lèvres pleines, mais exquises, tout dénonçait chez elle la passion intérieure. Mais, cette passion, j’avais tristement conscience de n’avoir pas su encore l’amener au jour. Coûte que coûte, je devais, ce soir, brusquer les événements et sortir d’incertitude. Peut-être irais-je à un échec ; mais plutôt être repoussé comme soupirant qu’accepté comme frère.

À ce point de mes pensées, j’allais rompre un long silence pénible, quand elle attacha sur moi deux yeux noirs et scrutateurs, hocha sa tête altière, et avec un sourire chargé de reproche :

– Je devine que vous allez vous déclarer, Ned. Tant pis. Nos relations étaient si gentilles !

Je rapprochai un peu ma chaise.

– Comment avez-vous su que j’allais me déclarer ? fis-je, vraiment surpris.

– Croyez-vous que les femmes s’y trompent ? Supposez-vous que jamais on en ait pris une au dépourvu ? Ah ! quel dommage de toucher à une amitié aussi charmante que la nôtre ! Vous ne comprenez donc pas combien il est merveilleux qu’un jeune homme et une jeune femme puissent sans arrière-pensée causer comme nous faisons, en tête à tête ?

– Mais, Gladys, je puis aussi, sans arrière-pensée, causer en tête à tête avec... avec le chef de gare, par exemple !

Je ne conçois pas comment je jetai dans la conversation le nom de ce fonctionnaire ; mais enfin je l’y jetai, et nous partîmes, elle et moi, d’un éclat de rire.

– Non, repris-je, ce que vous m’offrez ne me suffit pas, Gladys. Je voudrais vous serrer dans mes bras, je voudrais sentir votre tête sur ma poitrine, je voudrais...

Elle se dressa, impressionnée par la chaleur de mon émotion.

– Vous avez tout gâté, Ned, dit-elle. Et c’est toujours la même histoire. Toujours cette même... question qui intervient où elle n’a que faire ! Tant pis. Ah ! comment n’avez-vous pas plus d’empire sur vous-même ?

J’invoquai la nature, l’amour.

– L’amour... Oui, peut-être, quand on est deux à aimer, cela change bien des choses. Mais je l’ignore.

– Et pourtant, avec votre beauté, avec votre âme, Gladys !... Il faut aimer !

– Il faut, d’abord, attendre son heure.

– Qu’est-ce qui vous déplaît en moi ? Mon physique ?

Elle se pencha un peu, avança une main, me renversa la tête... Et qu’elle était gracieuse, me dévisageant ainsi, de haut, souriante et pensive !

– Non, ce n’est pas cela, non. Vous n’êtes pas un fat, et je puis donc vous le dire sans crainte. Mais c’est quelque chose de plus grave...

– Mon caractère ?

Elle fit « oui », sévèrement, d’un signe de tête.

– Mais je puis le rectifier, l’amender ! Prenez un siège et causons. Prenez un siège, vous dis-je !

Elle me regarda d’un air de méfiance étonnée, plus pénible que sa confiance de tout à l’heure.

– Voyons, d’où vient que vous ne m’aimez pas ?

– De ce que j’en aime un autre.

Ce fut à mon tour de bondir.

– Non pas, expliqua-t-elle, riant de ma mine, non pas un être particulier, mais un idéal. L’homme dont je rêve, je ne l’ai pas rencontré encore.

– Comment le voyez-vous ?

– Il pourrait vous ressembler sur bien des points.

– Merci de cette bonne parole ! Mais enfin, que fait-il que je ne fasse pas ? Que peut-il bien être : membre d’une société de tempérance, végétarien, aéronaute, théosophe, surhomme ? Il n’y a rien que je ne sois prêt à tenter, Gladys, sur la seule indication de ce qui doit vous plaire.

Tant de souplesse la fit rire.

– Et d’abord, je crois que mon idéal ne parlerait pas ainsi. Je l’imagine plus raide, moins prompt à se plier aux caprices d’une petite sotte. Par-dessus tout, ce serait un homme d’action ; il chercherait le risque et la prouesse ; il saurait regarder la mort en face. J’aimerais en lui non pas lui-même, mais sa gloire, pour ce qui en rejaillirait sur moi. Pensez à Richard Burnton : l’histoire de sa vie écrite par sa femme m’aide tellement à comprendre l’amour qu’elle avait pour lui ! Et lady Stanley ? Avez-vous jamais lu l’admirable dernier chapitre du livre qu’elle a consacré à son mari ? Voilà l’espèce d’homme qu’une femme peut adorer de toute son âme : car elle s’en trouve, aux yeux du monde, non pas diminuée, mais grandie, comme l’inspiratrice de nobles gestes !

L’enthousiasme la rendait si belle que je faillis laisser tomber la conversation. Je dus rappeler tout mon sang-froid pour lui répondre :

– Nous ne pouvons pas tous être des Stanley ni des Burnton. D’autant que les chances nous manquent. Du moins m’ont-elles toujours manqué. Je ne demanderais, si elles se présentaient, qu’à les saisir.

– Au contraire, les chances abondent, et tout près de nous. C’est la caractéristique de l’homme dont je parle qu’il se crée lui-même ses chances. Rien ne l’arrête. Je ne l’ai jamais rencontré, et comme il me semble le connaître ! Nous vivons parmi les possibilités d’héroïsmes : aux hommes de réaliser ces possibilités, aux femmes d’aimer les hommes qui les réalisent. Voyez ce jeune Français qui partit en ballon la semaine dernière : un vent de tempête n’ébranla pas sa décision, et, balayé pendant vingt-quatre heures, il alla tomber à quinze cent milles, en pleine Russie ! Celui-là est de l’espèce des hommes qui m’intéressent. Pensez à la jalousie des autres femmes pour la femme qu’il aimait ! Ah ! me sentir jalousée à cause d’un homme, voilà mon rêve !

– Pour l’amour de vous, j’aurais fait volontiers la même chose.

– Ce n’est pas seulement pour l’amour de moi que vous l’auriez fait, mais parce que vous n’auriez pu vous en défendre, parce qu’un instinct naturel vous l’eût ordonné, parce qu’en vous le héros eût primé l’homme ! Quand, récemment, vous avez eu à raconter dans votre journal cette explosion de grisou, pourquoi n’être pas, au mépris de l’asphyxie, descendu avec les sauveteurs dans la mine ?

– J’y suis descendu.

– Vous ne m’en avez soufflé mot.

– Je n’y voyais rien de si méritoire.

Un certain intérêt parut s’éveiller dans les yeux de Gladys.

– Ce fut très brave, dit-elle.

– Je ne pouvais agir autrement. On ne fait de bonne copie qu’en se documentant par soi-même.

– La plate raison ! Elle me dépoétise presque votre acte. Mais ne parlons pas de raison ! Il me suffit que vous soyez descendu dans cette mine : j’en suis heureuse.

Elle me tendit la main avec une dignité charmante, et, m’inclinant, je baisai ses doigts.

– Oui, je le reconnais, je suis simplement une femme un peu folle, avec des imaginations de petite fille. Mais ces imaginations prennent chez moi une réalité si forte, elles deviennent tellement moi-même, que je ne saurais m’empêcher d’y conformer ma conduite. Si je me marie, j’entends n’épouser qu’un homme célèbre.

– Pourquoi pas ? m’écriai-je. Ce sont des femmes comme vous qui exaltent les hommes. Vous m’avez exalté. Offrez-moi une chance, vous verrez si je n’en profite pas sur l’heure ! Ou plutôt, non : les hommes, vous l’avez fort bien dit, ont à se faire leurs chances, sans les attendre de personne. Un simple commis, Cleeve, ne nous a-t-il pas conquis l’Inde ? By George ! je prétends servir à quelque chose ici-bas !

Elle rit de ma brusque effervescence irlandaise.

– Mais en effet, dit-elle, vous avez tout ce qu’un homme peut avoir, jeunesse, santé, vigueur, éducation, énergie. Vous m’aviez, tantôt, fait de la peine ; à présent, je me réjouis de cet entretien s’il suscite en vous des idées pareilles.

– Et si je ?...

Le tiède velours de sa main se posa contre mes lèvres.

– Plus un mot. Voilà une demi-heure que votre service de nuit vous réclame. Je n’avais pas le cœur de vous en faire souvenir. Nous recauserons peut-être un jour, quand vous aurez pris votre place dans le monde.

Et ce fut ainsi que par une brumeuse soirée de novembre je me trouvai courant après le tramway de Camberwell. Le cœur me rayonnait dans la poitrine. Non, le jour du lendemain ne s’achèverait pas sans m’avoir suggéré un exploit digne de ma dame ! Mais, cet exploit, qui jamais l’eût imaginé si invraisemblable, et déterminé par un concours si singulier de circonstances ?

Je ne voudrais pas qu’on fit à ce premier chapitre le reproche d’inutilité. Il commande toute mon histoire. C’est seulement quand un homme vient à sentir autour de lui mille possibilités d’héroïsme, et dans son cœur le désir violent d’en réaliser une, n’importe laquelle, c’est alors seulement, dis-je, qu’il rompt, comme moi, avec le banal train-train de l’existence pour entrer dans le mystérieux et merveilleux pays où l’attendent les grands hasards et les grandes récompenses. En arrivant dans les bureaux de la Daily Gazette, où je ne comptais que pour une bien petite unité, j’y portais la ferme résolution de trouver, et, de préférence, cette nuit même, une entreprise selon les vœux de ma Gladys. Qu’il y eût, de sa part, égoïsme et dureté de cœur à me demander de risquer ma vie pour sa gloire, c’est là de ces détails dont on s’avise avec l’âge, mais non pas dans l’ardeur de sa vingt-troisième année et dans la fièvre d’un premier amour.

II

« Tentez la chance auprès de Challenger. »

J’avais toujours eu de la sympathie, au journal, pour le chef du service des nouvelles, Mc Ardle, un petit vieux bourru, voûté, roux de poil ; et j’espérais ne lui être pas antipathique. Bien entendu, le vrai patron, c’était Beaumont ; mais il vivait dans l’atmosphère raréfiée d’une sorte de région olympienne, où rien ne parvenait jusqu’à lui qui n’eût au moins l’importance d’une scission dans le Cabinet ou d’une crise internationale. Nous le voyions de temps en temps gagner les ombres de son sanctuaire : il passait solitaire et majestueux, les yeux vagues, l’esprit tourné vers les Balkans ou le Golfe Persique. Il planait au-dessus de nous, loin de nous. Nous ne connaissions que Mc Ardle. Mc Ardle le représentait devant nous. Quand j’entrai dans la pièce où il se tenait, le bonhomme me fit un petit salut de la tête, et relevant ses besicles jusqu’au sommet de son crâne chauve :

– Eh bien, mais... il me semble que vous vous tirez d’affaire, monsieur Malone, dit-il avec un accent écossais tout plein de bienveillance.

Je le remerciai.

– Parfaite, votre relation du coup de grisou. Celle de l’incendie de Southwark était déjà excellente. Vous avez la note. Mais vous désirez me parler, je crois ?

– J’ai à vous demander une faveur.

Ses yeux inquiets m’évitèrent.

– Ah bah ! et de quoi s’agit-il ?

– De voir s’il n’y a pas une mission que vous puissiez me confier au nom du journal. Je ferai tout pour la bien remplir, monsieur, et pour vous envoyer de la copie intéressante.

– Quelle espèce de mission voulez-vous dire, monsieur Malone ?

– N’importe laquelle, pourvu qu’elle comporte de l’aventure et du danger. J’y mettrai, je vous assure, toute ma conscience. Elle me conviendrait d’autant mieux qu’elle serait plus difficile.

– Vous tenez donc à risquer votre vie ?

– Pour me donner une raison de vivre !

– Pardieu ! voilà qui s’appelle de l’enthousiasme, monsieur Malone ! Malheureusement, je crains que le temps ne soit passé de ces sortes d’entreprises. Une mission spéciale donne rarement des résultats en rapport avec les frais qu’elle occasionne ; et, dans tous les cas, elle ne se confie jamais qu’à un homme d’expérience, dont le nom inspire confiance au public. Les grands espaces vierges sur la carte du monde s’effacent de jour en jour, et il n’y a plus de place nulle part pour le romanesque. Mais attendez donc ! fit-il, et son visage s’éclaira d’un sourire. En parlant des grands espaces restés vierges sur la carte, il me vient une idée. Que diriez-vous si je vous chargeais de confondre un imposteur, un moderne Munchhausen, et de le rendre ridicule ? Vous auriez à faire la preuve de ses mensonges. Eh ! eh ! mon ami, cela n’irait pas sans beauté. Que vous en semble ?

– Tout ce que vous voudrez, où et quand vous voudrez.

Mc Ardle réfléchit une minute.

– La question, dit-il enfin, c’est de savoir si vous pourriez vous entendre – ou même simplement causer – avec notre homme. Mais vous semblez avoir une sorte de génie pour vous imposer aux gens : don de sympathie, pouvoir magnétique, effet de vitalité juvénile, ou quelque chose d’analogue, je suppose. J’en ai, pour ma part, le sentiment très net.

– Vous êtes bien aimable.

– Tentez donc la chance auprès du professeur Challenger !

Je ne dissimulai pas ma surprise.

– Challenger ? m’écriai-je ; le professeur Challenger, d’Enmore Park ? le fameux zoologiste ? N’est-ce pas lui qui cassa la tête à Blundell, du Telegraph ?

Le « chef » esquissa un sourire.

– Cela vous trouble ? Vous me disiez que vous cherchiez les aventures.

– Le fait est qu’en voilà une !

– Précisément. Je ne suppose d’ailleurs pas qu’il pousse toujours si loin la violence. Sans doute Blundell le prit mal ou ne sut pas le prendre. Vous pouvez avoir plus de veine ou plus de tact. Il y a là, sûrement, dans le sens indiqué par vous, quelque chose à faire. La Gazette marcherait.

– Mais j’ignore tout de Challenger. Je me souviens seulement d’avoir vu, à propos de Blundell, son nom évoqué en simple police pour coups et blessures.

– Apprenez une chose, monsieur Malone : ce n’est pas d’aujourd’hui que le professeur m’intéresse et que je le tiens de l’œil.

Il sortit un papier d’un tiroir.

– Voici sa fiche. Je vous la résume :

« Challenger, George-Édouard. Né à Largs (Angleterre septentrionale), 1863. Élève de l’Académie de Largs, Université d’Edimbourg. Adjoint au British Muséum, 1892. Conservateur adjoint du service d’anthropologie comparée, 1893. Résigna ses fonctions la même année, après des lettres acrimonieuses. Titulaire de la médaille Crayston pour recherches zoologiques. Membre étranger de... (suit une kyrielle de noms... plusieurs lignes en petit caractère... rien que des sociétés de second ordre : Société Belge, Académie des Sciences de la Plata, etc., etc.). A publié : Quelques observations sur une série de crânes kalmouks ; Esquisses de l’évolution vertébrée ; et de nombreux articles, dont un, Les Mensonges du weissmannisme, provoqua une discussion orageuse au Congrès Zoologique de Vienne. Récréation : marche, excursions en montagnes. Adresse : Enmore Park, Kensington, W. »

Voilà. Prenez ça. Je crois que pour ce soir nous n’avons plus rien à nous dire.

J’empochai le papier

– Pardon, sir, insistai-je m’avisant que déjà je n’avais plus devant moi une figure, mais un crâne ; j’entends bien qu’il s’agit d’interviewer ce gentleman ; mais à quel propos ?

Instantanément, je vis reparaître la figure.

– Parti seul en exploration, il y a deux ans, dans le Sud-Amérique. Rentré l’année dernière. Refusa de préciser la région explorée. Commençait un vague récit de son voyage quand, pour une objection soulevée, se replia dans sa coquille. Ou bien a été le héros d’une aventure peu banale, ou bien, ce qui paraît plus probable, n’est qu’un menteur. Rapportait quelques photographies en mauvais état qu’on prétend truquées. Est devenu irritable au point de se jeter sur quiconque l’interrompt et de faire dégringoler son escalier aux journalistes. Mégalomane homicide à tournure scientifique. Je n’en sais pas davantage, monsieur Malone. Allez, maintenant, et rendez-vous compte. Vous êtes de taille à imposer le respect. En tous cas, le journal vous couvre : loi sur la responsabilité patronale en matière d’accidents.

Un crâne liséré de petits poils blonds avait de nouveau pris la place de la figure ricanante et rouge. L’entretien était fini.

Je sortis, me dirigeant vers le Savage Club ; mais au lieu d’y entrer, je m’accoudai sur la balustrade de l’Adelphi Terrace, et je demeurai pensif à contempler la coulée huileuse et brune de la Tamise. En plein air, les idées me viennent plus nettes et plus justes. Je pris la notice que Mc Ardle m’avait remise ; je la lus sous un globe électrique ; et j’eus alors ce qu’il m’est impossible de ne pas considérer comme une inspiration. Pour arriver jusqu’au terrible professeur, je savais n’avoir pas à compter sur ma qualité de journaliste ; mais les violences dont faisait mention par deux fois sa biographie sommaire pouvaient n’impliquer chez lui qu’un fanatisme de savant. N’y avait-il pas de ce côté un point par où il demeurait accessible ? Je verrais bien.

J’entrai au Club. Onze heures sonnaient. La grande salle commençait à se remplir. Dans un fauteuil près de la cheminée, je remarquai un homme grand, mince, anguleux, desséché. L’heureuse rencontre ! Je connaissais Tarp Henry : il appartenait à la rédaction de la Nature, et il était la bonne grâce en personne. Je lui demandai à brûle-pourpoint :

– Que savez-vous du professeur Challenger ?

– Challenger ?

Il fronça les sourcils.

– Challenger est cet individu qui, parti pour le Sud-Amérique, en revint avec une histoire abracadabrante.

– Quelle histoire ?

– Il avait, disait-il, découvert les animaux les plus étranges. Depuis, je crois, il a fait amende honorable. Ou, du moins, il s’est tu. Interviewé par l’Agence Reuter, il souleva par ses déclarations une telle clameur qu’il jugea inutile d’insister. C’était une affaire à le discréditer devant tous ses confrères. Une ou deux seules personnes ayant paru disposées à le prendre au sérieux, lui-même les découragea vite.

– Comment cela ?

– Par son intolérable grossièreté, par ses façons impossibles. Je vous citerai entre autres le vieux Wadley, de l’Institut Zoologique. Wadley lui envoya un message conçu en ces termes : « Le président de l’Institut Zoologique présente ses compliments au professeur Challenger et considérerait comme une faveur personnelle qu’il voulût bien faire à ses collègues et à lui-même l’honneur d’assister à leur prochaine séance. » La réponse n’aurait pu décemment s’imprimer.

– Elle peut se dire ?

– Je vous la traduis, en l’expurgeant : « Le professeur Challenger présente ses compliments au président de l’Institut zoologique et considérerait comme une faveur personnelle qu’il voulût bien aller au diable ! »

– Fichtre !

– Je vois d’ici la tête du destinataire. Je l’entends encore, ce pauvre vieux Wadley, gémir, au début de la séance : « Cinquante ans de relations scientifiques... » Il ne devait pas s’en remettre.

– Avez-vous d’autres détails sur Challenger ?

– Je suis, vous le savez, bactériologiste. J’habite, très exactement, un microscope. À peine si je regarde rien de ce qui se voit à l’œil nu. Je vis en pionnier à l’extrême frontière du connaissable, et je me sens tout à fait dépaysé quand je sors de mon laboratoire pour aborder mes semblables, créatures démesurées et grossières. J’ai l’esprit trop détaché pour médire ; cependant, j’ai entendu parler de Challenger dans les milieux savants : c’est un homme qu’on n’a pas le droit d’ignorer, aussi intelligent que possible, et doué d’une énergie, d’une vie, qui en font une sorte de batterie en pleine charge ; mais, par contre, intolérant, sujet à des idées fixes, incapable de scrupules. N’alla-t-il pas, dans cette affaire d’Amérique, jusqu’à truquer des photographies ?

– Vous le dites sujet à des idées fixes : par exemple ?

– Il en a mille, dont la plus récente, à propos de Weissmann et de l’évolutionnisme, fut cause qu’il déchaîna un beau vacarme à Vienne.

– Dans quelles circonstances ?

– Je ne me rappelle pas bien. Mais nous avons au journal un texte anglais du procès-verbal de la séance. Voulez-vous prendre la peine de venir avec moi ?

– Très volontiers. Je dois interviewer le professeur, et je cherche un moyen de l’atteindre. Merci, de m’y aider si aimablement. Je vous accompagne.

Une heure plus tard, dans les bureaux de la Nature, j’étais assis en face d’un grand volume. L’article que je consultais : « Weissmann contre Darwin », portait en sous-titre : « Vives protestations à Vienne. Une séance tumultueuse. » Si l’insuffisance de mon éducation scientifique m’empêchait de suivre la discussion, du moins je me rendais compte que le professeur anglais, par son attitude agressive, avait violemment indisposé ses confrères du continent. « Protestations », « Bruits », « Réclamations unanimes » : ce sont les trois premières parenthèses qui me sautèrent aux yeux. Pour tout le reste, l’article, écrit en chinois, ne m’eût pas échappé davantage.

– Et vous appelez cela un texte anglais ? dis-je à mon confrère d’une voix pathétique ; je lirais tout aussi bien dans l’original.

– En effet, cela manque de clarté pour un profane.

– Si seulement j’y trouvais à prendre une bonne petite phrase explicite, d’où se dégageât un semblant d’idée ! Je n’en demanderais pas plus. Tiens, mais... justement, en voilà une, je crois... une à peu près intelligible. Je vais en prendre copie. Elle m’offre une entrée en matière.

– C’est tout ce que je puis pour vous ?

– Attendez donc ! Je voudrais écrire au terrible professeur. Si vous me permettiez de rédiger ma lettre ici-même, sur du papier à l’en-tête de votre journal, cela mettrait autour de moi une atmosphère.

– Et Challenger, ensuite, viendrait nous faire un vacarme à tout rompre.

– Non pas. Vous verrez la lettre. Elle n’aura rien de provocateur, je vous assure.

– Voici donc ma chaise et ma table. Vous trouverez là du papier. Mais il est entendu que j’aimerais donner un coup d’œil à votre lettre avant qu’elle ne parte.

J’y mis tout le temps utile ; mais mon factum avait, j’ose dire, le tour ; et ce fut avec une certaine fierté d’auteur que je le lus à mon bactériologiste.

« Cher professeur Challenger,

« Je ne suis qu’un modeste curieux des lois naturelles. J’ai toujours pris l’intérêt le plus vif à vos spéculations sur Darwin et Weissmann. Récemment encore, j’ai eu l’occasion de me rafraîchir la mémoire en relisant...

– Sacré blagueur ! murmura Tarp Henry.

– « ... En relisant votre magistrale communication de Vienne. Ce document, d’une lucidité admirable, me paraît trancher la question. Souffrez toutefois que j’appelle votre attention sur une de vos phrases. Vous dites : « Je proteste de toutes mes forces contre cette assertion exorbitante et purement dogmatique que chaque id est un microcosme possesseur d’une architecture historique lentement élaborée à travers la série des générations. » Ne pensez-vous pas que ce sont là des termes bien catégoriques ? N’y voyez-vous rien à reprendre et à vérifier ? Si vous vouliez me le permettre, je vous demanderais la faveur d’un entretien, car le sujet me tient à cour, et je voudrais vous présenter de vive voix quelques idées personnelles. Avec votre assentiment, j’espère avoir l’honneur de vous rendre visite après-demain mercredi, à onze heures du matin.

« Croyez-moi, monsieur, très respectueusement et sincèrement vôtre

« Édouard D. Malone. »

– Eh bien ? demandai-je, triomphant.

– Eh bien, si votre conscience admet cela...

– Elle n’a jamais rien eu à me reprocher.

– Que comptez-vous faire ?

– Rendre visite à Challenger. Une fois chez lui, je verrai toujours un moyen d’engager la conversation. Au besoin, j’avouerai ma ruse. S’il a le goût du sport, Challenger en sera chatouillé.

– En vérité ? Prenez garde qu’au lieu d’être chatouillé ce ne soit lui qui vous chatouille. Et portez sur vous un bon costume de football américain ou une cotte de mailles. Au revoir. Je tiendrai sa réponse à votre disposition mercredi matin, s’il daigne vous répondre. C’est un homme violent, dangereux, hargneux, exécré de tous ceux qui l’approchent, et combattu par les savants dans la mesure où il autorise leurs audaces. Peut-être vaudrait-il mieux pour vous n’avoir jamais entendu parler de lui.

III

« Un être impossible. »

L’événement ne justifia pas les craintes de mon ami – ou ses espérances. Quand j’arrivai, le mercredi, aux bureaux de la Nature, j’y trouvai une enveloppe portant le cachet de West Kensington, et sur laquelle mon nom était tracé d’une écriture imitant le fil de fer barbelé. Elle contenait les lignes suivantes :

« Enmore Park, W.

« Monsieur,

« J’ai bien reçu la lettre par laquelle vous m’offrez d’endosser mes vues. Mes vues n’ont besoin d’être endossées ni par vous ni par personne. Vous vous risquez à taxer de « spéculations » mes déclarations sur le darwinisme ; et je tiens à vous signaler la grave inconvenance d’un pareil mot en pareille matière. Le contexte, cependant, me prouve que vous avez péché plutôt par ignorance et manque de tact que par malice ; je passe donc condamnation là-dessus. Une phrase de mon travail me semble vous donner quelque tablature. J’aurais cru que seule une intelligence au-dessous de la moyenne ne dût pas tout de suite saisir ce point ; si vraiment il demande explication, je veux bien vous voir à l’heure dite, malgré l’extrême déplaisir que me causent toujours les visites et les visiteurs. Gardez-vous de croire, comme vous le faites, que je puisse modifier mon opinion ; je n’exprime jamais une opinion que de propos délibéré, après l’avoir mûrement réfléchie ; et me reprendre n’est pas dans mes habitudes. Veuillez, quand vous vous présenterez, montrer à mon domestique, Austin, l’enveloppe de cette lettre : car il doit prendre toutes sortes de précautions pour me défendre contre ces coquins importuns qui s’intitulent des journalistes.

« Fidèlement vôtre

« Georges-Édouard Challenger. »

Je donnai connaissance de cette lettre à Tarp Henry, venu de bonne heure pour connaître le résultat de ma démarche.

– On vient, me dit-il simplement, de trouver mieux que l’arnica pour le pansement des plaies.

Certaines gens ont un sens bien particulier du comique.

Il était près de dix heures et demie quand je reçus la lettre. À l’heure exacte du rendez-vous, un taxi-cab me déposait devant une maison dont le majestueux portique et les fenêtres aux lourds rideaux attestaient chez le redoutable professeur une belle situation de fortune. La porte me fut ouverte par un bizarre individu, basané, sec, sans âge, et qui portait, avec un veston de gros drap, des guêtres de cuir brun. Je sus plus tard que c’était le chauffeur qui faisait les intérim toutes les fois qu’un maître d’hôtel prenait la fuite. Il me toisa et :

– Vous êtes attendu ? demanda-t-il.

– J’ai un rendez-vous

– Votre lettre ?

Je montrai l’enveloppe.

– Bon !

Il semblait peu loquace. Je le suivais dans le corridor quand, d’une pièce où je reconnus la salle à manger, surgit brusquement devant moi une petite dame, aux traits mobiles et vifs, aux yeux noirs, et de type plus français que britannique.

– Un instant, monsieur, me dit-elle. Puis-je vous demander si vous avez déjà rencontré mon mari ?

– Je n’ai pas eu cet honneur, madame.

– Alors, je vous fais par avance mes excuses. C’est un être impossible, tout à fait impossible ; et je vous en préviens pour que vous en teniez compte.

– Merci, madame.

– Sitôt que vous le verrez s’emporter, ne restez pas dans la chambre, ne perdez pas de temps en paroles. D’autres que vous ont eu lieu de s’en repentir. Et il en résulte chaque fois un scandale qui rejaillit sur moi, sur tout le monde. Vous ne venez pas, au moins, pour cette affaire du Sud-Amérique ?

Impossible de mentir à une dame.

– Hélas ! mais c’est le plus inquiétant des sujets ! Il vous racontera des choses dont vous ne croirez pas une seule, et je le comprends du reste. N’allez pas pourtant y contredire, c’est ce qui l’enrage. Feignez d’y croire, et tout se passera bien. Rappelez-vous qu’il y croit lui-même. Cela, vous pouvez en être sûr. Il n’y eut jamais de plus honnête homme. Je ne vous retiens pas, il se méfierait. S’il devient dangereux, vraiment dangereux, sonnez, et maintenez-le jusqu’à ce que j’arrive. Même dans ses plus mauvais moments, je garde sur lui quelque empire.

Ayant dit ces paroles encourageantes, la dame me remit aux mains du taciturne Austin, qui attendait, pareil à la statue de la Discrétion. Austin me conduisit à l’extrémité du couloir, devant une porte où il frappa. Un beuglement de taureau lui répondit. Et je me trouvai en présence du professeur.

Il occupait une chaise tournante, devant une grande table couverte de livres, de cartes, de diagrammes. Au moment où j’entrais, il pivota sur son siège pour me faire face. Son aspect me coupa le souffle. J’étais préparé à quelque chose d’étrange, mais non point à une personnalité aussi formidable. Il vous impressionnait par sa taille, par sa prestance, par l’énormité de sa tête, la plus grande que j’eusse jamais vue sur un corps humain : son chapeau, si je m’étais avisé de l’essayer, me fût descendu aux épaules ! Il avait une de ces figures qui pour moi s’associent à l’idée d’un taureau assyrien : toute rouge, avec une barbe d’un noir presque bleu qui lui roulait en ondes sur la poitrine. Ses cheveux, très particuliers, projetaient sur son front massif un long bandeau lisse. Ses yeux gris bleu, très clairs sous de grosses touffes sombres, avaient une acuité impérieuse et scrutatrice. De vastes épaules, un torse renflé comme un tonneau, des mains de colosse plantées d’un poil dru, c’était ce qui m’apparaissait encore de lui par-dessus la table. Une voix mugissante concourait à l’effet que me produisit, de prime abord, le professeur Challenger.

– Eh bien, quoi ? demanda-t-il, m’examinant avec insolence.

J’avais à dissimuler ma surprise, ou l’entretien pouvait en rester là.

– Vous avez bien voulu me donner un rendez-vous, monsieur, dis-je humblement.

Et je lui tendais mon enveloppe. Il la prit, la posa devant lui, sur la table.

– Ah ! oui... vous êtes le jeune homme qui n’arrive pas à comprendre le bon anglais ; mais vous daignez, je crois, approuver mes conclusions générales ?

– Entièrement, monsieur, entièrement, déclarai-je.

– Certes ! voilà qui fortifie ma position, n’est-ce pas ? Vous m’apportez la double autorité de votre âge et de votre mine ? N’empêche que vous valez encore mieux que tous ces pourceaux de Vienne dont les grognements grégaires ne m’offensent pas plus que le glapissement isolé du porc anglais !

Il me regarda comme il eût fait un échantillon de la race.

– Leur conduite, dis-je, me paraît abominable.

– Je vous assure que je suis de taille à lutter tout seul et n’ai pas besoin de votre sympathie. Oui, seul, monsieur, au pied du mur : c’est là que je me sens à ma place. Mais abrégeons. Ce tête-à-tête ne saurait avoir pour vous beaucoup de charme, et il m’ennuie, moi, au-delà de toute expression. Vous aviez, sauf erreur, quelques observations à me présenter sur une des propositions de ma thèse ?

Ses façons brutalement directes ne prêtaient guère à la dérobade. Pourtant, je devais éluder, guetter un biais propice. De loin, cela m’avait paru tout simple. Mes facultés d’Irlandais m’abandonneraient-elles quand j’en avais un besoin si urgent ? Challenger, avec ses yeux d’acier, me perçait d’outre en outre.

– Expliquez-vous ! mugit-il.

– Je ne suis qu’un chercheur très modeste, à peine au-dessus d’un amateur passionné. Mais vous me semblez avoir montré pour Weissmann une sévérité excessive. L’état des faits ne tendrait-il pas actuellement à... consolider sa doctrine ?

– L’état de quels faits ? dit Challenger, effrayant de calme.

– Oui, bien entendu, il n’en est pas un qui constitue, au sens du mot, une preuve. Je faisais simplement allusion à ce que j’appellerai la tendance scientifique générale, de la pensée moderne.

Il se pencha, comme très intéressé.

– Vous savez, je pense, fit-il, avec le geste de compter des points sur ses doigts, que l’angle crânien est un facteur constant ?

– Naturellement, dis-je.

– Et que la télégonie est une hypothèse encore controversée ?

– Sans aucun doute.

– Et que l’ovule est différent de l’œuf parthénogénétique ?

– Bien sûr ! m’écriai-je, fier de mon audace.

– Mais qu’est-ce que cela prouve ? demanda-t-il d’une voix douce, qui cherchait à me convaincre.

– En effet, qu’est-ce que cela prouve ? murmurai-je, qu’est-ce que cela prouve ?

Il roucoula.

– Voulez-vous que je vous le dise ?

– Je vous en prie.

– Cela prouve, hurla-t-il dans une soudaine explosion de rage, que vous êtes un fourbe éhonté, un de ces misérables dont l’ignorance n’a d’égale que l’impudence !

Il s’était dressé d’un bond, les yeux hors de la tête. Même à cette minute critique, j’eus le temps de remarquer, à ma grande surprise, que, debout, il m’arrivait juste aux épaules, et que, bâti très court, arrêté dans sa croissance d’hercule, il avait développé en largeur, en épaisseur, en volume cérébral, son effroyable vitalité.

– Ce que je vous débitais là, monsieur, cria-t-il, penché en avant, le cou tendu, les mains à plat sur la table, c’était du charabia, simplement, du pur charabia scientifique ! Ainsi, vous qui avez de la cervelle gros comme une noisette, vous pensiez lutter de finesse avec moi ? Vous prétendez à l’omnipotence, grimaud que vous êtes ? Sans doute nous devons tous plier l’échine devant vous dans l’espoir d’un mot favorable ? À celui-ci vous ferez la courte échelle ? À cet autre vous donnerez les étrivières ? Savez-vous qu’il y eut un temps où l’on vous coupait les oreilles ? Parbleu, vermine, je vous connais bien ! Vous avez perdu le sentiment de votre indignité ; mais je me charge de vous le rendre. Je vous dégonflerai, ballon gonflé de vent ! Non, monsieur, on ne se joue pas de George-Édouard Challenger ! Ce n’est pas à lui qu’on en remontre ! Je vous avais averti : du moment que vous teniez à venir, c’était à vos risques et périls. Vous jouiez un jeu dangereux, vous avez perdu. Tant pis pour vous, mon cher monsieur Malone. Payez, maintenant !

– Pardon, monsieur, dis-je, reculant vers la porte et l’ouvrant, injuriez-moi tant qu’il vous plaira, je vous y autorise. Mais tout a des limites, et vous ne me toucherez pas.

– Croyez-vous ?

Il s’avançait à pas comptés, d’un air de menace ; mais alors il s’arrêta, et fourrant ses grosses pattes dans les poches de son petit veston :

– J’ai déjà eu l’occasion de jeter dehors quelques journalistes. Vous serez le quatorzième ou le quinzième. Trois livres quinze shillings d’amende, c’est le tarif ordinaire. Un peu cher, mais indispensable. Et pourquoi, monsieur, ne suivriez-vous pas vos confrères ? Vous l’avez, il me semble, bien mérité !

Il reprit lentement sa marche hostile, en faisant des pointes comme un maître de danse.

J’aurais pu courir vers la porte du hall, mais c’eût été lâche. D’ailleurs, une colère bien naturelle commençait à m’échauffer. J’avais pu me mettre dans mon tort envers cet homme : son attitude me remettait dans mon droit.

– Veuillez tenir vos mains à distance, monsieur, je ne supporterai pas la moindre atteinte.

– Vraiment ?

Sa moustache noire se souleva, un ricanement fit luire la blancheur d’une de ses canines.

– Vous ne supporteriez pas, dites-vous, la moindre atteinte ?

– Professeur, m’écriai-je, soyez raisonnable ! Je pèse cinquante stones, dur comme fer, et je joue trois quarts centre, chaque dimanche, pour la London Irish. Je ne suis pas homme...

Il se rua sur moi. Heureusement, j’avais ouvert la porte, sans quoi nous aurions passé au travers ! Le choc nous envoya dans le corridor, où, décrivant un tour complet sur nous-mêmes, nous accrochâmes en passant une chaise qui bondit avec nous vers la rue. La barbe de Challenger m’emplissait la bouche ; nous étions comme enchevêtrés l’un dans l’autre ; et l’infernale chaise faisait voltiger ses jambes autour de nous. Austin, qui veillait, avait eu soin d’ouvrir à deux battants la porte du hall. Un soubresaut nous fit dégringoler le perron à la renverse. J’ai vu des acrobates dans des music-halls exécuter un tour analogue, et j’ai idée qu’il faut quelque pratique pour le réussir sans se faire mal. La chaise alla se briser en morceaux sur le pavé, cependant que Challenger et moi roulions de conserve dans le ruisseau. Il se releva, brandissant les poings, soufflant comme un asthmatique.

– Eh bien, fit-il, à bout d’haleine, vous avez votre compte ?

Mais, à mon tour, j’avais repris mon aplomb :

– Espèce de bravache ! m’écriai-je.

Nous allions, séance tenante, vider l’affaire, car il bouillait du désir de se battre, sans l’opportune intervention d’un policeman, qui mit fin à cette ridicule scène en se plantant devant nous, armé de son calepin.

– Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous n’avez pas honte ?

Première parole sensée que j’eusse entendue dans Enmore Park !

– Eh bien, m’expliquerez-vous ?... insista-t-il, se tournant vers moi.

– J’ai été, dis-je, attaqué par cet homme.

– Attaqué ?

Le professeur, haletant, se tenait coi.

– Ce n’est pas la première fois que pareille chose lui arrive !

Sévère, le policeman hocha la tête, et s’adressant à Challenger :

– Vous avez eu déjà le mois dernier une histoire semblable. Et vous venez de pocher l’œil à ce jeune homme.

Puis, revenant à moi :

– Faut-il que je l’arrête ?

Je me radoucis.

– Non, répondis-je, non certes !

– Alors, quoi ? fit le policeman.

– J’ai moi-même des torts à son égard. Je suis entré chez lui par surprise. Il m’avait loyalement prévenu.

Le policeman referma son calepin.

– N’y revenez pas ! dit-il à Challenger.

Et comme, autour de nous, un garçon boucher, une bonne, quelques badauds, commençaient de former le cercle :

– Circulez ! circulez ! ajouta-t-il.

Puis, lourdement, il se mit à descendre la rue, entraînant la petite troupe.

Le professeur me regarda ; au fond de ses yeux, quelque chose, vaguement, semblait rire.

– Entrez, je n’en ai pas fini avec vous, dit-il.

Nonobstant ce que l’invitation avait de sinistre, je le suivis dans la maison. Et, toujours raide comme une statue, Austin, derrière nous, referma la porte.

IV

« La plus grande chose qui soit au monde »

Il l’avait à peine fermée que Mrs Challenger s’élançait avec fureur de la salle à manger, et, campée devant son mari, lui barrait le chemin, tel un jeune coq à un bouledogue. Je compris qu’elle m’avait vu sortir, mais non point rentrer.

– Brute que vous êtes, George ! cria-t-elle ; vous avez blessé ce beau jeune homme !

Il l’écarta du pouce.

– Le voici en parfaite santé derrière moi.

Alors, justement confuse :

– Excusez-moi, je ne vous voyais pas, dit-elle.

– Je vous assure qu’il n’y a pas de quoi vous troubler, Madame.

– Mais il vous a marqué au visage ! Oui, George, vous êtes une brute ! Pas un jour de la semaine, avec vous, qui n’ait son scandale ! Vous ne cessez pas de provoquer la dérision et la haine ! Vous avez usé ma patience. Je me sens à bout !

– Lavage de linge sale ! grommela-t-il.