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Rompant d'un commun accord leur projet de mariage, le jeune Edwin Drood et la charmante Rosa Bud se séparent bons amis.
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littérature anglaise, Classique, Charles Dickens, roman policier, Mystères
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Veröffentlichungsjahr: 2023
Table des matières
CHAPITRE I L’AUBE
CHAPITRE II LE DOYEN ET SON CHAPITRE
CHAPITRE III LA MAISON DES NONNES
CHAPITRE IV M. SAPSEA
CHAPITRE V M. DURDLES ET SON AMI
CHAPITRE VI PHILANTHROPIE DANS LE COIN DU CHANOINE
CHAPITRE VII PLUS D’UNE CONFIDENCE
CHAPITRE VIII LES COUTEAUX SONT TIRÉS
CHAPITRE IX LES OISEAUX DANS LE BOCAGE
CHAPITRE X EFFORTS POUR APLANIR LA ROUTE
CHAPITRE XI LE PORTRAIT ET LA BAGUE
CHAPITRE XII UNE NUIT AVEC DURDLES
CHAPITRE XIII AU MIEUX TOUS DEUX
CHAPITRE XIV QUAND SE RETROUVERONT-ILS ENSEMBLE TOUS LES TROIS.
CHAPITRE XV ACCUSÉ
CHAPITRE XVI SACRIFIÉ
CHAPITRE XVII PHILANTHROPIE PROFESSIONNELLE ET NON PROFESSIONNELLE.
CHAPITRE XVIII UN NOUVEL HABITANT VIENT S’ÉTABLIR À CLOISTERHAM
CHAPITRE XIX UNE OMBRE SUR LE CADRAN SOLAIRE
CHAPITRE XX LA FUITE.
CHAPITRE XXI UNE RECONNAISSANCE
CHAPITRE XXII L’ÉTAT DES CHOSES S’EMBROUILLE
CHAPITRE XXIII ENCORE L’AUBE
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La tour d’une vieille cathédrale anglaise !
Comment cette tour se trouvait-elle là ?…
C’était pourtant bien elle, carrée, massive, énorme…
Qu’est-ce que cette longue tige de fer qui en sort ?…
Peut-être aura-t-elle été plantée là, par ordre du sultan, pour empaler une bande de voleurs turcs…
C’est ici l’Orient ; les cymbales résonnent, le sultan en grand cortège se rend à son palais ; dix mille cimeterres brillent au soleil, trente mille danseuses s’en vont derrière, décrivant des figures brillantes et jonchant la route de fleurs, puis viennent les éléphants blancs, richement caparaçonnés, et la foule des esclaves…
Cependant la cathédrale se dresse toujours à l’arrière – plan…
Quant à la tige de fer, elle s’élance toute nue…
Point de voleur enfilé à cet horrible pal…
L’étrange flèche d’église !
On dirait plutôt une immense tringle rouillée faite pour supporter les rideaux d’un lit gigantesque…
L’homme qui avait cette vision était en effet couché sur un lit.
Cette dernière supposition de la tringle colossale lui arracha même un éclat de rire.
Tout tremblant de la tête aux pieds, il se redressa cherchant à renouer le fil de sa pensée qui le fuyait.
Il appuya son coude sur l’oreiller et regarda autour de lui.
Quelle misérable chambre !
À travers les rideaux déchirés de la fenêtre se glissent les premières lueurs du jour venant d’une cour infecte.
L’homme s’était étendu tout habillé sur ce vieux semblant de lit ; le bois s’est effondré sous le poids qu’il portait, car il ne servait point qu’à ce dormeur.
À côté de lui étaient couchés en travers un Chinois, un Lascar, et une femme.
Les deux premiers étaient en proie à un profond sommeil ou plutôt à un état de stupeur mortelle.
La femme aspirait de toutes ses forces le tuyau d’une pipe qu’elle cherchait à rallumer.
Elle tirait de longues bouffées épaisses, tout en protégeant le fourneau de sa main décharnée.
Une lueur rougeâtre se reflétait sur son visage et permettait de distinguer ses traits hideusement flétris.
« Encore une ?… murmura-t-elle d’une voit plaintive. En voulez-vous encore une ?… »
L’homme qui venait de s’éveiller porta la main à son front.
« Vous en avez fumé cinq depuis que vous êtes arrivé ici à minuit, continua la femme de sa voix dolente. Ma pauvre tête est bien malade… bien malade !… Puis les deux autres qui dorment là sont venus après vous… Malheureuse que je suis… les affaires vont mal… bien mal !… Il n’y a pas de Chinois dans les environs des Docks, encore moins de Lascars, et, dit-on, pas un navire en route ! En voici encore une toute prête pour vous, mon chéri… Vous vous rappellerez, car vous êtes une bonne âme, que l’opium est cher, très-cher sur le marché. Trois shillings et six pence pour la contenance d’un dé à coudre !… Rien que cela !… Vous songerez aussi qu’il n’y a que moi… et Jack le Chinois qui habite de l’autre côté de la cour, mais je fais mieux que lui…, qui possédions le véritable secret du mélange. Vous paierez en conséquence, mon chéri ? »
Tout en parlant ainsi, elle tirait de nouvelles bouffées de la pipe et absorbait une partie du poison.
« Oh ! pauvre malheureuse que je suis !… Mes poumons sont bien faibles… mes poumons sont, bien malades !… Voilà votre pipe toute prête, mon chéri… Ah !… Dieu !… ma pauvre main tremble en vous la présentant… Je vous ai vu revenir à vous tout à l’heure, et je me suis dit : Il trouvera une autre pipe allumée… il se souviendra du prix élevé de l’opium… et il paiera bien… Ma pauvre tête !… Je confectionne mes pipes avec une vieille bouteille d’encre d’un sou… Voyez-vous cela, mon chéri ?… J’y ajoute un tuyau, puis je prends mon mélange dans ce dé avec une cuiller de corne et je remplis… Ah ! mes pauvres nerfs !… C’est que je me suis enivrée pendant soixante ans avant de m’adonner à ceci… car l’opium ne fait pas de mal… au contraire, il chasse la faim aussi bien que les humeurs noires. »
Elle tendait à l’homme la pipe, maintenant à moitié vide ; puis elle retomba sur le lit la face dans le matelas.
Quant à lui, il descendit de ce lit chancelant, déposa la pipe sur la pierre du foyer, écarta les rideaux en loques, et contempla ses trois compagnons d’un air de dégoût inexprimable.
Comment cela se faisait-il ?…
Et pourtant cela était.
À force de fumer l’opium, cette vieille femme était arrivée à ressembler au Chinois.
Mêmes joues proéminentes, mêmes yeux hagards, même teint plombé…
Seulement le Chinois se démenait alors avec d’horribles grimaces qui rappelaient les magots et les démons de son culte.
L’hôtesse était immobile.
Quant au Lascar, il riait l’écume à la bouche.
« Quelle vision peut-elle avoir ? » se dit l’homme éveillé.
Il retourna de son côté le visage de la vieille femme et se prit à la considérer longuement.
Rêve-t-elle des boucheries et des tavernes où l’on peut avoir crédit, ou bien d’un accroissement de sa hideuse clientèle qui lui permit de remettre en état ce lit effondré et de tenir plus propre son affreuse cour puante ? »
Il se pencha sur elle, écoutant les mots inarticulés qui sortaient de ses lèvres blêmes.
« Inintelligible ! » dit-il.
Des mouvements désordonnés et des soubresauts nerveux commençaient alors à contracter le visage de la vieille, comme autant de chocs électriques…
Il la considérait, et, chose horrible, il sentait que la contagion allait encore le gagner…
Il se retira vers le fond de la chambre et se laissa tomber sur un vieux fauteuil de paille, aux bras duquel il se cramponna de toutes ses forces, combattant, comme il pouvait, le mauvais esprit.
Tout à coup il revint au grabat, se rua sur le Chinois, le saisit à la gorge.
Le Chinois lui repoussait les mains, se débattait, et grognait.
« Que dites-vous ? » fit l’homme.
Et il écouta.
« Inintelligible ! » murmura-t-il.
Alors il se tourna du côté du Lascar qu’il jeta bel et bien à bas du lit.
Le Lascar se souleva : ses yeux étincelaient ; ses bras s’agitèrent par un geste menaçant ; il cherchait le fantôme d’un poignard à son côté…
L’hôtesse, heureusement, s’était emparée de cette arme qui ne le quittait jamais, et du ceinturon du sauvage, elle avait fait passer le poignard à sa propre ceinture, quand vaincus tous deux par l’ivresse ils s’étaient laissés tomber côte à côte sur ce lit ou plutôt sur ce fumier.
Un colloque alors s’établit entre l’homme éveillé et la vieille femme.
Peut-être avait-elle conscience de ce qu’elle disait, mais ses lèvres se refusaient encore à produire un son clair et qui eût un sens dans une langue humaine.
L’homme jeta une pièce d’argent sur la table et sortit.
*
* *
Cette fois, c’est encore la cathédrale ; mais ce n’est plus dans une vision qu’elle se dresse.
Voici la tour massive qui se profile réellement sur le ciel clair.
Les cloches sonnent pour le service du soir.
Le fumeur d’opium est obligé, sans doute par métier, d’y assister.
On le dirait, au moins, à la hâte qu’il met à gagner la porte latérale.
Il entre.
Les chantres sont en train de revêtir leurs robes d’une blancheur douteuse.
Il s’habille aussi d’une robe blanche et se joint à la pro – cession qui se rend au chœur.
Le sacristain ouvre alors la grille qui sépare la nef de l’autel, et l’hymne : – Quand le méchant homme, entonné en chœur, éveille les échos de la vieille basilique, qu’il remplit des piliers à la voûte, comme les sourds roulements de la foudre.
Quiconque a observé ces oiseaux de mœurs benoîtes et cléricales qu’on nomme les corneilles, a toujours vu le soir, lorsque la bande revient au gîte comme une longue file de moines noirs, deux d’entre eux se détacher, reprendre leur vol, et s’en aller se reposer au loin, comme deux sentinelles chargées de veiller sur le reste de la troupe, ou comme deux philosophes altiers et grincheux qui n’aiment point la compagnie.
De même, le service étant achevé dans la vieille cathédrale, les chantres sortirent processionnellement ; mais deux demeurèrent en arrière de la bande et se mirent à se promener dans le cloître.
Le jour tirait à sa fin.
On était alors bien avant dans l’automne.
Le soleil apparaissait brillant encore, mais déjà sans force, et les jasmins de Virginie qui tapissaient les murs de l’église laissaient tomber leur verdure flétrie.
Il avait plu dans l’après-midi ; un vent très-froid faisait frissonner la surface des petites flaques d’eau entre les pavés, et les grands ormes géants laissaient tomber comme une rosée de fleurs de leurs branches dépouillées ; les feuilles mortes amoncelées autour des troncs et chassées par la bise volaient jusque dans le sanctuaire par la porte basse et voûtée dont elles encombraient déjà le seuil ; nos deux promeneurs les repoussèrent du pied et dégagèrent le passage ; puis, l’un d’eux ferma la porte avec une grosse clef ; l’autre tenait un livre de musique sous son bras.
« C’était M. Jasper, Tope ? demanda le premier à un troisième personnage qui avait l’air d’un servant d’église.
— Oui, monsieur le doyen.
— Il est arrivé tard.
— Oui, Votre Révérence. Je l’ai attendu. Il a été pincé…
— Dites pris, Tope, quand vous parlez à M. le doyen, » insinua doucement le plus jeune des deux personnages qui ressemblaient aux corneilles.
Cette observation voulait dire : Il est permis de se servir d’expressions vicieuses avec les laïques ou le bas clergé, mais pas lorsqu’on parle au doyen.
Tope, bedeau en chef, chargé de montrer la cathédrale aux sociétés de touristes, ne répondit que par un silence hautain à l’observation du personnage.
« Où et comment M. Jasper a-t-il été pris ?… car, ainsi que vous le faisait observer M. Crisparkle, il est préférable de dire pris… pris, insista le doyen.
— Pris, monsieur, répéta Tope par déférence.
— C’était sérieux, Tope ?
— Très-sérieux. M. Jasper était si tant oppressé…
— Je ne dirais pas si tant, Tope, interrompit de nouveau M. Crisparkle, du même air qu’auparavant, ce n’est pas une locution convenable quand on s’adresse au doyen.
— Si oppressé. Oui, le si suffit, dit le doyen, assez flatté intérieurement de cet hommage de M. Crisparkle.
— La respiration de M. Jasper était donc si courte, reprit Tope en s’observant désormais, qu’il avait grand’peine à faire sortir sa note. Cet embarras est peut-être ce qui lui a causé le petit accès dont il a été pris ensuite… La mémoire de M. Jasper s’obscurcit. »
Cette fois, Tope avait les yeux fixés sur M. Crisparkle, comme pour le défier de trouver à reprendre à ce qu’il disait.
« Un étourdissement ou un éblouissement s’est alors emparé de lui, continua-t-il ; je ne lui en ai jamais vu d’aussi singulier. Un verre d’eau qu’on lui a apporté l’a fait revenir… un verre d’eau !… »
Tope répéta ces derniers mots d’un ton qui semblait dire :
Je m’en suis bien tiré et je m’en tirerai bien encore.
« Et M. Jasper est parti tout à fait remis ? demanda le doyen.
— Oui, Votre Révérence ; tout à fait remis. Je suis heureux de savoir qu’il a trouvé son feu allumé, car la pluie a refroidi le temps ; l’atmosphère de la cathédrale était humide ce soir, et M. Jasper grelottait. »
Les trois hommes avaient les regards fixés sur une vieille maison de pierre qui fermait le cloître et sous laquelle on apercevait une grande arche cintrée servant de passage.
À travers les fenêtres garnies de barreaux on voyait briller un feu très-vif qui faisait paraître plus sombres les masses de lierre suspendues aux murailles.
Lorsque l’horloge de la cathédrale sonna l’heure, la bise apporta le bourdonnement produit par les vibrations des grosses cloches ébranlées.
La tour carrée, les niches et les statues mutilées du vieil édifice, tout trembla.
« Le neveu de M. Jasper est-il avec lui ? demanda le doyen.
— Non, monsieur, mais on l’attend. J’aperçois l’ombre de M. Jasper entre les deux fenêtres. Tenez, de ce côté, à la croisée qui regarde la Rue Haute. Le voici qui tire les rideaux.
— Très-bien ! dit le doyen du ton un peu sec de l’homme qui veut couper court à une conversation trop prolongée J’espère que le cœur de M. Jasper n’est pas trop absorbé par l’affection qu’il porte à son neveu. Nos affections, quelque louables qu’elles soient, dans ce monde de passage, ne doivent jamais nous occuper tout entiers ; c’est à nous de les contenir. Mais la cloche me rappelle que l’heure de mon dîner est venue. Cet avertissement n’a rien qui me soit désagréable. Peut-être, monsieur Crisparkle, voudrez-vous bien, avant de rentrer chez vous, aller voir M. Jasper ?
— Certainement, monsieur le doyen, et je lui dirai que vous avez la bonté de désirer savoir comment il se trouve à présent.
— Dites-le-lui… dites-le-lui. Certainement, je désire savoir comment il est, je le désire. »
D’un air de bienveillante protection, le doyen souleva son chapeau avec autant de condescendance qu’en peut avoir un doyen de bonne humeur ; puis il dirigea ses pas vers la salle à manger de la vieille maison de briques où il résidait avec Mme la doyenne, Mlle la doyenne et tout le doyenné.
M. Crisparkle, chanoine mineur, avait de la beauté et surtout le teint frais, ce qu’il devait peut-être à l’habitude de se plonger la tête la première indifféremment ou chez lui dans sa cuvette, ou dehors dans la première eau claire qu’il rencontrait ; c’était un homme diligent qui se levait avec l’aurore, grand travailleur, bon musicien classique, gai, bienveillant, d’un caractère heureux, d’une humeur aussi facile qu’un enfant ; M. Crisparkle, chanoine mineur, était au demeurant un brave homme, naguère engagé dans les voies profanes, et qui devait sa position chrétienne actuelle à la protection d’un homme puissant dont il avait élevé les fils.
M. Crisparkle, chanoine mineur, se dirigea vers la vieille arche cintrée et entra dans la maison du chantre.
« J’ai eu le regret d’apprendre par Tope que vous avez été indisposé, monsieur Jasper, dit-il en entrant.
— Oh ! ce n’est rien… ce n’est rien…
— Vous avez l’air un peu las.
— En vérité ? Eh bien, je ne le sens pas. Tope a exagéré les choses. Il entre dans ses habitudes de donner de l’importance à tout ce qui concerne la cathédrale, vous le savez bien.
— Je puis dire au doyen, car je viens sur son désir, que vous êtes tout à fait remis ?
— Certainement, répondit Jasper avec un léger sourire ; vous lui porterez aussi mes respects et mes remerciements.
— Vous attendez le jeune Drood ?
— J’attends ce cher enfant d’un moment à l’autre.
— Ah ! ah ! sa venue vous fera plus de bien que celle d’un docteur, n’est-ce pas, Jasper ?
— Plus de bien qu’une douzaine de docteurs. Car je l’aime tendrement et je n’aime pas les docteurs et tout ce qui sent les docteurs. Non… non… je ne les aime pas. »
M. Jasper est un homme brun, de vingt-six ans, aux cheveux noirs et épais, très-soignés, et aux favoris brillants ; il paraît plus vieux que son âge ; sa voix est grave et bien timbrée ; il est de haute taille, avec un beau visage à l’air un peu sombre.
Mais sa chambre est si triste !
Il vit dans l’ombre.
Le soleil répand rarement sa lumière sur le grand piano placé au fond de la pièce, sur le pupitre chargé de cahiers de musique, et sur le tableau inachevé, représentant une jeune pensionnaire, qui est accroché au mur au-dessus de la cheminée.
Portrait charmant.
Les cheveux bruns et soyeux de la jeune fille sont noués avec un ruban bleu ; sa beauté est remarquable, sauf un petit air impertinent de bouderie enfantine tout à fait au-dessous de son âge, et reproduit avec une visible intention comique.
Pas le moindre mérite artistique dans cette peinture si jolie, qui est pourtant une véritable croûte ; seulement on y devine que le peintre a mis tout son esprit à chercher la ressemblance et qu’il doit l’avoir trouvée.
On dirait aussi qu’il a poursuivi cette recherche avec un petit sentiment de vengeance.
« Jasper, dit M. Crisparkle, nous ne vous aurons pas à la séance musicale qui a lieu tous les quinze jours, le mercredi ; c’est pour ce soir ; mais vous serez sans doute plus agréablement chez vous. Bonne nuit ! Que Dieu vous comble de ses bénédictions ! »
Di… i… tes moi, pasteur, di… i… tes moi,
Avez-vous vu, avez-vous vu
Ma… a… Flora… a passer par ici ?
fredonna Septimus Crisparkle, le révérend, en se dirigeant vers la porte.
Le révérend était toujours gai.
Des exclamations et des compliments se firent entendre au pied de l’escalier.
M. Jasper prêta l’oreille et bondit.
Un instant après, il serrait un jeune homme entre ses bras en s’écriant :
« Mon cher Edwin !
— Mon cher Jack ! Que je suis heureux de vous voir !
— Quittez votre pardessus, cher enfant, et asseyez-vous dans votre coin. Vous n’avez pas les pieds humides ?… Débarrassez-vous de vos bottes.
— Mon cher Jack, je suis aussi sec qu’un os de druide. Ne me dorlotez pas ainsi. Vous êtes un brave garçon, mais il n’y a rien que j’aime moins que d’être dorloté. »
Tout interdit d’être ainsi rappelé à l’ordre, M. Jasper ne dit mot ; il regardait le jeune homme, qui ôtait son par-dessus et ses gants.
Il y avait sur son visage un air d’affection jalouse, inquiète, mais si dévouée toutes les fois que ses regards embrassaient son jeune neveu !…
« Maintenant, me voilà bien et tout prêt à prendre mon coin, Jack, dit celui-ci. Dînons-nous ? »
M. Jasper ouvrit une porte.
Dans la pièce voisine, joyeusement éclairée, tout était prêt.
Une jeune femme mettait alors les plats sur la table.
« Quel aimable spectacle, mon vieux Jack ! s’écria le jeune homme en frappant des mains l’une contre l’autre. Regardez-moi et répondez. Ce jour est un anniversaire. Mais de la naissance de qui ?…
— Pas de la vôtre, je le sais, répondit M. Jasper après un moment de réflexion.
— Et je le sais aussi, Jack. C’est l’anniversaire de la naissance de Pussy. »
Le regard du jeune homme trouvait en même temps le moyen d’embrasser la petite esquisse accrochée au-dessus de la cheminée.
« C’est le jour de naissance de Pussy, Jack, et nous boirons à sa santé. Dieu veuille que pour elle ce jour revienne longtemps… bien longtemps… Venez, mon oncle, conduisez votre respectueux et affamé neveu à la salle à manger. »
Le jeune garçon, car il n’était guère qu’un adolescent, posa la main sur l’épaule de Jasper, qui à son tour l’enlaça de son bras.
C’est ainsi qu’ils firent leur entrée dans la salle à manger.
« Ah ! seigneur, voilà Mme Tope ! s’écria le jeune homme ; plus belle que jamais !
— Ne vous occupez donc pas de moi, monsieur Edwin, répliqua la femme du bedeau.
— Ne vous fâchez pas, dit Edwin, et donnez-moi un baiser en l’honneur du jour de naissance de Pussy.
— Je vous en donnerais des Pussy, jeune homme, si j’étais Pussy comme vous l’appelez, fit Mme Tope en rougissant sous le baiser. Votre oncle est trop engoué, trop entiché de vous. Il se figure que vous n’avez qu’à appeler des Pussy par douzaine et qu’elles viendraient à votre voix.
— Vous oubliez, madame Tope, fit observer M. Jasper, tout en prenant sa place à table avec un joyeux sourire, et vous aussi, Ned, vous l’oubliez, que les mots oncle et neveu sont prohibés, expressément prohibés entre nous, d’un commun accord. Que le saint nom du Seigneur soit loué pour la nourriture que nous allons prendre.
— Aussi bien dit que le doyen aurait pu dire ! Découpez, Jack. Moi, je ne suis bon à rien. »
Le silence s’établit et ne fut guère troublé pendant le temps consacré à expédier ce repas.
Enfin on enleva la nappe, on plaça sur la table une assiette de noix et un flacon de sherry de la plus riche couleur.
« Dites-moi donc, Jack, demanda tout à coup le jeune homme, est-ce que réellement et sincèrement il vous semble que notre lien de parenté puisse être une barrière entre nous ? Je ne le crois pas, moi.
— Oui, selon la règle ordinaire, Ned, dit Jack. Les oncles sont presque toujours bien plus âgés que leurs neveux.
— Bah ! dit Ned, la règle ordinaire ! Et qu’est-ce que la différence d’une douzaine d’années ? Dans les familles nombreuses on voit aussi des oncles plus jeunes que leurs neveux. Par saint George, je voudrais que ce fût votre cas vis-à-vis de moi.
— Pourquoi, s’il vous plaît ?
— Parce que s’il en était ainsi je saurais bien vous amener à être sage. Je voudrais chasser les soucis qui font blanchir vos cheveux quand vous êtes si jeune, et qui feront descendre un jeune vieillard dans la tombe. Jack, ne buvez pas.
— Pourquoi ne point boire ?
— Le demandez-vous ?… C’est le jour de naissance de Pussy et déjà vous l’oubliez. Nous ne devons boire qu’aux longs et nombreux retours de cet anniversaire. À Pussy, Jack ; puisse-t-elle mener lentement une douce vie ! »
Jasper pressa la main du jeune homme et but en silence.
« Hip…, hip… hip !… s’écria Ned, et ainsi jusqu’à la centaine. Hooray !… Hooray !… Hooray !… Et maintenant, Jack, parlons un peu de Pussy. Il y a deux casse-noisettes, donnez-m’en un et prenez l’autre. Crac. Comment va Pussy, Jack ?
— Pour sa musique ?… Très-bien.
— À la bonne heure, Jack ; mais je le savais bien, et que Dieu vous bénisse. Elle est un peu inattentive pourtant, n’est-ce pas ?
— Elle pourrait tout apprendre, si elle le voulait.
— Si elle le voulait ?… C’est très-bien, mais elle ne le veut pas. »
On entendit un crac du côté de M. Jasper.
« Quelle mine a-t-elle à présent, Jack ? »
Sans détourner ses yeux du visage de son neveu, M. Jasper trouva le moyen de jeter à la dérobée un regard au portrait.
« Celle que reproduit si bien votre esquisse, dit-il.
— J’en suis assez fier, fit le jeune homme, en contemplant l’esquisse avec complaisance. Ce n’est pas mal touché pour avoir été fait de mémoire. Quant à l’expression, je la connaissais, j’ai vu Pussy assez souvent. »
Il y eut un nouveau : crac ! du côté d’Edwin Drood.
Crac ! du côté de M. Jasper.
« En réalité, reprit le jeune homme après un moment de silence, et tout en épluchant ses noix d’un air de dépit, je retrouve cette expression chaque fois que je vais voir Pussy. Si son visage ne l’a pas à mon arrivée, je l’y laisse quand je la quitte. Vous le savez bien, Mlle la dédaigneuse. Fi ! »
Il faut placer ici trois crac presque étouffés du côté de M. Jasper.
Un seul crac, mais furieux, du côté d’Edwin Drood. Et puis un silence.
« Avez-vous perdu votre langue, Jack ?
— Avez-vous retrouvé la vôtre, Ned ?
— Est-ce que vous ne savez pas que je dis vrai ? »
M. Jasper relève son noir sourcil d’un air un peu étonné.
« Tenez, Jack, reprit Ned, on voudrait avoir la liberté du choix en pareille matière. Moi, je vous le dis. Si j’avais à choisir, je choisirais Pussy entre toutes les jolies filles de ce monde.
— Mais vous n’avez pas cet embarras.
— C’est ce dont je me plains. Mon père et le père de Pussy avaient-ils besoin de nous fiancer ensemble quand nous étions tous les deux à la mamelle ? Que diable ! je ne crains pas de manquer de respect à leur mémoire en disant que c’est attenter à l’indépendance du cœur.
— Tut… tut…, mon cher enfant ! fit M. Jasper d’un ton amical qui devait calmer le jeune homme.
— Tut… tut… tut… répéta Ned. Cela ne vous fait rien à vous, Jack ; vous pouvez bien prendre tranquillement mon impatience. Votre existence à vous n’est pas toute tracée à l’avance…, comme un plan dressé par un architecte. Vous n’avez pas le désagrément de savoir que votre choix est forcé, que vous êtes contraint de prendre cette femme et non une autre, et que vous lui êtes imposé à votre tour. La vie pour vous, Jack, c’est une prune avec son duvet velouté ; une main trop soigneuse ne s’est pas complue à l’en dépouiller…, sous prétexte de vous épargner de la peine…
— Pourquoi vous arrêtez-vous mon cher enfant ?… Continuez.
— Aurais-je dit quelque chose qui vous blessât, Jack ?
— Comment pourriez-vous me blesser ?
— Grand Dieux ! Jack, vous semblez affreusement indisposé. Il y a un voile sur vos yeux. »
M. Jasper, avec un pâle sourire, fit un signe de la main pour calmer les appréhensions du jeune homme : pendant ce temps, il se remettait.
Après un moment de silence, il dit d’une voix affaiblie :
« J’ai pris de l’opium pour apaiser une angoisse extraordinaire qui m’accable souvent. Les effets de ce médicament opèrent sur moi ; c’est comme un nuage qui m’enveloppe ; mais vous voyez, le voilà qui passe ; ne me regardez pas, cela se dissipera plus vite. »
Malgré une expression d’inquiétude peinte sur son visage le jeune homme obéit et fixa son regard sur le foyer.
Jasper serrait les bras du fauteuil sur lequel il était assis, puis de grosses gouttes de sueur coulaient sur son front, et il respira bruyamment.
Cette fois son neveu courut à lui et lui prodigua des soins attentifs.
Jasper enfin revint à lui.
Il posa amicalement la main sur l’épaule de son neveu et lui dit avec un accent railleur.
« On prétend qu’il y a un revenant caché dans chaque maison, mais vous ne saviez pas qu’il y en eût un dans la mienne, cher Ned ?
— Sur ma vie, Jack, non ; je ne le pensais pas. Ainsi même dans la maison de Pussy…, si elle en avait une… il y aurait donc un de ces fantômes ? Ah !… ah !… ah !…
— Vous me disiez tout à l’heure quelle existence tranquille est la mienne. Pas de bruit, pas de fracas, aucun des soucis inquiétants qu’amènent le commerce ou les affaires, pas de risques, pas de changements de lieux ni de voyages. Je vous parais devoir être tout à mon art et à mes plaisirs.
— En parlant de vous-même, Jack, dit Ned, vous laissez de côté bien des points que j’aurais fait ressortir. Par exemple : j’aurais mis au premier plan votre position respectée comme premier chantre laïque de cette cathédrale, votre réputation d’avoir fait des merveilles avec le chœur des chantres que vous dirigez, le droit que vous avez de choisir votre société, de garder une indépendance complète dans cette vieille résidence bizarre. J’aurais encore parlé de votre don admirable pour l’enseignement. Pussy, elle-même, qui n’aime pas qu’on l’instruise, dit qu’elle n’a jamais eu de maître comme vous. Et puis, il y a aussi vos relations…
— Je vois où vous voulez en venir, mais je hais tout cela.
— Vous haïssez tout cela, Jack ? dit Edwin étonné.
— La monotonie de mon existence me ronge et me brise. Comment trouvez-vous nos offices ?
— Très-beaux… tout à fait célestes.
— Ils me paraissent diaboliques. J’en suis las. Les échos de ma propre voix répétés par les vieux arceaux semblent me railler du ridicule labeur que j’accomplis chaque jour. Aucun des malheureux moines qui ont usé leur vie avant moi dans ce sombre édifice ne peut en avoir été plus fatigué que je ne le suis. Ils pouvaient encore trouver un délassement, et c’est ce qui leur arrivait, à sculpter des démons dans le bois de leurs stalles et de leurs pupitres. Que puis-je faire, moi ? Dois-je sculpter ces démons dans mon cœur ?
— Et moi qui pensais que vous aviez si bien trouvé votre repos dans la vie, Jack, reprit Edwin Drood étonné. »
Il posa la main sur le genou de Jasper et le regarda bien au visage.
« Je sais que vous le pensiez. C’est l’opinion de tout le monde.
— Évidemment, dit Edwin en réfléchissant tout haut. C’est l’opinion de Pussy.
— Quand vous a-t-elle dit cela ?
— La dernière fois que je suis venu ici, il y a trois mois.
— Et comment le disait-elle ?
— Oh ! elle vous jugeait comme une élève. Elle disait que vous sembliez né pour votre profession. »
Le plus jeune jeta encore un regard sur le portrait. Le plus âgé le vit en dedans de lui-même.
— Mon cher Ned, reprit Jasper avec un retour fugitif de gaîté, il faut bien que je me plie à cette profession ; il est trop tard pour en chercher une autre. Ceci est une confidence qui doit rester entre nous.
« Le secret vous sera religieusement gardé, Jack.
— Je vous l’ai confié, parce que…
— Parce que nous sommes amis intimes, parce que vous m’aimez comme je vous aime, et que vous avez confiance en moi, comme j’ai confiance en vous. Vos deux mains, Jack. »
Tandis que l’oncle et le neveu sont debout l’un devant l’autre, se regardant dans les yeux, et se tenant les mains serrées, l’oncle continue :
« Vous savez maintenant, n’est-ce pas, qu’un pauvre chantre, même dans sa niche, peut être troublé par quelques velléités d’ambition, par des aspirations inquiètes, par des…
— Oui, mon cher Jack.
— Et vous vous le rappellerez ?
— Jack, est-il probable que je puisse oublier ce que vous m’avez dit avec un si profond sentiment d’angoisse ?
— Alors, prenez tout cela comme un avertissement. »
Edwin se dégagea et recula d’un pas.
Il cherchait le sens de ces dernières paroles, et il dit avec un accent ému.
« Je crains bien de n’être qu’un pauvre garçon superficiel dont la tête n’est pas des meilleures. Je suis jeune et peut-être ne gagnerais-je pas beaucoup en prenant des années. Mais j’ai en moi quelque chose qui sent, et profondément, ce que vous me dites. Ainsi vous mettez votre cœur à nu devant moi pour me servir de leçon. »
Le visage et toute la personne de Jasper avaient repris leur immobilité rigide : sa respiration même semblait arrêtée.
« Je ne pouvais pas ne point remarquer, Jasper, que cet aveu vous coûtait beaucoup. En me le faisant tout à l’heure vous étiez fort ému et tout à fait hors de votre état accoutumé. Je savais bien que vous aviez une très-grande affection pour moi ; mais je ne m’attendais pas à une si grande abnégation de votre part. »
M. Jasper revint encore une fois brusquement à lui ; et, sans aucune transition, entre deux façons d’être différentes, il se mit à rire et à faire de la tête et de la main droite un signe négatif.
« Non, reprit Ned, ne dissimulez pas vos sentiments, je vous en prie, Jack, je parle très-sérieusement. Je ne doute pas que cet état maladif que vous venez de me décrire n’entraîne de réelles souffrances dures à supporter. Mais laissez-moi vous rassurer en ce qui me regarde. Il n’y a guère de chances pour que ce mal vienne m’accabler. Dans moins d’une année je retirerai Pussy de sa pension pour en faire Mme Edwin Drood. J’irai alors exercer mon état d’ingénieur en Orient, et elle me suivra. Malgré quelques petits démêlés, provenant d’une certaine monotonie inévitable dans nos amours, dont le dénouement est arrangé à l’avance, je ne doute pas que nous ne nous entendions fort bien quand tout cela sera fini et qu’il n’y aura plus à y revenir. En somme, Jack, comme le dit la vieille chanson que je rappelais pendant le dîner, et qui connaît mieux que vous les vieilles chansons ! ma femme dansera, je chanterai, et la journée se passera gaiement. Que Pussy soit belle, cela ne fait pas l’objet d’un doute… Quand vous serez aussi bonne que belle, ma petite effrontée, continua-t-il, en apostrophant le portrait, je brûlerai ceci qui est une charge et je ferai un autre portrait pour votre maître de musique. ».
M. Jasper, son menton appuyé dans sa main, une expression de bienveillance rêveuse sur le visage, avait suivi attentivement chaque geste, chaque mot, chaque intonation de ce petit discours.
Quand Ned eut tout dit, Jasper resta dans la même attitude, comme sous l’influence d’une sorte de fascination : jamais il n’avait trouvé tant d’esprit à ce jeune garçon qu’il aimait tant.
Il dit avec un sourire :
« Ainsi donc, vous ne voulez pas être averti ?…
— Non, Jack.
— Vous ne le voulez pas ?…
— Non, Jack ; pas par vous. D’abord je ne me considère pas comme étant en danger. Et puis, je n’aime pas à vous voir parler sur ce ton.
— N’irons-nous pas faire un tour de promenade dans le cimetière ?
— Certainement, mais permettez-moi de m’échapper un moment pour me rendre à la Maison des Nonnes, où je déposerai un paquet… des gants pour Pussy ; autant de paires de gants qu’elle compte d’années aujourd’hui. L’idée a quelque chose de poétique, n’est-ce pas, Jack ? »
M. Jasper murmura :
« Il n’y a rien d’aussi charmant dans la vie que d’aimer, Ned.
— Voici le paquet, là, dans mon pardessus. Il faut que je le remette aujourd’hui. Il est contre les règlements d’aller faire visite le soir au couvent, mais quand il ne s’agit que de laisser un paquet… Je suis prêt, Jack. »
M. Jasper quitta son attitude contemplative et tous deux sortirent ensemble.
Pour des raisons que la suite de ce récit fera comprendre, nous donnerons un nom supposé à la vieille ville archiépiscopale ; celui de Cloisterham, par exemple.
Il est possible que les Druides l’aient connue sous une autre désignation ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle portait un autre nom sous les Romains ; un autre nom sous les Saxons ; un autre nom encore sous les Normands.
Qu’importe qu’un nom de plus on de moins, dans le cours de plusieurs siècles, soit constaté dans des chroniques poudreuses ?
C’est une ancienne cité que Cloisterham et le séjour en convient peu à ceux qui aiment le bruit du monde, car elle est silencieuse et monotone, imprégnée d’une odeur terreuse sortant des cryptes de sa cathédrale.
Cloisterham abonde en vestiges de tombes monastiques au point que les enfants y font pousser de petites salades dans la poussière des abbés et des abbesses et font des pâtés avec des nonnes et des frères.
Le laboureur, dans les champs voisins, a pour les lords trésoriers et les archevêques les mêmes attentions que l’Ogre du Livre des Contes souhaitait d’avoir pour son imprudent visiteur ; il broie leurs os pour en faire son pain.
C’est une cité endormie que Cloisterham.
Les habitants semblent croire que tous les changements qui devaient s’accomplir se sont produits dans les siècles passés et qu’il n’en doit plus être fait dans l’avenir.
Étrange moralité qu’ils tirent là de cette antiquité perdue dans la nuit des temps.
Les rues de Cloisterham sont muettes, un souffle y éveille un écho, et, par les jours d’été, les volets des boutiques osent à peine frapper contre les murailles quand le vent du sud les pousse ; le voyageur qui s’y engage regarde avec une sorte de crainte superstitieuse autour de lui et presse le pas pour sortir au plus vite de l’enceinte de ces lieux misérables dont l’atmosphère l’étouffe.
Il le peut, au reste, sans peine, car la ville de Cloisterham n’est pour ainsi dire qu’une seule rue étroite par laquelle on y entre et par où l’on en sort.
Çà et là quelques villas disséminées, nul quartier tracé, puis l’enclos de la cathédrale, et un établissement de quakers.
La couleur et l’aspect de ce dernier monument rappellent le chapeau d’une quakeresse posé dans le coin d’une chambre sombre.
En un mot, Cloisterham est un lieu d’un autre âge et du vieux temps, avec le son rauque de ses cloches, la voix rauque des conseillers, les accents plus rauques des corbeaux humains qui prennent place dans les stalles à la cathédrale.
C’est avec des fragments de vieux murs, avec les pierres des chapelles et des chapitres qu’on a construit les maisons ; les anciens jardins subsistent encore, et au milieu s’élèvent de ces ruines bizarres bien en rapport avec les idées confuses et disparates qui se sont enracinées dans l’esprit des habitants.
Là, tout appartient au passé.
L’unique prêteur sur gages qu’il y ait à Cloisterham ne fait aucune opération nouvelle ; il se contente d’offrir inutilement aux emprunteurs un antique assortiment d’objets qui n’ont pas été retirés d’entre ses mains et dont les articles les plus chers consistent en de vieilles montres ternes et noircies comme par un souffle intérieur ; des pinces à sucre rouillées par l’effet du temps ; des couverts hors de service, et un lot de vénérables volumes lourds et savants.
Les affaires sont mortes.
Tout est mort.
Et, en vérité, la seule chose agréable prouvant que la vie poursuit encore son cours dans Cloisterham, c’est la puissance de végétation qui éclate dans ses nombreux jardins.
Il y en a partout ; et, jusqu’au pauvre théâtre tombant en ruines a son petit jardin où le démon, quand il disparaît de la scène pour s’enfoncer dans les régions infernales, retombe au milieu des plates-bandes de haricots violets ou sur un lit d’écailles d’huîtres qui couvre la terre, suivant la saison.
Au milieu de Cloisterham, s’élève la Maison des Nonnes, vénérable édifice construit en briques, qui tire probablement son nom actuel de la légende qui en fait un ancien couvent.
Sur la jolie grille qui ferme sa vieille cour, est fixée une brillante plaque de cuivre portant ces mots :
PENSIONNAT DE JEUNES DEMOISELLES.
MADEMOISELLE TWINKLETON.
La façade de la maison est vieille et noircie par le temps.
La plaque étincelante attire vivement le regard et ce contraste rappelle à l’esprit de tout étranger doué de quelque imagination, l’idée d’un vieux beau décrépit portant un lorgnon doré incrusté dans son arcade sourcilière sur son œil qui ne voit plus.
Il faut croire que les nonnes du temps jadis, pauvres créatures rompues à l’humilité chrétienne, courbaient la tête pour éviter les poutres saillantes des plafonds, dans les cellules étroites et basses.
Assises devant les vieilles fenêtres également basses, également étroites, elles récitaient leurs chapelets dans un but de mortification, et ne songeaient point à s’en faire des ornements et des colliers.
Peut-être, pour achever d’extirper en elles l’indestructible levain du monde, qui continuait à fermenter dans leurs cœurs, les tenait-on sans cesse enfermées vivantes dans les angles de l’épaisse muraille, sous les combles étouffants de leur étrange demeure…
Ce sont là des questions capables d’intéresser les fantômes qui hantent la maison, s’il y a des fantômes, mais dont il n’est pas fait mention dans les bulletins semestriels de Mlle Twinkleton ; pas plus dans la nomenclature des articles compris dans le prix ordinaire de la pension que dans celle des extras.
La dame qui est chargée de présenter d’une façon poétique les avantages de l’établissement à raison de tant ou si peu par trimestre, ne fait pas entrer dans son prospectus le développement de ces problèmes.
De même que dans quelques cas d’ivresse ou de magnétisme animal, il y a deux états de la conscience des choses qui se poursuivent séparément sans jamais se heurter, (par exemple, si je cache une montre étant ivre, il faut que je me remette de nouveau dans l’ivresse pour me souvenir où je l’ai cachée), de même il y avait deux phases et deux états différents dans la manière d’être de Mlle Twinkleton.
Chaque soir, dès que ses jeunes élèves étaient couchées, Mlle Twinkleton lissait un peu les boucles de ses cheveux et devenait une Mlle Twinkleton plus vive, plus animée, une Mlle Twinkleton que ses jeunes élèves n’avaient jamais vue.
Chaque soir, à la même heure, Mlle Twinkleton reprenait la conversation de la veille sur les petits scandales amoureux de Cloisterham, dont elle n’avait aucune connaissance pendant le jour, et se remémorait certaine saison passée par elle à Tunbridge Wells, qu’elle nommait le temps de son existence légère, saison des eaux pendant laquelle un gentleman accompli que Mlle Twinkleton appelait avec compassion en ce moment-là « ce fou de M. Porters, » lui avait offert l’hommage de son cœur ; ce qui fut un grand événement.
Mlle Twinkleton en était aussi ignorante, durant son existence scolaire, qu’aurait pu l’être une colonne de granit.
La compagne de Mlle Twinkleton, dans les deux phases de son existence, et qui savait se conformer à l’une comme à l’autre, était une Mme Tisher.
C’était une veuve remplie de déférence pour sa supérieure ; elle avait le dos voûté ; elle était affligée d’une toux chronique ; sa voix ne sortait qu’en sifflant de sa poitrine toujours oppressée.
Mme Tisher veillait sur la garde-robe des jeunes pensionnaires et ne laissait passer aucune occasion de leur donner à entendre qu’elle avait connu des jours meilleurs.
Peut-être est-ce la raison pour laquelle on croyait, et c’était un article de foi parmi les jeunes servantes, un article de foi transmis par la tradition de l’une à l’autre, que le défunt M. Tisber avait été un coiffeur.
L’élève favorite de la Maison des Nonnes est Mlle Rosa Bud1, nom qui lui vaut, naturellement, le surnom de Bouton de Rose ; jeune fille merveilleusement jolie, merveilleusement enfantine, merveilleusement fantasque.
Un maladroit intérêt, maladroit parce qu’il est romanesque, s’attache à Mlle Bud dans l’esprit des jeunes pensionnaires, à raison de cette circonstance qu’un mari lui a été choisi par testament.
Son tuteur sera tenu de l’unir à ce mari, dès qu’elle aura l’âge de se marier.
Mlle Twinkleton, dans le cours de son existence de maîtresse de pension, première phase, n’avait jamais cessé de combattre les idées romanesques qui s’attachaient à la destinée de Rosa ; d’ordinaire elle secouait la tête derrière les épaules à fossettes de Mlle Bud, tout en ruminant intérieurement sur le sort malheureux de la petite victime condamnée au sacrifice.
Les mines de la maîtresse de pension n’avaient d’autre effet que de provoquer au dortoir ce cri unanime parmi les jeunes filles :
« Oh ! quelle vieille fille prétentieuse que cette Mlle Twinkleton, ma chère ! »
La Maison des Nonnes n’était jamais dans un plus grand état d’émotion que quand ce mari imposé venait faire visite à la petite Bouton-de-Rose.
Aucune des jeunes pensionnaires n’hésitait à croire qu’il était légalement investi de ce privilège, et que si Mlle Twinkleton voulait contester son droit, elle serait immédiatement enlevée et transportée dans les îles.
Donc, quand le futur mari était attendu, quand il sonnait à la grille, toutes celles qui, sous un prétexte quelconque, pouvaient s’approcher de la fenêtre, y couraient et regardaient de tous leurs yeux.
Celles qui, au contraire, étaient retenues à leurs places, perdaient l’esprit ; le désordre s’emparait à ce point de la classe de français que la sous-maîtresse elle-même tournait autour de la salle comme la fine bouteille autour de la table à une partie gastronomique au siècle dernier, le siècle des fines bouteilles.
Dans l’après-midi de ce jour, un peu après le dîner de deux heures, la cloche de la grille se mit en branle, et l’émotion ordinaire se produisit.
« M. Edwin Drood demande à voir Mlle Rosa. »
Ainsi s’exprima la première femme de chambre préposée au service du parloir.
Mlle Twinkleton, d’un air de mélancolie béate, se résigna tout de suite au sacrifice et dit :
« Vous pouvez descendre, ma chère. »
Mlle Bud sort suivie par tous les yeux.
M. Edwin Drood attend dans le salon de Mlle Twinkleton.
Ce joli petit salon ne rappelle les études scolaires que par la présence de deux globes : l’un céleste, l’autre terrestre.
Ces globes sont là pour faire comprendre que Mlle Twinkleton, même lorsqu’elle se retire dans ses appartements privés, est encore et à tout moment pleine du sentiment du devoir, et disposée soit à parcourir la terre comme le Juif-Errant, ou à prendre son essor vers les cieux, toujours ardente à la recherche des connaissances qu’elle doit transmettre à ses élèves.
La nouvelle servante n’a jamais vu le jeune gentleman auquel Mlle Rosa est fiancée.
Elle est en train de faire connaissance avec lui, à travers les gonds de la porte ouverte et descend précipitamment l’escalier de la cuisine, comme une personne prise en faute, au moment où une charmante petite apparition, une petite tête cachée dans un tablier de soie se glisse dans le salon.
« Oh ! que c’est ridicule !… s’écrie l’apparition en s’arrêtant et faisant un pas en arrière. Non, Eddy !…
— Que veut dire ce « non, » Rosa ?
— N’avancez pas… n’approchez pas… que c’est ridicule !…
— Qu’est-ce qui est ridicule, Rosa ?…
— Toute cette affaire. Il est ridicule d’être une orpheline dont la main est engagée ; il est ridicule de voir toutes les servantes aux aguets, comme des souris dans la boiserie ; il est ridicule de s’entendre ainsi appeler au parloir ! »
On aurait dit que l’apparition tenait son petit pouce rose dans le coin de sa bouche, tandis qu’elle répandait ces lamentations coquettes.
Mais non, ce n’était pas son pouce.
« Vous me faites là une bien affectueuse réception, Pussy, je puis le dire.
— Eh bien, je serai tout autre dans une minute, Eddy, mais je ne puis pas encore en ce moment, je ne puis pas. Comment allez-vous ! »
Ces trois derniers mots sont dits très-sèchement.
« Je ne puis, en vérité, vous dire que je me sente beaucoup mieux en vous voyant, Pussy, attendu que je ne vois rien de votre gracieuse personne. »
Cette seconde remontrance fait briller un petit œil mutin dans un coin du tablier ; mais il se cache vivement :
« Ah ! mon Dieu, vous avez fait couper vos cheveux !
— J’aurais mieux fait de me faire couper la tête, je crois, dit Edwin, passant brusquement la main dans ses cheveux, tout en jetant un coup d’œil de côté et en frappant du pied avec humeur. Faut-il que je m’en aille ?
— Non, pas encore, Eddy, les servantes se demanderaient pourquoi vous êtes venu.
— Une fois pour toutes, Rosa, voulez-vous découvrir votre petite tête ridicule et me souhaiter le bonjour ? »
Le tablier s’abaissa.
La jeune fille répondit enfin :
« Soyez le bienvenu, Eddy… Voilà…, vous devez être content. Donnez-moi la main. Non, je ne peux pas vous embrasser, j’ai un bonbon acidulé dans la bouche.
— Êtes-vous heureuse de me voir, Pussy ?
— Oh ! oui, terriblement heureuse… Venez et asseyez-vous… Mademoiselle Twinkleton. »
Il entrait dans les habitudes de cette excellente dame, chaque fois que ces visites avaient lieu, d’apparaître toutes les trois minutes, soit en personne, soit par procuration, en la personne de Mme Tisher.
C’était un moyen de sauvegarder les convenances, tout en ayant l’air de venir chercher un objet oublié.
En cette occasion, Mlle Twinkleton entre donc et sort gracieusement.
« Comment se porte M. Drood ? Dit-elle en passant. Enchantée d’avoir le plaisir de vous voir. Excusez-moi, je vous prie… Les pincettes… Merci !…
— J’ai reçu les gants hier soir, Eddy, et ils me plaisent beaucoup, dit Rosa. Ils sont charmants.
— Eh bien, c’est toujours quelque chose, répond le fiancé d’un ton un peu boudeur. Les moindres encouragements que vous me donnez doivent être accueillis avec reconnaissance. Et comment avez-vous passé votre jour de naissance, Pussy ?
— Délicieusement ! Chacun m’a fait un cadeau. Nous avons eu festin et bal le soir.
— Un festin…, un bal… Il paraît que cela s’est très-bien passé sans moi, Pussy ?
— Délicieusement ! répéta Rosa. »
Et ceci d’un ton de sincérité entière, sans aucun ménagement pour l’amour-propre d’Edwin.
« Ah !… et en quoi consistait le festin ?
— En tartes, en oranges, en gelées, et en crevettes.
— Pas de cavaliers au bal ?
— Nous avons dansé, entre nous, monsieur, comme de raison. Seulement quelques jeunes filles ont joué le rôle de deux frères… C’était bien drôle !
— Et aucune n’a eu l’idée de prendre mon…
— Votre personnage ?… Oh ! si fait, cher Eddy, s’écria Rosa en riant de tout son cœur. C’est la première chose à quoi l’on a pensé.
— J’espère qu’elle s’en est bien acquittée ? dit Edwin d’un air de doute.
— Oh ! d’une manière parfaite. Seulement elle n’a pas dansé avec moi. Je n’aurais pas voulu danser avec vous, Edwin, vous le savez bien. Ainsi vous comprenez… »
Edwin, qui ne trouve pas une grande clarté dans ce raisonnement, s’informe s’il a la liberté de demander pourquoi l’on n’aurait pas voulu danser avec lui.
« Parce que j’étais si lasse de vous la dernière fois que nous nous sommes vus… »
Cependant elle se hâta d’ajouter en voyant la figure d’Edwin s’assombrir :
« Cher Edwin, vous étiez tout aussi las de moi.
— Ai-je jamais rien dit de semblable, Rosa ?
— Vous ? oh ! non… seulement vous l’avez laissé voir. Oh ! comme elle a bien rendu cela ! s’écria Rosa avec un soudain enthousiasme pour le talent de la pensionnaire qui avait joué le rôle d’Edwin.
— Ce qui me frappe en ceci, c’est que cette jeune fille est une petite impudente, dit Edwin Drood. Pussy, c’est le dernier anniversaire de votre naissance que vous aurez passé dans cette vieille maison.
— Ah ! oui. »
Rosa joignit les mains, baissa les yeux, soupira, et secoua la tête.
« Je regrette cette pauvre vieille maison… Je sais combien elle me manquera quand je serai partie, et si loin… et si jeune…
— Peut-être ferions-nous mieux de nous arrêter tout court en chemin, Rosa ? »
Elle releva le front, lui jeta un seul regard, puis de nouveau secoua la tête, soupira et baissa les yeux.
« Cela veut dire, n’est-ce pas, Pussy, que nous sommes tous deux résignés à notre sort ? »
Elle fit de la tête un signe d’assentiment, et, après un court moment de silence :
« Nous savons que nous devons être mariés, dit-elle, et mariés quand je sortirai d’ici ; sans cela les pauvres filles seraient si affreusement désappointées !… »
En ce moment on aurait pu lire plus de compassion pour elle et pour lui-même que d’amour sur le visage du fiancé.
Il interrogea de nouveau Rosa du regard.
« Dois-je vous emmener faire une promenade, chère Rosa ? » demanda-t-il.
La chère Rosa semblait n’avoir point d’idée bien arrêtée sur ce point.
Cependant sa physionomie comiquement méditative s’anima tout à coup.
« Oh ! oui, Eddy, s’écria-t-elle ; allons faire un tour de promenade. Et savez-vous ce qu’il faut que nous fassions pour rester bien d’accord ensemble ? Vous me parlerez comme si votre foi était engagée à une autre ; moi, comme si ma main n’était promise à personne. De cette façon, nous ne nous querellerons pas.
— Vous croyez que cela évitera toute brouille entre nous, Rosa ?
— J’en suis sûre. Chut !… Faites semblant de regarder par la fenêtre… Voici Mme Tisher. »
Par un hasard bien singulier, l’imposante Mme Tisher se montra dans la chambre.
On l’y vit circuler comme le fantôme légendaire de la douairière en robe de soie.
« J’espère que la santé de M. Drood est bonne… du reste, c’est à peine une question à faire, si j’en juge par sa belle mine. Je pense que je ne dérange personne, mais il doit y avoir ici un couteau à papier… Oh ! merci… »
Elle disparut avec l’objet qu’elle était venue chercher.
« Il faut encore faire une autre chose pour m’obliger, Eddy, dit Rosa. Dès que nous serons dehors, vous me laisserez sortir en avant, et vous resterez près de la maison dont vous raserez les murailles.
— Certainement, Rosa ; si vous le désirez. Mais ne pourrais-je vous demander pourquoi ?
— Oh ! parce que je ne veux pas que les pensionnaires vous voient.
— La journée est belle… Mais si vous désirez pourtant que je me dissimule sous un parapluie ?
— Pas de plaisanteries, monsieur, vous n’avez pas de bottes vernies, ajouta-t-elle en faisant une petite moue et un mouvement d’épaules.
— Peut-être ce détail échapperait-il à ces demoiselles, même si elles me voyaient, fit observer Edwin, non sans donner un coup d’œil à ses bottes avec un certain sentiment de déplaisir.
— Rien n’échappe à leur attention, monsieur. Et puis, je sais bien ce qui arriverait. Quelques-unes ne manqueraient pas de dire devant moi, car elles sont très-franches, que jamais elles ne s’engageraient à un amoureux qui ne porterait pas de bottes vernies. Silence !… voici Mlle Twinkleton. Je vais lui demander la permission de sortir. »
On entendait en effet cette dame si discrète parlant au dehors sur le ton de la plus aimable conversation à une personne imaginaire.
« Ah ! en vérité… êtes-vous bien sûre que mon tire-boutons en nacre de perle soit sur ma table à ouvrage dans ma chambre ? »
La permission d’une promenade sollicitée par Rosa fut à l’instant et gracieusement accordée.
Immédiatement le jeune couple sortit de la Maison des Nonnes avec toutes les précautions possibles pour qu’on ne découvrît pas l’état défectueux des bottes de M. Edwin Drood, précautions suffisantes, espérons-le, pour assurer la tranquillité de la future Mme Edwin Drood.
« Où irons-nous, Rosa ?
— Je désire me rendre à la boutique du marchand de délices.
— De ?…
— Ce sont des bonbons turcs, monsieur… Vous ne comprenez donc rien ? Vous vous qualifiez d’ingénieur et vous ne connaissez pas cela ?
— Comment le connaîtrais-je, Rosa ?
— Parce que j’aime ces bonbons à la folie… Oh ! j’oubliais que vous devez paraître épris d’une autre. Vous n’avez rien à savoir sur ces bonbons ; n’y pensez plus. »
Ils prirent donc assez tristement le chemin de la boutique du marchand de délices où Rosa fit ses achats.
Elle n’oublia pas d’offrir quelques bonbons à Edwin, offre qu’il repoussa dédaigneusement.
Rosa se mit à les attaquer avec une grande ardeur, après avoir préalablement retiré et roulé une petite paire de gants couleur feuille de rose.
Elle portait de temps à autre l’extrémité de ses doigts de fée à ses lèvres vermeilles pour y essuyer certaine petite poudre laissée par le contact des bonbons.
« Maintenant, faites preuve d’un bon caractère, Eddy, et jouez votre rôle. Ainsi votre foi est engagée ?
— Ainsi, ma foi est engagée.
— Est-elle jolie ?
— Charmante.
— Grande ?
— Immensément grande. »
Rosa était fort petite.
— Elle doit manquer de grâce ?… insinue-t-elle tranquillement.
— Je vous demande pardon… »
L’esprit de contradiction s’éveillait dans Edwin Drood.
« Elle est ce qu’on appelle une belle femme, une splendide créature.
— Un gros nez, sans doute ?
— Non, un petit nez, réplique vivement le jeune homme. »
Le nez de Rosa était tout petit.
« Un long nez pâle avec une proéminence rouge au mi – lieu… Oh je connais ce genre de nez, dit Rosa, avec un petit mouvement de tête suffisant et tout en savourant ses délices.
— Vous ne connaissez pas du tout ce genre de nez, répliqua Edwin avec chaleur, attendu qu’il n’a rien de ce que vous dites.
— Ce n’est pas un nez pâle. Eddy ?
— Non, répond le jeune homme, déterminé à ne pas céder.
— C’est un nez rouge alors ? Je n’aime pas les nez rouges. Cependant on a toujours la ressource de la poudre de riz.
— Elle rougirait d’employer la poudre de riz, dit Edwin qui s’échauffait.
— Vraiment !… quelle créature stupide ce doit être !… Est-elle aussi stupide en toutes choses ?
— Elle ne l’est en rien. »
Après une pause, pendant laquelle Rosa n’avait cessé de regarder le jeune homme avec une petite mine penchée, elle reprend :
« Et cette très-raisonnable créature se complaît à l’idée d’être emmenée en Égypte, n’est-ce pas, Eddy ?
— Oui. Elle prend un intérêt raisonnable à la fortune de l’ingénieur. Elle pense que son habileté peut changer la face de tout un pays qui est encore un pays barbare.
— Juste ciel ! s’écrie Rosa, en haussant les épaules avec un petit rire d’étonnement.
— Trouvez-vous quelque chose d’étonnant à cela ? demande Edwin en abaissant son regard sur le visage de la jeune fille avec une certaine majesté. Trouvez-vous à redire, Rosa, à ce qu’elle s’intéresse à mes travaux ?
— Y trouver à redire, mon cher Eddy ! Mais réellement ne hait-elle pas les machines et toutes les vilaines choses de ces pays-là ?
— Je puis vous répondre qu’elle n’est pas assez stupide pour haïr les machines, réplique le jeune homme avec amertume. Mais je ne saurais dire quelle est exactement sa manière de voir sur « toutes ces vilaines choses » ; car je ne comprends réellement pas ce que vous entendez par là.
— Mais les Arabes, les Turcs, les Fellahs, et tous ces sauvages.
— Certainement, répond-il avec fermeté, elle ne hait pas les Turcs.
— Au moins elle doit haïr les Pyramides ?… Venez, Eddy.
— Pourquoi serait-elle une assez petite oie…, non, une grande, je veux dire…, pour haïr les Pyramides, Rosa ?