Le Pêcheur de Bigorneaux - Thierry Lepesteur - E-Book

Le Pêcheur de Bigorneaux E-Book

Thierry Lepesteur

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Beschreibung

Il est des personnages de légende, que certains nomment originaux, qui ignorent le retentissement de leurs exploits ou plus simplement l’écho d’un chemin de vie qui n’est pas conforme à ce qui serait la légitimité imposée par des bienpensants. Louis en est un de ces phénomènes et pourtant, il n’a jamais voulu, jusqu’à présent, raconter ses pérégrinations ni dévoiler ce lourd secret qui l’a fait se retirer comme un ermite au bord de la mer. Connu par beaucoup comme : « le pêcheur de bigorneaux ». Il a fallu que son petit-fils, qui passait chez lui une partie de ses vacances d’été, le pousse dans ses retranchements, exacerbe son amour propre, chatouille son orgueil, pour qu’il accepte de narrer son parcours. Et puis, il y a aussi Rose, sa maman Maritie et un dernier venu.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Né en Normandie, dans un petit village du Cotentin. Thierry Lepesteur aime à dire qu’enfant il a été vacciné à l’eau de mer, ce qui l’amena à une carrière maritime. Après avoir navigué sur à peu près toutes les mers du globe, il pose son sac à terre. Un atelier d’écriture combiné à la retraite furent les déclencheurs de sa passion pour l’écriture.

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— 1 —

Roulement de tambour sur marée basse, le ciel déjà gris s’assombrit davantage, la plupart des pêcheurs à pied, en entendant l’orage arriver, refluèrent vers la côte, l’éclair persuada les derniers téméraires de quitter l’estran. Un homme resta totalement indifférent à cette gabegie météorologique. L’adolescent qui l’accompagnait, lui, était impressionné, un peu affolé même, son regard cherchait partout d’où allait venir la prochaine attaque.

⸺ Papy, on rentre, j’ai peur.

Il venait à peine de terminer sa phrase qu’un éclair découpa le ciel au-dessus d’eux, engendrant une déflagration qui les rendit sourds un court moment.

Le grand-père se retourna et regarda son petit-fils avec un sourire amusé.

⸺ Et tu as peur de quoi ? Je suis en train de crocheter un petit homard, après si tu veux, on rentre, de toute façon il est l’heure, ça ne va pas tarder à remonter. Prends sur toi, Léo, et admire le spectacle, tu ne verras pas ça tous les jours.

⸺ C’est vrai que c’est beau, mais j’ai peur.

⸺ Alors, c’est encore plus beau.

Le grand-père c’est Louis, dit « Le pêcheur de bigorneaux » ; écoutez son histoire et espérons qu’il voudra bien nous la raconter jusqu’au bout ; on le dit taiseux, nous verrons bien si Léo suffit à lui délier la langue. Cela commence en ce début du mois de juillet au Dranguet, un petit coin du Cotentin, bien abrité des turpitudes des grandes agglomérations. Cette pépite dévoile une grande plage de sable fin, en bordure s’y trouvent des terrains où chacun peut construire la cabane de ses rêves pour y passer l’été ; c’est là que Louis héberge son petit-fils pendant les vacances. Un peu grognon, le grand-père, Léo s’est mis en tête de lui faire raconter son histoire, surtout, ce qu’il veut savoir, c’est pourquoi il s’était fâché avec ses parents, il ne comprend pas Léo, cela lui paraît tellement grave ou immoral, ce qu’il se demande également, c’est la raison qui fait que les gens du cru l’appellent le pêcheur de bigorneaux, est-il possible que les habitants, ici, en sachent sur lui plus que sa propre famille ? Pourtant, son Papy, il ne dit rien, « il botte toujours en touche », comme dit Melchior, son père à Léo, le fils de Louis. Aussi, un jour que Léo se fit plus pressant, il finit par céder, Louis ; ou, du moins, ce jour-là, il consentit à quelques révélations.

— 2 —

⸺ Je m’aperçois que tu es têtu, comme ton père ; je vais te raconter ce qui est arrivé, après tout, ce n’est pas un secret. Cela a commencé bizarrement, je n’en suis pas forcément très fier. Il faut aussi que tu comprennes que la guerre venait de finir, après l’exaltation due à la victoire, il y eut une période très difficile, le pays était complètement désorganisé, exsangue ; des villes ont été complètement détruites, plus grand-chose ne fonctionnait, c’était l’époque de la reconstruction. Certains avaient tout perdu, ils vivaient dans des cabanes en bois, d’autres avaient prospéré ; la paix devait se faire aussi parmi les gens des villages, cela ne s’était pas fait tout seul. Alors, voilà :

Je m’en souviens très bien, c’était un jeudi, le jour de la semaine où nous n’avions pas d’école, notre rêve c’était la semaine des quatre jeudis, mais ce n’est pas à ça que je voulais en venir. La journée était sombre, le temps transpirait la colère, nous sentions venir une belle tempête. Comme le coup de vent était d’amont, nous avions sauté sur nos vélos, ça promettait la grosse vague, nous allions bien nous amuser, les gros nuages noirs qui s’accumulaient sur la mer ne nous faisaient pas peur. En cette fin des années quarante, nous ne connaissions pas les planches, ni à voile, ni de surf, sur nos côtes du Cotentin cela n’existait pas. Nous, nous avions des canoës en bois, tout en acajou et rivetés cuivre, des bijoux. Mon père avait acheté le sien juste après la guerre à un médecin, pour faire de l’esbroufe sans doute, j’ai l’impression qu’il aimait bien faire le beau (je dis cela parce que je l’ai vu sur des photos en noir et blanc). C’était sur la plage de Crabec, aux environs de Barfleur, que se passaient nos exploits. Nous avions là-bas un terrain avec dessus une sorte de hangar bien aménagé pour y abriter les bateaux et nous pouvions aussi y coucher de manière très confortable. Mon ami Félix, plus physique que moi, sur le canoë était à l’avant. Il assurait le gros de la propulsion, moi à l’arrière, je dirigeais et aussi, éventuellement, pagayais dur. Ce jour-là, la connerie, c’est moi qui l’ai faite, j’ai loupé mon coup, nous avons pris la vague trop tard, au lieu de passer au-dessus des cailloux, nous nous sommes plantés dedans, Félix a été éjecté ; comme il était devant, il a atterri sur la roche tapissée de balanes (petits coquillages blancs qui s’accrochent aux rochers comme des morpions et les rendent pires qu’une grosse toile émeri) d’où ses blessures et la jambe cassée ; moi, à l’arrière, je suis tout simplement tombé dans l’eau, je nage bien, je m’en suis tiré sans problème. Le canoë, lui, depuis ce jour-là a toujours pris l’eau à l’avant, mais c’est tout ; cela aurait pu être pire. Félix est parvenu à se traîner sur les rochers pour se mettre en sécurité, mais il ne pouvait aller plus loin, j’ai réussi à remonter dans l’embarcation et je suis allé chercher des secours à terre. Les pompiers sont venus et l’ont emmené à l’hôpital. Pour moi, les ennuis ont commencé. Les gendarmes s’en sont mêlés, comme les parents de Félix. Mon père s’est conforté dans l’idée que j’étais une catastrophe ambulante, je n’ai plus eu le droit d’utiliser les bateaux ni de sortir, j’ai fini les vacances à la maison ; comme ça, le monde était protégé. Voilà, c’est à dater de ce jour qu’avec ton arrière-grand-père nous nous sommes, disons, éloignés, nous n’avons plus trouvé de sujets de discussion, plus de plaisir à se voir, nous ne nous comprenions plus, je pense que je lui faisais peur.

⸺ Je comprends bien, Papy, dit Léo, mais les bigorneaux, ça t’a pris quand ?

⸺ Ah oui, fiston, les bigorneaux, tu veux savoir pour les bigorneaux, c’est une longue histoire tu sais, je ne peux pas comme ça te faire un raccourci, un résumé, il faut que je développe et je ne suis pas sûr que ce soit une histoire pour un petit homme de onze ans qui, lui, doit faire des études pour devenir savant et avoir un métier rémunérateur et lucratif.

⸺ Je n’ai rien compris à ce que tu viens de dire à la fin ; en plus, je n’ai pas encore mes onze ans, c’est la semaine prochaine.

⸺ Peu importe, je croyais que tu m’avais demandé quand je m’étais fâché avec mon papa, ce n’est pas ça ?

⸺ Tu m’as dit une fois : les bigorneaux c’est aussi à cause de ton arrière-grand-père. Papa m’a dit qu’avec toi c’est toujours pareil, tu es le roi de la pirouette, il a dit aussi un autre mot, mais moi aussi je pirouette et je ne vais pas te le dire.

⸺ Va jouer, il faut que je réfléchisse, je n’aime pas trop les curieux et puis, les bigorneaux, il n’y a pas que ça dans la vie. Je te raconterai à mon rythme, pour ça je dois cogiter, je ne voudrais pas te mentir.

⸺ D’accord, je peux aller à la plage avec Trouduc ?

⸺ Vas-y, mais rentre à la cloche.

Léo prit rapidement la tangente avec « la bête » ; comme Louis appelait quelquefois son chien, un magnifique bâtard de soixante kilos, noir et blanc, il avait la particularité de chasser les crabes qu’il adorait croquer. Quant à son nom, c’était dû à l’orifice, situé tout à l’arrière de la bête en question, qui était rose : « c’est la meilleure couleur pour attirer les filles » disait Louis. Tous les deux filèrent dans le fond du jardin et ouvrirent la barrière qui donnait directement sur la plage du Dranguet. Léo fit voler son tee-shirt et son short, puis les tennis et rentra en courant dans l’eau, suivi de Trouduc ; ils n’allèrent pas très loin et jouèrent pendant un bon quart d’heure. Léo nageait comme un poisson, mais Trouduc ne le laissait pas s’éloigner quand le grand-père n’était pas là, il était capable de le ramener au bord, aussi Léo n’essayait plus. En sortant de l’eau, le chien se secoua pour se sécher et Léo se mit à courir. Il faisait chaud, le soleil n’était pas avare de ses rayons ardents, il s’arrêta brusquement, figé, l’air niais : elle était là, en maillot deux pièces, et tenait un filet à crevettes roses. Cela amena un sourire un peu moqueur à Léo, vu que la marée était pratiquement haute, elle ne risquait pas d’attraper grand-chose, la Parisienne. Léo, avec ses presque onze ans, était grand pour son âge, beau garçon au teint très mat, comme sa mère Anissa qui était marocaine d’origine. Il était subjugué par la blondeur de Rose, la fille des Parisiens qui passaient leurs vacances dans le cabanon voisin de celui de ses grands-parents ; et puis, les yeux bleus comme la mer des jours de grand soleil, pas verts comme ceux de sa copine d’école, Nelly, qui en plus était rouquine, ou tout noirs comme ceux de sa sœur, Lilas. Rose l’hypnotisait, mais il ne la laissait pas s’approcher, son grand-père le lui avait déconseillé avec son sourire narquois qui lui redressait ses moustaches.

⸺ Tu sais, lui avait-il dit, les Parisiens c’est dangereux, ça sent le métro, c’est toujours pressé, ça ne fait pas la différence entre un maquereau, une gouëlle (le Goéland) et un crabe enragé.

Là, Léo avait tout de suite mesuré la dangerosité que pouvaient représenter ces gens si ignorants, il avait voulu en savoir plus, mais le grand-père avait botté rapidement en touche, comme d’habitude. Aussi, Léo voulait vérifier tout ça, l’occasion s’en présentait : la gamine était toute seule ou, du moins, assez éloignée de sa mère qui se prélassait au soleil. La beauté de Rose commençait à l’intéresser, phénomène sûrement dû à son passage précoce à l’adolescence ; il ne tint plus et tenta l’aventure, il s’assura avant d’avancer que Trouduc chassait le crabe pas trop loin, on ne sait jamais et, courageusement, engagea le dialogue.

⸺ Bonjour, que comptes-tu pêcher avec ton filet ?

⸺ Des crevettes, peut-être même des poissons.

⸺ Ça risque pas, la mer est trop haute

⸺ J’en ai déjà attrapé plein dans les petites mares sur les rochers.

⸺ Ça, ce n’est pas bien, ce sont des bébés, on n’a pas le droit.

⸺ Moi, j’ai le droit, Maman a dit.

Léo fit demi-tour, il en avait assez vu et aussi entendu comme ça, son grand-père avait raison, dommage, elle était drôlement jolie et lui avait souri, donc peut-être qu’elle était gentille ; il verrait plus tard, car au moment où il allait faire demi-tour, la cloche retentit et le grand-père ne rigolait pas toujours, il fallait rentrer rapidement. Trouduc, d’ailleurs, avait lui aussi entendu et arriva à la barrière avant Léo.

Louis l’attendait avec un sourire.

⸺ Je t’ai vu avec Rose, elle est mignonne, n’est-ce pas gamin ?

⸺ J’ai pas trouvé qu’elle sentait le métro.

⸺ Normal, tu n’y es jamais allé, tu ne connais pas cette odeur.

⸺ Par contre, elle pêche les petites crevettes, elle est belle, mais bête.

⸺ Bien, ceci étant dit, tu vas te laver les mains et on se met à table, il fait beau, nous mangerons dehors, j’ai fait la cuisine, tu mets la table.

Léo passait ses vacances d’été chez son grand-père ; tant que le temps était beau, ils s’installaient dans la cabane du Dranguet, c’était d’ailleurs plutôt du genre « home pas mobile » en bois, avec tout le confort, le terrain sur lequel le grand-père l’avait construite de ses mains était assez grand, à peu près mille cinq cents mètres carrés. Il était planté tout autour de tamaris et de pourpiers qui servaient de coupe-vent. Du temps de la grand-mère Marie, qui les avait quittés quatre ans auparavant, il y avait des fleurs ; certaines, comme les roses trémières, continuaient à monter, monter, « pour voir aussi la mer » disait-elle, c’était sa plante de prédilection, aussi c’était la seule que Louis continuait à soigner. En cas de mauvais temps qui se prolongeait, ils se repliaient dans la maison de St Vaast. Léo, lui, ce qu’il aimait, c’était le Dranguet. Louis ne quittait l’endroit, de toute façon qu’aux premiers froids, quelquefois il y passait tout le mois de septembre et une partie d’octobre.

Ce soir, au menu il y avait deux belles araignées, des pâtes et une banane. Après manger, comme souvent le soir, ils allèrent marcher avec Trouduc sur le rivage, une déambulation silencieuse qui leur permettait de savourer cette grande plage de sable fin avec, en arrière-plan, l’île de Tatihou et sa tour Vauban, ils poussèrent jusqu’à la pointe de Saire et retour, puis au lit. Quand Louis vint dire bonsoir à Léo, ce dernier, les bras croisés et l’air boudeur, l’apostropha.

⸺ Alors, tu racontes les bigorneaux ?

Louis s’assit sur le bord du lit, roula la pointe de ses moustaches entre deux doigts, ce qui était un signe chez lui d’intense réflexion, poussa mentalement la préparation jusqu’à se racler la gorge et fixa Léo dans les yeux.

⸺ Si j’ai bien compris, tu ne lâches rien, alors ce sera tous les soirs et je m’arrêterai quand tu t’endormiras, nous sommes d’accord ?

⸺ Je crois que tu peux te préparer à y passer la nuit.

— 3 —

⸺ Je vais commencer par mon enfance pour que tu comprennes bien le chemin qui m’a amené aux bigorneaux. Comme je te l’ai dit, tout se passait bien jusqu’à ce que je t’ai raconté ce matin. Ton arrière-grand-père, tu le sais, était maréchal-ferrant, le métier était dur à cette époque, il y avait beaucoup de chevaux, pour la plupart des percherons et tous n’étaient pas faciles. J’ai de bons souvenirs de ce temps heureux : mon père avec son grand tablier fait de deux grands pans de cuir, la forge avec le grand soufflet, le bruit du martelage du fer sur l’enclume, l’odeur de la corne brûlée, le hennissement des chevaux, leur odeur, les cris de mon père pour les calmer ou vilipender le paysan maladroit qui le mettait plus en danger qu’il ne l’aidait, tous ces outils comme les butoirs, les brochoirs, les compas de pied, les dégorgeoirs, les dérivoirs, l’enclume, la forge, etc. C’était toute une ambiance. Maman, elle qui était institutrice, était une femme menue, douce, toujours en admiration devant son athlète de mari ; cependant, elle se méfiait de l’attirance que j’aurais pu avoir pour ce métier, il était indispensable, pour elle, que je fasse des études ; aussi, elle n’aimait pas trop me voir traîner à la forge, au grand dam de mon père qui aurait, jusqu’à l’accident, bien voulu que je l’aide, puis le remplace. De toute façon, le métier déclinait, il faisait partie de ces artisanats en déliquescence, la mécanique arrivait et mettait les chevaux plus à la boucherie qu’à tirer la charrue. Peut-être que j’aurais pu remonter dans l’estime de mon père si mes résultats scolaires avaient été à la hauteur de leurs espérances, à lui et à Maman, mais j’étais un cancre et cela ne m’intéressait pas, les trains qui se croisent, les robinets qui fuient (j’estimais qu’il aurait été plus intelligent d’apprendre à les réparer), ainsi que les accords du participe passé surtout avec le verbe avoir, c’était bien le dernier de mes soucis. Comme je n’avais plus le droit d’utiliser la batellerie familiale, je m’étais pris de passion pour la pêche à pied ou, du moins, tout ce qui touchait à la faune et à la flore de l’estran ; il m’arrivait aussi de pêcher en plongée, mais toujours pour l’intérêt de cette vie en bordure de la côte. En fin de compte, ce fut le début des bigorneaux. Et je t’assure que j’en ai fait de belles marées, il y en a plus d’un qui voulait savoir, mais savoir quoi ? Surtout de Louis, le cancre. Moi, j’ai appris tout seul en observant, il faut zieuter, comme on dit chez nous en patois ; bon, d’accord, j’ai aussi regardé faire le père Malgot qui avait une boîte à double fond ; quand on lui demandait si la pêche avait été bonne, il soulevait les algues qu’il avait mises sur le dessus et, évidemment, on ne voyait rien.

⸺ Que dalle, mon gars, disait-il, ri du tout, y a pu ri, tout est mainchi, y a pu ri, y a pu ri…

Mais moi, je l’avais vu faire et, quand il a disparu, je connaissais tous ses coins, c’était mon héritage, voilà. Sinon, après l’évènement, j’ai traîné ma rancœur le restant de ma scolarité et de mon adolescence, quelque chose s’était cassé, j’avais l’impression que tout le monde me fuyait, me détestait ; il me restait quelques amis, des vrais, mais même avec eux je devinais de la réprobation. Déjà l’idée de partir était dans ma tête et la seule chose qui me faisait rester c’était la crainte de faire de la peine à Maman. Elle me réconfortait, essayait de me redonner confiance, je crois qu’elle s’était rendu compte que ce qui m’opposait à mon père, pour moi c’était un traumatis_ me ; mais le forgeron il avait la tête dure et comme moi il était un peu borné, c’était devenu une habitude, dès que je faisais quelque chose, c’était ridicule ou con… Les choses se sont vraiment envenimées avec mes résultats scolaires, cela a réduit nos échanges à des regards presque haineux, des deux côtés. Les chats ne font pas des chiens, disait la grand-mère…

Louis prit sa respiration et rassembla ses idées pour continuer son histoire, il trouva qu’il s’en était bien tiré ; il baissa son regard pour chercher l’approbation de Léo avant de continuer, mais il vit que les yeux étaient fermés, la respiration calme et l’esprit devait s’être envolé dans un monde imaginaire avec, peut-être, Rose qui était toujours aussi jolie mais moins bête…

Il se demanda jusqu’où il devait aller dans la vérité, tout n’était pas bon à entendre pour un enfant, certains évènements étaient même tragiques, il n’avait plus Marie pour lui donner des conseils et elle aussi avait tiré comme un trait sur la tragédie. On verrait, mais tôt ou tard, cela devait être dit pour que Melchior comprenne, qu’il sache. Et ça, ce sera pour plus tard…

— 4 —

Le lendemain matin, Léo se réveilla vers les neuf heures, Louis, lui, était debout depuis longtemps, une vieille habitude.

⸺ Il y avait une belle rougie ce matin Léo, lui dit-il, le vent est passé noroît on va avoir de la flotte toute la journée.

⸺ C’est bien, tu vas pouvoir continuer les bigorneaux.

⸺ Tu oublies ce que je t’ai dit hier ? C’est seulement le soir. Ce matin : devoirs de vacances, tes parents ont été fermes sur le sujet, tous les matins minimum une heure, hier tu n’as rien fait conclusion aujourd’hui deux heures et ne me demandes pas de t’aider sauf si tu as un problème qui porte sur les bigorneaux, je ne suis bon qu’à ça, du moins c’est ce qui se dit.

⸺ J’ai de l’Anglais.

⸺ Pour avoir bigorneauter quelque temps chez les rosbifs, je peux peut-être t’aider, quoique ce ne soit peut-être pas de l’anglais académique que j’ai appris là-bas. Bon, là, j’ai l’impression que tu essaies de m’endormir, déjeune et au travail.

⸺ Je te signale Papy que bigorneauter ça n’existe pas.

⸺ Possible dans le Larousse, mais au Dranguet c’est dans le dico des péquous du Val de Saire et qui vaut bien celui des Parisiens.

⸺ Décidément Papy, les Parisiens tu ne les aimes pas.

⸺ Pas vrai mon garçon, j’ai parfois de l’estime, mais ils ne vivent pas comme nous, c’est tout. Tiens, le chocolat est chaud, les tartines sont grillées, le beurre il est de la baratte à Émile, je l’achète au marché, et les confitures ce sont les dernières que ta grand-mère a faites, il est grand temps de les finir.

— Merci Papy.

⸺ De rien matelot, la main dessus !

La parole du grand-père c’est comme pour tout le monde, elle n’engage que ceux qui l’écoutent et Léo, lui, sait qu’il a toutes ses chances de bousculer et de convaincre ce Papy qui n’est bourru qu’uniquement en surface, de déroger à la règle tout récemment éditée sur les heures consacrées à l’histoire étrange d’un pêcheur de bigorneaux.

— 5 —

Après sa courte sieste de l’après-midi, Louis est toujours plus conciliant, aussi Léo lui a préparé son café.

⸺ Merci gamin, assieds-toi à côté de moi, je vais en faire un bout, j’ai bien vu où tu voulais en venir, ne me prends pas pour une andouille. On en était resté quand je te disais que j’étais le premier de la classe, tu te souviens ?

⸺ Ce n’est pas la version que j’ai retenue, mais sûrement que je dormais quand tu l’as dit.

⸺ Bon, je vois que tu as suivi. Je leur en ai fait voir aux parents et toutes les couleurs ne suffisent pas pour les énumérer mes bêtises, je n’étais pas un bon garçon, pas méchant, ça non, toujours d’accord et toujours dehors. Un jour de 1947, alors que j’avais quinze ans, je me suis fait renvoyer du lycée pour une semaine, à cause d’une bagarre je crois, une petite pourtant, juste deux trois baffes, mais bon, ça n’a pas plu, d’autant plus que l’autre imbécile s’était mis à saigner du nez. Je n’ai pas osé affronter les parents, je savais qu’avec mon père j’allais me prendre une raclée, ce n’est pas ça qui me dérangeait le plus. Ce qui me traumatisait c’était le désespoir de Maman qu’il me fallait affronter, je n’ai pas pu, je suis parti. Je me suis relevé vers une heure du matin, tout le monde dormait, silence total dans la maison, ça m’a fait tout drôle. J’ai bien hésité et failli abandonner, peut-être que j’aurais mieux fait, il a fallu que je me moque de moi et que je me dise « allez, t’as les couilles, en avant ! ». Une fois passé la porte de la maison, c’était fini, je savais que je devrais aller au bout de mes idées, j’avais pris une décision, il me fallait assumer et c’est ce que j’ai fait, je ne me suis pas retourné. Après avoir fait mon baluchon, j’ai marché sans m’arrêter jusque dans la Hague, deux jours j’ai mis. Ce coin était encore plus sauvage que maintenant, les routes étaient rares, c’était plutôt des chemins mal carrossés. J’ai fait le grand tour pour éviter Cherbourg, à chaque fois que je voyais quelqu’un je me cachais. J’avoue, je n’étais pas si brave que ça, mais pour rien au monde je n’aurais fait demi-tour. J’ai fini par trouver un réseau de blockhaus immense du côté du Castel Vendon, les trucs des Allemands, personne n’y venait, trop dangereux, ça n’avait pas encore été déminé, il y avait des panneaux de danger partout ; mais, dans un trou en haut des falaises c’était somptueux, j’avais la vue sur la mer, formidable. Cependant, je commençais à avoir faim, nous étions au printemps, je me suis fait quelques potagers, j’ai trouvé des pommiers et pris un lapin dans un clapier. Je suis resté une semaine caché dans mes souterrains, une partie était noyée, mais j’avais de la place et des tas de coins pour me dissimuler si besoin. La guerre était finie depuis un moment et beaucoup d’endroits comme celui-là étaient, on le supposait, encore piégés, aussi les gens n’y venaient pas, j’étais très prudent. Je me suis dit qu’il fallait que je trouve un moyen de gagner ma vie autrement, voler ça finirait par tourner au vinaigre et ce n’était pas dans ma mentalité. J’avais un autre copain de trois ans de plus que moi, Alain qui pratiquait la pêche à Cherbourg comme mousse sur le bateau de son père. Leur spécialité, les cordes. Je me décidai à aller le voir. Je savais qu’ils rentraient tard le soir. L’intérêt à Cherbourg, c’est que le port est toujours en eau, pas comme nous, dans les petits ports, tributaires de la marée. Le premier jour, je les ai ratés quand je suis arrivé à la criée où ils débarquaient leur pêche ; puis après à l’endroit où ils faisaient sécher leurs cordes sur le quai, ils n’étaient pas là non plus, le bateau était au mouillage ; je me suis renseigné : il me fallait être plutôt vers les dix-neuf heures. J’en profitai pour trouver un endroit d’où je pourrais les voir sans me découvrir, je pensais que le père d’Alain savait que je m’étais enfui et je ne tenais pas à me faire ramener à la maison. Je décidai de passer la nuit là-haut au Roule, la colline qui domine Cherbourg, il y avait des cachettes et rares la nuit ceux qui allaient s’y promener. Le lendemain de bonne heure, je redescendis en espérant pouvoir lui parler discrètement. En général, c’est le mousse qui prend le pain et ce qui va avec pour le casse-croûte qu’ils prennent à bord. Aussi je me rendis pour l’attendre à la boulangerie près du port en espérant qu’il y passe. J’eus de la chance, c’est ce qu’il fit.

⸺ Qu’est-ce que tu fous là, me dit-il, tout le monde te cherche, même les gendarmes, tes parents sont catastrophés, il faut que tu rentres, c’est grave ce que tu fais !

⸺ Ce n’est pas pour ça que je viens te voir ; connais-tu quelqu’un qui pourrait m’acheter ma pêche, coquillages, bouquets et crabes. Je me dis aussi que c’est peut-être dangereux de rester dans le coin, il vaudrait mieux que je descende à Granville, non ?

⸺ Tu es fou Louis, cinglé… Mais bon, à ta place, je ne resterais, pas dans le coin, la meilleure façon d’écouler ta pêche, je pense, c’est effectivement de descendre à Granville, ou en Bretagne carrément, et d’essayer de vendre à des restaurants, ou alors en campagne, mais pas dans des halles, tu ne dois pas rentrer en concurrence avec des professionnels, ils auront vite fait de te virer. Les poissonniers prennent les bigorneaux aux gamins, c’est long à pêcher et ça rapporte bien si tu sais en ramasser des gros. Eux, ils ne le font pas ; je le faisais pendant les vacances, les coques aussi, mais là, il y a de la concurrence. Bon, j’y vais, si tu veux me revoir c’est le matin, ici et à la même heure, mais à ta place je rentrerais chez moi. Salut Louis, la bonne journée.

⸺ Merci Alain, la bonne journée à toi aussi et adieu, je m’en  vais ; tu as raison, je vais essayer Granville et le Mont-Saint-Michel, depuis le temps que je rêve de le voir.

Voilà, ce jour-là, nous nous sommes quittés et on ne s’est jamais revus, son bateau a coulé deux ans plus tard, ils ont tous disparu.

Ma décision était prise, je rentrai au Castel Vendon, fit une lessive ; je voulais être propre, j’avais pris la précaution d’emmener du savon et avec toute l’eau douce qui noyait les souterrains, c’était facile, sombre, mais facile. Le lendemain après-midi, je me mis en route, il ne me restait pratiquement plus rien à manger. L’eau à cette époque ne posait pas de problème, dans tous les bleds il y avait des pompes à bras ou des sources ; elles n’étaient pas polluées, mais la bouffe, c’était autre chose. J’avais un beau sac à dos, mon père avait fait son service dans la marine, j’avais piqué son sac de matelot et avec des longes de cuir prises dans la forge je l’avais équipé, c’était très confortable. Le premier jour, je pus dans un verger ramasser des pommes, c’est ce que je préférais, j’aurais pu me nourrir rien qu’avec des pommes. Je ne me rendais pas vraiment compte du temps que j’allais mettre, je ne m’étais même pas posé la question, il fallait y aller, point. Jamais je n’ai regretté ce que je faisais, tu ne peux t’imaginer ce que j’ai vécu, les contacts que la nature m’a permis, aussi bien avec toutes sortes de bestioles qu’avec les plantes, j’ai plus appris que dans n’importe quelle école. J’ai volé des lapins à des renards, des pigeons à des buses, j’ai observé les chèvres sauvages des falaises et j’étais capable de voir leurs plantes préférées, j’en ai goûté et j’ai compris qu’elles ne broutaient pas n’importe quoi, elles choisissaient suivant l’humeur, l’heure de la journée et pouvaient même se soigner, hé oui ! Des toubibs à cornes, tu me diras, ça peut aussi exister chez les humains, mais c’est une autre histoire.

— 6 —

⸺ Tu pourras me la raconter aussi cette histoire-là, celle des toubibs à corne ?

⸺ Heu oui, nous verrons cela plus tard, nous n’allons pas nous mélanger les récits, on ne s’y retrouverait plus. Tiens, dis donc, il ne pleut plus et il y a un rayon de soleil, je suis sûr que Rose va aller sur la plage, vas-y avec Trouduc, je vais à vélo à Réville faire des courses.

⸺ Et aussi boire un coup au bistrot avec les copains.

⸺ Qu’est-ce que ça peut te faire, t’es pas chargé de me surveiller, non ?

⸺ Bien, je vais à la plage, Rose est peut-être bête, mais toujours aimable, elle !

Léo prit rapidement la tangente avant que le grand-père ne réagisse à la réflexion de son petit-fils ; Trouduc comprit, lui aussi, qu’il allait se dégourdir les pattes et suivit. Comme le temps restait très couvert et le ciel menaçant, il n’eut pas envie de se baigner, il se dirigea vers le coin de prédilection de Rose, elle n’était pas là. C’est bien une fille, pensa Léo, elle a peur de la pluie, mais au moment où il allait faire demi-tour, Rose pointa le bout du nez rapidement, elle avait dû le voir de chez elle.

⸺ Salut Rose, on marche un peu ?

⸺ Je ne sais même pas ton nom, tu me le dis et on fait un check ?

⸺ Léo, je m’appelle, mais qu’est-ce que tu veux qu’on fasse ?

⸺ Faire un check, tu ne sais pas ce que c’est ? Tu es vraiment un paysan, tu fermes ton poing, moi aussi, et on fait poing contre poing, après on peut faire le plat de la main contre le plat de la main. Tu as compris ?

⸺ Encore un truc de parisien, vas-y, montre !

Rose exécuta la manœuvre plusieurs fois. Cela fit rire Léo.

⸺ Ça évite de faire la bise à tout le monde et de se refiler les microbes, assura Rose.

⸺ Dommage, répondit Léo, je te l’aurais bien faite, moi, la bise.

⸺ Si tu veux, ça peut se faire, mais deux c’est tout.

Léo ne se le fit pas dire deux fois et remarqua au passage qu’elle sentait plutôt bon et sûrement pas le métro, qu’elle était toute fraîche et douce, ce furent ses premiers émois.

⸺ Viens, dit Léo, je vais te montrer comment pêcher les bigorneaux et tu pourras les manger, pas comme tes petites crevettes.

Très fier, Léo lui indiqua sous quelles algues on en trouvait le plus et puis aussi ceux qui pouvaient se manger, les ronds, pas ceux qui avaient la coquille pointue et encore moins les gris ; ils en ramassèrent plein que Rose mit dans les poches de son short rose. Ce qu’il ne manqua pas de remarquer, chez sa maintenant copine, le rose était une obsession, jusqu’au prénom ! Trouduc les avait suivis et entreprit de faire une démonstration à Rose sur la façon de croquer les crabes, ce qui lui fit attraper la main de Léo et fermer les yeux. Ce fut jugé pas forcément malin par son jeune ami, puisque ça l’empêchait de bien profiter de la démonstration.

⸺ Tu veux goûter chez nous, dit Rose, Maman m’a dit qu’elle voulait bien !

Avant de répondre, Léo fit une analyse de la situation, le risque n’était pas négligeable, que dirait le grand-père ? Après tout, tout bien réfléchi, il était sûrement au bistrot avec les copains et ce n’était pas mieux que d’aller voir si les Parisiens mettaient du maquereau au goûter. Il acquiesça donc.

⸺ Je veux bien, mais il faut que j’aille enfermer Trouduc dans le jardin, on peut y aller ensemble, si tu veux bien ?

⸺ Allons-y vite, Maman veut toujours me voir, sinon je me fais gronder.

En entrant dans le jardin de Rose, Léo remarqua tout de suite que celui-ci était bien mieux entretenu que le leur, il y avait beaucoup de rosiers magnifiquement fleuris, ainsi que beaucoup d’autres plantes, souvent florifères, que Léo ne connaissait pas, mais qui firent son admiration.

⸺ C’est drôlement joli chez toi, Rose.

⸺ C’est normal, Maman passe la majeure partie de son temps à soigner les plantes, elle les appelle ses petites chéries.

À ce moment, la maman en question apparut, elle aussi de rose vêtue, c’était également une blonde aux yeux bleus.

⸺ Bonjour mon garçon. Alors, c’est toi le fameux Léo, j’entends souvent ton grand-père t’appeler, puis râler, car tu ne l’entends pas, alors il fait sonner, en bougonnant, la cloche. Rose aussi est toute triste quand tu ne t’intéresses pas à elle. Tout ça n’est pas bien grave, venez goûter, tu veux du chocolat, Léo ?

⸺ Oui Madame, merci, je veux bien.

⸺ Et poli ce jeune homme, plus que ton grand-père qui se contente pour dire bonjour de soulever juste un peu sa casquette. Appelle-moi Maritie, et une petite remarque jeune homme, quand tu es avec ma fille je veux vous voir du jardin ou, alors, il faut me dire où vous allez, d’accord ?

⸺ Heu, oui bien sûr, mais là, avant de venir, nous sommes allés enfermer Trouduc dans le jardin.

⸺ Ah oui, Trouduc, j’allais l’oublier celui-là, c’est ton grand-père qui a trouvé le nom, je suppose ?

⸺ Oui, c’est à cause de…

⸺ Stop ! J’imagine, je n’ai pas besoin d’en savoir plus, assoyez-vous tous les deux.

Le goûter fut délicieux, un chocolat chaud et des tartines de Nutella ; Léo adorait, mais le grand-père ne voulait pas voir ce truc américain chez lui. Ah oui, quel goûter !

Après ils se lancèrent dans une partie de mille bornes qui fut interrompue par le son de la cloche du grand-père.

⸺ Il faut que je rentre, dit Léo, quand il revient après avoir été au bistrot avec les copains, il n’est pas toujours de bonne humeur, surtout quand il a perdu à la belote. Merci beaucoup, Maritie.

⸺ Je vois, dit cette dernière, file, ne le fais pas attendre.

Léo se leva, fit la bise à Rose et partit en courant.

Louis avait le sourire quand Léo arriva.

⸺ Alors gamin, c’est bien chez les Parisiens ?

⸺ Ils sont vraiment gentils et tu sais, Rose, elle n’est pas bête, simplement elle ne connaît pas bien la mer et tout ça, c’est tout.

⸺ C’est bien ce que je te disais, ils ne vivent pas comme nous. Écoute, si tu veux, nous allons faire notre balade et après je continue mon histoire, je commence à y prendre goût ; il faut que tu écoutes bien et que tu retiennes, quand je serai parti et que tu seras savant, tu écriras tout ça, tu feras lire à ton père, je n’ai jamais pu lui expliquer, peut-être il comprendra. Tu es d’accord ?

⸺ Oui, Papy, et à propos, demain nous allons à St Vaast, c’est le jour où on téléphone aux parents.

⸺ Je sais, ne t’inquiète pas, je n’ai jamais oublié, nous irons à vélo ; allez viens, Trouduc s’impatiente.

Le ciel était bien couvert encore quand ils sortirent, mais il ne pleuvait pas. Ils profitèrent d’un éclairage extraordinaire, la pluie avait lavé l’air, les contours du paysage étaient nets et se découpaient comme des ombres chinoises, les distances avaient subi un effet loupe, les îles Saint Marcouf s’étaient, comme par miracle, rapprochées, les couleurs étaient éclatantes, dopées par cette transparence quasi surnaturelle. Ils firent le trajet habituel comme hypnotisés par ce tableau inaccoutumé que se plaisait à leur offrir la nature si prolixe, dans cette région, aux mises en scène époustouflantes. Peut-être même que Trouduc fut sensible au décor, il ne trouva pas un seul crabe. En rentrant, Louis s’assit dans son grand fauteuil en osier, aux coussins fleuris que Marie avait confectionnés et qui le rendaient si confortable. Il n’y en avait qu’un, la place manquait, Léo s’assit sur une chaise. Louis se frisa les moustaches et se racla la gorge.

— 7 —

Je suis donc parti pour Granville. Je pensais mettre une semaine, d’autant plus qu’il me fallait être très attentif à ne pas me faire remarquer et éviter à tout prix les gendarmes, et puis je devais également me nourrir.

Je partis avant l’aube pour passer Gréville de nuit, je ne vis personne. J’enfilai la rue aux Chats et enfin je fus tranquille ; c’était la vallée Jalletot et le ruisseau de la grande vallée, c’est étroit et escarpé, mais d’une beauté à couper le souffle, je croisai quelques renards rentrant d’une nuit passée, sans doute, à défendre un territoire peuplé de lapins si délicieux à croquer. Au fur et à mesure que le jour se levait, une rougie sanglante effaça presque le violet des bruyères fleuries qui couvraient les falaises. C’est beau la Hague, tu sais, j’en ai toujours été amoureux, ce sont les plus hautes falaises d’Europe, on a tendance à l’oublier. Je me rappelle m’être assis pour apprécier ce feu d’artifice orchestré par dame nature ; j’en étais persuadé, c’était pour fêter mon départ. Cependant, il me revint à l’esprit ce dicton que mon père disait toujours quand un tel phénomène se produisait : « rougie du matin met la mare au chemin et rougie du sé (soir) met la mare à sé (à sec) » ; je me dis qu’il fallait me préparer à une journée très humide, effectivement, de gros nuages noirs commencèrent à faire leur arrivée ; j’accélérai le pas pour trouver un abri et, comme je n’étais pas équipé pour la pluie, je me dis que je devrais peut-être y passer la journée. Elle arriva la pluie, des trombes d’eau me tombèrent dessus, le tonnerre se mêla à la fête et, là, j’eus un doute : le feu d’artifice, c’était peut-être la réprobation de ma conduite ; mais je n’eus pas le temps de me poser trop de questions, le chemin se transformait en torrent et se dérobait sous mes pieds, je perdis l’équilibre, dévalai en roulant une pente presque à pic et je me retrouvai plaqué contre un mur en pierres sèches qui devait délimiter un improbable pâturage. J’essayai de me relever, mais impossible de tenir sur mes jambes, une douleur à la cheville me fit comprendre que je me l’étais foulée. Je ne savais pas trop si j’étais loin des maisons, il me fallait trouver un endroit à peu près sec et tranquille pour me reposer, je me traînai jusqu’à un bosquet et aperçus un abri sous un laurier-sauce, je ne sais si je m’endormis ou si je m’évanouis, mais je fus réveillé par une vieille femme qui, sur son dos, portait un fagot de bois qu’elle avait lié avec un quarantenier cachouté, elle finit par poser son fardeau et me secoua avec vigueur.

⸺ Eh bien p’tit gars, c’est quoi qui t’arrive ? trempé qu’il est en plus, tu vas choper la mort, allez, réveille-toi !

Je m’ébrouai et reconnectai avec une actualité plutôt alarmante.

⸺ Je suis tombé, suite à l’orage, et je me suis foulé la cheville je ne peux plus poser le pied par terre, je suis trempé, j’ai froid, je suis comme un con.

⸺ Tu l’as dit mon p’tit, mais je ne peux pas te porter, je suis trop vieille, j’vas te faire des béquilles.

La brave femme sortit de dessous ses jupes une serpette et alla tailler dans du coudrier deux bâtons fourchus, elle me les tendit, j’arrivai à me lever et, avec l’aide de ces béquilles ingénieuses, je pus me déplacer.

⸺ Bien, maintenant tu me suis, tu vas venir te réchauffer chez moi et je vais t’arranger ça, moi je reboute les braves gens. Si y a rien de cassé, dans deux jours tu recavales ; allez, en route.

C’est avec peine que je me remis en chemin ; heureusement, la brave femme m’attendait, car, dans ce sentier accidenté et pentu, je n’étais pas à la fête. Je pense que nous avons bien mis une heure pour arriver à sa chaumière, pas loin a priori de l’entrée de Vauville, et c’est avec un plaisir non dissimulé que je m’assis, enfin à l’abri, sur une chaise. La vieille arriva avec une couverture de laine qui datait sûrement du siècle dernier, mais, au moins, elle était sèche.

⸺ Allez, déshabille-toi, je vais faire sécher tes affaires devant le feu et, t’inquiète, tu ne seras pas le premier homme que je vois à poil, dépêche-toi avant d’être malade.

⸺ Ça va aller, dis-je, j’ai un change dans mon sac.

⸺ Ton sac, mon gars, tout est trempé dedans, je ferai sécher le reste après.

J’obéis donc en rougissant comme un picot, je lui arrachai presque des mains la couverture et m’enroulai dedans.

⸺ Pas bien gras le titi, ricana-t-elle. Bien, montre-moi ton pied que je t’arrange ça.

Je levai ma cheville avec un cri de douleur, elle me la prit avec une douceur que je n’aurais pas soupçonnée de sa personne qui paraissait si rustre ; ses mains étaient chaudes, presque brûlantes, elle caressa ma souffrance pendant plusieurs minutes, puis me regarda dans le blanc des yeux.

⸺ Tu es prêt à souffrir garçon ? Cramponne-toi et gueule, ça soulage.

Effectivement, elle effectua un mouvement brusque, une douleur aussi aiguë que fulgurante me fit hurler et me paralysa, tant cela était fort, puis, plus rien, je pus bouger le pied, la douleur avait presque disparu, je la regardai, étonné.

⸺ Ne bouge pas, je vais te poser une sorte d’emplâtre, si les os ont retrouvé leur place, la chair est encore blessée.

Elle alla chercher un pot en grès, en retira une sorte de boue odorante qu’elle mit généreusement sur la meurtrissure, elle entoura le tout avec des feuilles, puis mit une bande de tissu.

⸺ Voilà, tu ne bouges plus, tu dormiras à côté dans l’étable avec les chèvres, peut-être qu’elles te laisseront tranquille, tu es ici pour deux jours, tu as quelqu’un à prévenir dans le coin ?

⸺ Heu, non, personne, je…

⸺ Te fatigue pas bonhomme, je sais qui tu es, tout le monde te recherche, ce ne sont pas mes affaires. Tu paieras le sauvetage et les soins en me faisant deux trois bricoles que je ne peux plus faire, vu mon âge ; et tu repartiras où bon te semble. Si tu veux rester plus longtemps, faudra travailler. Bon, ceci étant dit, nous allons manger, j’ai faim et j’ai comme l’impression que tu n’as pas fait un repas digne de ce nom depuis un bon moment, nous sommes d’accord sur tout ?

⸺ Oui, Madame, d’accord sur tout.

⸺ Maritza, Louis, mon nom est Maritza, donc tu m’appelles Maritza, ce n’est pas compliqué.

⸺ Non, c’est vrai, ce n’est pas compliqué, Maritza.

Ce fut pour moi l’occasion de déguster une soupe au goût étrange, et surtout inhabituel, qui était délicieuse, elle la resservit trois fois, puis j’eus le droit à une grosse pomme. Elle m’emmena dans l’étable, un châssis surélevé, sur lequel était tendu un grillage surmonté d’une paillasse, servait de lit d’appoint aux gens de passage et sûrement aussi aux chèvres. J’avais gardé la couverture et retrouvé mes vêtements secs. Je fis la connaissance de mes compagnes, quatre chèvres, dont une toute jeune ; l’étable semblait propre, bien sûr il y avait l’odeur, mais ce soir-là, rien n’aurait pu me déranger ; je dormis avec Morphée et tous ses copains. Le lendemain, quand Maritza vint ouvrir la porte, le chevreau était avec moi, la tête posée sur ma poitrine. Je suis resté une quinzaine de jours chez Maritza, je ne saurais dire quel âge elle avait, sous des dehors plutôt acerbes et malgré son dos courbé par les années de travaux et de privations, elle était douce et gentille ; je pensais même que, plus jeune, elle avait dû être une jolie fille. Puis, un matin, de sa voix éraillée, elle m’a dit qu’elle m’avait assez vu, j’ai donc repris la route. Voilà Léo, c’est tout pour ce soir, je suis fatigué.

— 8 —

Ils mangèrent la soupe en silence, puis filèrent au lit. Léo s’endormit en ayant à l’esprit que, demain, il aurait ses parents au téléphone. Bien qu’il ne voulût pas se l’avouer, c’était sûrement sa maman qui lui manquait le plus ; il eut une petite pensée pour Rose, peut-être qu’elle avait aussi un pyjama rose ?

Le lendemain, le ciel avait programmé son plus beau scénario, point de rougie agressive, du bleu avec un petit vent tout mignon qui avait fait le voyage depuis l’amont. Ils se retrouvèrent au petit-déjeuner avec un grand sourire. Le samedi, ils quittaient toujours le Dranguet de bonne heure. À Saint Vaast, il y avait le marché le matin ; quand il faisait beau, ils en profitaient pour aérer la maison et puis, vers onze heures, Melchior et Anissa, les parents de Léo appelaient. C’est Louis qui avait affublé son fils de ce prénom porté, d’après la légende, par un des trois rois mages. Marie n’avait pas apprécié, ils avaient prévu Jacques ; mais avant d’aller à la mairie pour faire la déclaration, Louis était allé arroser ça par dépit avec des inconnus dans un bistrot breton (pour le dépit, nous verrons cela plus tard dans le récit, c’est à Louis de vous le dire…). Suite à un « t’es pas cap ! » il l’avait été… cap ! La secrétaire de mairie lui avait bien fait répéter au moins trois fois, mais bon, il avait confirmé ; au moins, disait-il, il n’y aurait pas de concurrence.

Ce matin-là, les courses au marché traînaient un peu et Léo commençait à s’impatienter, le grand-père était connu, faire plus de dix pas sans rencontrer une connaissance avec qui discuter c’était presque impossible, aussi, Louis finit par lui donner les clefs de la maison et Léo partit en courant pour ne pas manquer l’appel. Arrivé à la maison, il n’eut pas longtemps à attendre, il décrocha et fut presque déçu d’entendre la voix de son père.

⸺ Bonjour, mon garçon, comment vas-tu ?

⸺ Bien Papa, très bien même, il fait beau, chaud et la semaine s’est bien passée, tu sais que Papy a commencé à me raconter les bigorneaux ?

⸺ Ben, dis donc, tu en as de la chance toi, moi je n’y ai pas eu le droit. Il n’est pas là, j’ai quelque chose à lui dire.

⸺ Non, il a rencontré Francis au marché, je suis rentré tout seul, il m’a dit qu’il me suivait, mais ce n’est pas gagné.

⸺ Très bien, mon garçon, je te passe ta mère et je t’embrasse. Au fait, tu as travaillé ?

⸺ Oui, oui, je t’embrasse aussi.

⸺ Bonjour mon chéri, tu vas bien ? s’empressa de demander Anissa, raconte-moi ta semaine.

Il raconta tout Léo, il racontait toujours tout à sa maman Léo, mais vraiment tout, même les humains, surtout les médecins un peu chèvres qui avaient quelquefois des cornes et qu’il aimerait des explications, car ça ne lui plairait pas d’en avoir, lui, des cornes. Et puis Rose, il n’y avait qu’à Maman qu’il pouvait raconter Rose, si belle et toute en rose et qui ne sentait pas le métro, bien que…