La maison des falaises - Thierry Lepesteur - E-Book

La maison des falaises E-Book

Thierry Lepesteur

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Beschreibung

La Hague, ses falaises percent la brume comme un doigt dénonçant une mer sans pitié aux courants meurtriers. Y vivre est exaltant, vivifiant, le cadre est magnifique, somptueux, déroutant.
Une maison en granit défie les tempêtes, s’arrogeant le droit de jaillir des bruyères, solitaire, elle abrite une famille vivant entre bonheur et drame dans ce décor de paradis et d’apocalypse, les générations s’y succèdent et ne peuvent s’en détacher jusqu’à ce que…
Une saga romancée épicée de quelques faits réels à la sauce imaginaire, c’était il y a si longtemps…


À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en Normandie, à Saint Pierre Eglise, village du Cotentin, Thierry Lepesteur aime à dire qu’enfant il a été vacciné à l’eau de mer, ce qui l’amena à une carrière maritime. Après avoir navigué sur bien des océans, il se penche sur ce coin de Normandie si particulier, si beau et qui fut le berceau d’une partie de ses ancêtres. Il y retourne quelque fois dans ces falaises du bout du monde, une cicatrice indélébile.

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Thierry LEPESTEUR

1 - Augustin et Azélie

Le soleil n’arrivait pas encore à percer l’épais brouillard qui, ce matin, cachait la mer à Augustin, il émit un grognement de satisfaction, c’était pour lui du pain bénit. Nul ne le verrait relever ses pièges, ensuite, grèver se ferait en toute quiétude. Se régalant du tempo donné par les vagues se brisant sur le bas des escarpements, son esprit vagabonda quelques instants dans ce décor mirifique. La maison, assise dans le mi-temps des hautes falaises qui descendaient progressivement avec, selon les endroits, plus ou moins de pente vers la mer, détonnait dans ce paysage sauvage, depuis combien de temps était-elle là ? Personne ne le savait, il y en avait bien une autre, un peu plus bas, plus discrète, mais la sienne, à Augustin, servait même d’amer aux marins du coin. La journée s’annonçait fructueuse, cette brouillasse l’enchantait, c’était une bénédiction ; avec un peu de chance, peut-être même que la mer lui livrerait sur l’estran quelques débris d’épave. Il s’éloigna un peu de la maison, remplit ses poumons de cet air salin si vivifiant, plein d’odeurs marines, venant des quatre horizons, puis il ouvrit sa braguette, urina avec satisfaction et décontraction face à la mer. Une arrivée tempétueuse lui fit ramasser le matériel rapidement, c’était, à n’en pas douter, son chien Napo, un bâtard tout noir aux allures lointaines de Beauceron qui passait ses nuits à se battre avec les renards. Quelquefois d’ailleurs, il revenait ensanglanté, cela alors le tenait tranquille quelques jours, enroulé sur lui-même, gémissant devant la maison dont l’entrée lui était interdite par Azélie, en cause : l’odeur ; Napo pouvait empuantir rapidement les lieux, surtout fermés. Le chien en question lui sauta dessus en couinant, signe d’une grande joie, attestée également par un battement latéral rapide de la queue. Augustin haussa la voix pour le calmer tout en le caressant.

⸺ T’as l’air bien content, vieux bandit, je soupçonne que tu as eu une nuit de plaisir, mais calme-toi, nous avons du boulot ce matin.

Augustin partit voir d’abord sa mule, c’était son outil de travail le plus précieux, indispensable même pour transporter du matériel dans ces falaises, une acrobate Pentecôte, achetée deux ans plutôt au mois de mai, ce nom était marqué ce jour-là sur le calendrier des postes, ce fut donc le sien. Après l’avoir caressée, en avoir fait le tour pour vérifier que tout allait bien, il mit licol et bât sur son dos, harnachement indispensable pour la charger. Il l’emmena devant la maison, l’attacha à un anneau fixé sur la façade, à côté de la porte. Se saisissant d’un seau, il se rendit dans l’enclos où se trouvait l’unique vache, elle avait eu son veau deux mois auparavant ce qui permettait de la traire, une bonne bête, pas avare de son lait. Elle se laissa faire Violette, Napo eut sa part dans un vieux bol qu’il lapa avec gourmandise. Azélie, sa compagne, prit le seau de lait, en mit un peu dans la chicorée, puis le rangea dans un endroit frais, plus tard la crème serait récupérée, ajoutée à ce qui était déjà de côté, cela donnerait un excellent beurre une fois baratté, du grand luxe. Azélie s’occupait également de la basse-cour qui, bien protégée par du grillage à cause des renards et autres malebêtes, s’égaillait un peu plus bas dans une grange ruinée, elle ramena une demi-douzaine d’œufs. Tous les deux déjeunèrent de chicorée au lait, de pain, de rillettes et d’une pomme.

⸺ Royal, ce matin, dit Augustin, le repas, bon ! Je pars avec Pentecôte, je vais relever mes collets puis je descends à la grève, le brouillard va rester toute la matinée, ce sera tranquille, je vais pousser jusqu’à Herquemoulin, souvent j’y trouve du bois. Je prends aussi le fusil, hier soir j’ai vu les traces d’un gros sanglier, avec un peu de chance…

⸺ Te fais pas prendre, c’est bien la balade, mais, pour les pommes de terre il serait temps de les planter, elles sont bien germées, ça va faire une semaine que tu le dis tous les jours.

⸺ Cet après-midi se sera fait, parole.

Augustin vint embrasser Azélie et sortit, il détacha la mule, cette dernière le suivit, Napo compléta le convoi, qui gravit le sentier pentu permettant d’accéder à un chemin plus large, presque en haut des falaises ; au bout d’une centaine de mètres, après hésitation et approbation de Napo, il pénétra dans les fougères, ce dernier partit devant, jappa deux trois fois, Augustin comprit : le piège avait fonctionné. Effectivement, un lapin s’était pris dans le collet, il s’en saisit, le libéra de la boucle mortelle, puis lui appuya sur le ventre pour le faire pisser, son cadavre disparut dans son sac ; ensuite, le piège fut retendu à une courte distance, l’endroit était bon, autant ne pas aller trop loin. Une dizaine de collets furent visités, lui offrant quatre autres lapins, une bonne affaire ! quatre seraient vendus dépiautés, la fourrure étant de bonne qualité les peaux seraient mises à sécher, remplies de paille, en attendant le passage du marchand qui les récoltait. Le butin ramassé, la petite troupe redescendit un peu plus loin pour prendre le sentier en bordure, dit "sentier des douaniers" et se dirigea vers la vallée d’Herquemoulin. Le chemin étroit, très accidenté, ne posait à Augustin, comme à sa mule, aucun problème, c’est d’un œil distrait qu’ils abordaient les inégalités du parcours ; rien ne pouvait empêcher Augustin de mettre tous ses sens en alerte, la vue de la mer, du ciel, les senteurs de cette végétation si particulière de l’endroit, mélangées aux effluves marines, lui permettaient, en même temps, de savourer le moment présent, de se faire une idée précise du temps à venir, de rationaliser son expédition ; les sons composés de la marée, du vent sifflant dans les broussailles, des cris des bêtes et surtout des oiseaux, lui dictaient inconsciemment la façon d’appréhender ce milieu si singulier ; les bruits qu’il engendrait lui aussi pouvaient, s’il ne faisait pas attention, être révélateurs pour la faune de sa présence prédatrice, surtout lorsque comme Augustin, l’idée d’un bon gibier était toujours présente dans un coin de ses préoccupations. Ils arrivèrent à « Le Pipet », un ruisseau pas toujours en eau qui dévalait la pente en gazouillant ; son écoulement sporadique avait creusé, au cours des millénaires précédents, un vallon jouissant d’une végétation luxuriante par rapport aux falaises, recouvertes de bruyères, de fougères, d’épines et d’ajoncs ; la mule y fut attachée pour ne pas qu’elle le suive. C’est armé de son fusil, un calibre seize à chiens extérieurs, approvisionné de deux cartouches, un cadeau de la mer suite à un naufrage, qu’il pénétra dans le ravin montant à pic dans la falaise. Au bout d’une vingtaine de mètres, Napo commença à renifler avec intérêt le sol le long du cours d’eau, puis la queue se mit à tourner plus rapidement, tout de suite la tension grimpa, il allait y avoir du spectacle, la bête était sûrement encore là.

⸺ Doucement Napo… Tout doux, le chien… Calme, calme…

Augustin avait du mal à suivre, ça accélérait, la pente s’accentuait encore. Je suis seul, pensa-t-il, il est capable de m’échapper. Il arma les chiens du fusil, tout d’un coup Napo se mit à couiner, puis aboya plus fortement, la végétation fut secouée, une grosse masse noire partit sur sa gauche, il épaula, tira ses deux coups l’un après l’autre, la bête fit la culbute et roula jusqu’au moment où un arbuste l’arrêta. Il se méfia, Augustin, ces bêtes-là ont la peau dure et « tiennent bien le plomb », suivant l’expression consacrée, rien de plus dangereux qu’un sanglier blessé ; aussi, il remit deux chevrotines, réarma son fusil, avança avec précaution, Napo aboyait autour du « peut-être » cadavre, Augustin constata que la bestiole respirait encore, c’était un gros mâle, un solitaire sûrement, les plus agressifs, il s’approcha le plus près possible, vit que son œil le regardait, il allait se relever, mais Augustin lui porta le coup de grâce, la bête s’affaissa, ses membres tremblèrent, puis se raidirent. Augustin saisit son couteau, se précipitant sur la bête pour la castrer, ce qui la fit beaucoup saigner. Belle prise, se dit-il, il fait bien les cent quarante kilos. Après l’avoir éventré, il le vida, ne gardant que les abats majeurs, foie, rognons, cœur. Napo se précipita sur les boyaux.

⸺ Toi, dit Augustin, tu vas encore être malade, laisses-en à tes copains les renards, tu ferais mieux de m’aider à le redescendre.

Mais, c’est bien connu, il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre, cela pouvait se traduire par : « débrouille-toi tout seul, Augustin ». Ce dernier attrapa le cochon par les pattes arrière, tenta de le faire glisser, il dut s’arc-bouter pour arriver à ses fins et amener la dépouille non loin de la mule. La corde qui lui servait à lier le bois, qu’il récoltait régulièrement lors de ses expéditions sur les grèves, lui permit d’attacher le cadavre que la mule tira jusque dans le sentier. Là, Augustin réussit à le monter sur le bât, puis prit la direction de la maison. Il se dépêcha, les coups de fusils, manquant de discrétion, avaient sûrement été entendus par des oreilles ennemies du braconnage, comme celles du garde champêtre qui, heureusement, était bien vieux et ne se déplaçait plus guère sur les falaises. La bête, il est vrai, était déclarée nuisible, cependant la période autorisée de chasse était finie depuis longtemps. Arrivé à la ferme, Azélie l’attendait dehors, les déflagrations étaient venues à ses oreilles ; se doutant du résultat, elle vint l’aider à descendre la carcasse dans la petite étable. Augustin s’employa à en brûler les poils à l’aide de paille, après quoi elle fut pendue à une poutre à l’aide d’une poulie ; puis, ils laissèrent la viande reposer afin de la découper le lendemain. Azélie mettrait une partie du foie au repas de midi, le reste, elle irait le porter à la maman d’Augustin qui habitait Vauville, chez sa sœur. Une partie de la viande serait fumée dans la cheminée, une autre vendue en même temps que les lapins, Augustin avait ses clients sûrs qui n’iraient pas le dénoncer, ils appréciaient le gibier, la plupart du temps c’étaient des échanges, le troc était monnaie courante, un lapin, par exemple, pouvait permettre de ressemeler une paire de chaussures ou acquérir des objets usuels, ainsi que bien d’autres choses.

Augustin, après l’avoir nettoyé avec soin, remit le fusil là-haut dans la chambre et repartit avec la mule, suivi toujours de Napo. Cette fois, il prit la direction de Vauville, le bourg se trouvait à environ deux kilomètres du Petit Beaumont ; il descendrait là-bas sur la grève et la longerait jusqu’à Herquemoulin, si les gabelous ou des gendarmes s’étaient mis à rechercher le braco qui avait tiré, il pourrait au moins se dédouaner, avant qu’ils ne viennent chez lui. Arrivé sur la grève, la mer n’avait pas fini de baisser, il se dit qu’il avait le temps et reviendrait par le sentier du bas de la falaise. Les flots déchaînés lors des tempêtes grignotaient avec acharnement ces chemins, se régalant de leur terre argileuse et de leurs galets, mettant à nu un granit vieux de millions d’années qui par endroits se délitait, servant d’armature d’une solidité inégale à cet étonnant décor, aussi quelquefois une partie était complètement engloutie, il fallait retracer un nouveau passage à travers les ajoncs et les bruyères. Pentecôte n’était pas une adepte de la grève, quand son humeur n’y était pas, elle pouvait repartir au galop à la ferme, aussi Augustin la tenait à la longe. Il prit son temps et ne regretta pas sa promenade : pas mal de bois apporté par la mer fut collecté dont une grosse branche, un peu tordue, devant être débitée, cela lui prit un peu de temps. Alors que l’attelage arrivait non loin d’Herquemoulin, il repéra, flottant sur l’eau, un espar, c’était à n’en pas douter, un mât de bateau, de beau diamètre et d’au moins sept huit mètres de long ; aussitôt après s’être déshabillé, il se mit à l’eau pour récupérer l’engin, la pièce de bois était très lourde, trop pour la sortir seul sur le sable. Il récupéra sa mule attachée plus loin, la bête s’avéra rétive, elle n’aimait pas ne serait-ce qu’approcher de l’eau, du moins de celle-là, la salée. Augustin, après l’avoir déchargée, dut faire preuve de persuasion pour qu’elle accepte la charge, cela fut dur à hâler, tous les deux durent unir leurs efforts pour amener la pièce de bois au-dessus de la laisse de mer. Il laissa là son butin, remit sur Pentecôte le chargement de bois puis, personne n’apparaissant dans les environs, fila chez lui pour lui mettre un collier d’épaule, pièce de harnachement indispensable pour lui permettre de tirer le mât, sans cela ce serait impossible. En arrivant devant l’étable où se trouvaient les pièces de bourrelleries, Azélie surgit, elle rentrait juste de Vauville où elle était allée chercher le pain plié de six livres, qu’ils payaient la plupart du temps au boulanger en gibier.

⸺ A priori, lui dit-elle, tes coups de fusil n’ont pas semé la panique dans le bourg, je n’en n’ai pas entendu parler, il est vrai qu’avec les falaises le son est bien atténué pour les gens dans le village. Tu m’as l’air bien pressé, que se passe-t-il ?

Augustin la mit au courant de sa découverte.

⸺ Chouette, nous allons pouvoir agrandir l’étable, je viens avec toi.

⸺ Bonne idée, tu ne seras pas de trop.

Pentecôte fut délestée de son chargement de bois, puis harnachée pour sa nouvelle mission, ramener le mât à la ferme. Sur ces falaises et dans la Hague en général, il n’y avait pas de gros arbres, le vent n’autorisait pas un tel luxe, il courbait la ramure des audacieux les mettant à genoux tels des pénitents. Aussi, un mât de bateau comme celui que venait de trouver Augustin, c’était un peu comme la découverte d’un trésor, si l’on regardait les poutres des maisons du coin, beaucoup étaient cylindriques comme la pièce, miraculeusement échouée, étonnant, non ?

L’espar, quand ils arrivèrent, n’avait pas bougé, le plus dur fut de le monter sur le sentier ; arrivé là, la mule suffirait pour le tirer. Ils marquèrent un temps d’arrêt pour reprendre leur souffle, leur regard se dirigea vers la mer, Azélie se figea puis s’écria.

⸺ Regarde !

Augustin aussi avait vu, il prit son air contrarié, plissant les yeux comme pour mieux y voir, c’était bien un cadavre gisant dans l’eau, sur les rochers à côté de l’endroit où se trouvait tout à l’heure le mât. Il faut dire que, depuis la découverte de la pièce de bois, la mer avait encore baissé.

⸺ Pars avec la mule, dit Augustin, je vais le ramener sur le rivage, fais vite, on ne sait jamais.

⸺ Très bien, j’y vais et je passe chercher le curé, c’est lui qui préviendra les autorités. La mairie, moi, je ne veux pas y aller.

Augustin redescendit, s’approcha du mort, cela devait faire un moment qu’il trempait, les crabes avaient commencé le travail, l’obligeant à en chasser quelques-uns. Remarquant à sa taille une ceinture de cuir avec une magnifique boucle en cuivre, également, dans un étui en cuir, un grand couteau dont la lame se repliait dans un manche, a priori en ivoire ; il se fit la réflexion que cela ne pouvait plus lui servir et s’empara du tout. Les poches ne contenaient qu’un mouchoir et un paquet de tabac bien détrempé, ce fut jugé sans intérêt ; l’alliance ne put être ramassée, les doigts avaient, comme le reste, enflé et couper le doigt, ça, il ne s’en sentait pas capable, la cupidité a ses limites. Autour du cou, la médaille et la chaîne changèrent prestement de propriétaire. Il se saisit du cadavre qui commençait sérieusement à puer, le déposa tout en haut de l’estran et se dirigea vers le bourg. Azélie partait pour le presbytère quand il arriva à la ferme.

⸺ Je vais mettre le mât derrière la maison, pendant que tu vas voir l’abbé Marguin, lui dit-il.

Azélie s’était changée pour aller voir le curé. A vingt ans, c’était une très jolie fille, pas très grande, mince, les cheveux très noirs et naturellement frisés, ses yeux noisette pétillaient de joie de vivre et d’énergie. Orpheline, elle avait failli être religieuse, mais Augustin l’avait sauvée in extremis du célibat et d’une vie vouée au recueillement. Rapidement, le choix fut fait entre Jésus et ce beau garçon, grand, costaud, un peu taciturne, à peine plus âgé qu’elle, peut-on parler pour ces deux-là d’un échange de phéromones ou d’un coup de foudre, je crois plutôt que c’était écrit dans le grand livre des destins. Et puis, une moustache fournie et un regard perçant, interrogateur, cherchant toujours à voir ce que l’on aurait pu lui cacher, l’avaient, dans un premier temps intriguée, puis séduite, cela avait éveillé en elle des sensations interdites, pourtant bien normales à son âge. C’est en effectuant des travaux avec son oncle au prieuré, qu’ils avaient fait connaissance. Cette novice qui, au contraire des autres filles, avait une certaine joie de vivre et une sensualité retenue, rendit fou notre Augustin, il vint l’enlever presque de force une semaine après avoir fini le chantier. C’est à la fin de ces travaux que l’anxiété l’avait pris, ses pensées s’étaient figées sur sa religieuse, elle était devenue son obsession, ne se nourrissant même plus, sa tante, excédée de le voir dépérir, lui dit :

⸺ Va la chercher, ça t’évitera de mourir idiot, tu verras bien.

Il avait vu. Azélie l’avait suivi, lançant son voile en l’air, rigolant devant les membres de la communauté, consternés de tant d’audace et de mépris pour la chose sacrée. Cependant, elle n’avait pas renié la religion, priant toujours avec conviction, surtout pour sauver l’âme de son compagnon qui concevait le surnaturel, ces croyances chrétiennes qu’il jugeait irrationnelles, comme une aliénation de pétochards dont l’esprit était dans les étoiles, plutôt que sur terre. Son esprit très cartésien ne concevait pas le ciel habité par un dieu qui, plus est, vu ce qui lui était arrivé, était très mal défendu par une horde d’anges ailés, s’amusant plus à tirer des bords dans les nuages qu’à venir le secourir. Cependant, depuis qu’il fréquentait Azélie, ce raisonnement s’était orné de bémols sur à peu près toute la portée. Le curé, un brave homme, avait pris Azélie en affection, il avait toujours sur elle un œil bienveillant qui, entre autres, avait accepté l’évasion, peut-être même s’en était-il réjoui, pensant que naturellement son attention s’était un peu détournée d’un destin fade et sans intérêt, vers quelque chose de plus palpable : une vie de dur labeur, certes, mais offrant un réconfort plus charnel (ce n’est qu’une supposition). Il s’était conforté dans sa décision en constatant qu’elle continuait sa spiritualité avec une grande détermination. Il avait calmé certains esprits choqués, suite à cet enlèvement, et avait approuvé l’idylle.

Elle arriva un peu essoufflée à la porte du presbytère et frappa ; Jeannette, la bonne, ouvrit la porte.

⸺ Tu vas le trouver à la mairie, lui dit-elle, il essaie de décider le maire à effectuer des travaux pour empêcher l’eau de pluie de pénétrer dans la sacristie.

⸺ Je n’aime pas le maire, dit Azélie, il veut me renvoyer au prieuré, mais comme c’est important, j’y vais quand même.

C’est après un gros soupir qu’elle se décida à prendre la direction de la mairie, heureusement la chance était de son côté, le curé la croisa sur sa route.

⸺ Tiens, dit ce dernier, tu tombes bien Azélie, ton sourire va me changer de la moue peu aimable de Monsieur le maire ; puis-je faire quelque chose pour toi ? Tu m’as l’air bien pressée.

⸺ Rien de bien gai, Monsieur le Curé : avec Augustin, nous avons trouvé un cadavre sur la plage, pas loin d’Herquemoulin, il l’a remonté au plus haut, mais il faudrait peut-être prévenir Monsieur le maire et aussi les gendarmes ; moi, désolée, mais je n’irai pas, tous ces gens me font peur.

⸺ Effectivement, Azélie, pas très gaie ton histoire ; bon, rentre chez toi, je m’en occupe, je ne dirai pas aux gendarmes que c’est toi qui m’as prévenu.

⸺ Merci, Monsieur le Curé, je préfère.

⸺ Au retour, je m’arrêterai chez vous, j’ai quelque chose d’important à vous dire, vous serez là tous les deux ?

⸺ Nous vous attendrons, à tout de suite.

Azélie fila rapidement en direction de la ferme du Petit Beaumont ; arrivée, elle alla voir Augustin occupé à cacher la carcasse du sanglier, on ne sait jamais, autant prendre des précautions.

⸺ J’ai vu Monsieur le Curé, c’est lui qui va prévenir le maire, ce dernier préviendra les gendarmes à Beaumont.

Il va aussi se rendre sur les lieux et désire nous voir à son retour.

⸺ Je crois savoir pourquoi, nous avons abordé le sujet l’autre jour ; son désir est que l’on se marie, nous ne devons pas continuer à vivre dans le péché, affirme-t-il, cela révolte certains bien-pensants, nous risquons d’être cloués au pilori des hérétiques, n’oublie pas que j’ai détourné une nonne de ses vœux !

⸺ Je ne les avais pas encore prononcés, mes vœux. Mais, il est vrai que pour eux c’est pareil, je suis une parjure à leurs yeux, toi, tu es maléfique, seule une union conforme à la tradition catholique peut nous tirer d’affaire. — Tu ne veux pas faire de moi ta femme ?

⸺ C’est mon vœu le plus cher, mais pas sous la contrainte.

⸺ Rien ne t’oblige, mon amour, rien. Moi, désirant la paix avec les gens du village, j’accepte ; de plus, ce serait le plus beau jour de ma vie.

⸺ Alors, vu comme ça, nous le ferons, tu as raison, ce sera un grand bonheur pour moi aussi.

La nouvelle du cadavre de la plage d’Herquemoulin se propagea rapidement, l’anse vit pas mal de monde venir inspecter les lieux, au cas où quelque marchandise, accompagnant la dépouille, aurait pu être récupérée, mais rien d’autre que ce qu’Augustin avait trouvé n’apparut. Quelques-uns, d’ailleurs, s’étonnèrent de ne pas le voir parmi eux, plusieurs soupçonnèrent même que c’était lui qui avait trouvé le mort, ils en conclurent que tout avait été nettoyé. Monsieur le Curé récita quelques prières, bénit ce qui restait de l’inconnu, les gendarmes se dirent désarmés, les spectateurs, déçus de ne rien retirer de l’affaire, quittèrent rapidement la scène du drame, aussi, cela fut vite oublié.

Comme promis, le curé s’arrêta à la ferme du Petit Beaumont. Un bien grand mot pour une petite maison au toit de tuiles rouges n’ayant qu’une seule pièce au rez-de-chaussée, un grenier accessible par une échelle intérieure, il y avait bien un escalier extérieur qui permettait d’y arriver, mais Augustin l’avait condamné, jugeant plus confortable d’avoir un accès direct du rez-de-chaussée, d’autant plus que ce qui fut un grenier à foin servait maintenant de chambre. Derrière la maison, une étable ne pouvait contenir que quelque matériel et le foin ainsi que, depuis l’arrivée d’Azélie, une fonction dont on parlera un peu plus loin. Il toqua à la porte, notre ecclésiastique, et, sans attendre de réponse, entra, Azélie était occupée à dépiauter un lapin.

⸺ Ton homme n’est pas là, Azélie ?

⸺ Il est à l’étable, je vais le chercher.

⸺ Ne bouge pas, j’y vais.

⸺ Je veux bien, je me lave les mains et je suis à vous.

Le curé se dirigea vers l’étable et trouva Augustin occupé à la traite de Violette.

⸺ Bonjour, Monsieur le Curé, j’ai fini, j’arrive.

⸺ Prends ton temps, mon garçon, tu sais pourquoi je viens ?

⸺ Je m’en doute, nous en avons parlé avec Azélie, nous ferons ce que vous voulez, je ne peux dire mieux.

⸺ Voilà qui me rassure, Augustin, la première fois que je t’en ai parlé, j’ai cru que tu allais me sauter dessus.

⸺ Désolé, mais j’ai pensé que vous vouliez me reprendre Azélie.

⸺ Si tu avais eu la patience de m’écouter jusqu’au bout, tu aurais découvert qu’en réalité c’était le contraire, je veux vous marier, quand ce sera fait, le maire vous fichera la paix.

Les deux hommes revinrent dans la maison, Augustin déposa son seau de lait, mit sur la table trois tasses pour le café et sortit également la cruche en terre de calva ; il interrogea le curé.

⸺ Vous le mouillez ou je vous le mets à côté ?

⸺ Merci, Augustin, tu peux le mouiller, un peu seulement.

Augustin versa une rasade de calva dans le café du curé et fit de même pour lui, puis reboucha la bouteille en terre.

⸺ Azélie, demanda le curé, tu n’aimes pas le calva ?

⸺ Comme l’alcool en général, Monsieur le curé, ce n’est pas bon pour avoir des enfants.

⸺ Alors, justement, nous y voilà, pour avoir des enfants il est bon aussi d’être mariés, n’est-ce pas ? Vous allez me donner vos dates et lieux de naissance, je m’occupe des papiers, nous ferons cela le plus vite possible avant que nous ayons des ennuis. Le doyen de Beaumont m’a dit avoir vu l’évêque de Coutances qui demande des explications sur cette histoire, le maire étant allé pleurer dans sa soutane.

⸺ Faites comme vous l’entendez, dit Azélie, mais moi je ne sais pas où je suis née puisque j’ai été abandonnée sur les marches du prieuré.

⸺ Je sais, tu es baptisée, c’est moi qui l’ai fait, tu n’as pas arrêté de pleurer pendant la cérémonie, c’était sûrement un signe, je suis également ton parrain et civilement ton tuteur. Je lance l’affaire.

Satisfait, l’homme d’Église vida d’un seul coup sa tasse de café, se leva et se dirigea vers la porte.

⸺ A plus mes enfants et soyez sages

⸺ Oui Papa, répondit Augustin.

Le curé haussa les épaules et sortit. Ils se regardèrent, les deux amoureux, un peu étonnés de ce qui leur arrivait, les moments heureux étaient rares dans cette vie si difficile.

⸺ Au fait, Azélie, c’est quoi ton nom de famille, si tu en as un, demanda Augustin ?

⸺ Je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question, on m’a toujours appelée Azélie, c’est tout. Après, je devais m’appeler Sœur Marthe, je n’aime pas, c’est peut-être à cause de cela que je t’ai suivi.

⸺ Pas sûr, viens par-là, je vais t’expliquer pourquoi tu l’as fait.

Azélie se rapprocha de son homme avec un grand sourire, ce dernier l’attrapa et l’embrassa avec une idée bien précise derrière ses moustaches ; il en était à se battre avec ses jupons quand on toqua à la porte.

⸺ Gendarmerie Impériale ! Ouvrez !

Azélie remit précipitamment de l’ordre dans sa tenue, pendant qu’Augustin allait ouvrir la porte. Il était grand Augustin, nettement plus que les deux gendarmes, il impressionnait toujours, il toisa donc les deux hommes.

⸺ On peut rentrer ? Demanda le brigadier, nullement impressionné.

⸺ On peut, c‘est pour ?

⸺ Le cadavre sur la plage, ce ne serait pas toi qui l’aurais    trouvé ?

Augustin eut un moment d’hésitation, puis se douta que son intérêt n’était pas de nier ce qui, pour tout le monde ou presque, était une évidence.

⸺ Je l’ai trouvé en ramassant du bois sur la plage, il s’était à moitié échoué sur les cailloux, il a dû dériver un bon moment avant d’arriver là, la marée baissait, je l’ai hissé en haut de la plage. J’allais chercher le maire quand j’ai rencontré le curé, il m’a dit qu’il s’occuperait de prévenir tout le monde, voilà.

⸺ Très bien, seulement nous avons un problème, c’est le pantalon, il n’avait pas une ceinture ? Sans, nous sommes persuadés qu’il ne serait pas arrivé avec le vêtement, peut-être y avait-il également d’autres choses, que tu aurais mis de côté, puisque ça ne peut plus lui servir ?

⸺ Je ne suis pas un détrousseur de cadavre, désolé mais je n’ai rien pris. D’ailleurs, si vous le voulez, vous pouvez fouiller…

⸺ Il est évident que nous ne trouverons rien ; n’oublie pas Augustin que tu vis avec une mineure dans des conditions pas très claires, ne nous oblige pas à approfondir le dossier, ça ne plaît pas à tout le monde.

⸺ Je suis orpheline, interrompit Azélie, c’est mon parrain qui m’autorise à être ici, il en a le droit !

⸺ Ah bon, c’est qui ?

⸺ Monsieur le curé.

⸺ Nous vérifierons, mais je n’apprécierais pas que vous me cachiez quelque chose, pensez-y.

Les gendarmes repartirent. Aussitôt, Azélie interrogea Augustin.

⸺ Ils ont raison ?

⸺ Oui, j’ai la ceinture, elle a une magnifique boucle en cuivre, avec un grand couteau pliant au manche d’ivoire dans un étui en cuir, il y avait également une médaille avec une chaîne, j’ai mis le tout sous une pierre à l’entrée du champ de Pentecôte. À Cherbourg, nous devrions en tirer un bon prix. Je n’ai pas eu le temps de t’en parler, tu en penses quoi ?

⸺ Je crois que les gendarmes ne sont pas dupes, il va falloir être prudents. Trouvons une autre cachette plus sûre et bien au sec pour ne pas que cela s’abîme, faudra mettre du saindoux sur la lame pour ne pas qu’elle rouille, attendons avant d’en faire quelque chose, tu es d’accord ?

⸺ Tu es la voix de la sagesse, pour une gamine sous tutelle d’un curé, tu raisonnes comme un sage. J’aimerais, cependant, que l’on termine ce que l’on avait si bien commencé tout à l’heure, nous allons peut-être avoir un peu de tranquillité, non ?

C’est ça les jeunes, toujours enclins au plaisir charnel, mais doucement quand même, pas de bébé avant le mariage…

Les jours passent vite au pays des falaises ; Augustin en dehors du braconnage, du grèvage, de la pêche sur l’estran, de l’exploitation de sa petite ferme, fait des chantiers à droite, à gauche, travaillant à la tâche avec la réputation de quelqu’un de très adroit, et d’endurant, il est donc très demandé. Azélie fait des ménages au château, le plus dur pour elle est d’éviter les mains baladeuses du vieux baron qui se croit encore investi du droit de cuissage, mais étant vive comme une anguille et le nobliau bien vieux, cela ne tire pas trop à conséquences. Elle s’occupe aussi de l’église, c’est elle qui, le dimanche, comme pour les baptêmes, les mariages et les enterrements, joue de l’harmonium, elle chante également avec le chœur des bigotes du village. C’est justement après la messe de ce dimanche du mois de juin 1864 que l’Abbé Marguin annonce à Azélie la date de leur future union : le samedi neuf juillet. Il en profite, Monsieur le curé, pour s’étonner sans conviction de l’absence d’Augustin à la messe. Aussi, pour aider à pardonner cet oubli (habituel) de son compagnon, elle applique sur chacune des joues du Saint Homme en devenir un gros bisou de reconnaissance, en remerciement pour tout le mal qu’il se donne. Il apprécie, Monsieur le curé, il sait qu’il peut compter sur Azélie pour l’aider dans son ministère, il sait aussi qu’il ne verra aux offices que très rarement Augustin, mais qu’en cas de besoin ce dernier se précipitera pour rendre le service demandé. Prosper Marguin, homme d’Église, est apprécié de la grande majorité de ses paroissiens. C’est quelqu’un de dévoué, disent la plupart des villageois. Cependant deux personnages sont, non pas ses ennemis, mais disons ses contradicteurs : le maire qui est un mercanti, comme on désigne ici systématiquement les maquignons, son métier et son baratin l’ont rendu riche et craint ; il a conquis la mairie non pas de haute lutte, mais grâce à des magouilles, des menaces, des services apparemment désintéressés etc. Il n’aime pas ce curé qui prêche l’égalité et qui aime tout le monde, lui, n’aime personne. Le Chatelain non plus n’apprécie pas ce curé de campagne en sabots, Monsieur le baron Hubert de Rubéliard et son père, Antonin, réclament que l’on admire leurs personnes et qu’on les respecte, nous sommes encore sous l’empire, bien que la gloire de Napoléon III vacille un peu. Heureusement, Madame la Baronne, Antoinette de Rubéliard fait la part des choses, ouverte au dialogue, s’occupant de bonnes œuvres en liaison avec le prieuré et la paroisse, sans trop le dire ; l’abbé Marguin est apprécié de sa personne.

Le mariage de nos amis se fera dans la discrétion, Azélie n’ayant pas de famille son témoin sera sa future tante Eulalie ; pour Augustin, ce sera Ferdinand, son oncle. Madeleine, la maman d’Augustin, a été mise rapidement au courant des noces de son fils, sa raison vagabonde bien un peu, se déplacer lui est difficile, son fils cependant est ce fil ténu qui la rattache à ce monde, il suffit de prononcer son nom pour voir un sourire illuminer immédiatement ce visage parcheminé par tant d’années de durs travaux à la ferme du Petit Beaumont, qui maintenant est revenue à son fils. Heureusement pour Madeleine, sa sœur Eulalie veille sur elle, Azélie fait tout son possible pour se faire aimer de cette future belle-mère qui a du mal à la reconnaître quand elle vient la voir. C’est important pour elle qui n’a pas de famille, son besoin d’amour est fort, bien sûr elle a celui d’Augustin, mais une maman qui l’aime la comblerait.

En rentrant à la maison, Azélie avait un grand sourire, elle s’approcha d’Augustin qui était occupé à rentrer du bois en surveillant de temps à autre un poulet qui tournait sur la broche devant la cheminée. Elle lui déposa sur les lèvres un baiser tout frais. Il aimait les dimanches, Augustin, pas spécialement parce que c’était le jour de la messe mais Azélie le matin prenait ce qu’elle appelait une douche, dans l’étable sur de la paille, entièrement nue ; Augustin grimpait sur une échelle avec l’arrosoir, versait l’eau à sa demande, elle s’enduisait le corps de savon de Marseille, celui-là même qui servait à la lessive, puis c’était le rinçage, l’arrosoir était vidé, alors il la frottait avec la serviette, enfin c’était à son tour et cela se terminait, souvent, devinez comment… Cependant, quelque chose d’inhabituel dans son regard et dans son attitude interpella Augustin.

⸺ Tu frétilles comme un gardon, que t’arrive-t-il ?

⸺ J’ai la date du mariage, devine !

⸺ Demain ?

⸺ T’es bête, nous ne pourrions rien préparer, ça va venir vite, ce n’est pas la semaine qui vient, mais samedi de l’autre, le neuf juillet, cela convient-il à Monsieur Hélenne ?

⸺ Parfait, je te propose de prendre un peu d’avance, faisons la nuit de noces tout de suite, il faut que nous répétions, c’est important !

⸺ Bas les pattes, obsédé, tu attendras ce soir, je ne suis pas contre une répétition, mais ta mère, ton oncle et ta tante viennent manger ce midi, ils seront là dans une heure et j’ai encore un peu de travail. Je vois que tu as fait du ménage, merci mon amour, ça va m’aider, j’épluche les betteraves pour l’entrée et les pommes de terre pour le poulet, le joli bar que tu as pêché le précédera, cuit à la bonne eau avec des poireaux et de la crème, ce sera délicieux, nous terminerons par un quatre quarts au dessert. Ah oui, tu découperas cinq fines tranches de jambon fumé pour la deuxième entrée, je pense que l’on sera bien, non ?

⸺ Plus que bien, nous allons être à la diète toute la semaine, après ce repas de roi ?

⸺ Je sais, mais ils ne viennent pas souvent, c’est la tradition, n’oublie pas de ramener du cidre bouché, au moins deux bouteilles, peut-être que ton oncle amènera une bouteille de vin, jusqu’ici il l’a toujours fait.

⸺ Au fait, as-tu demandé à ton curé préféré si tu avais un nom de famille ?

⸺ Euh ! oui, j’en ai un, mais j’ai honte, je ne sais pas si je vais te le dire.

⸺ Dis donc, il va falloir que tu prennes de bonnes habitudes maintenant, les désirs d’un mari doivent toujours être honorés, dit Augustin en rigolant.

⸺ Je savais bien que j’aurais dû rester religieuse, un Dieu, c’est plus discret et ça ne se moque pas, na !

⸺ Je vous écoute, ma sœur.

⸺ Eh bien allons-y, de toute façon tu le sauras bien le jour du mariage. C’est pareil que la mule : Pentecôte, c’est ce jour-là aussi que j’ai été abandonnée.

Augustin allait s’esclaffer à grandes enjambées quand il aperçut deux larmes prendre naissance aux coins de ses si jolis yeux, à Azélie, il se précipita pour la prendre dans ses bras, c’est bien la seule chose qu’il ne supportait pas Augustin : voir Azélie pleurer, il aurait fait le tour de Vauville à cloche pied pour éviter ça, peut-être même sauter dans la mer du haut des falaises, puis traverser la mer de la Manche aller et retour à la nage si cela s’avérait utile, mais paré pour empêcher ça à tout prix. Il la couvrit de baisers, promit de débaptiser la mule, de l’appeler Belzébuth pour ne pas qu’un imbécile fasse le rapport, ou même en faire du pâté, comme ça, on n’en parlera plus de cette horrible bestiole.

⸺ Merci, mon cœur, laisse la mule tranquille, elle n’y est pour rien, et puis j’ai tellement entendu dire que j’en avais une, de tête de mule (par toi aussi, il me semble), que j’en ai pris mon parti. Simplement, ce que je ne comprends pas c’est ce qui pousse quelqu’un à abandonner un bébé, qu’est-ce que j’ai pu faire de mal ? Je ne devais pas être désirée, je le conçois, cela peut se produire. J’ai longtemps pensé que l’on s’était débarrassé de moi pour la bonne raison que je devais être très laide, tu sais, dans les couvents, il n’y a pas de miroir, cependant quand il me fallait aller chercher de l’eau au puits, j’arrivais à me voir, c’est vrai, je ne me suis pas trouvée moche, mon amie, sœur Agnès, me trouvait très jolie. Quand j’ai su que tu voulais bien de moi, te dire le bien que cela m’a fait, impossible ! Je n’étais plus le monstre que l’on rejetait. Nous n’abandonnerons pas les nôtres, n’est-ce pas, il faut que tu me le jures.

⸺ Juré craché, dit Augustin, en joignant le geste à la parole. Tu sais, j’aime les monstres surtout quand ils ont un si joli sourire et autre chose de si agréablement arrondi, même si parfois tu as une tête de mule, comme moi aussi d’ailleurs, c’est peut-être pour ça que l’on s’aime, non ?

Les larmes chez Azélie ne durent jamais très longtemps, aussi quand elle sentit la pression des bras de son futur mari se faire plus forte, elle se dégagea en riant.

⸺ Au travail, il y a la table à mettre, je te l’ai dit, pas de répétition avant ce soir.

Tout fut en ordre quand la famille arriva, Azélie avait même réussi à faire enfiler des vêtements propres, autres que ceux de travail à son Augustin. Ce fut une embrassade générale et miracle, Madeleine reconnut Azélie comme la future femme d’Augustin.

⸺ Il en a bien de la chance mon fils, dit-elle, d’épouser une si belle jeune femme, il te rendra heureuse Azélie, tu verras. Il est bien ce garçon, comme son père, peut-être même aussi bandit, mais chut !

⸺ Bon, intervint Augustin, ne dit pas tout Maman, elle s’en rendra compte assez vite, je ne voudrais pas être encore obligé de courir une fois de plus après.

⸺ Parce que tu m’as déjà couru après, interrogea étonnée la principale intéressée ?

⸺ Certainement et dans un prieuré, il me semble.

⸺ C’est vrai, enchérit Eulalie, avec les encouragements de sa tante ; il dépérissait tellement que j’ai eu peur de le voir passer de vie à trépas. Je n’ai pas eu besoin de lui dire deux fois.

⸺ Tu sais, dit Ferdinand, c’est bien que tu te maries, avec la chance que tu as eue au tirage pour la conscription en janvier, tu seras plus tranquille en cas de conflit.

⸺ C’est vrai, confirma Augustin, en plus marié, je ne crains plus rien.

⸺ Ce ne serait pas pour ça, demanda malicieusement Azélie, que tu me veux comme épouse ?

⸺ N’importe quoi, répliqua Augustin en l’embrassant. As-tu entendu dire, Ferdinand, si on avait identifié le cadavre d’Herquemoulin, ce serait plus intéressant comme  information ?

⸺ Non, personne connaît et il n’y a pas eu de naufrage identifié ces jours, soupira Ferdinand, un règlement de compte sans-doute.

⸺ A propos Augustin, pour vos noces, enchaîna Eulalie avec précaution, voilà ce que nous avons décidé. Le repas de midi se fera chez nous ; Azélie, tu viendras à la maison la veille. Augustin tu ne reverras ta promise que pour les noces, vous commencerez par la mairie, ensuite ce sera l’église, Ferdinand la conduira à l’autel, le curé, ton parrain Azélie, ne peut pas, il dit la messe ; et toi, Augustin, ta mère t’emmènera, tu feras bien attention à marcher doucement, ne crains rien, Azélie ne va pas se sauver. Pour les alliances, tu m’as dit que tu avais ce qu’il faut, ça ne m’étonne pas, on trouve de tout sur les plages. J’ai invité ton cousin, le rebouteux, et les cousins de Cherbourg, je ne sais pas encore s’ils viendront, ce n’est d’ailleurs pas bien grave, nous ne les voyons pratiquement jamais, sauf pour les grands évènements, mais bon, ça se fait, voilà, ça vous convient ?

⸺ Tout me va, dit Augustin, du moment que je la récupère rapidement.

⸺ Nous n’allons pas l’enfermer ton Azélie, reprit en rigolant Eulalie, mais il y a des traditions que tu sembles, ou plus exactement que tu feins d’ignorer, pour la simple raison que tu ne les aimes pas, mais ici les traditions, tout le monde les connaît, elles remplacent, dans certains cas, des lois mal faites qui sont pour la plupart illisibles et dénuées du bon sens populaire. Nous allons la faire belle, ton Azélie, peut-être même que tu ne la reconnaîtras pas.

⸺ Ne me la changez pas trop, je l’aime tellement comme elle est…

⸺ Moi aussi, je t’aime, interrompit Azélie, mais c’est comme ça, pour une fois tu feras comme tout le monde, tu ne regretteras pas, je te le promets.

⸺ Et si nous allions marcher un peu sur la plage, proposa Augustin pour changer de conversation, la marée est basse, nous pourrions peut-être ramener quelques couteaux, ainsi que des coques et des palourdes, ça vous dit ?

⸺ Très bonne idée, dit Eulalie, si nous en avons assez cela fera le repas de ce soir.

Tous les cinq se mirent en route ; arrivés sur la plage, Madeleine s’assit sur un rocher, elle garda les affaires dont ils n’avaient pas besoin, c’est pieds nus qu’ils continuèrent, la mer finissait de baisser, à la laisse de basse mer ils se mirent en chasse, les femmes avec leur râteau cherchèrent les coques et les hommes, avec leur baleine de parapluie, firent la chasse au manchot. Une bonne heure fut nécessaire pour que la récolte soit suffisante. Les paniers de pêche en osier, que confectionnait Ferdinand, étant bien pleins, les deux hommes rentrèrent dans l’eau, après avoir remonté leurs jambes de pantalon, pour faire dégorger les coquillages, ils les secouèrent doucement un bon moment, puis décrétèrent que le sable était parti, tout le monde reprit la route de la maison.

Le produit de la pêche fit le repas du soir, Azélie y avait rajouté de la crème et du persil. Ils se séparèrent de bonne heure, tout le monde se levait tôt le lendemain matin.

2 - Chèvres et Frères de la côte

Au lever du jour, après la traite et la collation matinale, Augustin s’adressa à Azélie avec précaution, comme si ce qu’il avait à dire était quelque chose de confidentiel.

⸺ Azélie, nous allons donc nous marier, je me demande si nous ne devrions pas vendre maintenant le couteau, le ceinturon et le médaillon avec la chaîne que j’ai trouvés sur le cadavre l’autre jour ? Après, suivant ce que cela nous rapportera et si besoin, nous pourrions vendre la vache pour acheter des chèvres ; la végétation ici est idéale pour les nourrir. Cela nous permettrait de faire du fromage avec leur lait, ça ne se fait pas beaucoup par ici, en se débrouillant bien, nous devrions rapidement faire du profit. Une ferme en fabrique du côté de Pirou, tu pourrais y aller voir, ce sont des cousins éloignés d’Eulalie, je les ai vus une fois, ils sont sympas et ne refuseront pas de te montrer comment faire, nous ne serons pas en concurrence. Et puis, comme ça, tu ne seras plus obligée d’aller te faire pincer les fesses par le baron au château, tu en dis quoi ?

⸺ J’en dis que l’idée est merveilleuse, réfléchir te va bien, tu devrais le faire plus souvent ; bien sûr, je suis partante.

⸺ Bien, je partirai demain matin pour Cherbourg, j’irai voir Antoine, c’est toujours à lui que je refourgue mes trouvailles qui ont un peu de valeur, il m’en donnera le juste prix.

⸺ Tu es certain que ce n’est pas trop tôt ?

⸺ L’affaire n’a pas fait de bruit et les gendarmes ont abandonné l’enquête sur l’affaire, ils ont d’autres chats à fouetter avec l’histoire du boulanger de Beaumont qui a été assassiné, ça a coupé court à cette curieuse histoire concernant notre cadavre. Demain, je vais descendre avec Jérémie, il va porter des agneaux à l’abattoir ; après il se rendra au marché, il y passera la matinée pour vendre les produits de sa ferme, je lui donnerai un coup de main, ça ne me coûtera rien, par contre je rentrerai tard, ne t’inquiète pas.

⸺ Pas trop tard quand même, tu sais que j’ai peur toute seule la nuit, nous sommes très isolés.

⸺ Tu n’as qu’à prendre Napo avec toi dans la maison, il ne laissera personne rentrer, tu pourras être tranquille.

⸺ Je vais le faire, mais il pue Napo et tu ne veux pas le laver, en plus quand il se lâche, c’est l’enfer.

⸺ Tu as bien vu, je l’ai fait une fois et, aussitôt après, il est allé se rouler dans de la bouse de vache, c’est pire.

⸺ Bon, je te laisse, je vais passer ma journée à éviter le pince-fesses du vieux Baron, aujourd’hui c’est le jour de l’encaustique, nous cirons les chambres.

⸺ Quand nous aurons les chèvres, tu arrêteras, tu peux même leur donner ton congé tout de suite, nous nous débrouillerons, je vais mettre plus de paillots pour les bars, cela rapporte bien et tu es maline pour les vendre, j’ai aussi en vue deux chantiers qui devraient rapporter.

⸺ Ce serait quand même plus prudent d’attendre un peu, ne t’inquiète pas, je ne suis pas disposée à me laisser faire, il n’est pas assez rapide, sa bru le surveille, elle n’apprécie pas son attitude.

⸺ Je sais, mais je n’aime pas, si ça continue je serais capable de faire une bêtise, comme de lui balancer une torgnole. S’il te plaît, fais-le, nous y arriverons. A ce soir, bisous, beauté !

⸺ Je te crois jaloux, Augustin, mais moi non plus je n’aime pas, je vais faire ce que tu dis, la bonne journée, bisous.

Augustin, lui, après une matinée au jardin, coupa, vers l’heure de midi, quelques tranches de jambon qu’il dégusta avec du pain arrosé d’un coup de cidre, suivies d’une pomme qu’il partagea avec Pentecôte, ce qui le fit sourire, "j’ai l’impression de partager cette pomme avec quelqu’un d’autre !". Les plaisanteries douteuses ayant leur date de péremption, il finit par ne plus trouver cela drôle et s’en voulut un peu.

Il fila à Vauville où l’attendait son copain Félix, ce dernier venait d’acheter une magnifique jument de race Boulonnaise, la bête n’avait jamais été attelée. Augustin avait avec les chevaux une relation quelque peu étonnante, il arrivait à communiquer avec eux à force de patience et sûrement quelque chose comme une connexion mentale, une excitation du système limbique tout à fait inattendue entre l’homme et l’animal. Peut-être même qu’Augustin, arrivant à exacerber sa partie animale, pouvait faire faire, surtout aux chevaux, à peu près ce qu’il voulait, ces séances l’épuisaient mais il en retirait une grande satisfaction. Félix l’attendait à l’entrée de sa ferme, le Boulonnais tout noir était dans la cour et Augustin siffla d’admiration.

⸺ Magnifique, cette bête, une allure de princesse, un peu nerveuse quand même, mais ça va aller, bravo Félix elle est vraiment belle.

⸺ Ça va aller ? Demanda un peu inquiet, ce dernier.

⸺ T’inquiète, je te dis, marmonna Augustin en s’approchant de la jument.

Il la caressa, lui parla, réussit à la calmer, rapidement la bête prit confiance ; la détachant, il marcha avec elle, fit le tour de la cour puis de nouveau la flatta, lui murmurant à l’oreille quelques paroles, sûrement magiques ; on sentit la jument intéressée par ces propos, elle répondit même doucement, gentiment, cela dura une bonne demi-heure. La bête sembla prête à entamer une complicité avec son dresseur, le débourrage pouvait commencer. Le collier d’épaule fut accepté, s’ensuivirent encore caresses et dialogues, puis le reste du harnais : la bride, la bricole, les traits, l’avaloire, la sellette et les guides, fut accueilli sans rechigner. Vint le moment de la carriole, c’était une légère pour   commencer ; avec Félix, ils réussirent à la faire reculer dans ses brancards puis, quand tout fut fini, il se déplaça avec la jument en marchant à côté d’elle, tous deux sortirent sur le chemin, firent une centaine de mètres et il appela Félix.