Le phare du bout du monde - Jules Verne - E-Book

Le phare du bout du monde E-Book

Jules Verne.

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Beschreibung

Le soleil allait disparaître derrière les collines qui limitaient la vue à l’ouest. Le temps était beau. À l’opposé, au-dessus de la mer qui se confondait avec le ciel dans le nord-est et dans l’est, quelques petits nuages réfléchissaient les derniers rayons, qui ne tarderaient pas à s’éteindre dans les ombres du crépuscule, d’assez longue durée sous cette haute latitude du cinquante-cinquième degré de l’hémisphère austral.

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Jules Verne

1828-1905

Le phare du bout du monde

1905

© 2021 Librorium Editions

ISBN : 9782383830986

I

Inauguration

Le soleil allait disparaître derrière les collines qui limitaient la vue à l’ouest. Le temps était beau. À l’opposé, au-dessus de la mer qui se confondait avec le ciel dans le nord-est et dans l’est, quelques petits nuages réfléchissaient les derniers rayons, qui ne tarderaient pas à s’éteindre dans les ombres du crépuscule, d’assez longue durée sous cette haute latitude du cinquante-cinquième degré de l’hémisphère austral.

Au moment où le disque solaire ne montrait plus que sa partie supérieure, un coup de canon retentit à bord de l’aviso Santa-Fé, et le pavillon de la République Argentine, se déroulant à la brise, fut hissé à la corne de brigantine.

Au même instant jaillit une vive lumière au sommet du phare construit à une portée de fusil en arrière de la baie d’Elgor, dans laquelle le Santa-Fé avait pris son mouillage. Deux des gardiens, les ouvriers réunis sur la grève, l’équipage rassemblé à l’avant du navire, saluaient de longues acclamations le premier feu allumé sur cette côte lointaine.

Deux autres coups de canon leur répondirent, plusieurs fois répercutés par les bruyants échos du voisinage. Les couleurs de l’aviso furent alors amenées, conformément aux règles des bâtiments de guerre, et le silence reprit cette Île des États, située au point où se rencontrent les eaux de l’Atlantique et du Pacifique.

Les ouvriers embarquèrent aussitôt à bord du Santa-Fé, et il ne resta à terre que les trois gardiens.

L’un étant à son poste, dans la chambre de quart, les deux autres ne regagnèrent pas tout de suite leur logement et se promenèrent en causant le long du rivage.

« Eh bien ! Vasquez, dit le plus jeune des deux, c’est demain que l’aviso va prendre la mer...

– Oui, Felipe, répondit Vasquez, et j’espère qu’il n’aura pas une mauvaise traversée pour rentrer au port...

– Il y a loin, Vasquez !...

– Pas plus quand on en vient que quand on y retourne, Felipe.

– Je m’en doute un peu, répliqua Felipe en riant.

– Et même, mon garçon, reprit Vasquez, on met quelquefois plus de temps à aller qu’à revenir, à moins que le vent ne soit bien établi !... Après tout, quinze cents milles, ce n’est pas une affaire, lorsque le bâtiment possède une bonne machine et porte bien la toile.

– Et puis, Vasquez, le commandant Lafayate connaît bien la route...

– Qui est toute droite, mon garçon. Il a mis cap au sud pour venir, il mettra cap au nord pour s’en retourner, et, si la brise continue à souffler de terre, il aura l’abri de la côte et naviguera comme sur un fleuve.

– Mais un fleuve qui n’aurait qu’une rive, repartit Felipe.

– Qu’importe, si c’est la bonne, et c’est toujours la bonne quand on l’a au vent !

– Juste, approuva Felipe ; mais si le vent vient à changer bord pour bord...

– Ça, c’est la mauvaise chance, Felipe, et j’espère qu’elle ne tournera pas contre le Santa-Fé. En une quinzaine de jours, il peut avoir enlevé ses quinze cents milles et repris son mouillage en rade de Buenos-Ayres... Par exemple, si le vent venait à haler l’est...

– Pas plus du côté de la terre que du côté du large, il ne trouverait de port de refuge !

– Comme tu dis, garçon. Terre de Feu ou Patagonie, pas une seule relâche. Il faut piquer vers la haute mer, sous peine de se mettre à la côte !

– Mais enfin, Vasquez, à mon avis, il y a apparence que le beau temps va durer.

– Ton avis est le mien, Felipe. Nous sommes presque au début de la belle saison... Trois mois devant soi, c’est quelque chose...

– Et, répondit Felipe, les travaux ont été terminés à bonne époque.

– Je le sais, garçon, je le sais, au commencement de décembre. Comme qui dirait le commencement de juin pour les marins du nord. Ils deviennent plus rares en cette saison, les coups de chien qui ne mettent pas plus de façon à jeter un navire au plein qu’à vous décoiffer de votre surouët !... Et puis, une fois le Santa-Fé au port, qu’il vente, survente et tempête tant qu’il plaira au diable !... Pas à craindre que notre île s’en aille par le fond et son phare avec !

– Assurément, Vasquez. D’ailleurs, après avoir été donner de nos nouvelles là-bas, lorsque l’aviso reviendra avec la relève...

– Dans trois mois, Felipe...

– Il retrouvera l’île à sa place...

– Et nous dessus, répondit Vasquez en se frottant les mains, après avoir humé une longue bouffée de sa pipe, qui l’enveloppa d’un épais nuage. Vois-tu, garçon, nous ne sommes pas ici à bord d’un bâtiment que la bourrasque pousse et repousse, ou, si c’est un bâtiment, il est solidement mouillé à la queue de l’Amérique, et il ne chassera pas sur son ancre... Que ces parages soient mauvais, j’en conviens ! Que l’on ait fait triste réputation aux mers du cap Horn, c’est justice ! Que, précisément, on ne compte plus les naufrages à l’Île des États, et que les pilleurs d’épaves ne puissent choisir meilleure place pour faire fortune, soit encore ! Mais tout cela va changer, Felipe ! Voilà l’Île des États avec son phare et ce n’est pas l’ouragan, quand il soufflerait de tous les coins de l’horizon, qui parviendrait à l’éteindre ! Les navires le verront à temps pour relever leur route !... Ils se guideront sur son feu et ne risqueront pas de tomber sur les roches du cap Saint-Jean, de la pointe San-Diegos ou de la pointe Fallows, même par les nuits les plus noires !... C’est nous qui tiendrons le fanal et il sera bien tenu ! »

Il fallait entendre Vasquez parler avec cette animation qui ne laissait pas de réconforter son camarade. Peut-être Felipe envisageait-il, en effet, moins légèrement les longues semaines à passer sur cette île déserte, sans communication possible avec ses semblables, jusqu’au jour où tous trois seraient relevés de leur poste.

Pour finir, Vasquez ajouta :

« Vois-tu, garçon, depuis quarante ans, j’ai un peu couru toutes les mers de l’ancien et du nouveau continent, mousse, novice, matelot, maître. Eh bien, maintenant qu’est venu l’âge de la retraite, je ne pouvais désirer mieux que d’être gardien d’un phare, et quel phare !... Le Phare du bout du Monde !... »

Et, en vérité, à l’extrémité de cette île perdue, si loin de toute terre habitée et habitable, ce nom, il le justifiait bien !

« Dis-moi, Felipe, reprit Vasquez, qui secoua sa pipe éteinte sur le creux de sa main, à quelle heure vas-tu remplacer Moriz ?

– À dix heures.

– Bon, et c’est moi qui, à deux heures du matin, irai prendre ton poste jusqu’au lever du jour.

– Entendu, Vasquez. Aussi, ce que nous avons de plus sage à faire tous les deux, c’est d’aller dormir.

– Au lit, Felipe, au lit ! »

Vasquez et Felipe remontèrent vers la petite enceinte au milieu de laquelle se dressait le phare, et entrèrent dans le logement dont la porte se referma sur eux.

La nuit fut tranquille. À l’instant où elle prenait fin, Vasquez éteignit le feu allumé depuis douze heures.

Généralement faibles dans le Pacifique, surtout le long des côtes de l’Amérique et de l’Asie que baigne ce vaste Océan, les marées sont, au contraire, très fortes à la surface de l’Atlantique et elles se font sentir avec violence jusque dans les lointains parages de la Magellanie.

Le jusant, ce jour-là, commençant à six heures du matin, l’aviso, pour en profiter, aurait dû appareiller dès la pointe du jour. Mais ses préparatifs n’étaient pas entièrement terminés, et le commandant ne comptait sortir de la baie d’Elgor qu’à la marée du soir.

Le Santa-Fé, de la marine militaire de la République Argentine, jaugeant deux cents tonnes, possédant une force de cent soixante chevaux, commandé par un capitaine et un second officier, ayant une cinquantaine d’hommes d’équipage, compris les maîtres, était employé à la surveillance des côtes, depuis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’au détroit de Lemaire sur l’Océan Atlantique. À cette époque, le génie maritime n’avait pas encore construit ses bâtiments à marche rapide, croiseurs, torpilleurs et autres. Aussi, sous l’action de son hélice, le Santa-Fé ne dépassait-il pas neuf milles à l’heure, vitesse suffisante, d’ailleurs, pour la police des côtes patagones et fuégiennes uniquement fréquentées par les bateaux de pêche.

Cette année-là, l’aviso avait eu pour mission de suivre les travaux de construction du phare que le gouvernement argentin faisait élever à l’entrée du détroit de Lemaire. C’est à son bord que furent transportés le personnel et le matériel nécessités par ce travail qui venait d’être mené à bonne fin suivant les plans d’un habile ingénieur de Buenos-Ayres.

Il y avait environ trois semaines que le Santa-Fé se trouvait à ce mouillage au fond de la baie d’Elgor. Après avoir débarqué des provisions pour quatre mois, après s’être assuré que rien ne manquerait aux gardiens du nouveau phare jusqu’au jour de la relève, le commandant Lafayate allait ramener les ouvriers envoyés à l’Île des États. Si même certaines circonstances imprévues n’eussent retardé l’achèvement des travaux, le Santa-Fé aurait dû être, depuis un mois déjà, de retour à son port d’attache.

En somme, pendant toute sa relâche, le commandant Lafayate n’avait rien eu à craindre au fond de cette baie très abritée contre les vents du nord, du sud et de l’ouest. Seuls les gros temps du large auraient pu le gêner. Mais le printemps s’était montré clément, et maintenant, au début de la saison d’été, il y avait lieu d’espérer qu’il ne se produirait que des troubles passagers dans les parages magellaniques.

Il était sept heures, lorsque le capitaine Lafayate et le second officier Riegal sortirent de leurs cabines, situées en abord de la dunette, à l’arrière de l’aviso. Les matelots finissaient le lavage du pont, et les dernières eaux repoussées par les hommes de service s’écoulaient à travers les dalots. En même temps le premier maître prenait ses dispositions pour que tout fût paré, lorsque arriverait l’heure de l’appareillage. Bien qu’il ne dût s’effectuer que dans l’après-midi, on enlevait les étuis des voiles, on fourbissait les manches à air, les cuivres de l’habitacle et des claires-voies, on hissait le grand canot sur ses pistolets, le petit restant à flot pour le service du bord.

Lorsque le soleil se leva, le pavillon monta à la corne de brigantine.

Trois quarts d’heure plus tard, quatre coups furent piqués à la cloche de l’avant, et les matelots de quart prirent leur bordée.

Après avoir déjeuné ensemble, les deux officiers remontèrent sur la dunette, examinèrent l’état du ciel assez dégagé par la brise de terre, et donnèrent l’ordre au maître de les débarquer.

Pendant cette matinée, le commandant voulait inspecter une dernière fois le phare et ses annexes, le logement des gardiens, les magasins qui renfermaient les provisions et le combustible, s’assurer enfin du bon fonctionnement des appareils.

Il descendit donc sur la grève, accompagné de l’officier, et se dirigea vers l’enceinte du phare.

En s’y rendant, ils s’inquiétaient de ces trois hommes qui allaient rester dans la morne solitude de l’Île des États.

« C’est vraiment dur, dit le capitaine. Toutefois, il faut tenir compte de ce que ces braves gens ont toujours mené une existence très rude, étant pour la plupart d’anciens marins. Pour eux, le service d’un phare, c’est un repos relatif.

– Sans doute, répondit Riegal, mais autre chose est d’être gardien de phare sur les côtes fréquentées, en communication facile avec la terre, et autre chose de vivre sur une île déserte, que les navires ne font que reconnaître et encore du plus loin possible.

– J’en conviens, Riegal. Aussi la relève se fera-t-elle dans trois mois. Vasquez, Felipe, Moriz vont débuter dans la période la moins rigoureuse.

– En effet, mon commandant, et ils n’auront point à subir ces terribles hivers du cap Horn...

– Terribles, approuva le capitaine. Depuis une reconnaissance que nous avons faite il y a quelques années dans le détroit, à la Terre de Feu et à la Terre de Désolation, du cap des Vierges au cap Pilar, je n’ai plus rien à apprendre en fait de tempêtes ! Mais, enfin, nos gardiens ont une habitation solide que les tourmentes ne démoliront pas. Ils ne manqueront ni de vivres ni de charbon, dût leur faction se prolonger deux mois de plus. Bien portants nous les laissons, bien portants nous les retrouverons, car, si l’air est vif, du moins il est pur, à l’entrée de l’Atlantique et du Pacifique !... Et puis, Riegal, il y a ceci : c’est que, lorsque l’autorité maritime a demandé des gardiens pour le Phare du bout du Monde, elle n’a eu que l’embarras du choix ! »

Les deux officiers venaient d’arriver devant l’enceinte où les attendaient Vasquez et ses camarades. La porte leur fut ouverte, et ils firent halte après avoir répondu au salut réglementaire des trois hommes.

Le capitaine Lafayate, avant de leur adresser la parole, les examina depuis les pieds, chaussés de fortes bottes de mer, jusqu’à la tête, recouverte du capuchon de la capote cirée.

« Tout s’est bien passé cette nuit ? demanda-t-il en s’adressant au gardien-chef.

– Bien, mon commandant, répondit Vasquez.

– Vous n’avez relevé aucun navire au large ?...

– Aucun, et comme le ciel était sans brume, nous aurions aperçu un feu à tout au moins quatre mille.

– Les lampes ont marché convenablement ?...

– Sans arrêt, mon commandant, jusqu’au lever du soleil.

– Vous n’avez pas souffert du froid dans la chambre de quart ?

– Non, mon commandant. Elle est bien close et le vent est arrêté par la double vitre des fenêtres.

– Nous allons visiter votre logement et le phare ensuite.

– À vos ordres, mon commandant », répondit Vasquez.

C’est au bas de la tour que le logement des gardiens avait été construit en murs épais, capables de braver toutes les bourrasques magellaniques. Les deux officiers visitèrent les différentes pièces convenablement aménagées. Rien à craindre ni de la pluie, ni du froid, ni des tempêtes de neige qui sont formidables sous cette latitude presque antarctique.

Ces pièces étaient séparées par un couloir au fond duquel s’ouvrait la porte donnant accès à l’intérieur de la tour.

« Montons, dit le capitaine Lafayate.

– À vos ordres, répéta Vasquez.

– Il suffit que vous nous accompagniez. »

Vasquez fit signe à ses deux camarades de rester à l’entrée du couloir. Puis il poussa la porte de l’escalier, et les deux officiers le suivirent.

Cette étroite vis, à marche de pierres encastrées dans la paroi, n’était pas obscure. Dix meurtrières l’éclairaient d’étage en étage.

Lorsqu’ils eurent atteint la chambre de quart, au-dessus de laquelle étaient installés la lanterne et les appareils de lumière, les deux officiers s’assirent sur le banc circulaire fixé au mur. Par les quatre petites fenêtres percées dans cette chambre, le regard pouvait se porter vers tous les points de l’horizon.

Bien que la brise fût modérée, elle sifflait assez fortement à cette hauteur, sans couvrir cependant les cris aigus des mouettes, des frégates et des albatros qui passaient à grands coups d’ailes.

Le capitaine Lafayate et son second, afin d’avoir plus libre vue de l’île et de la mer environnante, grimpèrent par l’échelle conduisant à la galerie qui entourait la lanterne du phare.

Toute la partie de l’île qui se dessinait sous leurs yeux vers l’ouest était déserte, comme la mer, dont leurs regards pouvaient parcourir, du nord-ouest au sud, un vaste arc de cercle interrompu seulement, vers le nord-est, par les hauteurs du cap Saint-Jean. Au pied de la tour se creusait la baie d’Elgor, dont le rivage s’animait d’un va-et-vient des matelots du Santa-Fé. Pas une voile, pas une fumée au large. Rien que les immensités de l’Océan.

Après une station d’un quart d’heure à la galerie du phare, les deux officiers, suivis de Vasquez, redescendirent, et retournèrent à bord.

Après déjeuner, le capitaine Lafayate et le second Riegal se firent de nouveau mettre à terre. Les heures qui précédaient le départ, ils allaient les consacrer à une promenade sur la rive nord de la baie. Plusieurs fois déjà, et sans pilote, – on comprendra qu’il n’y en eût point à l’Île des États – le commandant était rentré de jour pour prendre son mouillage habituel dans la petite crique au pied du phare. Mais, par prudence, il ne négligeait jamais de faire une reconnaissance nouvelle de cette région peu ou mal connue.

Les deux officiers prolongèrent donc leur excursion. Traversant l’isthme étroit qui réunit au reste de l’île le cap Saint-Jean, ils examinèrent le rivage du havre du même nom, qui, de l’autre côté du cap, forme comme le pendant de la baie d’Elgor.

« Ce havre Saint-Jean, observa le commandant, est excellent. Il y a partout assez d’eau pour les navires du plus fort tonnage. Il est vraiment fâcheux que l’entrée en soit si difficile. Un feu, même de la plus médiocre intensité, mis en alignement avec le phare d’Elgor, permettrait aux navires mal pris d’y trouver aisément refuge.

– Et c’est le dernier qu’on trouve en sortant du détroit de Magellan », fit remarquer le lieutenant Riegal.

À quatre heures les deux officiers étaient de retour. Ils remontèrent à bord après avoir pris congé de Vasquez, de Felipe, et de Moriz, qui restèrent sur la grève en attendant le moment du départ.

À cinq heures, la pression commençait à monter dans la chaudière de l’aviso, dont la cheminée vomissait des tourbillons de fumée noire. La mer ne tarderait pas à être étale, et le Santa-Fé lèverait son ancre dès que le jusant se ferait sentir.

À six heures moins le quart, le commandant donna l’ordre de virer au cabestan et de balancer la machine. Le trop-plein de la vapeur fusait par le tuyau d’échappement.

À l’avant, le second officier surveillait la manœuvre ; l’ancre fut bientôt à pic, hissée au bossoir et traversée.

Le Santa-Fé se mit en marche, salué par les adieux des trois gardiens. Et, quoi qu’en pût penser Vasquez, si ses camarades ne virent pas sans quelque émotion s’éloigner l’aviso, les officiers et l’équipage en éprouvaient une profonde à laisser ces trois hommes sur cette île de l’extrême Amérique.

Le Santa-Fé, à vitesse modérée, suivit la côte limitant au nord-ouest la baie d’Elgor. Il n’était pas huit heures, lorsqu’il donna en pleine mer. Le cap San Juan doublé, il fila à toute vapeur, en laissant le détroit dans l’ouest, et, à la nuit close, le feu du Phare du bout du Monde n’apparaissait plus que comme une étoile au bord de l’horizon.

 

II

 

L’Île des États

 

L’Île des États, nommée aussi Terre des États, est située à l’extrémité sud-est du nouveau continent. C’est le dernier et le plus oriental fragment de cet archipel magellanique que les convulsions de l’époque plutonienne ont lancé sur ces parages du cinquante-cinquième parallèle, à moins de sept degrés du cercle polaire antarctique. Baignée par les eaux de deux océans, elle est recherchée des navires qui passent de l’un dans l’autre, qu’ils viennent soit du nord-est, soit du sud-ouest, après avoir doublé le cap Horn.

Le détroit de Lemaire, découvert au XVIIe siècle par le navigateur hollandais de ce nom, sépare l’Île des États de la Terre de Feu, distante de 25 à 30 kilomètres. Il offre aux bâtiments un passage plus court et plus facile, en leur évitant les formidables houles qui battent le littoral de l’Île des États. Celle-ci le limite à l’est sur une longueur de dix milles environ1, du cap Saint-Antoine au cap Kempe, et les navires à vapeur ou à voiles y sont moins exposés qu’en passant au sud de l’île.

L’Île des États mesure trente-neuf milles de l’ouest à l’est depuis le cap Saint-Barthélemy jusqu’au cap San Juan, sur onze de largeur entre les caps Colnett et Webster.

Le littoral de l’Île des États est extrêmement déchiqueté. C’est une succession de golfes, de baies et de criques dont l’entrée est parfois défendue par des cordons d’îlots et de récifs. Aussi, que de naufrages se sont produits sur ces côtes, ici murées de falaises à pic, là bordées d’énormes roches contre lesquelles, même par temps calme, la mer se brise avec une incomparable fureur.

L’île était inhabitée, mais peut-être n’eût-elle pas été inhabitable, au moins pendant la belle saison, c’est-à-dire pendant les quatre mois de novembre, de décembre, de janvier et de février, que comprend l’été de cette haute latitude. Des troupeaux eussent même trouvé suffisante nourriture sur les vastes plaines qui s’étendent à l’intérieur, plus particulièrement dans la région située à l’est du Port Parry et comprise entre la pointe Conway et le cap Webster. Lorsque l’épaisse couche de neige a fondu sous les rayons du soleil antarctique, l’herbe apparaît assez verdoyante, et le sol conserve jusqu’à l’hiver une salutaire humidité. Les ruminants, faits à l’habitat des contrées magellaniques, y pourraient prospérer. Mais, les froids venus, il serait nécessaire de ramener les troupeaux aux campagnes plus clémentes, soit de la Patagonie, soit même de la Terre de Feu.

Cependant, on y rencontre à l’état sauvage quelques couples de ces guanaques, sortes de daims de nature très rustique, dont la chair est assez bonne, lorsqu’elle est convenablement rôtie ou grillée. Et, si ces animaux ne meurent pas de faim pendant la longue période hivernale, c’est qu’ils savent trouver sous la neige les racines et les mousses dont leur estomac doit se contenter.

De part et d’autre des plaines s’étendent au centre de l’île, quelques bois déploient leurs maigres ramures et montrent d’éphémères frondaisons plus jaunâtres que verdoyantes. Ce sont principalement des hêtres antarctiques, au tronc haut parfois d’une soixantaine de pieds, dont les branches se ramifient horizontalement, puis des épines-vinettes d’essence très dure, des écorces de Winter, ayant des propriétés analogues à celles de la vanille.

En réalité, la surface de ces plaines et de ces bois ne comprend pas le quart de la superficie de l’Île des États. Le reste n’est que plateaux rocheux où domine le quartz, gorges profondes, longues traînées de blocs erratiques, qui se sont éparpillés à la suite d’éruptions très anciennes, car, maintenant, on chercherait vainement des cratères de volcans éteints dans cette partie de la Fuégie ou de la Magellanie. Vers le centre de l’île, les plaines largement développées prennent des apparences de steppes, lorsque, pendant les huit mois de l’hiver, aucune tumescence ne trouble l’uniformité de la couche de neige qui les recouvre. Puis, à mesure que l’on s’avance vers l’ouest, le relief de l’île s’accentue, les falaises du littoral sont plus hautes et plus escarpées. Là se dressent des cônes sourcilleux, des pics dont l’altitude considérable atteint jusqu’à trois mille pieds au-dessus du niveau de la mer, et qui permettraient au regard d’embrasser l’île tout entière. Ce sont les derniers anneaux de cette prodigieuse chaîne andine qui, du nord au sud, constitue comme la gigantesque ossature du nouveau continent.

Assurément, dans de semblables conditions climatériques, sous le souffle des âpres et terribles ouragans, la flore de l’île se réduit à de rares échantillons, dont les espèces ne s’acclimatent guère au voisinage du détroit de Magellan ou dans l’archipel des Malouines, distant de la côte fuégienne d’environ cent lieues marines. Ce sont des calcéolaires, cytises, pimprenelles, bromes, véroniques, stipals chez lesquels la matière colorante ne se forme qu’à un faible degré. Sous le couvert des bois, entre les herbes des prairies, ces pâles florules montrent leurs corolles presque aussitôt fanées qu’écloses. Au pied des roches littorales, sur leurs déclivités où s’attache un peu d’humus, le naturaliste pourrait encore recueillir quelques mousses, et, à l’abri des arbres, certaines racines comestibles, celles d’une azalée, par exemple, dont les Pécherais se servent en guise de pain, mais toutes peu nourrissantes en somme.

On chercherait vainement un cours d’eau régulier à la surface de l’Île des États. Ni rivière, ni ruisseau sourdant hors de ce sol pierreux. Mais la neige s’y accumule en couches épaisses ; elle persiste pendant huit mois sur douze, et, à l’époque de la saison chaude – moins froide serait plus exact – elle fond sous les obliques rayons du soleil, et entretient une humidité permanente. Alors se forment çà et là de petits lagons, des étangs, dont l’eau se conserve jusqu’aux premiers gels. C’est ainsi que, au moment où commence cette histoire, des masses liquides tombaient des hauteurs voisines du phare et allaient se perdre en rebondissant dans la petite crique de la baie d’Elgor ou dans le havre Saint-Jean.

En revanche, si la faune et la flore sont à peine représentées dans cette île, le poisson abonde sur tout le littoral. Aussi, malgré les dangers très sérieux que courent leurs embarcations, en traversant le détroit de Lemaire, les Fuégiens y viennent quelquefois faire de fructueuses pêches. Les espèces y sont très variées, merluches, tiburons, éperlans, loches, bonites, dorades, gobies, mulets. La grande pêche pourrait même y attirer de nombreux navires, car, à cette époque du moins, les cétacés, baleines, cachalots, et aussi phoques et morses, fréquentaient volontiers ces parages. Ces animaux marins ont été pourchassés avec une telle imprévoyance qu’ils se réfugient à présent dans les mers antarctiques où les campagnes sont aussi périlleuses que pénibles.

On le comprendra sans peine, sur tout le périmètre de cette île, où se succèdent les grèves, les anses, les bancs rocheux, les coquilles fourmillent non moins que les coquillages, bivalves ou autres, moules, vignots, huîtres, patelles, fissarelles, buccins, et c’est par milliers que les crustacés se faufilent entre les récifs.

Quant à la gent volatile, elle est innombrablement représentée par les albatros d’une blancheur de cygne, les bécassines, les pluviers, les chevaliers, les alouettes de mer, les mouettes bruyantes, les goélands criards, les labbes assourdissants.

Toutefois, il ne faudrait pas conclure de cette description que l’Île des États fût de nature à exciter les convoitises du Chili ou de la République Argentine. Ce n’est en somme qu’un énorme rocher, à peu près inhabitable. À qui appartenait-elle à l’époque où débute cette histoire ?... Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’elle faisait partie de l’archipel magellanique, alors indivis entre les deux Républiques de l’extrême continent américain2.

Pendant la belle saison, les Fuégiens ou Pécherais y font de rares apparitions, lorsque le gros temps les oblige à y relâcher. Quant aux navires de commerce, le plus grand nombre préfère donner dans le détroit de Magellan, tracé avec une extrême précision sur les cartes marines, et qu’ils peuvent suivre sans danger, qu’ils viennent de l’est ou de l’ouest, pour aller d’un océan à l’autre, grâce aux progrès de la navigation à vapeur. Seuls viennent prendre connaissance de l’Île des États, les bâtiments qui se préparent à doubler ou qui ont doublé le cap Horn.

Il convient de le remarquer, la République Argentine avait montré une heureuse initiative en construisant ce Phare du bout du Monde, et les nations doivent lui en savoir gré. En effet, aucun feu n’éclairait, à cette époque, ces parages de la Magellanie depuis l’entrée du détroit de Magellan au cap des Vierges, sur l’Atlantique, jusqu’à sa sortie au cap Pilar, sur le Pacifique. Le phare de l’Île des États allait rendre d’incontestables services à la navigation en ces mauvais parages. Il n’en existe même pas au cap Horn, et celui-ci pouvait éviter bien des catastrophes, en assurant aux navires venant du Pacifique plus de sécurité pour embouquer le détroit de Lemaire.

Le gouvernement argentin avait donc décidé la création de ce nouveau phare, au fond de la baie d’Elgor. Après un an de travaux bien conduits, son inauguration venait d’être faite à cette date du 9 décembre 1859.

À cent cinquante mètres de la petite crique qui termine la baie, le sol présentait une tumescence d’une superficie de quatre à cinq cents mètres carrés, et d’une hauteur de trente à quarante mètres environ. Un mur de pierres sèches clôtura ce terre-plein, cette terrasse rocheuse qui devait servir de base à la tour du phare.

Cette tour se dressait en son milieu au-dessus de l’ensemble de l’annexe, logements et magasins.