Le port ou le premier jour de l’indépendance - Pascal Maccioni - E-Book

Le port ou le premier jour de l’indépendance E-Book

Pascal Maccioni

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Beschreibung

L’intrigue du récit se déroule autour de l’année 1950 dans une colonie à la veille et au lendemain de son indépendance. À travers les péripéties et la destinée de ses principaux personnages, elle met en exergue la complexité de l’exercice du pouvoir et la difficulté pour un peuple de se libérer sans violence.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Auteur de plusieurs articles et essais sur des thèmes de société, Pascal Maccioni est un ancien haut fonctionnaire du ministère de l’Économie et des Finances. Il a effectué l’essentiel de sa carrière dans des fonctions diplomatiques en Afrique, en Amérique latine, aux États-Unis et en Europe.

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Pascal Maccioni

Le port

ou le premier jour de l’indépendance

Roman

© Lys Bleu Éditions – Pascal Maccioni

ISBN : 979-10-422-0452-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Chantal

À Johanna, Tristan, Laetitia, Domitien et Alexandra

Du même auteur

L’argent de Zola, argent d’hier ou argent d’aujourd’hui, Essai, Ed. du Centre français du commerce extérieur ;

Les 111 mots incontournables de la communication, Essai, Ed. Berg International ;

Conversations inépuisables pour soirées entre amis, Essai, Ed. Berg International.

Première partie

Le port

I

Jamais le port n’avait connu pareille effervescence. Déjà, la veille au soir, une foule compacte avait envahi les rues étroites du centre et toutes ces petites placettes arborées, habituellement si paisibles, qui faisaient le charme de la vieille ville. Grouillement de paysans endimanchés surtout, venus avec leur famille des fins fonds du territoire en voitures brinquebalantes, en autocars bondés, en carrioles tirées par des canassons décharnés, et même à pied.

Rien n’aurait pu les retenir dans leurs villages assoupis, leurs champs desséchés.

Même les bourgeois de la ville, d’abord un peu hésitants à se mêler à cette invasion, ce flot humain ininterrompu qui, tel un ruisseau brusquement grossi par une pluie d’orage, se propageait dans toutes les directions, même eux, se faisaient un devoir sacré de se joindre à cette cohue enthousiaste, cette horde joyeuse.

Demain, au moment exact où la grosse cloche de la vénérable cathédrale Santa Maria Inmaculada aura sonné le douzième coup de midi, la puissance coloniale amènera ses couleurs et le port deviendra la capitale du nouvel État indépendant de cette multitude en liesse.

L’exubérante fierté de ce peuple, bientôt souverain, tenait assurément à cette promesse de liberté mais, de façon plus sourde, plus diffuse, à un sentiment de repossession d’un territoire et de sa capitale, le port, que d’autres, venus d’un ailleurs lointain, n’avaient que trop longuement occupé.

Pour autant, elle n’avait pas été bien exigeante cette occupation. Sur ce territoire au sol aride, parsemé ici et là d’éminences rocheuses blanchies par le soleil, bordé au nord par une sierra hostile qui l’isolait de ses voisins et au sud par un vaste océan, à peine quelques colons partageaient avec les « natifs », comme on avait coutume de désigner la population colonisée, de maigres pâturages au pied de la sierra, de modestes vignobles dans les plaines du centre et des oliveraies ou des vergers plus généreux aux abords de la côte.

Tout autre était la physionomie et la vie du port, la seule ville du territoire vraiment digne de ce nom.

Pour le passager d’un navire arrivant du large, elle se distinguait dès que la terre était en vue.

Elle se détachait nettement au milieu d’une large baie bien dessinée au débouché d’un faible cours d’eau, promesse d’un mouillage sûr, entourée de ces collines blanchâtres si caractéristiques du littoral.

Du plus loin émergeait d’abord, au premier plan du halo ocre jaune de l’agglomération, les deux tours du Grand Hôtel et de la Banque Nationale, les édifices les plus récents et les plus modernes du port. Puis, au sommet escarpé du piton rocheux qui serrait de près la ville, on devinait les murailles trapues de la citadelle Santa Isabella qui n’avait hébergé de garnison qu’aux premiers temps de sa construction par le colonisateur. Aucun envahisseur ne s’étant présenté sous ses murs, désertée, elle ne constituait depuis lors qu’un but de promenade pour amoureux romantiques, touristes sportifs, amateurs de points de vue pittoresques. Seul un vieux canon rouillé abandonné là, on ne sait pourquoi, restait le témoin solitaire et dérisoire de ce court passé martial.

Du pied de la citadelle et courant tout au long du front de mer s’étendait une longue plage de sable blanc.

Enfin, tout à fait à l’autre extrémité de la ville, un peu à l’écart, on voyait apparaître les installations portuaires.

Une fois débarqué, le passager débouchait, dès la fin du quai, sur un large paseo bordé de palmiers, au sol fait de mosaïque bicolore bleu et blanc, rythmé de proche en proche par d’abondants massifs d’anthuriums, d’oiseaux de paradis, d’hibiscus et de bien d’autres essences aux couleurs éclatantes au gré des saisons.

À toute heure du jour, et même fort tard le soir, de nombreux flâneurs aimaient à s’y attarder.

Bordant le paseo qui longeait la plage, les immeubles du front de mer offraient une apparence cossue. On imaginait aisément derrière ces façades du siècle précédent, dessinées par des architectes de la lointaine métropole, de vastes et confortables appartements.

De fait se rassemblait ici l’élite de la bourgeoisie locale : hauts fonctionnaires coloniaux, riches commerçants, grands propriétaires terriens et les quelques industriels d’un territoire plus voué à l’artisanat qu’à l’industrie.

Point de banlieues résidentielles pour cette cité portuaire serrée de près par un chapelet de collines rocailleuses où une maigre végétation peine à trouver sa place. Il faut reconnaître que, entièrement ceinturée par un large boulevard circulaire planté de Jacarandas d’un bleu d’azur resplendissant, toute la ville se concentrait autour de son vieux centre historique. Au-delà du boulevard, quelques hangars, quelques ateliers, mais personne ne songeait à élire domicile au milieu de ces taillis rabougris et ces sols pierreux.

Au moment de la colonisation, au tout début du siècle précédent, il n’y avait rien ici. Tout au plus quelques masures en pisé et trois ou quatre familles de pêcheurs miséreux. La seule bourgade d’importance du territoire se situait aux confins de la plaine centrale et de la sierra.

Mais le colonisateur avait vite vu le parti qu’il pouvait tirer d’une rade si accueillante. Il anticipait déjà le va-et-vient des cargaisons entre la métropole et la colonie, une fois cette dernière convenablement développée et exploitée, selon des méthodes efficaces mettant en œuvre des techniques modernes. Après une conquête facile, aussi bien due à la supériorité des armes de la puissance coloniale qu’à la mollesse de la résistance locale, arrivèrent les premiers bateaux chargés de troupes, non plus de soldats mais d’hommes, de femmes et même d’enfants à la recherche d’un avenir meilleur.

Des camps de fortune s’établirent à la va-vite au milieu de la baie autour du filet d’eau qui se déversait parcimonieusement dans la mer. Et tous se mettaient au travail avec une détermination fougueuse.

Le fait est qu’il fallut peu de temps pour qu’une cité de pierre surgisse de cette terre ingrate.

Et quelle cité ! Le gouvernement de la métropole voulait qu’elle témoigne de la grandeur de l’occupant. Les belles rues rectilignes qui se croisaient à angle droit, construites en peu de temps, offraient une certaine unité architecturale. Seule leur largeur était volontairement réduite, à l’exception du paseo maritime et de quelques belles avenues bordées de palmiers, pour préserver les habitants du soleil brûlant de la côte et permettre au vent du large, les rares fois où il se levait, de les ventiler. Elles étaient peuplées de boutiques et d’échoppes animées.

À certains carrefours régulièrement espacés, des petites places étaient plantées d’arbres aux larges ramures dont les frondaisons apportaient ombre et fraîcheur. Elles eurent tôt fait d’attirer, le soir venu, dans les cafés exigus qui les bordaient, des petits groupes complices dont le bruissement des conversations rivalisait avec celui des oiseaux nichés dans les feuillages.

Mais la fierté de la cité tenait à trois de ses principaux monuments : la cathédrale, le théâtre et surtout le Palais du gouverneur.

Pour le Gouvernement de la puissance coloniale, ce palais devait être le symbole tangible dans la colonie de la magnificence de la métropole et du pouvoir de son représentant. C’est le doyen de l’Académie d’architecture en personne qui avait été désigné pour en dessiner les plans. Et le résultat avait bien été à la hauteur des espérances du gouvernement.

Majestueusement campé sur tout un côté de la Grand-Place, au cœur de la cité, il arborait une façade inspirée du maniérisme, alliant avec habilité baroque et classicisme. Là encore, ce choix n’était pas sans intention ; le baroque évoquait la générosité du colonisateur et le classicisme le respect qu’on lui devait. L’intérieur était aussi somptueux qu’impressionnant. L’or, bien sûr, partout : sur les lambris, les moulures, les caissons des plafonds, les ferrures et les ferronneries… Et la pourpre aussi : sur les tentures, sur le velours du mobilier, les décors floraux des tapis… Les notables locaux n’y pénétraient qu’avec respect, et même avec une sorte de crainte, tant cet univers leur était étranger.

Mais en ce jour de l’indépendance, c’est une foule joyeuse qui convergeait vers cet imposant édifice. Le dernier gouverneur colonial allait quitter les lieux et le premier Président du conseil provisoire du nouvel État indépendant en franchirait les grilles en citoyen souverain.

Presque tout l’effectif de la nouvelle garde nationale, formée des supplétifs locaux des forces de la métropole, avait été mobilisé pour préserver l’estrade où devaient prendre place les autorités du passé et celles de l’avenir.

Mais plus encore que les débordements de la foule enthousiaste, qu’il était pourtant tout à fait légitime de craindre, tant elle se pressait contre les gardes, c’était surtout un mauvais coup des partisans du « censeur » qui était à redouter.

Ce rebelle déterminé rejetait avec dégoût cette indépendance volée au peuple du territoire au profit des « valets » de la puissance coloniale. Il avait déclenché, depuis plus de trois ans déjà, une guérilla révolutionnaire à partir des campagnes les plus défavorisées que les autorités avaient la plus grande difficulté à maîtriser. Il n’était pas illusoire de penser qu’il pouvait à tout moment gâcher la fête.

Et si ce n’était pas lui, ce serait le dernier carré des colons de la « Ligue des nationaux », farouches et irréductibles adversaires de l’indépendance.

Aussi des tireurs d’élite avaient-ils pris position sur les toits des immeubles dominants la place, tandis que des agents de la sûreté en civil s’étaient discrètement mêlés à la foule.

Pourtant, le processus de colonisation du territoire s’était présenté à ses débuts sous les meilleurs auspices.

Il y avait bien eu de tout temps, ici ou là, quelques mouvements d’humeur sporadiques contre tel ou tel abus de tel ou tel colon ou même de la puissance coloniale, mais, soit par une répression aussi prompte que discrète, soit par une conciliation bienveillante, tout rentrait rapidement dans l’ordre.

Les colons de l’arrière-pays n’avaient pas trouvé de sols assez fertiles pour accaparer de vastes terres au détriment des paysans locaux. Et le train de vie de la plupart des premiers n’excédait guère celui des seconds.

Mais un évènement, en apparence isolé, allait jouer une influence considérable sur la destinée de la colonie.

Une poignée de colons par orgueil, par suffisance ou tout simplement par erreur de jugement, ne pouvaient se satisfaire de cette proximité de condition avec les natifs et se garder d’afficher sans vergogne un sentiment de supériorité exacerbé à leur égard.

Parmi ces colons, il en était un qui se signalait particulièrement, malgré une condition bien supérieure à celle de son voisinage.

Fernandez était le fils en rupture de ban d’une famille très en vue de la capitale de la métropole. Il était accusé d’un crime crapuleux. Mais un de ses oncles, haut magistrat très influent avant tout soucieux de la réputation de son nom, avait réussi à faire classer l’affaire sans suite. En contrepartie, le paria avait été contraint à un éloignement furtif dans cette colonie reculée. Doté par ses parents d’une somme suffisante pour acquérir une propriété foncière, il avait jeté son dévolu sur une oliveraie de bonne dimension, non loin de la côte, mais bien loin du port pour mieux se faire oublier.

D’une taille moyenne mais fine, le cheveu rare, le nez aquilin, le plus souvent souriant, mais d’un sourire que contredisait une réelle dureté dans son regard, Fernandez faisait preuve d’une aisance qui témoignait de son milieu de naissance. En réalité, il ne tenait à séduire que pour mieux dominer. Mais, d’un caractère ombrageux, violent et impulsif, il était plutôt redouté de tous ceux qui avaient à faire à lui d’une manière ou d’une autre. Il ne faisait pas bon lui tenir tête. Les plaintes à son endroit s’accumulaient à la brigade de la garde civile du district.

C’est notamment à la saison des récoltes, où femmes et hommes de tous âges et sans occupations régulières s’engageaient comme travailleurs saisonniers, que sa brutalité se donnait libre cours.

Fernandez, par âpreté au gain, avait pour coutume de n’employer qu’un effectif inférieur à ce qui était nécessaire pour la superficie de son exploitation et il exigeait des journées de travail du lever au coucher du soleil. Non satisfait de s’affranchir ainsi sans scrupule de toutes pratiques habituelles, il arrivait, quand il estimait que les cadences faiblissaient, qu’il soit pris d’une rage aussi soudaine qu’imprévisible et se mette à frapper frénétiquement avec la cravache qui ne le quittait jamais le premier saisonnier à sa portée. Et si le malheureux en question s’enfuyait épouvanté, les autres feignaient de n’avoir rien vu et redoublaient la cadence, tant ils avaient besoin de ce travail pour survivre.

Or, il advint, une année, qu’une jeune veuve sans ressources s’enrôla pour la récolte, ainsi que sa fille à peine adolescente. Aussi faibles l’une que l’autre, elles ne parvenaient pas à tenir la cadence qui leur était imposée. Fernandez qui ne quittait pas des yeux les saisonniers ne tarda pas à s’en apercevoir. Et, comme il fallait s’y attendre, cette futile circonstance suffit à déchaîner une fois encore ses instincts violents. Il se mit à cravacher sans retenue la jeune fille. Sa mère tentait bien de la protéger mais les coups pleuvaient si drus qu’à la fin les deux gisaient à terre, inanimées. Fernandez ne cessa pas pour autant de frapper. Ce n’est qu’au bout d’un long moment, sa rage assouvie, qu’il s’arrêta, haletant et les yeux exorbités. Mais, après un temps de silence pesant, il fallut se rendre à la tragique évidence. Les deux femmes avaient perdu la vie.

Cette fois, c’en était trop. Un à un, les saisonniers s’éclipsèrent sous l’œil hagard du colon, qui restait là, hébété.

Même les témoins les plus courageux de ce drame hésitèrent cependant à se rendre à la brigade du district, car elle était aux ordres du capitaine Ramon. Un natif pourtant. Mais il avait gagné ses galons, du grade le plus élevé auquel pouvait aspirer un natif, à force de bassesses, de flagornerie et de compromissions. Mais tous savaient surtout que c’était un officier corrompu.

Sa grosse tête dans les épaules, les yeux plissés, le regard fuyant, tout dans son apparence signait d’ailleurs sa fourberie.

Et si les multiples plaintes concernant Fernandez n’avaient jamais donné lieu à une quelconque poursuite judiciaire, c’était précisément parce que ce dernier achetait à très haut prix le silence de l’officier crapuleux.

Mais, ce jour-là, devant la monstruosité de ce crime, deux des saisonniers, rassemblant tout leur courage, s’enhardir à franchir la porte de la brigade.

« Compte tenu de la gravité des faits, je vais prendre les dépositions moi-même », dit le capitaine Ramon au garde de service et il fit rapidement entrer les plaignants dans son bureau.

« Toute la justice sera faite dans cette affaire », leur affirma-t-il solennellement à l’issue de l’entretien. Mais, à leur surprise, il ajouta d’un ton menaçant :

« Pour des raisons de tranquillité publique, je vous ordonne de n’ébruiter la chose sous aucun prétexte. Et si l’envie vous prenait d’exciter la population avec la publicité d’un tel fait divers, certes tragique, mais isolé, vous serez poursuivis, ainsi que tous les autres témoins, pour trouble à l’ordre public. »

Ses menaces n’étant jamais vaines, et sachant la crainte qu’il inspirait dans tout le district par sa sévérité, parfois même hors de la légalité, le capitaine Ramon savait que ces pauvres gens habitués à la résignation se garderaient de parler.

Car, ce qui lui importait surtout, c’était de ne pas compromettre son corrupteur qui pourrait fort bien le compromettre à son tour. Sans compter que l’occasion était trop belle, les deux victimes n’ayant plus de famille pour le rappeler à son devoir, d’obtenir beaucoup plus de Fernandez. Ramon était donc, une fois encore, bien décidé à enterrer cette affaire.

Le voile du temps, le train quotidien des soucis et les préoccupations des uns et des autres finiraient bien par effacer le souvenir même de ce drame que tous préféreraient d’ailleurs oublier.

C’était sans compter sur un jeune homme fraîchement débarqué de la métropole.

II

Le jeune homme était à peine âgé d’un peu plus qu’une vingtaine d’années, mais affichait une démarche et une attitude assurées. D’une maigreur de quelqu’un plus portée à la frugalité qu’à l’intempérance, on retenait surtout de son visage, cerné par une épaisse chevelure et une barbe noire en broussaille, des yeux ardents et pénétrants. Il émanait de toute sa personne une impression de vigueur et de détermination farouche.

Natif d’un village reculé de la colonie, il avait perdu très tôt ses deux parents, emportés par une de ces épidémies qui frappaient les campagnes de temps à autre. Traditionnellement, dans ces circonstances, les villageois recueillaient en fonction de leurs maigres moyens les orphelins et les élevaient comme leurs propres enfants. Mais, cette année-là, l’épidémie avait été particulièrement meurtrière et le seul orphelinat du territoire, celui du port, était débordé. Les autorités décidèrent donc d’envoyer les enfants en surnombre vers la métropole.

Ce fut, dans son malheur, la chance de ce garçon.

Particulièrement vif d’esprit et doué pour les études, il attira vite l’attention de ses maîtres qui lui permirent, contrairement à la majorité des autres enfants destinés aux emplois les moins recherchés, de poursuivre des études jusqu’à ses seize ans, âge auquel l’orphelinat ne se chargeait plus de ses pensionnaires.

Livré à lui-même, il trouva vite une occupation dans une imprimerie. Mais le goût des études était le plus fort et, dans le même temps, il s’inscrivit à la faculté. Le cours d’histoire des idées politiques l’avait surtout intéressé. Et ce sont principalement les théoriciens du socialisme et ceux de la révolution qui avaient captivé son intérêt.

Ayant aisément obtenu sa licence, il n’eut qu’une envie : retrouver ses racines. Le grand journal de la colonie offrait une place de rédacteur. Il saisit cette opportunité, et c’est ainsi qu’il retrouva sa terre natale. Ce fut un choc. Autant sa première impression en arrivant au port, cette cité si agréable et si chaleureuse était favorable, autant les conditions de vie et la pauvreté du peuple colonisé l’avaient saisi, lui qui venait d’une métropole moderne et relativement opulente.

Il en était d’autant plus touché qu’il avait toujours nourri un sentiment de révolte contre l’injustice. L’injustice du sort d’abord, qui l’avait privé de ses parents, l’injustice du traitement de ces orphelins privés du choix de leur avenir, l’injustice des revenus entre ouvriers et propriétaires, non seulement de l’imprimerie qui l’avait employé, mais de toutes les entreprises, l’injustice du niveau de développement de la colonie par rapport à sa métropole coloniale….

C’est d’ailleurs ce sentiment très tôt développé qui l’avait poussé quelque temps après son arrivée à l’orphelinat à dénoncer auprès du directeur lui-même, auquel les pensionnaires n’avaient pas le droit de s’adresser directement, un surveillant qui encourageait les « grands » à martyriser les « petits » sous prétexte de « les endurcir ». Cette dénonciation de sa part, qui, de surcroît, bravait les règles de l’institution, aurait pu lui valoir une sévère punition. Mais le directeur était un homme droit. Il mena personnellement l’enquête qui donna raison à l’enfant. Le surveillant fut renvoyé et lorsque, quelques jours plus tard, le directeur croisa par hasard le jeune garçon dans un couloir, il dit en souriant : « Tiens, voilà notre censeur ! » L’enfant ne connaissait pas le mot, mais il lui plut.

Depuis ce jour, l’orphelin ne souhaita plus être nommé autrement.

Au siège du journal, à deux pas des quais, la salle de rédaction était emplie du crépitement des machines à écrire. Le « censeur » avait été préposé au courrier des lecteurs. Il avait d’autres ambitions mais, pour l’instant, il savait devoir se satisfaire de cette occupation qui lui laissait suffisamment de loisirs pour humer l’air de la ville, en observer les mouvements, approfondir sa connaissance de la capitale de la colonie. Mais il lui manquait d’en savoir plus sur l’arrière-pays.

Il n’avait eu le temps, dès son arrivée au port, que de faire une rapide visite à son village natal, mais la masure familiale, abandonnée depuis l’épidémie, avait complètement disparu. Les quelques anciens, survivants de la catastrophe, ne gardaient même qu’un vague souvenir de ses modestes parents. Malgré la brièveté de cette triste visite, il avait mesuré, révolté, le contraste saisissant entre le mode de vie de la bourgeoisie aisée et insouciante du port et la misère des villageois de cette campagne désolée. La société de la colonie était en effet majoritairement constituée de paysans vivant dans un système unitaire de servitude, de routines, de coutumes, de saisons et de pauvreté. Le fossé culturel qui les séparait des habitants du port était immense.

Ce n’est que plusieurs mois plus tard qu’il prit connaissance de cette lettre qui allait décider de son destin et, par voie de conséquence, de celui de la colonie.

Il s’agissait d’une lettre anonyme comme il en arrivait tant au journal. Mais sa lecture ne pouvait pas laisser indifférent. Elle dénonçait un crime impuni. Le style en était gauche et l’écriture tremblée, mais son message était d’une clarté effrayante. Un certain Fernandez, riche colon d’un district côtier, avait battu à mort à coups de cravache, devant plusieurs témoins, une veuve et sa fille sous prétexte qu’elles ne travaillaient pas assez vite. Et, en dépit d’une plainte enregistrée personnellement par le chef de la brigade du district, un certain capitaine Ramon, plus d’un an après ce meurtre, non seulement aucune suite n’avait été donnée à cette affaire, mais le meurtrier n’avait même jamais fait l’objet de la moindre poursuite judiciaire.

À peine ce message lu, le « censeur » se dirigea aussitôt vers le bureau du rédacteur en chef.

« Je considère que nous devrions mener une enquête serrée sur ce scandale, dit-il en lui montrant la lettre… et je souhaiterais vivement en être chargé.

— Mon pauvre garçon, lui répondit le rédacteur en chef d’un air attristé, vous ne réalisez donc pas au-devant de quels ennuis vous vous précipiteriez. Ne comprenez-vous pas qu’il est extrêmement risqué dans la colonie d’étaler publiquement les turpitudes d’un colon et, plus encore, celles d’un responsable des forces de l’ordre ? Dans l’intérêt du journal aussi bien que dans votre propre intérêt je ne peux pas vous laisser commettre une telle imprudence.

— Mais on ne peut pas se résoudre à une telle bassesse !

— Inutile d’insister.

— Eh bien, dans ces conditions, je suis obligé de démissionner. »

Le rédacteur en chef, surpris par une réaction aussi brusque, essaya bien de raisonner son jeune collaborateur, mais rien n’y fit et il dut, malgré lui, se résoudre à accepter sa démission… Sans manquer de détruire une missive aussi brûlante.

Le jeune homme s’était associé depuis quelque temps à un petit groupe disparate constitué d’anciens étudiants de la faculté, de manutentionnaires du port, d’employés modestes et même de petits fonctionnaires de la colonie… qui unissait leur critique à l’égard des inégalités excessives de toute nature de la société coloniale. Enthousiastes et révoltés, eux soutinrent le projet d’enquête de leur camarade et lui fournirent toute l’aide nécessaire pour le succès de son entreprise.

Le « censeur » ne tarda pas, à peine arrivé au chef-lieu du district placé sous l’autorité de Ramon, à questionner les villageois sur ce qu’ils savaient du drame.

Or, non seulement la crainte du capitaine incitait au mutisme, mais ce dernier était suffisamment roué pour savoir tout l’intérêt de s’acquérir, au prix de sa protection, quelques mouchards dans la population.

Et de fait l’un d’entre eux ne tarda pas à prévenir l’officier de la curiosité de ce jeune homme venu du port.

« Que cherche-t-il ici ? » demanda Ramon d’un air sévère.

Le mouchard était embarrassé. « Vous savez bien, capitaine, cette vieille affaire que tout le monde a oubliée…

— De quelle affaire parles-tu ?

— Les deux femmes… Fernandez…

— Oui, oui, coupa nerveusement Ramon, une vieille affaire. Mais il n’y a rien à dire, l’instruction suit son cours. La justice est lente, voilà tout. Il ne faut pas perturber davantage le travail des magistrats. Fais bien comprendre autour de toi qu’à cause d’un bon à rien qui se mêle de ce qui ne le regarde pas, la procédure pourrait être encore ralentie. Il est dans l’intérêt de tous que l’on ne dise surtout rien à ce fouineur qui cherche à créer des complications là où il n’y en a pas. Va ! Mais tends bien l’oreille et tiens-moi bien au courant, tu n’auras pas à le regretter. »

À peine le rapporteur avait-il tourné les talons qu’il décrocha le téléphone.

« Fernandez ?

— Oui.

— Nous avons un problème. Un type étrange, venu du port, pose des questions au village sur les deux femmes ! J’étais sûr que ton accès de folie ne pourrait, à un moment ou à un autre, que faire des remous ! Voilà où nous en sommes maintenant ! Je ne suis plus certain de pouvoir te protéger.

— C’est une menace ? coupa Fernandez d’un ton glacial. Fais bien attention à toi. Si on me cherche, je n’hésiterai pas à déballer tes sales pratiques. Et puis de toute façon, tu es complice toi aussi. Tu n’as rédigé aucun procès-verbal.

— Mais il y a eu trop de témoins !

— Ils ne parleront pas. J’y mettrai le prix qu’il faut, mais ils ne parleront pas. Et si l’envie leur prenait de vouloir parler je saurai bien leur faire avaler leur langue avant qu’ils aient pu dire un mot.

— C’est trop tard. Si ce type est ici et enquête sur ces femmes, c’est qu’il sait quelque chose, et s’il sait quelque chose c’est que quelqu’un a parlé.

— Alors, si tu ne veux pas tomber avec moi, répliqua Fernandez d’une voix ferme, tu sais ce qu’il reste à faire. »

Ramon marqua un silence, comme étourdi. Puis, comprenant qu’il ne pouvait plus reculer, il dit seulement :

« Laisse-moi d’abord vérifier que ce curieux n’est pas un inspecteur de la garde civile envoyé par le port à mon insu et voyons-nous ce soir dans un endroit discret. »

Le soir même, Ramon, qui, grâce à des amis bien placés à la direction centrale de la Garde, s’était assuré que l’homme du port n’en faisait pas partie, rejoignit Fernandez qui l’attendait dans une vieille grange isolée. Leur plan fut vite arrêté. L’un des petits délinquants que Ramon tenait sous sa coupe attirerait l’étranger, sous prétexte de lui faire une révélation importante au sujet du meurtre, dans cette même grange.

Mais c’est Fernandez qu’il trouverait en face de lui et qui lui réglerait discrètement son compte.

Un crime de plus lui était indifférent.

C’était sans compter sur la prudence du « censeur ». Il n’avait pas eu besoin de l’avertissement de son rédacteur en chef ni des recommandations de ses amis, pour être sur ses gardes. Avant son départ pour le district, il s’était fait prêter une arme par le seul métropolitain du groupe gagné à la cause de l’indépendance, car les natifs n’avaient pas le droit d’en posséder. C’est donc armé qu’il se rendit au rendez-vous… mais bien avant l’heure fixée.

Il eut à peine le temps de se dissimuler dans un coin de la grange qu’un homme, qui n’avait rien à voir avec le témoin attendu, fit son apparition. L’homme tira une grosse caisse en bois qu’il plaça au milieu de la grange, face à l’entrée, et s’assit dessus pour attendre tranquillement… celui qui était en fait déjà là.

Posté derrière l’inconnu, le « censeur » distingua nettement dans son dos la crosse d’un revolver glissé dans sa ceinture. Il comprit qu’il était tombé dans un piège.

Mais, bien décidé à punir le crime, il sortit de sa cachette et dit seulement : « Fernandez ? »

À ce seul mot, Fernandez, c’était bien lui, se retourna avec un regard farouche, sortit immédiatement son arme et tira. Mais trop tard, car c’est lui qui reçut la première balle. En pleine poitrine. Le tir du colon s’était quant à lui perdu quelque part dans la grange.

Le « censeur » était indemne, mais c’était maintenant lui le meurtrier.

Il comprit aussitôt que, même en plaidant la légitime défense, en tant que natif ayant tué un colon, il était condamné d’avance. Son avenir était définitivement scellé.

La suite des évènements ne fit que lui donner raison, car ce fut tout naturellement le capitaine Ramon qui se chargea de l’enquête.

Or, la nuit du traquenard, il était convenu que le capitaine devait rejoindre Fernandez pour enterrer le corps de l’homme du port. Mais, quand il vit que c’était son complice qui gisait inanimé sur le sol, il comprit aussitôt ce qui s’était passé. Il eut alors la présence d’esprit de subtiliser le revolver de Fernandez et de le faire disparaître à jamais afin que l’on conclue sans hésitation à un assassinat de sang froid sur la personne d’un colon, certes méprisable, mais désarmé.

Si bien que le lendemain, lorsqu’on « l’informa » du crime, il fut en mesure de désigner sans hésitation un suspect de choix : l’homme venu du port pour, à l’évidence, punir Fernandez du meurtre des deux pauvres femmes en l’assassinant.

Jamais Ramon ne se sentit aussi soulagé. Il perdait, certes, en la personne du riche colon une de ses principales sources de revenus, mais il était enfin libéré de la menace constante d’une dénonciation de la part de cet être dangereux. Il se débarrassait surtout du fouineur dont il avait tant à redouter.

À partir de ce jour, le « censeur » devint un homme traqué.

Mais, pour lui, c’était l’injustice de trop.

Sa détermination contre cette société et ce système gangrené serait implacable.

III

Après avoir constaté la mort de Fernandez, le « censeur » avait immédiatement repris la route du port. Il savait compter sur ses amis du petit groupe des révoltés.

De fait, ils l’accueillirent plutôt en héros qu’en meurtrier.

« Enfin, cette ordure a eu le sort qu’il méritait ! dit l’un. Mais cela n’a pas rendu la vie aux deux pauvres femmes », répondit sobrement le « censeur ».