Le Rat d'école - Serge Lapouge - E-Book

Le Rat d'école E-Book

Serge Lapouge

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  • Herausgeber: Lucien Souny
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2022
Beschreibung

Des dizaines d'années plus tard, on connait toujours le nom de nos instituteurs et institutrices. Et les souvenirs rattachés - bons ou mauvais - sont comme inaltérables.  


Un homme fait une rencontre inattendue alors qu’il se promène à vélo dans la campagne de son enfance : son instituteur. Lui qui pensait avoir enterré à jamais cet horrible personnage, il se retrouve, à partir de cet instant, avec une obsédante idée en tête : se venger. Tandis qu’il échafaude toutes sortes de solutions, il apprend que son bourreau possède un magnifique jardin. Rêvant lui-même de devenir jardinier, cette découverte le révulse. Comment un individu aussi cruel a-t-il pu créer un tel enchantement ? Entre sa détermination implacable et ses difficultés à mener à bien un projet plus compliqué que prévu, son désir de représailles le dévore. Une première personne perd la vie. Puis de nombreux obstacles vont se dresser, presque insurmontables... Jusqu’au dénouement qui le plongera dans la plus grande stupéfaction.


Un homme pourchassé par son enfance, dans une enquête qui nous confronte aux plus insoupçonnables déviances humaines.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Serge Lapouge, le spécialiste des jardins (aux éditions Terre Vivante), créateur en Périgord des Jardins de l'Albarède, labellisé Jardin Remarquable ! Il nous ouvre aujourd'hui les portes de son jardin secret : la littérature. Dans ce premier roman noir, Le Rat d'école, il joue avec nos peurs d'enfance, il titille notre curiosité au fil d'un suspense permanent et il sème les graines d'une résilience improbable mais indispensable.

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Le Rat d'école

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Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

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Copyright

Tous mes remerciements
À Béatrice et Évelyne pour la relecture attentive de mes textes. À Brigitte, mon épouse, pour son soutien.
À tous mes amis, mes camarades et copains d’enfance pour leurs encouragements sincères, le partage de moments toujours intenses sur la vie de notre école.
À Kees pour ses précisions sur le fonctionnement de l’Alpine A110.
À Véronique Thabuis, directrice des éditions Lucien Souny, pour sa confiance, sa patience et sa disponibilité.
Ce matin de juin, je roulais à vélo sur un petit chemin longeant des prairies tapissées de fleurs et ma vie, depuis toujours assez plate ou peu s’en faut, ne serait plus la même. Elle allait, à la suite d’une simple rencontre, basculer,et de désordonnée, deviendrait, pour un temps du moins, difficile et parfois terrifiante.
Jusqu’alors, les seuls moments exaltants de mon existence consistaient à enfourcher ma moto, à traverser les bourgs endormis du Périgord noir à des vitesses folles, à sortir dans les bals de campagne, les boîtes de nuit, avec des copains en compagnie desquels je remplissais mes veines d’alcool. Des bagarres éclataient, du sang coulait, les filles criaient.
Quand la fête se terminait, on sentait brusquement le froid de la nuit nous envelopper. On voyait les gens se retirer les uns après les autres. Les souris partaient. Chacun regardait passer celle qui lui plaisait le plus et se disait : « J’aurais pu l’inviter à danser. » Il ne l’avait pas fait parce qu’il était trop saoul ou trop timide. Une à une, les lumières des bals s’éteignaient et une tristesse pénible nous envahissait. On était seul, tout devenait noir. Pour se rassurer et essayer de continuer la fête, on levait la tête et on cherchait d’autres lumières, celles des étoiles qui piquetaient le ciel nocturne. Mais il n’y avait plus de bruit, plus de musique et les dernières voitures quittaient le parking emportant les filles qui nous regardaient derrière les vitres d’un air goguenard. Elles comprenaient d’instinct qu’on n’avait pas osé les inviter, qu’on était penauds et mal dans notre peau.
Lorsque les brumes de l’alcool se dissipaient légèrement et qu’on se rendait vraiment compte que tout était fini, on saluait les copains en se donnant rendez-vous au prochain bal, à tel village. Chacun repartait sur sa bécane ; on entendait alors une nouvelle musique, celle des moteurs. J’appuyais sur le kick de ma Suzuki et le bicylindre deux temps se mettait en route. Je le faisais chauffer et son crépitement magique commençait à me dégriser. Des dizaines d’années après, ce son venu des années soixante-dix, capable de glacer le sang dans les veines, résonne encore en moi.
Pour rentrer chez moi, je devais parfois faire de nombreux kilomètres au guidon de ma moto, à fond, fouetté par l’air froid de la nuit, avec au moins deux grammes d’alcool par litre de sang, protégé par les anges. À défaut d’anges, il fallait avoir beaucoup de chance et un grand sens de l’anticipation pour rester vivant, avoir l’œil sur la voiture qui arrivait en face, celle qu’on doublait, celle qui arrivait à droite, celle qui arrivait à gauche. Le cerveau gérait un tas de paramètres en même temps, sinon on allait tout droit au cimetière. Mais on n’avait pas peur, on n’y pensait pas, on était immortels.
Des fois, quand on roulait trop vite, les gendarmes nous sifflaient ; on éteignait les feux pour couper l’éclairage de la plaque d’immatriculation et on continuait. Excès de vitesse, délit de fuite !
Je ne sais pourquoi, en ce matin de juin, je décidai en milieu d’après-midi de prendre le vieux vélo qui servait à toute la famille – j’avais vendu ma moto pendant mon service militaire. Rouge, difficile à faire avancer et mal entretenu, il restait parfois des mois dans la cave sans servir, tapissé de poussière et de toiles d’araignées. Appuyer sur des pédales ne m’avait jamais intéressé, préférant rouler dans ma vieille Renault.
Mais peut-être qu’inspiré par le départ du Tour de France quelques semaines plus tard, je m’étais dit qu’il valait mieux faire du sport. Je n’étais pas passionné par le sport, trop risqué à mon goût. Ce jour-là, pourtant, après lui avoir donné un coup de chiffon, la vieille bicyclette et moi avons pris la direction de Castelnaud.
Au bout de dix minutes, la forteresse est apparue en haut de sa colline. Je m’arrêtai sur le pont pour souffler un peu. Je flânai et passai sans arrêt d’un parapet à l’autre, l’eau glissait sous les arches et j’observai le vol des martinets qui poussaient des cris stridents en se poursuivant. Je restai une dizaine de minutes à contempler les remous de la rivière dans laquelle se reflétait en aval l’architecture anguleuse et ocre du château de Beynac. Perché sur son piton rocheux au-dessus de la Dordogne, celui-ci m’avait toujours fasciné et je décidai de continuer ma route dans cette direction. Le soleil tapait fort, j’avais très chaud quand j’arrivai au bas de la falaise et du château surplombant la rivière. Je regardai longuement les chemins de ronde, les tours, le donjon, les échauguettes et les mâchicoulis. En dessous, les immenses pans de calcaire ocre qui supportaient la forteresse grouillaient de vies. J’observai pendant quelque temps le vol incessant des choucas noirs qui nichaient dans les trous de rocher, puis décidai de rentrer.
Alors que j’aurais pu revenir par le même chemin, une impulsion me fit prendre celui qui passait derrière l’hôtel Bonnet. Montant sur la droite de Beynac, au bout de cinq cents mètres, il redescendait vers Vézac en longeant la gare. De là, il me suffisait de rejoindre Castelnaud pour rentrer chez moi.
Au bout d’une centaine de mètres, la côte se fit plus raide, je regrettai d’avoir choisi cette route : n’ayant pas l’habitude de pédaler, je commençais à fatiguer. Sur le point de renoncer et de rebrousser chemin, je pris finalement sur moi et me forçai à continuer. Je me contentai de descendre de bicyclette et de poursuivre à pied en la tenant par le guidon, encouragé par la descente qui m’attendait un peu plus loin.
Aujourd’hui, des dizaines d’années plus tard, je me demande encore parfois pourquoi je ne suis pas tout simplement rentré chez moi par le même trajet. Certains diront que c’est la destinée, que l’on n’y peut rien, que les choses sont écrites et que la nature joue aux dés avec nous ; d’autres, que le hasard n’existe pas et que tous les événements étaient déjà en germe dans la pointe d’épingle du Big Bang.
Fatigué, en nage, la peau grillée par le soleil, j’aperçus enfin le sommet. Malgré mes mollets douloureux, j’accélérai le pas. Quand j’enfourchai enfin mon vélo, me lançant dans la descente, j’allais si vite que le vent parvenait à dépeigner les boucles de mes cheveux. J’atteignis la vallée et, sur ma lancée, continuai une centaine de mètres sur le plat en passant devant une ferme où des poules caquetaient paresseusement dans la chaleur.
Je me trouvais maintenant sur une maigre route longeant des prairies quand je me rendis compte de mon erreur : au lieu de prendre la route à droite en direction de la gare, j’avais pris celle de gauche pour m’enfoncer dans une vallée encadrée de forêts qui remontaient vers le nord. Je m’arrêtai. J’ai toujours été sensible à la beauté des choses : arbres, nuages, brins d’herbe, oiseaux, papillons, bottes de paille posées sur un champ récemment fauché, arrière-plans bleutés des collines, rochers, couchers de soleil ou pommes de pin.
Je passai près d’une modeste maison de pierres devant laquelle était garée une mobylette. Quelques dizaines de mètres plus loin, la voie goudronnée s’arrêtait brusquement pour laisser place à un chemin de terre entretenu et bordé de prairies naturelles en pleine floraison. Aucun son ne me parvenait autre que le bourdonnement des insectes dans les vipérines, le mélilot, les mauves et les coquelicots. Un vent léger faisait danser les fleurs et les graminées, les prés ondulaient doucement. Je n’arrivais pas à m’éloigner, continuant à regarder et à écouter les prairies. Un bruit nouveau me fit pourtant tourner la tête et j’observai le chemin de terre qui au loin se perdait dans d’épaisses frondaisons. Je vis alors ce que jusque-là je n’avais pas remarqué tant l’enchantement du paysage et des insectes me captivait : une petite habitation bordait le chemin. À plusieurs centaines de mètres de moi, elle vibrait dans l’atmosphère chauffée par le soleil. Je devinai plutôt que je ne vis clairement un homme taper sur un piquet de bois. Je compris alors la provenance du son.
Même à cette distance, la maison me déplut aussitôt. Sur le moment, je ne compris pas, elle m’apparaissait curieusement laide dans un environnement délicat, entourée d’un jardin riche de couleurs et de bruits. Sa présence en ce lieu semblait une incongruité, une injure à la beauté environnante. Je laissai mon vélo au fond du fossé et comme un automate, avançai dans sa direction.
Pourquoi ne suis-je tout simplement pas rentré chez moi ? Peut-être était-ce le contraste entre la laideur du logis et la délicatesse des prairies qui me subjuguait.
Je marchai sur la bande centrale d’herbe sèche. Chacun de mes pas dérangeait des animaux sur la chaussée de terre brûlée par le soleil. Devant moi, de petites sauterelles et des criquets aux ailes bleues s’envolaient pour aller se poser un peu plus loin et lorsque je m’approchais à nouveau d’eux, le manège recommençait.
J’avançai lentement et peu à peu distinguai mieux l’homme qui plantait un pieu à quelques mètres du chemin. La bâtisse était de celle que l’on construisait à partir des années 50, sans caractère, carrée, crépie de blanc avec une toiture à quatre pans faiblement inclinés. J’avançai encore et m’arrêtai.
Existe-t-il dans le cerveau, la rate, le cœur ou l’ensemble du corps un élément qui nous rappelle, même à distance, les gens que nous avons côtoyés dans un lointain passé ?
À environ une centaine de mètres de l’homme, je distinguais à peine les traits de son visage ; pourtant, sa silhouette me semblait vaguement familière, quoique d’une familiarité désagréable, celle de quelqu’un que l’on a connu il y a longtemps et que l’on est content d’avoir oublié. Du moins, c’est ce que je croyais. Je devinais que la vérité allait se frayer un chemin, mais sans savoir lequel. Inquiet et en même temps curieux, j’avançai lentement dans sa direction, le cerveau agité par l’angoisse, l’effort physique et le soleil.
Cet homme, vêtu d’une blouse grise, finissait d’attacher une chèvre blanche. Il n’avait toujours pas remarqué ma présence, occupé maintenant à récupérer ses outils à terre.
Je savais peut-être déjà la vérité, mais rien de clair ne se dessinait dans mon cerveau agité. L’angoisse me collait au corps et cette sensation irrationnelle me révoltait. Je fis encore quelquesenjambées,l’homme ne se trouvait pas à plus de trente mètres de moi lorsqu’il regarda enfin dans ma direction. Je me figeai et sentis mon estomac se nouer. Les multiples émotions qui me terrassèrent à cet instant, je ne les ai plus jamais revécues par la suite. Elles sont restées imprimées dans mon cerveau, aussi indélébiles et brutales que par le passé. Mes poils se hérissèrent et mes cheveux firent de même sur mon crâne glacé. J’avais l’impression que ce dernier venait d’être plongé dans un congélateur.
Par quels miracle et mystère de la vie, l’enfance et l’adolescence sont-elles protégées au point de m’avoir fait oublier ce monstre depuis plus de dix ans ? Et pourquoi après tant d’années, au moment de le revoir, l’émotion me submergeait-elle à ce point ? Nous nous regardions de loin sans bouger ni esquisser le moindre geste. M. Chanet n’avait pas changé. Quant à lui, il ne m’avait certainement pas reconnu. Je n’avais que onze ans lorsque je l’avais quitté ; en dix ans, j’étais passé de l’enfance à l’âge adulte.
Je m’aperçus que ma main droite tremblait et que mes jambes étaient de plomb. J’avais la gorge sèche et bloquée. Incapable de déglutir, les muscles de mon cou étaient aussi durs qu’une baguette rassie. Je n’avais jamais été bien au fait de la géographie de mon corps et ne saurais dire si la boule qui me coupait la respiration se trouvait dans mon estomac ou le plexus solaire, mais une haine violente, que je sentais monter graduellement, s’empara de moi et, recouvrant quelques forces dans mes jambes, je fus sur le point de me précipiter vers lui. Je me voyais le jeter à terre et le frapper rudement à coups de poing, à coups de pied. Pourtant, la raison l’emporta, je me ravisai. Je ne sais ce qui me retint. Peut-être parce que je venais de passer devant une chaumière habitée, ou bien parce qu’au loin j’apercevais un couple en train de monter des meules de foin : M. Chanet, me voyant fondre sur lui, aurait pu se mettre à crier.
Il aurait mieux valu que je suive mon impulsion. Elle m’aurait permis d’évacuer la haine qui allait couver en moi et s’accumuler au fil des jours et des semaines. Je tremblais toujours, mais peu à peu je recouvrais, partiellement du moins, la maîtrise de mon corps. Le cœur battant, je me retournai et rebroussai chemin.
J’avais, par le plus sombre des hasards, retrouvé mon instituteur : Mickey, comme on le surnommait, ce monstre qui m’avait tant fait souffrir et terrorisé à l’école du village quand j’étais en cours moyen. Même à cette distance, on ne pouvait s’y tromper. Je revoyais son visage tout près de moi, sa bobine luisante, sa barbe rase bleuissant ses joues. De longs poils noirs sortaient de ses oreilles, de son long nez, semblable à celui d’un rat. En effet, toute sa physionomie rappelait ce rongeur malfaisant. Il arpentait la salle de classe de ses grandes jambes, avec sa longue blouse grise sur laquelle il s’essuyait constamment les mains à l’endroit des fesses.
Au moment de relever mon vélo, je me retournai vers lui. Il me regardait toujours fixement, perplexe, se demandant sans doute ce que je faisais là ou ce que je voulais. Alors, pendant que j’enfourchais ma bicyclette, de toute la force de mes poumons, je criai dans sa direction :
– Mickeyyyyyyyyy !
Et je décampai aussitôt sans regarder derrière moi, pédalant tel un damné, les pulsations de mon cœur s’accélérant comme une bielle affolée.
Sur le chemin du retour, je réalisai après coup la stupidité de ce que je venais de faire. Dans ce cri, qui pour lui signifiait sûrement peu de chose, il y avait de la provocation, toute ma haine, mais probablement aussi la promesse d’une vengeance dont je ne devinais rien encore.
Je pédalai avec rage et roulai sans ralentir la cadence sous la chaleur du soleil très haut. Transpirant abondamment, mon tee-shirt était trempé, bien avant d’arriver à Castelnaud.
À l’intérieur de ma tanière, je m’écroulai sur le lit. J’avais les jambes dures comme du bois et la tête en feu. Ma chambre était plongée dans le noir. Je restai longtemps les yeux ouverts dans ce qui me servait de refuge. Ce que j’appelais ma tanière : une grande piaule aménagée avec soin, pour échapper à l’emprise pesante de ma famille.
Allongé sur mon pieu, plus je réfléchissais, plus je m’apercevais que mon instituteur ne m’avait pas vraiment quitté, que son ombre demeurait tapie quelque part au fond de moi. Jusqu’à aujourd’hui, j’avais tout simplement eu la chance ou la force de la refouler. Maintenant, il était brutalement plus présent que jamais ; une demi-heure après mon retour, j’avais encore le cœur qui battait trop vite. Je ruminais des idées de vengeance toutes plus folles les unes que les autres. Ce salaud m’en avait fait baver. Un moment, j’envisageai de le tabasser en lui rappelant le passé et tout le mal enduré ; l’instant d’après, je voulais plutôt mettre le feu à sa baraque. Non ! Ça n’irait pas, il valait peut-être mieux que je rentre chez lui, coiffé d’une cagoule, en enfonçant la porte à coups de pied. Une fois à l’intérieur, il serait là, devant moi : je braquerais une arme sur lui pour qu’il ait la trouille de sa vie et se mette à ramper en couinant, comme un rat qu’il était.
Cette nuit-là, je mis longtemps à trouver le sommeil. Lorsque enfin il m’emporta, il fut agité et peuplé d’horribles cauchemars.
Le lendemain, je me réveillai de mauvaise humeur : il me fut impossible de penser à autre chose qu’à cet enfoiré. Pas une seule fois de la journée je ne pus assumer correctement ma tâche au travail. J’oubliais mes outils, faisais les choses à contresens, n’entendais rien des conseils de mon patron et le matin, je manquai de renverser le fourgon de l’entreprise dans un virage à l’entrée de Vitrac.
Jusqu’à hier, j’avais une vie presque tranquille ; maintenant, je revoyais en boucle des images venues du passé. Elles me tourmentaient l’esprit, me rongeaient comme une lèpre, il m’était impossible d’y échapper.
Je me rappelais les brimades dans la classe et la terreur que chacune de ses apparitions m’inspirait. C’est-à-dire du matin neuf heures jusqu’au soir vers seize heures trente ou dix-sept heures. Sa simple présence à l’angle d’un mur de la cour de récréation me plongeait dans l’angoisse. Que dire à l’intérieur ! Sa face de rat, lorsqu’elle se tournait vers moi, m’épouvantait, m’empêchait de suivre correctement les cours, contrairement aux années précédentes avec Mme Mathias, une institutrice douce qui, elle, aimait ses élèves.
Un jour, ma sœur Valérie rentra chez nous la tignasse ébouriffée. La colère de ce malade s’était déchaînée sur sa silhouette rachitique et ce soir-là, elle ressemblait plus à un épouvantail qu’à une enfant fière de ses résultats scolaires. La plupart du temps, elle faisait penser à un oiseau tombé du nid, se demandant sans cesse ce que la journée du lendemain lui réserverait. Un grand nombre d’entre nous était tellement terrorisé qu’on se rendait à peine compte que d’autres souffraient comme nous de la perversité de Mickey, alors que certains, épargnés et encouragés, coulaient des jours heureux. Cela avait fait naître en nous une angoisse sombre, détruisant notre existence. On était traumatisés au point d’avoir une boule dans l’estomac à partir du dimanche après-midi en imaginant la rentrée du lundi. Peut-être avait-il pris certains en grippe dès les premières heures de classe.
Je me demandais souvent « ce qu’il pouvait me reprocher » ! Le pire, c’était que tout se faisait avec la bénédiction de mes parents – mon père croyait en une éducation sévère. Lors d’une convocation à l’école, je l’avais entendu encourager innocemment mon instituteur à me coller des baffes si je ne travaillais pas bien. Le plus étrange est qu’il ne participait jamais à mon éducation !
Les conseils qu’il avait donnés à Mickey lors de cette réunion eurent naturellement des effets désastreux.
Il n’y avait point de haine en moi, seulement de la peur. Pourtant, je n’étais pas totalement effondré et un fond rebelle couvait en moi, malgré les terreurs et les épreuves.
Un autre jour, alors qu’il me tournait le dos, en train d’expliquer un problème à une élève, je m’emparai de ma règle en bois et le visai en simulant un coup de fusil – ce que j’attribuerais, avec le recul, à mon instinct de survie. Il se retourna brusquement comme s’il avait deviné ce qui se tramait derrière lui. De terribles frissons de peur parcoururent mon corps malingre. Je reçus une violente paire de gifles. On aurait dit que ce type touchait des primes pour participer à mon retard mental.
Pour l’heure, je continuai à remâcher et à réfléchir. J’alignai des idées et des souvenirs jusqu’à l’heure du repas, où je n’avalai que trois bouts de pain et deux verres de vin. J’avais la sale impression que ces pensées surgies d’un sombre passé m’empoisonnaient lentement le sang.
En début d’après-midi, j’avais la tête comme un pot et me mis à méditer sur ma famille. Il n’y avait rien à la maison pour contrebalancer la dureté de mon éducation scolaire avant l’étrange disparition dont je vais parler.
Jusqu’à sa mort, mon père avait été gentil pour nous. Et puis quelques années après son décès, un soir d’hiver, une partie de mon entourage s’était évanouie dans les eaux glacées de l’étang. Nous cherchâmes ma mère et mon frère pendant des jours sans jamais les retrouver.
Nous étions maintenant seuls. Orphelins. Sauvages. Belliqueux. Des cas sociaux. Mais à partir de là, notre vie devint plus paisible malgré les difficultés auxquelles nous étions obligés de faire face. Ma sœur aînée, Geneviève, nous élevait tant bien que mal, ma petite sœur, Valérie, et moi. Deux boulets pour elle, fatigants et incapables de suivre leurs études. On confondait les chiffres et les lettres, elle faisait tout son possible pour nous aider. On confondait par exemple le 4 avec le A. Dès nos débuts à l’école, « papa » s’était écrit « P4P4 ». À force de patience, elle parvint à nous faire faire le tri dans tous ces signes si compliqués et nous pûmes un jour espérer pouvoir compter correctement nos économies.
Cette atmosphère familiale avait-elle contribué, notamment celle d’avant la disparition, aux événements dont je vais parler ? Sur le moment, je n’y pensai pas, mais avec le recul, je devais admettre que cette dernière n’avait pu qu’accentuer mon ressentiment envers Mickey.
***
– Eh bien ! Tu crois peut-être qu’on va te payer à rien faire, hein !
Je sursautai et me retournai. Mon patron, que je n’avais pas vu arriver, plongé dans mes sombres ruminations et appuyé sur ma pelle, me faisait face, le visage congestionné. Je maugréai de vagues protestations et attrapai mon outil pour me remettre à travailler. Mais lui ne l’entendait pas de cette oreille.
– Qu’est-ce que tu foutais à rêvasser, hein ! Et ce n’est pas la première fois de la journée, espèce de fainéant !
J’avais mal dormi et l’impression que quelqu’un tapait régulièrement sur mon crâne à coups de maillet. Je vis rouge et, à la grande stupéfaction de mon patron, je me mis brusquement à le tutoyer. Je n’étais plus maître de moi.
– Fous-moi la paix, grosse cloche !
Je soulevai ma pelle vers lui en faisant mine de le frapper. Il recula précipitamment de trois pas et son visage prit la couleur d’un fromage de chèvre.
– Fou… fous-moi le camp ! Tu prends la porte ! Tu passeras te faire payer ce que je te dois lundi, et après, je ne veux plus te voir.
Le voyant véhément et hors de lui, je compris qu’il avait peur de ma violence. Prenant alors brutalement conscience que je venais de perdre mon boulot, j’eus ce geste pitoyable : je ramassai mes outils, les lui jetai aux pieds – comme Vercingétorix devant César – et m’enfuis rapidement à travers la pépinière en criant :
– Tu peux le garder ton pognon, vieux chnoque !
Il ne me devait que deux jours de travail, je préférai faire une croix sur l’argent plutôt que de le revoir.
– Pauvre type ! entendis-je hurler dans mon dos.
J’attrapai un sarcloir oublié entre deux rangées d’arbustes et le lui lançai de toutes mes forces. Je regardai l’outil avec son manche de bois tournoyer rapidement dans sa direction et ricanai en le voyant courir précipitamment pour éviter le choc.
– Si je te revois traîner encore par ici, j’appelle la police, tu entends, voyou ! La police, tu entends !
– Oui, oui, c’est ça, enfoiré, tu me payais au lance-pierres, de toute façon !
Sur ce, je détalai vers ma voiture, m’installai au volant sans prendre le temps de refermer la portière qui brinquebala sur plusieurs mètres après que j’eus démarré sur les chapeaux de roues.
Roulant trop vite, ruminant après mon patron, je m’enferrais en même temps dans l’idée que tout cela était la faute de M. Chanet. Depuis que je l’avais revu, il me semblait que la malchance me poursuivait plus que jamais. Elle me collait déjà aux grolles naturellement ; allait-elle maintenant davantage montrer les dents et me traquer de façon systématique et implacable !
J’arrivai chez moi passablement énervé, grignotai un morceau de pain accompagné de saucisson, croquai une pomme et partis m’allonger sur mon lit.
J’avais lu sur un bouquin des trucs sur la respiration et le vide mental, il devait toujours être dans la bibliothèque. Je l’y dénichai au bout de cinq minutes, commençai à le feuilleter et trouvant ça chiant, le balançai de toutes mes forces en travers de la pièce : je ne pouvais pas me concentrer, trop agité et incapable d’orienter mes pensées vers autre chose que mon ancien maître d’école.
En fin d’après-midi, je décidai d’aller faire un tour à Sarlat pour boire un verre et me changer les idées.
J’avais pris ma décision sur un coup de tête ; avec le recul, je devais admettre que ce n’était pas vraiment pour gagner Sarlat que je sortais, car la route la plus logique restait celle de Vézac, qui passait à proximité de l’endroit où j’avais revu mon bourreau. Mais j’aurais également pu m’y rendre par Vitrac, évitant ainsi la tentation d’aller rôder près de chez lui.
Je ne sais pas ce que je voulais faire, pourtant au moment où j’arrivai à l’embranchement conduisant chez Mickey, je tournai presque malgré moi à gauche et au bout de deux ou trois kilomètres, comme la veille, je me retrouvai dans la large plaine au milieu des prairies fleuries. Je fus à nouveau frappé par la féerie de l’endroit qui semblait coupé du reste du monde. Je m’arrêtai sur le bord de la petite route, stoppai le moteur et baissai la vitre. Le ciel, plus chargé de nuages, renvoyait une lumière moins violente que celle du jour précédent. Les couleurs des fleurs et des graminées qui ondulaient délicatement sous la brise étaient à la fois plus vives et plus douces. Peut-être à cause d’un changement dans la direction du vent, mais le bruissement des insectes semblait également plus présent. Lorsque je regardai sur ma droite vers la plaine qui descendait en pente légère, je vis l’herbe des prés qui se balançait à l’infini jusqu’à toucher le bleuté des collines lointaines. Malheureusement, préoccupé par un passé qui venait brusquement de ressurgir, je ne pus goûter longtemps la magie de l’endroit.
Je repartis en me déplaçant lentement. Je croyais pouvoir rester calme, mais au moment où j’aperçus la maison, mon cœur se mit à battre comme un tambour. Je continuai sans m’arrêter. J’étais sûr que personne ne pourrait faire la relation avec ma présence en ce lieu la veille, et en moi se dessinait déjà le vague projet de revenir ultérieurement. Je ne savais même pas ce que j’étais venu fiche ici, cependant il me parut évident que j’avais simplement envie de passer devant. Rien de plus idiot ! Mon manque de recul et de réflexion m’affligeait. Je continuai sur le chemin de terre et accélérai avant d’arriver devant le bâtiment. Plus j’avançais, plus mon rythme cardiaque s’emballait, les muscles de mes bras et de mes jambes commençaient à se raidir. Je respirai alors plusieurs fois profondément et réussis tant bien que mal à me calmer. Parvenu au niveau de la bâtisse, je roulais à une vitesse anormalement élevée et mes mains tremblaient sur le volant. Tournant la tête, j’aperçus mon maître d’école penché dans son potager. Il se releva et me fixa. Il n’avait pas changé, il me semblait voir les poils sortir de son nez et sa face de rat était toujours la même.
Bien que ma route en soit rallongée, je me forçai à faire un détour, évitant ainsi d’être inutilement repéré en circulant à nouveau devant son antre. Comme cela me donnait l’occasion de me rapprocher de Sarlat, je décidai de m’y rendre. Je voulais y retrouver un copain d’école qui travaillait dans un bar pour lui parler de Mickey.
Un quart d’heure plus tard, j’arrivai en ville et me garai place de la Liberté. De là, je filai à pied vers le bistrot où je pensais le trouver, mais la serveuse me dit :
– Il n’est pas encore arrivé.
– Il sera là quand ?
– J’sais pas !
– C’est son jour de congé ?
– J’sais pas !
Cette débile ne savait rien !
Je m’installai au bar en compagnie d’un autre copain, Bruno, avec lequel j’échangeai des banalités pendant qu’on se tapait des pastis. On finit par s’asseoir à une table un peu plus loin où, pour changer, je commandai deux bières. Au moment où je levai mon verre et contemplai les bulles monter dans le liquide doré, une souris entra. Je la connaissais de vue. C’était une fille très jolie qui nous faisait vaguement penser à Michelle Phillips, la chanteuse de The Mamas and the Papas. Elle avait le look typique des années 70. Personne n’osait l’aborder parce qu’elle gardait un air distant et ne regardait jamais les mecs. Les taches de rousseur qui piquetaient son visage et sa magnifique chevelure vénitienne ajoutaient un charme incroyable à sa physionomie. Elle avança sur le revêtement brillant du sol, sans paraître remarquer qui que ce soit et s’installa au bar pour commander une limonade avec une paille. Le serveur s’empressa et elle se mit à la siroter à petits coups. Elle portait une minijupe rouge qui mettait en valeur ses longues jambes. Dans son chandail en coton vert pâle, elle était superbe.
L’alcool aidant, je broyais moins de noir, mais je n’avais pas la tête à draguer. De toute façon, même en temps normal, je n’aurais pas osé l’aborder, me contentant de la regarder lorsque par hasard je la rencontrais. Mais mon copain, qui comme moi commençait à être légèrement éméché, se leva et me dit, tout en se dirigeant vers elle :
– Je vais lui parler, tu vas voir.
Ce devait sûrement être l’alcool, car lui non plus n’avait jamais essayé de l’aborder jusque-là.
Il s’approcha d’elle, un peu de côté, comme un crabe, et s’appuya au bar jusqu’à lui toucher les coudes :
– Alors, ma jolie, on est de sortie ! Ça te dirait de boire un verre avec nous ?
Celle qui ne regardait jamais personne se tourna vers lui, le toisa de la tête aux pieds, puis planta ses yeux verts droit dans les siens, tandis qu’un sourire moqueur étirait ses lèvres. Elle restait toujours silencieuse, mais mon copain insista bêtement. Elle avait déjà détourné son attention et continuait d’aspirer sa limonade avec application. Elle donnait l’impression de ne rien avoir à faire de plus important. Enhardi par ce sourire, il la prit par l’épaule comme un vieil ami :
– Allez, fais pas ta bêcheuse !
Elle se tourna à nouveau vers lui :
– Je ne bois jamais avec des types saouls dans ton genre. Va retrouver ton pote et fiche-moi la paix !
– Oh ! ça va ! lui répondit Bruno que la réplique avait suffi à doucher.
On ne remarqua pas tout de suite le mec qui venait d’entrer. Il se dirigea droit vers la fille et en passant jeta un œil sur nous. C’était un gars trapu et costaud. Du genre qui ne s’en laisse pas conter et veut toujours vérifier par lui-même si tout se passe bien autour de lui. Il était accompagné d’une bande de pieds nickelés. Dès que je le vis lui faire la bise, je me sentis vaguement inquiet. Son visage carré, son air buté et ses cheveux taillés en brosse ne me disaient rien de bon.
– C’est qui ce type, Véro ? demanda-t-il à la fille.
– Oh ! j’sais pas, un qui me colle !
Il se retourna et nous observa tranquillement quelques secondes, comme s’il jaugeait la difficulté à nous mettre des pains sans prendre trop de risques. Son examen eut l’air de le satisfaire. Il se rapprocha de nous et s’adressa à Bruno :
– Ma sœur, tu lui parles pas, tu la regardes pas, d’accord !
Tandis qu’il se trouvait à moins d’un mètre de lui, je me demandai comment une beauté pareille s’était débrouillée pour avoir un frère aussi moche. Je n’eus pas le loisir de me questionner longtemps. Mon copain flottait dans les vapeurs de l’alcool. Manquant de psychologie par nature, il dit le truc qu’il ne fallait pas :
– Ben, si tu veux qu’on lui parle pas et qu’on la regarde pas, tu la laisses chez sa mère. C’est sûrement là qu’elle sera le mieux !
Dans mes souvenirs, la suite est assez confuse. Tout alla très vite. Bruno ramassa un gnon du tonnerre qui le propulsa sur la table d’à côté : deux autres tables et plusieurs chaises s’éparpillèrent, on aurait dit qu’il servait de boule dans un jeu de quilles. J’entendis la patronne qui gueulait, hystérique :
– Sortez tous ou j’appelle les flics !
Les pieds nickelés m’entraînèrent sur le trottoir. Là, le frère me tomba dessus en me faisant des prises de judo. Deux ou trois fois de suite, je me retrouvai aplati dos au sol dans un bruit mat. Autour de nous, ses potes braillaient :
– Fais gaffe, Paulo ! Lui casse pas le bras, lui casse pas le bras, fais gaffe !
Je ne sais pas comment ça se serait terminé si sa sœur n’était pas intervenue. Elle a crié :
– Laisse-le, Paulo !
Comme un toutou obéissant, Paulo me lâcha le bras. Assis par terre, je pissais le sang. À ce moment-là, le copain que j’attendais arriva.
– Oh ! bordel ! Mais qu’est-ce t’as foutu ?
— Je suis venu te parler de Mickey.
– Mais quel Mickey ?
En passant à ma hauteur, la fille s’est arrêtée :
– Ça va, t’as pas trop mal ?
On ne pouvait pas dire que j’allais vraiment bien, mais j’étais tellement étonné qu’elle m’adresse la parole que je ne sus pas quoi répondre. Elle m’observa pendant deux secondes de son regard vert, pailleté d’or, et me tendit un mouchoir immaculé qu’elle tira d’une petite poche de sa minijupe rouge. Puis elle est partie sur ses longues jambes de sa démarche tranquille. La brute a haussé les épaules, lui a emboîté le pas en disant aux autres :
– Allez ! les gars, on se casse !
C’était quelqu’un, cette donzelle !
Déprimés, on a fait le trajet retour sans prononcer un mot. Le fait que cette fille si distante m’ait parlé m’aida un peu à oublier Mickey, mais il revint au bout de quelque temps dans mes pensées avec une violence qui me surprit. Les problèmes semblaient s’accumuler davantage et mon esprit naturellement superstitieux ne faisait qu’aviver mes soupçons. À cause de lui, j’avais été pris dans une bagarre à Sarlat et j’avais perdu mon travail.
De fil en aiguille, en méditant sur mon passé pesant, je devais bien admettre que ma situation précaire de manœuvre dans une pépinière était essentiellement due à mon échec scolaire. La mort de mon père, lorsque j’avais quatorze ans, avait précipité les choses et même si ma mère, avec son incapacité à nous donner une éducation sensée, en était principalement l’origine, j’en attribuais la seule responsabilité à mon instituteur – je ne pouvais raisonnablement pas haïr ma mère.
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