Le Rayon-Vert - Jules Verne - E-Book

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Jules Verne.

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Beschreibung

C’étaient les frères Sam et Sib – de leur véritable nom – de baptême Samuel et Sébastian –, oncles de Miss Campbell. Écossais de vieille roche, Écossais d’un antique clan des Hautes-Terres, à eux deux ils comptaient cent douze ans d’âge, avec quinze mois d’écart seulement entre l’aîné Sam et le cadet Sib.
Pour esquisser en quelques traits ces prototypes de l’honneur, de la bonté, du dévouement, il suffit de rappeler que leur existence tout entière avait été consacrée à leur nièce. Ils étaient frères de sa mère, qui, demeurée veuve après un an de mariage, fut bientôt emportée par une maladie foudroyante. Sam et Sib Melvill restèrent donc seuls, en ce monde, gardiens de la petite orpheline. Unis dans la même tendresse, ils ne vécurent, ne pensèrent, ne rêvèrent plus que pour elle.

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Jules Verne

Le Rayon-Vert

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385742874

I

Le frère Sam et le frère Sib

« Bet !

– Beth !

– Bess !

– Betsey !

– Betty ! »

Tels furent les noms qui retentirent successivement dans le magnifique hall d’Helensburgh, – une manie du frère Sam et du frère Sib d’interpeller ainsi la femme de charge du cottage.

Mais, à ce moment, ces diminutifs familiers du mot Élisabeth ne firent pas plus apparaître l’excellente dame que si ses maîtres l’eussent appelée de son nom tout entier.

Ce fut l’intendant Partridge, en personne, qui se montra, sa toque à la main, à la porte du hall.

Partridge, s’adressant à deux personnages de bonne mine, assis dans l’embrasure d’une fenêtre, dont les trois pans à losanges vitrés faisaient saillie sur la façade de l’habitation :

« Ces messieurs ont appelé dame Bess, dit-il ; mais dame Bess n’est pas au cottage.

– Où est-elle donc, Partridge ?

– Elle accompagne Miss Campbell qui se promène dans le parc. »

Et Partridge se retira gravement sur un signe que lui firent les deux personnages.

C’étaient les frères Sam et Sib – de leur véritable nom – de baptême Samuel et Sébastian –, oncles de Miss Campbell. Écossais de vieille roche, Écossais d’un antique clan des Hautes-Terres, à eux deux ils comptaient cent douze ans d’âge, avec quinze mois d’écart seulement entre l’aîné Sam et le cadet Sib.

Pour esquisser en quelques traits ces prototypes de l’honneur, de la bonté, du dévouement, il suffit de rappeler que leur existence tout entière avait été consacrée à leur nièce. Ils étaient frères de sa mère, qui, demeurée veuve après un an de mariage, fut bientôt emportée par une maladie foudroyante. Sam et Sib Melvill restèrent donc seuls, en ce monde, gardiens de la petite orpheline. Unis dans la même tendresse, ils ne vécurent, ne pensèrent, ne rêvèrent plus que pour elle.

Pour elle, ils étaient demeurés célibataires, d’ailleurs sans regret, étant de ces bons êtres, qui n’ont d’autre rôle à jouer ici-bas que celui de tuteur. Et encore n’est-ce pas assez dire : l’aîné s’était fait le père, le cadet s’était fait la mère de l’enfant. Aussi, quelquefois arrivait-il à Miss Campbell de les saluer tout naturellement d’un :

« Bonjour, papa Sam ! Comment allez-vous, maman Sib ? »

À qui pourrait-on le mieux les comparer, ces deux oncles, moins l’aptitude aux affaires, si ce n’est à ces deux charitables négociants, si bons, si unis, si affectueux, aux frères Cheeryble de la cité de Londres, les êtres les plus parfaits qui soient sortis de l’imagination de Dickens ! Il serait impossible de trouver une plus juste ressemblance, et, dût-on accuser l’auteur d’avoir emprunté leur type au chef-d’œuvre de Nicolas Nickleby, personne ne pourra regretter cet emprunt.

Sam et Sib Melvill, alliés par le mariage de leur sœur à une branche collatérale de l’ancienne famille des Campbell, ne s’étaient jamais quittés. La même éducation les avait faits semblables au moral. Ils avaient reçu ensemble la même instruction dans le même collège et dans la même classe. Comme ils émettaient généralement les mêmes idées sur toutes choses, en des termes identiques, l’un pouvait toujours achever la phrase de l’autre, avec les mêmes expressions soulignées des mêmes gestes. En somme, ces deux êtres n’en faisaient qu’un, bien qu’il y eût quelque différence dans leur constitution physique. En effet, Sam était un peu plus grand que Sib, Sib un peu plus gros que Sam : mais ils auraient pu échanger leurs cheveux gris, sans altérer le caractère de leur honnête figure, où se retrouvait empreinte toute la noblesse des descendants du clan de Melvill.

Faut-il ajouter que, dans la coupe de leurs vêtements, simples et d’ancienne mode, dans le choix de leurs étoffes de bon drap anglais, ils apportaient un goût semblable, si ce n’est – qui pourrait expliquer cette légère dissemblance ? – si ce n’est que Sam semblait préférer le bleu foncé, et Sib le marron sombre.

En vérité, qui n’eût voulu vivre dans l’intimité de ces dignes gentlemen ? Habitués à marcher du même pas dans la vie, ils s’arrêteraient, sans doute, à peu de distance l’un de l’autre, lorsque serait venue l’heure de la halte définitive. En tout cas, ces deux derniers piliers de la maison de Melvill étaient solides. Ils devaient soutenir longtemps encore le vieil édifice de leur race, qui datait du XIVe siècle, – temps épique des Robert Bruce et des Wallace, héroïque période, pendant laquelle l’Écosse disputa aux Anglais ses droits à l’indépendance.

Mais si Sam et Sib Melvill n’avaient plus eu l’occasion de combattre pour le bien du pays, si leur vie, moins agitée, s’était passée dans le calme et l’aisance que crée la fortune, il ne faudrait pas leur en faire un reproche, ni croire qu’ils eussent dégénéré. Ils avaient, en faisant le bien, continué les généreuses traditions de leurs ancêtres.

Aussi, tous deux bien portants, n’ayant pas une seule irrégularité d’existence à se reprocher, étaient-ils destinés à vieillir, sans jamais devenir vieux, ni d’esprit ni de corps.

Peut-être avaient-ils un défaut, – qui peut se flatter d’être parfait ? C’était d’émailler leur conversation d’images et citations empruntées au célèbre châtelain d’Abbotsford, et plus particulièrement aux poèmes épiques d’Ossian, dont ils raffolaient. Mais qui pourrait leur en faire un reproche dans le pays de Fingal et de Walter Scott ?

Pour achever de les peindre d’une dernière touche, il convient de noter qu’ils étaient grands priseurs. Or, personne n’ignore que l’enseigne des marchands de tabac, dans le Royaume-Uni, représente le plus souvent un vaillant Écossais, la tabatière à la main, se pavanant dans son costume traditionnel. Eh bien, les frères Melvill auraient pu figurer avantageusement sur l’un de ces battants de zinc peinturluré, qui grincent à l’auvent des débits. Ils prisaient autant et même plus que quiconque en deçà comme au-delà de la Tweed. Mais, détail caractéristique, ils n’avaient qu’une seule tabatière, – énorme, par exemple. Ce meuble portatif passait successivement de la poche de l’un dans la poche de l’autre. C’était comme un lien de plus entre eux. Il va sans dire qu’ils éprouvaient au même moment, dix fois par heure peut-être, le besoin de humer l’excellente poudre nicotique qu’ils faisaient venir de France. Lorsque l’un tirait la tabatière des profondeurs de son vêtement, c’est que tous deux avaient envie d’une bonne prise, et s’ils éternuaient, de se dire : « Dieu nous bénisse ! »

En somme, deux véritables enfants, les frères Sam et Sib, pour tout ce qui concernait les réalités de la vie ; assez peu au courant des choses pratiques de ce monde ; en affaires industrielles, financières ou commerciales, absolument nuls et ne prétendant point à les connaître ; en politique, peut-être Jacobites au fond, conservant quelques préjugés contre la dynastie régnante de Hanovre, songeant au dernier des Stuarts, comme un Français pourrait songer au dernier des Valois ; dans les questions de sentiment, enfin, moins connaisseurs encore.

Et cependant les frères Melvill n’avaient qu’une idée : voir clair dans le cœur de Miss Campbell, deviner ses plus secrètes pensées, les diriger s’il le fallait, les développer si cela était nécessaire, et finalement la marier à un brave garçon de leur choix, qui ne pourrait faire autrement que de la rendre heureuse.

À les en croire – ou plutôt à les entendre parler –, il paraît qu’ils avaient précisément trouvé le brave garçon, auquel incomberait cette aimable tâche ici-bas.

« Ainsi, Helena est sortie, frère Sib ?

– Oui, frère Sam ; mais voici cinq heures, et elle ne peut tarder à rentrer au cottage...

– Et dès qu’elle rentrera...

– Je pense, frère Sam, qu’il sera à propos d’avoir un entretien très sérieux avec elle.

– Dans quelques semaines, frère Sib, notre fille aura atteint l’âge de dix-huit ans.

– L’âge de Diana Vernon, frère Sam. N’est-elle pas aussi charmante que l’adorable héroïne de Rob-Roy ?

– Oui, frère Sam, et par la grâce de ses manières...

– Le tour de son esprit...

– L’originalité de ses idées...

– Elle rappelle plus Diana Vernon que Flora Mac Ivor, la grande et imposante figure de Waverley ! »

Les frères Melvill, fiers de leur écrivain national, citèrent encore quelques autres noms des héroïnes de l’Antiquaire, de Guy Mannering, de l’Abbé, du Monastère, de la Jolie Fille de Perth, du Château de Kenilworth, etc. ; mais toutes, à leur sens, devaient céder le pas à Miss Campbell.

« C’est un jeune rosier qui a poussé un peu vite, frère Sib, et auquel il convient...

– De donner un tuteur, frère Sam. Or, je me suis laissé dire que le meilleur des tuteurs...

– Doit évidemment être un mari, frère Sib, car il prend racine à son tour dans le même sol...

– Et pousse tout naturellement, frère Sam, avec le jeune rosier qu’il protège ! »

À eux deux, les frères Melvill oncles avaient trouvé cette métaphore, empruntée au livre du Parfait jardinier. Sans doute, ils en furent satisfaits, car elle amena le même sourire de contentement sur leur bonne figure. La tabatière commune fut ouverte par le frère Sib, qui y plongea délicatement ses deux doigts ; puis elle passa dans la main du frère Sam, lequel, après y avoir puisé une large prise, la mit dans sa poche.

« Ainsi, nous sommes d’accord, frère Sam ?

– Comme toujours, frère Sib !

– Même sur le choix du tuteur ?

– En pourrait-on trouver un plus sympathique et plus au gré d’Helena que ce jeune savant qui, à diverses reprises, nous a manifesté des sentiments si convenables...

– Et si sérieux à son égard ?

– Ce serait difficile, en effet. Instruit, gradué des Universités d’Oxford et d’Édimbourg...

– Physicien comme Tyndall...

– Chimiste comme Faraday...

– Connaissant à fond la raison de toutes choses en ce bas monde, frère Sam...

– Et qu’on ne prendrait pas à court sur n’importe quelle question, frère Sib...

– Descendant d’une excellente famille du comté de Fife, et d’ailleurs, possesseur d’une fortune suffisante...

– Sans parler de son aspect fort agréable, à mon sens, même avec ses lunettes d’aluminium ! »

Les lunettes de ce héros eussent été en acier, en nickel ou même en or, que les frères Melvill n’auraient pas vu là un vice rédhibitoire. Ilest vrai, ces appareils optiques vont bien aux jeunes savants, dont ils complètent à souhait la physionomie un peu sérieuse.

Mais ce gradué des Universités susdites, ce physicien, ce chimiste, conviendrait-il à Miss Campbell ? Si Miss Campbell ressemblait à Diana Vernon, Diana Vernon, on le sait, n’éprouvait pour son savant cousin Rashleigh d’autre sentiment que celui d’une amitié contenue, et elle ne l’épousait point à la fin du volume.

Bon ! cela n’était vraiment pas pour inquiéter les deux frères. Ils y apportaient toute l’inexpérience de vieux garçons, assez incompétents en de telles matières.

« Ils se sont déjà souvent rencontrés, frère Sib, et notre jeune ami n’a pas paru insensible à la beauté d’Helena !

– Je le crois bien, frère Sam ! Le divin Ossian, s’il avait eu à célébrer ses vertus, sa beauté et sa grâce, l’eût appelée Moïna, c’est-à-dire aimée de tout le monde...

– À moins qu’il ne l’eût nommée Fiona, frère Sib, c’est-à-dire la belle sans égale des époques gaéliques !

– N’avait-il pas deviné notre Helena, frère Sam, lorsqu’il disait : « Elle quitte la retraite où elle soupirait en secret, et paraît dans toute sa beauté comme la lune au bord d’un nuage de l’Orient...

– « Et l’éclat de ses charmes l’environne comme des rayons de lumière, frère Sib, et le bruit de ses pas légers plaît à l’oreille comme une musique agréable ! »

Heureusement, les deux frères, s’arrêtant là de leurs citations, retombèrent du ciel un peu nuageux des bardes dans le domaine des réalités.

« À coup sûr, dit l’un, si Helena plaît à notre jeune savant, lui ne peut manquer de plaire...

– Et si, de son côté, frère Sam, elle n’a pas encore accordé toute l’attention qui est due aux grandes qualités, dont il a été si libéralement doué par la nature...

– Frère Sib, c’est uniquement parce que nous ne lui avons pas encore dit qu’il est temps de songer à se marier.

– Mais le jour où nous aurons seulement dirigé sa pensée vers ce but, en admettant qu’elle ait quelque prévention, sinon contre le mari, du moins contre le mariage...

– Elle ne tardera pas à répondre oui, frère Sam...

– Comme cet excellent Bénédict, frère Sib, qui, après avoir longtemps résisté...

– Finit, au dénouement de Beaucoup de bruit pour rien, par épouser Béatrix ! »

Voilà comment ils arrangeaient les choses, les deux oncles de Miss Campbell, et le dénouement de cette combinaison leur semblait aussi naturel que celui de la comédie de Shakespeare.

Ils s’étaient levés d’un commun accord. Ils s’observaient avec un fin sourire. Ils se frottaient les mains en mesure. C’était une affaire conclue, ce mariage ! Quelle difficulté aurait pu surgir ? Le jeune homme leur avait fait sa demande. La jeune fille leur ferait sa réponse, dont ils n’avaient même pas à se préoccuper. Toutes les convenances y étaient. Il n’y avait plus qu’à fixer la date.

En vérité, ce serait une belle cérémonie. Elle s’accomplirait à Glasgow. Par exemple, ce ne serait point à la cathédrale de Saint-Mungo, seule église de l’Écosse qui, avec Saint-Magnus des Orcades, ait été respectée à l’époque de la Réforme. Non ! Elle est trop massive, par conséquent trop triste pour un mariage, qui, dans la pensée des frères Melvill, devait être comme un épanouissement de jeunesse, un rayonnement d’amour. On choisirait plutôt Saint-Andrew ou Saint-Énoch, ou même Saint-George, qui appartient au quartier le plus comme il faut de la ville.

Le frère Sam et le frère Sib continuèrent à développer leurs projets sous une forme qui rappelait plutôt le monologue que le dialogue, puisque c’était toujours la même suite d’idées, exprimées de la même façon. Tout en parlant, ils observaient à travers les losanges de la vaste baie ces beaux arbres du parc, sous lesquels Miss Campbell se promenait en ce moment, ces plates-bandes verdoyantes encadrant des ruisseaux d’eaux vives, ce ciel imprégné d’une brume lumineuse, qui semble particulière aux Highlands de l’Écosse centrale. Ils ne se regardaient pas, c’eût été inutile ; mais, de temps en temps, par une sorte d’instinct affectueux, ils se prenaient le bras, ils se serraient la main, comme pour mieux établir la communication de leur pensée au moyen de quelque courant magnétique.

Oui ! ce serait superbe ! On ferait grandement et noblement les choses. Les pauvres gens de West-George Street, s’il y en avait – et où n’y en a-t-il pas ? – ne seraient point oubliés dans la fête. Que, par impossible, Miss Campbell voulût que tout se passât plus simplement, et, à ce sujet, faire entendre raison à ses oncles, ses oncles sauraient bien lui tenir tête pour la première fois de leur vie. Ils ne céderaient ni sur ce point, ni sur aucun autre. Ce serait en grande cérémonie que les invités, au repas des fiançailles, « boiraient à la poutre du toit », selon l’antique usage. Et le bras droit du frère Sam se tendait à demi en même temps que le bras droit du frère Sib, comme s’ils eussent échangé par avance le fameux toast écossais.

En cet instant, la porte du hall s’ouvrit. Une jeune fille, le rose aux joues sous l’animation d’une course rapide, apparut. Sa main agitait un journal déplié. Elle se dirigea vers les frères Melvill et les honora de deux baisers chacun.

« Bonjour, oncle Sam, dit-elle.

– Bonjour, chère fille.

– Comment cela va-t-il, oncle Sib ?

– À merveille !

– Helena, dit le frère Sam, nous avons un petit arrangement à prendre avec toi.

– Un arrangement ! Quel arrangement ? Qu’avez-vous donc comploté, mes oncles ? demanda Miss Campbell, dont les regards, non sans quelque malice, allaient de l’un à l’autre.

– Tu connais ce jeune homme, M. Aristobulus Ursiclos ?

– Je le connais.

– Te déplairait-il ?

– Pourquoi me déplairait-il, oncle Sam ?

– Alors te plairait-il ?

– Pourquoi me plairait-il, oncle Sib ?

– Enfin, frère et moi, après avoir réfléchi mûrement, nous pensons à te le proposer pour mari.

– Me marier ! moi ! s’écria Miss Campbell, qui partit du plus joyeux éclat de rire que les échos du hall eussent jamais répété.

– Tu ne veux pas te marier ? dit le frère Sam.

– À quoi bon ?

– Jamais ?... dit le frère Sib.

– Jamais, répondit Miss Campbell, en prenant un air sérieux que démentait sa bouche souriante, jamais mes oncles... du moins tant que je n’aurai pas vu...

– Quoi donc ? s’écrièrent le frère Sam et le frère Sib.

– Tant que je n’aurai pas vu le Rayon-Vert. »

II

Helena Campbell

Le cottage, habité par les frères Melvill et Miss Campbell, était situé à trois milles de la petite bourgade d’Helensburgh, sur les bords du Gare-Loch, l’une de ces pittoresques indentations qui se creusent capricieusement sur la rive droite de la Clyde.

Pendant la saison d’hiver, les frères Melvill et leur nièce occupaient, à Glasgow, un vieil hôtel de West-George Street, dans le quartier aristocratique de la nouvelle ville, non loin de Blythswood Square. C’est là qu’ils demeuraient six mois de l’année, à moins qu’un caprice d’Helena – à qui ils se soumettaient sans observation – ne les entraînât en quelque déplacement de longue durée, du côté de l’Italie, de l’Espagne ou de la France. Au cours de ces voyages, ils continuaient à ne voir que par les yeux de la jeune fille, allant où il lui plaisait d’aller, s’arrêtant où il lui convenait de s’arrêter, n’admirant que ce qu’elle admirait. Puis, lorsque Miss Campbell avait fermé l’album sur lequel elle consignait, soit d’un trait de crayon, soit d’un trait de plume, ses impressions de voyageuse, ils reprenaient docilement le chemin du Royaume-Uni, et rentraient, non sans quelque satisfaction, dans la confortable habitation de West-George Street.

Le mois de mai étant déjà vieux de trois semaines, le frère Sam et frère Sib ressentaient alors un immodéré désir de s’en aller à la campagne. Cela les prenait juste au moment où Miss Campbell manifestait elle-même le désir non moins immodéré de quitter, avec Glasgow, le bruit d’une grande cité industrielle, de fuir le mouvement des affaires, qui refluait parfois jusqu’au quartier de Blythswood Square, de revoir enfin un ciel moins enfumé, de respirer un air moins chargé d’acide carbonique que le ciel et l’air de l’antique métropole, dont les lords du tabac, « Tobacco-Lords », ont fondé, il y a quelques siècles, l’importance commerciale.

Toute la maison, maîtres et gens, partait donc pour le cottage, distant d’une vingtaine de milles au plus.

C’est un joli endroit, ce village d’Helensburgh. On en a fait une station balnéaire, très fréquentée de tous ceux auxquels leurs loisirs permettent de varier les promenades de la Clyde par les excursions du lac Katrine et du lac Lomond, chers aux touristes.

À un mille du village, sur les rives du Gare-Loch, les frères Melvill avaient choisi la meilleure place pour y élever leur cottage, à travers un fouillis d’arbres magnifiques, au milieu d’un réseau d’eaux courantes, sur un sol accidenté, dont le relief se prêtait à tous les mouvements d’un parc. Ombrages frais, gazons verdoyants, massifs variés, parterres de fleurs, prairies dont « l’herbe hygiénique » pousse spécialement pour des moutons privilégiés, étangs avec leurs nappes d’un clair noir, peuplés de cygnes sauvages, ces gracieux oiseaux dont Wordsworth a dit :

Le cygne flotte double, le cygne et son ombre !

enfin, tout ce que la nature peut réunir de merveilles pour les yeux, sans que la main de l’homme se trahisse en ses aménagements, telle était la résidence d’été de la riche famille.

Il faut ajouter que, de la partie du parc située au-dessus de Gare-Loch, la vue était charmante. Au-delà de l’étroit golfe, à droite, le regard s’arrêtait d’abord sur cette presqu’île de Rosenheat, où s’élève une jolie villa italienne appartenant au duc d’Argyle. À gauche, la petite bourgade d’Helensburgh dessinait la ligne ondulée de ses maisons littorales, dominées par deux ou trois clochers, son pier élégant, allongé sur les eaux du lac pour le service des bateaux à vapeur, et l’arrière-plan de ses coteaux égayés de quelques habitations pittoresques. En face, sur la rive gauche de la Clyde, Port-Glasgow, les ruines du château de Newark, Greenock et sa forêt de mâts empanachés de pavillons multicolores, formaient un panorama très varié, dont les yeux ne se détachaient pas sans peine.

Et cette vue était plus belle encore, avec le recul des deux horizons, si l’on montait sur la principale tour du cottage.

Cette tour carrée, avec poivrières légèrement suspendues à trois angles de sa plate-forme, agrémentée de créneaux et de mâchicoulis, ceinte à son parapet d’une dentelle de pierre, se rehaussait au quatrième angle par une tourelle octogonale. Là se dressait le mât de pavillon, qui s’élève au toit de toutes les habitations aussi bien qu’à la poupe de tous les navires du Royaume-Uni. Cette sorte de donjon, de construction moderne, dominait ainsi l’ensemble des bâtiments qui constituaient le cottage proprement dit, avec ses toits irréguliers, ses fenêtres percées capricieusement, ses pignons multiples, ses avant-corps débordant les façades, ses moucharabys collés aux fenêtres, ses cheminées ouvragées à leur faîte, – fantaisies souvent gracieuses dont s’enrichit volontiers l’architecture anglo-saxonne.

Or, c’est sur la dernière plate-forme de la tourelle, sous le pli des couleurs nationales, déployées à la brise du Firth of Clyde, que Miss Campbell aimait à rêver pendant des heures entières. Elle s’y était arrangé un joli lieu de refuge, aéré comme un observatoire, où elle pouvait lire, écrire, dormir par tous les temps, à l’abri du vent, du soleil et de la pluie. C’est là qu’il fallait le plus souvent la chercher. Si elle n’y était pas c’est qu’alors sa fantaisie l’égarait dans les allées du parc, tantôt seule, tantôt accompagnée de dame Bess, à moins que son cheval ne l’emportât à travers la campagne environnante, suivie du fidèle Partridge, qui pressait le sien pour ne point rester en arrière de sa jeune maîtresse.

Entre les nombreux domestiques du cottage, il convient de distinguer plus spécialement ces deux honnêtes serviteurs, attachés depuis leur bas âge à la famille Campbell.

Élisabeth, la « Luckie », la mère – ainsi que l’on dit d’une femme de charge dans les Highlands – comptait à cette époque autant d’années qu’elle portait de clefs à son trousseau, et il n’y en avait pas moins de quarante-sept. C’était une véritable ménagère, sérieuse, ordonnée, entendue, qui menait toute la maison. Peut-être croyait-elle avoir élevé les deux frères Melvill, bien qu’ils fussent plus âgés qu’elle ; mais, à coup sûr, elle avait eu pour Miss Campbell des soins maternels.

Près de cette précieuse intendante figurait l’Écossais Partridge, un serviteur absolument dévoué à ses maîtres, toujours fidèle aux vieilles coutumes de son clan. Invariablement vêtu du costume traditionnel des montagnards, il portait la toque bleue bariolée, le kilt en tartan qui lui descendait jusqu’au genou par-dessus le philibeg, le pouch, sorte de bourse à longs poils, les hautes jambières, maintenues sous un losange de cordons, et les brogues de peau de vache, dont il faisait ses sandales.

Une dame Bess pour conduire la maison, un Partridge pour la garder, que faut-il de plus à qui veut être assuré de la tranquillité domestique en ce bas monde ?

On l’a remarqué, sans doute, au moment où Partridge vint répondre à l’appel des frères Melvill, il avait dit en parlant de la jeune fille : Miss Campbell.

C’est que si le brave Écossais l’eût nommée Miss Helena, c’est-à-dire par son nom de baptême, il aurait commis une infraction aux règles qui marquent les degrés hiérarchiques, – infraction que désigne plus particulièrement le mot « snobisme ».

Jamais, en effet, la fille aînée ou la fille unique d’une famille de la gentry, même au berceau, ne porte le nom sous lequel elle a été baptisée. Si Miss Campbell eût été fille de pair, on l’aurait appelée Lady Helena ; or,

cette branche des Campbell, à laquelle elle appartenait, n’était que collatérale et très éloignée de la branche directe du paladin Sir Colin Campbell, dont l’origine remonte aux croisades. Depuis bien des siècles, les ramifications, sorties du tronc commun, s’étaient écartées de la ligne du glorieux ancêtre, auquel se rattachent les clans d’Argyle, de Breadalbane, de Lochnell et autres ; mais, de si loin que ce fût, Helena, par son père, sentait couler dans ses veines un peu du sang de cette illustre famille.

Cependant, pour n’être que Miss Campbell, elle n’en était pas moins une vraie Écossaise, une de ces nobles filles de Thulé, aux yeux bleus et aux cheveux blonds dont le portrait gravé par Findon ou Edwards, et placé au milieu des Minna, des Brenda, des Amy Robsart, des Flora Mac Ivor, des Diana Vernon, des Miss Wardour, des Catherine Glover, des Mary Avenel, n’eût pas déparé ces keepsakes, où les Anglais aiment à réunir les plus beaux types féminins de leur grand romancier.

En vérité, elle était charmante, Miss Campbell. On admirait sa jolie figure aux yeux bleus – le bleu des lacs d’Écosse, comme on dit –, sa taille moyenne, mais élégante, sa démarche un peu fière, sa physionomie le plus souvent rêveuse, à moins qu’une légère pointe d’ironie n’en vînt animer les traits, toute sa personne enfin empreinte de grâce et de distinction.

Et non seulement Miss Campbell était belle, mais elle était bonne. Riche par ses oncles, elle ne cherchait pas à paraître opulente. Charitable, elle s’appliquait à justifier le vieux proverbe gaélique : « Puisse la main qui s’ouvre être toujours pleine ! »

Avant tout, attachée à sa province, à son clan, à sa famille, on la connaissait pour une Écossaise de cœur et d’âme. Elle eût donné le pas au plus infime Sawney sur le plus important des John Bull. Sa fibre patriotique vibrait comme la corde d’une harpe, quand la voix d’un montagnard lui jetait à travers la campagne quelque national pibroch des Highlands.

De Maistre a dit : « Il y a, en nous, deux êtres : moi et l’autre. »

Le « moi » de Miss Campbell, c’était l’être sérieux, réfléchi, envisageant la vie plus au point de vue de ses devoirs que de ses droits.

L’« autre », c’était l’être romanesque, un peu enclin aux superstitions, aimant les récits merveilleux qui éclosent si naturellement dans le pays de Fingal : quelque peu parent des Lindamires, ces adorables héroïnes des romans de chevalerie, il courait les glens environnants pour entendre la « cornemuse de Strathdearne », ainsi que les Highlanders appellent le vent qui souffle à travers les allées solitaires.

Le frère Sam et le frère Sib aimaient également le « moi » et l’« autre » de Miss Campbell ; mais il faut avouer, cependant, que si celui-là les charmait par sa raison, celui-ci n’était pas sans les dérouter parfois avec ses réparties inattendues, ses échappées capricieuses au milieu de l’azur, ses chevauchées subites dans le pays des rêves.

Et n’était-ce pas lui qui, à la proposition des deux frères, venait de faire une réponse si bizarre ?

« Me marier ! aurait dit « moi ». Épouser monsieur Ursiclos ! Nous verrons cela... nous en reparlerons !

– Jamais... tant que je n’aurai pas vu le Rayon-Vert ! » avait répondu « l’autre ».

Les frères Melvill se regardaient sans comprendre, et, pendant que Miss Campbell s’installait sur le grand fauteuil gothique dans l’embrasure de la fenêtre :

« Qu’entend-elle par le Rayon-Vert ? demanda le frère Sam.

– Et pourquoi veut-elle voir ce rayon ? » répondit le frère Sib.

Pourquoi ? On va le savoir.

 

III

 

L’article du « Morning Post »

 

Voici ce que les amateurs de curiosités physiques avaient pu lire dans le Morning Post de ce jour :

« Avez-vous quelquefois observé le soleil qui se couche sur un horizon de mer ? Oui ! sans doute. L’avez-vous suivi jusqu’au moment où, la partie supérieure de son disque effleurant la ligne d’eau, il va disparaître ? C’est très probable. Mais avez-vous remarqué le phénomène qui se produit à l’instant précis où l’astre radieux lance son dernier rayon, si le ciel, dégagé de brumes, est alors d’une pureté parfaite ? Non ! peut-être. Eh bien, la première fois que vous trouverez l’occasion – elle se présente très rarement – de faire cette observation, ce ne sera pas, comme on pourrait le croire, un rayon rouge qui viendra frapper la rétine de votre œil, ce sera un rayon « vert », mais d’un vert merveilleux, d’un vert qu’aucun peintre ne peut obtenir sur sa palette, d’un vert dont la nature, ni dans la teinte si variée des végétaux, ni dans la couleur des mers les plus limpides, n’a jamais reproduit la nuance ! S’il y a du vert dans le Paradis, ce ne peut être que ce vert-là, qui est, sans doute, le vrai vert de l’Espérance ! »

Tel était l’article du Morning Post, le journal que Miss Campbell tenait à la main lorsqu’elle entra dans le hall. Cette note l’avait tout simplement passionnée. Aussi fut-ce d’une voix enthousiaste qu’elle lut à ses oncles les quelques lignes précitées, qui chantaient sous une forme lyrique les beautés du Rayon-Vert.