Le Règne du Sang - Tome 1 - Partie 1 - Marie-Léa Pacchieri - E-Book

Le Règne du Sang - Tome 1 - Partie 1 E-Book

Marie-Léa Pacchieri

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Beschreibung

Transylvanie, Octobre 1689

Perché sur un rocher entre deux montagnes des Carpates, le Manoir dissimule aux Hommes une abomination. Ni tout à fait morts, ni tout à fait vivants, les créatures qui hantent la région – pourtant sur le déclin – se disputent la souveraineté de ces terres. Après plusieurs années de séparation, Génesys, fraîchement sortie de son couvent, est de retour chez elle dans les Montagnes. Une atmosphère viciée de complots et de meurtre accompagne son retour. A l’aube de conflits qui la dépassent, et dernier avorton de la portée, mais non sans ambition, elle doit faire des choix. L’amitié et l’amour ne semblent plus avoir de place au Manoir où seule une règle prévaut sur toutes les autres : s’élever ou ramper.

Un Manoir perdu dans les Carpates. Deux héroïnes dans un huis clos, l’une vampire, l’autre simple humaine domestiquée. Un seul trône. Le Règne du sang est né suite à un voyage inspirant en Roumanie et raconte le parcours de deux amies proches, vouées pourtant à devenir ennemies, et de leurs luttes pour l’obtention du pouvoir dans un contexte de guerre où l’amour et l’amitié ne semblent plus avoir leur place. Le Règne du sang c’est aussi le roman de la haine et de la rancœur. Sous le prisme du vampirisme, il aborde les effets pervers des relations humaines.


À PROPOS DE L'AUTEURE

Écrire est un besoin depuis l’enfance. Selon Marie-Léa Pacchieri, le roman permet d’explorer la complexité des relations humaines à travers le voile de la fiction. Tout livre contient une espèce de vérité qu’il est inspirant de percer à jour. C’est pourquoi, dès qu'elle est en âge de lire et d’écrire, elle se met à noircir des pages et des pages, libérant son imagination au gré de ses propres lectures et des aventures qu'elle aurait voulu vivre. En grandissant, ses histoires prennent une coloration fantastique et, en parallèle, elle suit un cursus littéraire. Elle s’intéresse davantage à la Littérature classique et se passionne pour le roman gothique anglais et le XIXe siècle.

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Le Règne du Sang

Tome I - 1ère partie

Les Disparues des Carpates

« Et rien d'étonnant : Satan lui-même se déguise bien en ange de lumière. »

Testament de Lilith, chapitre I, versets 1-7

Au commencement était Lilith. Mais avant elle, Dieu la précédait car, toutes choses ont été faites par Lui et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui. Il avait placé en elle toute sa perfection. Et elle était la vie, et la vie était la lumière d’Adam.

Dieu créa les premiers Immortels à son image et il les bénit. Bientôt, leurs doigts se cherchèrent puis se nouèrent, et leurs corps ne firent plus qu’une seule chair. Cette fois, il n’était plus question d’argile ou de poussière, ils obéiraient à leur Créateur : ils multiplieraient la terre d’être exceptionnels. Ils auraient la beauté et l’esprit de leur mère et la force et l’aplomb de leur père.

Mais Dieu ne put voir qu’un aperçu de sa Création. Ce n’est ni le Serpent ni le mensonge qui eut raison de ce début d’harmonie. Adam, qui jalousait son égale, chercha à soumettre Lilith.

La colère enflamma son cœur. Dieu les avait créés ensemble : le souffle de vie et la terre les avaient rendus vivants. Chacun de leur nom rappelait leur naissance{1}. Aucun des deux ne pouvait se prétendre supérieur à l'autre.

Nul ombrage sous les arbres fruitiers n'aurait pu la cacher de la face du premier homme. L’Éden ne ressemblait plus à un paradis désormais. Alors Lilith prit la fuite, mais cette fuite ne plut pas au Grand Architecte. Puisqu'elle refusait de se laisser dompter par l'homme et de lui offrir une seconde descendance, elle serait maudite. Elle avait osé défier Celui dont on ne prononce jamais le nom. Or, ce nom, elle l'avait prononcé à ses dépens.

Damnée préférait-elle être, damnée serait-elle. L’Éternel la condamna à être infertile : il la priva de ses parties génitales qu'il transféra à la place de son cerveau. La punition n'était pas encore suffisante. Il la chassa aux confins de la Terre et la priva de son unique enfant, Caïn.

Les sanglots de Lilith étaient si violents que les anges les entendirent. Le Divin avait tiré de la côte d'Adam une compagne plus docile. Qui était cette Eve, mère de tous les vivants, qui lui ravissait le droit d'enfanter ? Ému par sa douleur, une créature ailée descendit du ciel. C'était Samaël. Il jura de la venger.

Testament de Lilith, chapitre I, versets 1-7

Prologue

C'était une nuit. Une nuit de tempête où le tonnerre grondait.

Les gouttes de pluie, acérées comme des aiguilles, frappaient les habitations et noyaient la terre. Le ciel était d'un noir d'encre, impénétrable – même la lune semblait y être absente. Seuls des éclairs de feu perçaient l'obscurité.

Le village était désert. Au loin, les Carpates se dressaient, majestueuses, effrayantes.

Les deux silhouettes encapuchonnées, se frayant un passage entre les masures délabrées, provenaient des montagnes. Elles étaient arrivées d'un sentier bordant le versant Est du massif rocheux, tels des fantômes.

Tout était silence. Seul l'orage, par moment, et la pluie manifestaient leur présence. Les pas des formes noires étaient inaudibles. Elles gagnaient le cœur du bourg sans échanger une parole ou un regard. Un brouillard surnaturel les escortait comme un ami. Accordées l'une à l'autre, elles progressaient ensemble, aussi vite, avec une cadence identique. Elles paraissaient même planer au-dessus du tas boueux que formait désormais le sol meuble.

Puis, elles s'arrêtèrent. Devant une vieille maison.

L'eau suintait de la porte en bois. Le matériau pourrissait à vue d’œil.

L'une des deux silhouettes voilées posa sa main squelettique sur l'encadrement. Elle siffla avant de faire un signe de tête dans la direction de l'autre. Elles étaient arrivées.

L'ombre la plus imposante profita du grondement de la foudre pour enfoncer la porte d'un coup de pied. Elle tomba aussitôt, sans résister, au beau milieu de l'unique pièce de la chaumière – réveillant en sursaut la famille qui s'y entassait piteusement.

La lueur d'un éclair révéla aux habitants la pâleur des inconnus venant les visiter cette nuit. Effrayés, les parents, allongés sur un semblant de paillasse assemblée de bois et de foin, appelèrent leurs six enfants à moitié endormis. Ils les rejoignirent, apeurés, dans le fond de la salle.

- Qui êtes-vous ? s'étrangla lamentablement le père de famille.

- Tu devrais plutôt t'intéresser à ce que nous désirons, répondit une voix grinçante, presque rouillée par les âges.

Les deux êtres s'enfoncèrent dans le baraquement tandis que ses occupants s'aplatissaient davantage contre le mur de chaux. Celui qui n'avait pas encore parlé s'installa sur une chaise bringuebalante et posa sa main gantée sur la table. L'autre étranger restait en retrait, sourd aux protestations.

- C'est tout ce que vous avez à leur offrir ? ricana ce dernier en détaillant les lieux.

Un geste de son compagnon le fit taire.

L'attablé abaissa sa capuche. Seul l'éclat du ciel, illuminé par les fulgurations, révélait par intermittence son visage – le rendant bien plus effrayant encore. De longs cheveux d'un noir de jais, descendant en cascade jusqu'en bas de son dos, encadraient sa figure d'un blanc laiteux, cadavérique. Ses yeux aussi verts que l'émeraude transperçaient la pénombre pour se poser avec attention sur la fratrie, réfugiée dans les bras de leurs géniteurs. Ils empestaient la peur.

- Elle.

Du doigt, il désigna la seule fillette du groupe. Un être malingre et quelconque. Identique à toutes les petites pauvresses qui peuplaient les environs. La mère la pressa encore plus fort contre son sein.

Le second comprit le dessein de son maître. Il avança vers l'enfant.

- Vous ne me la volerez pas ! défia le paysan en s'interposant entre l'être menaçant qui leur faisait face et le lit.

- Non, en effet, murmura doucereusement l'intéressé à leur table. Je me propose de vous faire une offre que vous ne pourrez pas me refuser.

À ces mots, il sortit d'un pan de son habit une bourse qu'il jeta aux pieds de l'homme. Les pièces tintèrent mélodieusement.

- Bien entendu, je compte sur vous pour votre discrétion.

Le père de famille déglutit et ramassa le petit sac en toile. Il l'ouvrit. De l'or. Il contenait de l'or. Jamais il n'en avait vu de sa vie : si scintillant, si luisant.

- Et si je refuse ? osa-t-il avec prudence.

Une nouvelle détonation emplit l'air. L'inconnu sourit, dévoilant un émail éclatant et des dents parfaitement alignées. Deux crocs, à la place des canines, resplendirent dans l'opacité de la nuit lorsque, de nouveau, la voûte céleste s'éclaira.

- Dans ce cas, je devrais vous soumettre une deuxième proposition que vous ne pourrez en aucun cas me refuser.

Le cœur du fermier rata un battement. Ces deux crochets aussi aiguisés que n'importe quel poignard... Il comprit l’allusion.

Il se tourna vers sa femme, le regard insistant. Elle lâcha leur fille amaigrie. Ses petits pieds noircis oscillèrent.

Le second étranger, toujours masqué, referma ses longs doigts faméliques autour du poignet de l'enfant et l'amena doucement vers la sortie.

Le maître se leva à son tour, faisant trembler la maisonnée tout entière. Un rire inquiétant s'échappa de sa gorge avant qu'il n'adresse une question aux parents – perçue plutôt comme une sentence.

- Vous l'offrez comme présent avant même de savoir ce qui lui est réservé ?

Le chef de famille serra les dents.

Trois formes profilées dépassaient maintenant l'encadrement de la bâtisse osseuse lorsque, soudain, une ombre courut vers elles et se saisit des haillons de la petite fille.

- Dietrich ! Non !

La créature rabattit son capuchon sur la tête, prête à retrouver les ténèbres de la nuit, et ignora ce gamin sans défense qui se cramponnait furieusement aux vêtements de sa sœur.

- Tu reviendras quand ?

Le maître et son serviteur lui prirent la main. La fillette leva ses grands cils vers eux, captivée, puis les baissa sur son cadet, le plus jeune de la fratrie, et sourit.

- Bientôt.

- Tu me le promets ?

- Je te le promets.

Le garçon lâcha l'habit et la regarda s'éloigner. L'enfant fit quelques pas encore avant de disparaître, au détour d'une ruelle, sous la cape du monstre.

I – Genèse

Octobre 1689

Chapitre I

Le couvent de Sfânta Maria à Vasili, petite bourgade marchande, fermait ses portes avant la tombée de la nuit. Au cœur du monastère, les sœurs de l'ordre mendiant ne vaquaient plus à leurs occupations. Les ténèbres approchaient et leur lot de peurs avec elles. La clarté du jour laissait bientôt place à l'élément du diable qui s'insinuait même dans la maison de Dieu. La plupart d'entre elles regagnaient, le pas pressant, l'alcôve de leur chambre minuscule et s'enfermaient à double tour. Même ici, personne n'était à l'abri du démon.

Les nonnes avançaient le visage baissé et psalmodiaient, comme chaque soir, leurs prières, tremblantes devant la menace. En ce lieu, le mal sévissait en toute impunité. Aucun prête ni diacre n'avait réussi à le déloger.

Seule une jeune femme déambulait sans crainte dans le prieuré. Pieds nus et non voilée, elle évoluait dans les couloirs aux murs bruts et seulement éclairés par des flambeaux. La lueur du feu révélait les reflets bleutés de sa longue chevelure noire et brillante, son teint pâle d'albâtre et sa silhouette élancée. Elle ne croisa personne.

Une missive cachetée à la main, elle regagna ses appartements et referma la porte derrière elle.

- Solenn ! s'égaya-t-elle en brandissant la lettre. Je l'ai !

Sa compagne de chambrée se tourna vers elle, un sourire grimaçant fiché sur les lèvres.

- Que dit-elle ? s'enquit-elle en déglutissant.

- J'attendais d'être avec toi pour l'ouvrir.

La nouvelle venue marqua une pause et s'assit auprès de son amie.

- Tu vas bien ?

Deux cercles violacés entouraient les yeux ambrés de sa camarade. Sa carnation, habituellement hâlée, prenait la teinte d'un beige sale, terne.

- Je suis juste fatiguée. Et, marqua-t-elle une pause, cela fait si longtemps que je n'ai plus senti les rayons du soleil sur ma peau.

- Je suis désolée. J'oublie vite tes... besoins.

 La jeune femme contempla Solenn, l'air chagriné, et passa délicatement ses mains fines dans ses cheveux bruns filasses, arrivant jusqu'à mi-poitrine. Le corps frêle et menu de la Transylvanienne était couvert de plaies et de morsures. Plusieurs paires de trous rouges barraient son cou et ses bras.

- Elles ne sortent plus de leurs tanières, gronda l'autre. Mais, dès que j’apercevrais une de ces pauvres petites religieuses, je lui ferai payer les traitements qu'elles m'obligent à t'infliger.

- Génesys, c'est inutile. Je suis ton humaine.

Cette dernière ignora cette remarque – pourtant, véridique.

- La mère Supérieure me l'a donnée du bout des doigts, changea-t-elle de sujet.

- Alors, vas-y. Ouvre-la.

Génesys admira d'abord, avec appréhension, le sceau du message sur lequel était représenté l’emblème de la maison Daemon. La cire refroidie laissait apparaître grossièrement un château surmonté de deux tours. Elle rompit le cachet d'un coup sec.

Alors qu’elle parcourait, muette, les quelques lignes simplement tracées à l'encre noire, sans fioritures ni spirales, sa compagne saisit quelques mots à la volée par-dessus son épaule. « Parjure, Sevrage, exécutions » et « prisonniers de guerre ». La jeune créature ne se trompait pas. Le signal, tant escompté depuis tant d'années, s'annonçait enfin. Le moment était venu de faire ses adieux au couvent et à tous ses livres poussiéreux.

- Demain soir, récapitula-t-elle dans un murmure en fourrant la lettre dans son corsage.

Solenn hocha la tête imperceptiblement.

- Deux montures nous attendront à la sortie du bâtiment.

La compagne de Génesys passa le bout de la langue sur ses lèvres craquelées, soudainement crispée.

- Nous ?

Son amie se tourna vers elle, l’œil brillant.

- Tu ne t'es jamais demandée ce que tu ferais après ?

- À vrai dire, non, mentit la jeune fille.

Génesys fronça les sourcils.

- Nous sommes enfermées entre ces quatre murs depuis bien trop longtemps. J'ai des appétits qui ne peuvent être satisfaits ici.

- Je te suivrai, Génn.

- Où voudrais-tu aller de toute façon, si ce n'est avec moi ?

Quelques secondes défilèrent avant que la créature ne reçoive une réponse – qui la satisfit.

- Je ne sais pas.

- Tu n'as pas de famille.

- Et toi, si. Tu vas la retrouver, sourit péniblement Solenn.

Génesys se mura, un instant, dans le silence. Son regard, subitement devenu lointain, s'était perdu à travers le dôme azuré constellé d'étoiles – visible depuis l'infime ouverture de leurs appartements, semblable à une meurtrière.

- Tu sais que tu n'es pas mon esclave, finit-elle par chuchoter, pensive.

- Je te suivrai. Jusqu'à mon dernier souffle, affirma la jeune femme plus distinctement.

Face à cette assurance, la paire d'yeux rivée vers l'extérieur et surplombée de longs cils noirs épais, sembla luire d'un nouvel éclat. Ses pupilles s'ouvraient comme enchantées.

-Pardonne-moi, Solenn. Encore une fois.

L'ardente créature quitta son observatoire, grisée, avant d'enfouir son visage dans le cou de sa camarade. Cette dernière ressentit une vive piqûre, presque brûlante, à l'endroit où saillaient ses veines. La douleur irradiait tout son corps alors que celle, qu'elle considérait comme son alliée, aspirait goutte à goutte son élixir de vie.

La bouche de Solenn ne laissa échapper aucun cri. Ses yeux s'écarquillèrent une dernière fois avant qu'elle ne perde connaissance.

Chapitre II

La nuit suivante, le croissant de lune brillait. Génesys était enfin libre – libre de quitter ce lieu désolant, où toute sa jeunesse s'était écoulée lentement, loin des siens, en compagnie de Solenn. Drapée d'un épais manteau aussi sombre que le firmament, elle glissa derrière elle un dernier coup d’œil au bâtiment miséreux qu'elles quittaient pour de bon.

Ses pas foulèrent les pavés de la cour.

Son amie la suivait de près, tourmentée à l'idée d'abandonner pour la première fois l'enceinte rassurante des murs de Sfânta Maria. Tel un abri, toutes ces années, le couvent lui conférait protection et sécurité. Génesys la protégeait – tout comme la Mère Supérieure qui, seule, prenait soin de sa santé. Là-bas, au cœur des montagnes et parmi tous ces monstres, qui veillerait sur elle ?

Elle aurait pu fuir. À l'aube, lorsque sa compagne se reposait durant tout le jour, elle aurait pu fuir son destin. Mais, fidèle, elle était restée...

De toute façon, aucune nonne ne s'intéressait au jouet du diable. Ces jeunes effarouchées préféraient déguerpir ou se signer compulsivement à son passage. Solenn ne possédait qu'elle au monde. Et, elle, la petite humaine insipide, lui appartenait.

Parfois, son esprit vagabondait hors de Vasili et se rappelait l'odeur entêtante, presque incommode, de son village natal et de l’herbe fraîchement piétinée. Elle aurait pu essayer de les retrouver. Oui, eux. Sa famille. Quelques images floues faisaient encore office de souvenirs. Pourtant, elle ne regrettait pas son foyer.

Ces rares réminiscences s'estompaient bien vite pour laisser place à un quotidien plus désarmant, des instants fugaces pris sur le vif qu'elle préférait ignorer sciemment. Elle avait pour habitude de détourner le regard, de ne pas saisir la réalité d'une nature qu'on ne peut dompter. Comme le corps inerte d'une sœur traîné dans les couloirs après le coucher du soleil – ne laissant dans son sillage que des traces brunâtres. 

Solenn chassa ses sombres pensées.

Les chevaux étaient déjà scellés. Prêts à partir.

Sans plus attendre, Génesys grimpa sur un étalon, au garrot large et haut, et dont la noirceur de la robe égalait celle de sa chevelure. Cependant, Solenn restait interdite : deux prunelles aussi rouges que le sang la fixaient sans ciller.

- Ibirusse, le nomma sa camarade dans un souffle. C'est un cadeau de renaissance.

Le corps puissant de l'animal, marqué par une musculature proéminente, fit trembler Solenn qui devina aisément que la bête, tout comme sa maîtresse, se révélait être un prédateur terrifiant.

- Le tien est attaché plus loin. Prends garde à ne pas me dépasser durant notre trajet. Reste bien derrière moi.

L'ordre, en apparence, s'annonçait conseil.

Non rassurée, la Transylvanienne monta gauchement sur la selle d'un hongre baie, en apparence beaucoup plus docile. Elle caressa affectueusement son encolure. La créature hennit.

Génesys ouvrit la marche.

***

Solenn suivait au pas, en retrait. Tête baissée, elle sentait la fatigue la gagner. Toutefois, elle ne pouvait pas se laisser aller à fermer les yeux. Sa monture, les oreilles dressées, se méfiait de son congénère et n'osait l'approcher à moins de trois mètres d'intervalle. Régulièrement, elle devait tirer d'un coup sec sur ses rennes afin que l'animal ne dévie pas de sa route.

Son amie, elle, avançait sans échanger la moindre parole depuis une heure. Elle ne se retournait jamais pour suivre la progression de la jeune femme qui aurait encore pu s'éclipser discrètement. Les yeux rivés sur le lointain, elle observait la chaîne montagneuse des Carpates, résolue, rêveuse peut-être.

Plongée dans cette semi-hypnose et mi-réflexion, Génesys ne remarqua pas que son étrange convoi, composé uniquement de deux femmes, attirait l'attention malgré la précaution choisie de voyager de nuit. Ou, alors, elle l'ignora de façon délibérée.

***

- Elles ont complètement perdu l'esprit, s'étonna un jeune homme, non loin de là, à l'adresse de son associé.

Dérouté par ce qu'il voyait, il envoya un coup de coude dans le dos de ce dernier – recroquevillé sur lui-même en position fœtale.

- Eh ! Réveille-toi.

- Laisse-moi dormir, Mattia. J'ai déjà assez froid comme ça.

Les voyageurs entouraient un feu à moitié éteint au beau milieu de la plaine – lui-même encerclé par un bosquet. Grâce à la faible lueur des flammes, celui qui essayait, en vain, de les attiser avait réussi à distinguer les silhouettes des chevaux, puis leurs cavalières.

Les deux compères allaient de village en village, dans la région de Vasili, pour écouler des marchandises. Des produits de première nécessité tels que de la nourriture, du bois ou tout ce qu'ils pouvaient trouver à vendre ou à troquer. La misère leur collait à la peau si bien qu'elle contaminait leur unique et vieil âne, chargé de tirer leur pauvre charrette. Accompagnés d'une bête en déclin, les deux hommes n'avançaient plus aussi vite qu'ils le souhaitaient. Ils s'étaient laissé surprendre par la tombée de la nuit et se contentaient d'une couche à même le sol.

- Regarde-moi ça, je te dis.

Ensommeillé, Evan se frotta les paupières et regarda dans la même direction que son ami.

- Elles vont se faire tuer, lâcha-t-il sans surprise. Ou, alors, ce sont des putains.

- Elles se dirigent vers le nord. Il n'y a rien là-bas.

- Hormis des repères de vauriens.

- Et les montagnes.

- Aucune chance qu'elles ne passent l'aube. Si elles ne se font pas dépouillées du peu qu'elles possèdent alors elles seront violées.

Evan marqua une pause pour bâiller.

- Ça n’est pas mon problème. Ça leur apprendra à courir le danger et à voyager sans escorte masculine.

La Transylvanie n'exceptait pas à la règle. Comme les autres pays, en Europe, la terre était inhospitalière pour n'importe quelle dame qui décidait de sillonner les chemins, seule. De surcroît, lorsque la noirceur du ciel privait chaque être de lumière. L'insécurité régnait en maître – partout.

- Et si nous y allions ? suggéra doucement le plus audacieux.

- Parfois, tu me fais peur, répondit son camarade, un sourcil levé.

- Si ce n'est pas nous...

Le marchand n'acheva pas sa phrase. Il se leva et s'éloigna sans un bruit pour approcher, à une distance respectueuse d'abord, les deux femmes en file. Ensuite, tout dépendrait.

- Mattia ! Tu n'es tout de même pas sérieux ?! Reviens !

Le jeune revendeur fila jusqu'à se dissimuler derrière des buissons, à quelques mètres du sentier. Pour observer et évaluer ce que les inconnues avaient peut-être à offrir. Des bijoux ? Des pièces d'argent ? Elles étaient des cibles rêvées. Jamais l'on ne les soupçonnerait...

Evan tenta de le suivre, inquiet. Mais, dans l'obscurité, seulement éclairée par l'astre lunaire et quelques étoiles, il n'y voyait rien. À plusieurs reprises, il manqua de manifester sa présence en trébuchant.

- Et si c’étaient des nobles ?

Mattia ne l’écoutait pas, surveillant difficilement le cortège de son poste d'observation. Il aurait préféré réduire la distance entre eux au risque de les effrayer... Cependant, un détail – infime – dans le paysage l'en empêcha. Au loin, un point lumineux se rapprochait. Puis deux, trois à sa suite. Des torches.

- Merde, lâcha-t-il dans sa barbe naissante. Nous ne sommes pas les seuls sur le coup.

Un groupe d'hommes, confiant, barrait désormais la route aux voyageuses. La seconde monture ralentit l'allure tandis que la première gardait un pas assuré.

- Vaut mieux pas s'y frotter, ils sont trop nombreux, conclut Mattia à l'arrivée de son compagnon.

Néanmoins, ils ne quittèrent pas les lieux – curieux de ce qui allait advenir. Bientôt, la cavalière en tête arriva à mi-hauteur des flambeaux. Son cheval, d'une couleur telle qu'elle se confondait presque avec la nuit, s'ébroua.

- Laissez-moi passer, tonna-t-elle d'un ton ferme et sans équivoque.

En retour, les individus s'esclaffèrent.

- Il faut payer le passage, réagit en riant celui qui se croyait le plus téméraire.

- Que font de jeunes demoiselles sur les chemins à une heure si tardive ? surenchérit un autre.

Celle qui leur faisait face ne broncha pas – pas d'un centimètre. Elle souffla plutôt d'exaspération.

- Je ne le répéterai pas une seconde fois.

- C'est qu'elle est farouche la mignonne... Et toi là, derrière, es-tu muette ?

- Tu la cherches, hein ? reprit le premier homme en réalisant un geste obscène avec sa main. Sinon vous ne seriez pas ici.

Ensemble, ils s'imaginaient invincibles. Ensemble, ils firent un pas menaçant dans la direction de ces inconnues. Puis d'autres. Et, très vite, ils cernèrent les chevaux.

- Génn, implora une Solenn mortifiée.

Génesys gardait son calme, imperturbable alors que son amie tremblait. Jamais un homme ne l'avait touchée. Encore moins l'un de ces vauriens.

- Ibirusse !

La simple évocation du nom de la bête lui fit dresser les oreilles, les sens en alerte. Sa queue fouettait l'air.

- Je vous laisse une dernière chance, messieurs. Laissez-nous passer.

Seul un rire gras et tonitruant eut la décence de lui répondre. Alors, la jeune créature dévoila avec éclat ses dents. Pourquoi diable souriait-elle ? pensa Mattia, interloqué par cette réaction aussi énigmatique qu'étrange.

Rapidement, il obtint sa réponse.

D'une voix froide et atone, Génesys dévoila son arrêt :

- Dévore-les. Dévore-les tous.

Aussitôt, l'étalon qu'elle montait se cabra – faisant ainsi reculer le hongre de Solenn et disperser les hommes. Mattia et Evan aperçurent enfin le regard rouge, infernal du mammifère. Pas un ne pipa mot, captivé par la scène sanglante se déroulant sous leurs yeux.

Ibirusse, déchaîné, envoya à terre deux individus bien avant qu'ils ne se rendent compte qu'il ne représentât une réelle menace. Et, sans ménagement, il les piétina. Les os craquaient délicieusement sous ses lourds sabots.

Solenn, terrifiée par un tel déferlement d'horreurs, s'écarta davantage, tentée de lancer son cheval au triple galop. Quant aux trois hommes restants, humiliés par une femme et son animal, ils les assaillirent de côté alors que Génesys essayait de contenir sa monture, échauffée par la vue de tout ce sang. Elle cherchait à laper sans ménagement le liquide rougeâtre sous ses sabots.

Finalement, une seule fille pouvait suffire à contenter les désirs malsains des malfaiteurs. Il leur suffisait d'abord de neutraliser la première et de venger ainsi leurs complices avant de s'emparer de la dernière.

La jeune créature émit un claquement de langue désapprobateur dès lors que ses agresseurs, enhardis par la rage, tirèrent ses pieds hors des étriers dans le but de la faire tomber. Ils ne gardèrent pas longtemps l'avantage. Ibirusse, sous les ordres de sa maîtresse, n'ignora pas plus longtemps ce nouveau présent, offert sur un plateau. L’œil toujours aussi brûlant, il mordit une première fois l'homme le plus proche à la poitrine avant de mettre en pièces les suivants. Leurs cris de douleur envahirent la plaine alors que le carnassier se repaissait d'eux encore vivants.

Génesys, toujours en selle, contemplait le carnage sans ciller tout en écoutant la douce mélodie des borborygmes des demi-morts. Solenn hésita un moment avant de la rejoindre. Quand enfin elle se décida, elle préféra détourner le regard du massacre. Pendant ce temps, dans les fourrées, Mattia et Evan n'avaient pas perdu une miette du spectacle – terrifiés.

- On ne gagne jamais leur affection, susurra Génesys. On ne s'attache la loyauté d'un canassombre que si nous leur procurons des bains de sang.

Elle interrompit soudain sa réflexion à mi-voix.

- Somme toute, ils ne sont pas si différents de nous.

Chapitre III

La chevauchée avait duré deux jours durant.

À l'aube, lorsque le soleil commença à poindre, Génesys et Solenn se réfugièrent dans une forêt colorée de jaune et d’orange, sous le couvert des arbres et, plus tard, une fois dans les montagnes, dans une grotte. Cela retarda le voyage de plusieurs heures, mais la créature à la peau laiteuse craignait la lumière bien plus que les bandits de grand chemin.

Solenn était épuisée. Sa compagne la laissait se reposer le jour et partait chasser avant de lui rapporter, à son réveil, un lièvre fraîchement tué. Non habituées, toutes deux, à préparer la bête, elles s'étaient acharnées sur la peau du pauvre animal afin de pouvoir le dépecer. Le lendemain, alors qu'elles franchissaient à pied la dernière étape de leur expédition, suivies des chevaux tenus en bride, la jeune femme suçait anxieusement un os, encore imprégné de son jus.

- Nous y sommes presque, déclara une Génesys songeuse.

Au loin, acculé entre deux montagnes grisonnantes, se dressait le Manoir, héritage médiéval de la famille Daemon. Le château, construit en partie sur un rocher et édifié à partir de pierres aussi noires que l'onyx, reflétait la lueur de la lune. Deux tours crénelées majestueuses autant qu'inquiétantes – l'une à l'ouest, l'autre à l'est – imposaient leur grandeur dans le paysage rocailleux. Les tuiles orangées répondaient sauvagement aux couleurs de l’automne.

Solenn en eut le souffle coupé.

Le sentier, désormais, s'élargissait et se révélait plus pentu avant de grimper de nouveau dans les hauteurs. Elles approchaient. De plus en plus soucieuse, la jeune Transylvaine se rangea au côté de son amie, décidée à lui parler sérieusement pour la première fois. Elle craignait pour sa vie à l'intérieur du domaine.

Alors qu'elle ouvrait la bouche, Génesys rugit :

- Fais attention !

La monture de Solenn se tenait sur la gauche d'Ibirusse. Préoccupée par ses doutes et sa défiance envers la famille de sa compagne, elle en avait oublié les recommandations de cette dernière. Le canassombre, enivré par l'odeur de l'équidé, venait de tenter de se jeter sur lui, prêt à en faire son festin.

La bête affolée parvint à se dresser sur ses deux pattes arrière pendant que Génesys retenait avec peine la sienne. Solenn, bien trop fragilisée par le périple, ne réussit pas à contenir le cheval hongre. Il manqua de la faire tomber une première fois avant de s'enfuir droit devant. Le cuir des rennes avait éraflé jusqu'au sang ses mains maigres.

- Je t'avais pourtant bien dit de rester derrière ! lui reprocha sa camarade.

Puis elle se radoucit aussitôt en découvrant la souffrance sur le visage de son humaine.

- Tu vas bien ?

Solenn retenait ses larmes. La peur lui tenaillait l'estomac.

- Je ne laisserai personne te toucher, devina Génesys. Avec moi, tu seras toujours en sécurité.

- Génn...

Sa protestation s'évanouit lorsque sa voix s'étrangla. Elle n'était qu'un pauvre être fébrile, dont les jours se comptaient en années et non pas en siècles, une créature condamnée et non pas une immortelle. Là-bas, au Manoir, qui se soucierait de son sort ? Comme le cheval pour le canassombre, elle ne représentait que de la nourriture. Un garde-manger, rien de plus. Elle ne possédait aucune valeur. Génesys assurait la protéger mais... Mais, c'était elle qui lui infligeait toutes ces ecchymoses sur le corps, toutes ces plaies qui ne voulaient plus guérir et l'affaiblissaient toujours un peu plus de jour en jour. Celle qu'elle aimait, peut-être bien comme une sœur, aspirait bel et bien son âme goutte à goutte.

- Moi aussi, j'ai peur, l'envoûta Génn.

Solenn aurait aimé hurler, tempêter contre son amie ou plutôt sa maîtresse. À la place, elle se tut et réprima ses tremblements, tout en se dirigeant vers l’éminence et son enfer.

- Revenir maintenant, après tout ce temps...

Les deux femmes marchèrent encore une demi-heure dans l'obscurité. Génesys s'écorchait les jambes contre le roc, insensible à la douleur. Elle ne quittait pas du regard le château, incapable de croire un seul instant qu'elle se trouvait aussi près du but. Quinze longues et interminables années la séparaient de sa dernière visite.

Solenn n’osait pas l’arracher à sa contemplation – même lorsque ce qui lui sembla être un ours brun ou un loup les suivit au travers des hêtres et des sapins blancs. Les branchages craquaient sous ses pas : elle avait la déplaisante impression d’être épiée.

L’irruption d’une fourrure brune parmi le feuillage bigarré accentua son malaise tant et si bien qu’elle se détourna un moment du sentier pour épier le moindre mouvement à l’écart de la route, dans une posture de vigilance accrue. La pelisse n’apparut plus, mais la jeune femme, distraite, tomba nez à nez avec un spectacle plus rebutant encore : alignés en arc de cercle, des avant-bras, des mains et des tibias putréfiés formaient une barrière protectrice entre la bâtisse et le bois ramé.

L’humaine refréna son envie de vomir.

Il ne lui fallut qu’une minute pour rallier l’allée centrale et la propriétaire de sa vie.