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Imray acheva l’impossible. Sans avertir, sans motif concevable, en pleine jeunesse, au seuil de sa carrière, il trouva bon de disparaître du monde — je veux dire de la petite station hindoue qu’il habitait.
Un jour, c’était un homme plein de vie, bien portant, heureux, et fort en vue autour des billards de son cercle. Un matin, il n’était plus, et il échappait à toute investigation. Il avait quitté le rang, n’avait pas, à l’heure usuelle, paru à son bureau, et son dog-cart n’était plus sur les routes. En raison de choses semblables, et attendu que son absence embarrassait dans une mesure microscopique l’administration de l’Empire de l’Inde, l’Empire de l’Inde s’arrêta un instant microscopique à s’enquérir du sort d’Imray. On dragua les mares, on sonda les puits, on dépêcha des télégrammes le long des lignes de chemin de fer et jusqu’au port de mer le plus proche — à douze cents milles de là ; mais Imray ne se trouva au bout ni des dragues ni des fils télégraphiques. Il s’en était allé, et le lieu où il habita ne le revit plus. Sur quoi le grand Empire de l’Inde, qui ne pouvait retarder sa marche, se remit en route, et Imray passa de l’état d’homme à l’état de mystère — une de ces choses qui font le sujet des conversations autour des tables du cercle durant un mois, et qu’ensuite on oublie totalement. Ses fusils, ses chevaux, ses voitures furent vendus à l’encan ; son chef écrivit à sa mère une lettre on ne peut plus absurde, déclarant qu’Imray avait disparu d’une façon inexplicable et que son bungalow se trouvait vide.
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Veröffentlichungsjahr: 2024
RUDYARD KIPLING
Traduction deLOUIS FABULET et ARTHUR AUSTIN-JACKSON
© 2024 Librorium Editions
ISBN : 9782385747305
Le Retour d’Imray
LE RETOUR D’IMRAY
DRAY WARA YOW DEE
LE RICKSHAW-FANTOME[5]
·007
LE BISARA DE POOREE
AU BORD DE L’ABIME
LE CHEF DU DISTRICT
I
II
III
IV
V
LE NAVIRE QUI S’Y RETROUVE
NABOTH
LES BORNES MENTALES DE PAMBÉ SERANG
EUX
A METTRE AU DOSSIER
Imray acheva l’impossible. Sans avertir, sans motif concevable, en pleine jeunesse, au seuil de sa carrière, il trouva bon de disparaître du monde — je veux dire de la petite station hindoue qu’il habitait.
Un jour, c’était un homme plein de vie, bien portant, heureux, et fort en vue autour des billards de son cercle. Un matin, il n’était plus, et il échappait à toute investigation. Il avait quitté le rang, n’avait pas, à l’heure usuelle, paru à son bureau, et son dog-cart n’était plus sur les routes. En raison de choses semblables, et attendu que son absence embarrassait dans une mesure microscopique l’administration de l’Empire de l’Inde, l’Empire de l’Inde s’arrêta un instant microscopique à s’enquérir du sort d’Imray. On dragua les mares, on sonda les puits, on dépêcha des télégrammes le long des lignes de chemin de fer et jusqu’au port de mer le plus proche — à douze cents milles de là ; mais Imray ne se trouva au bout ni des dragues ni des fils télégraphiques. Il s’en était allé, et le lieu où il habita ne le revit plus. Sur quoi le grand Empire de l’Inde, qui ne pouvait retarder sa marche, se remit en route, et Imray passa de l’état d’homme à l’état de mystère — une de ces choses qui font le sujet des conversations autour des tables du cercle durant un mois, et qu’ensuite on oublie totalement. Ses fusils, ses chevaux, ses voitures furent vendus à l’encan ; son chef écrivit à sa mère une lettre on ne peut plus absurde, déclarant qu’Imray avait disparu d’une façon inexplicable et que son bungalow se trouvait vide.
Après trois ou quatre mois d’une chaleur à griller, mon ami Strickland, de la police, trouva bon de prendre en location le bungalow, qui appartenait à un propriétaire du cru. C’était avant ses fiançailles avec Miss Youghal — autre affaire racontée en autre lieu — et alors qu’il poursuivait ses fouilles au sein de la vie indigène. Pour ce qui est de la sienne, de vie, elle était assez singulière, et il ne manquait pas de gens pour déplorer ses us et coutumes. Il y avait toujours chez lui de quoi manger, mais d’heures réglées pour les repas, aucune. Il mangeait, debout et en se promenant, ce qu’il trouvait sur le buffet, et telle coutume n’a rien de bon pour les humains. Son équipement privé se limitait à six carabines, trois fusils de chasse, cinq selles, et toute une collection de solides gaules à pêcher le « masheer », plus grosses et plus fortes que les plus grandes gaules à saumon. Tout cela occupait la moitié de son bungalow, dont l’autre moitié était abandonnée à Strickland et à sa chienne Tietjens — une énorme bête de Rampour, qui dévorait quotidiennement la ration de deux hommes. Elle parlait à Strickland un langage à elle, et toutes les fois qu’en ses tournées elle voyait des choses propres à troubler la paix de Sa Majesté la Reine-Impératrice, elle revenait à son maître lui faire son rapport ; sur quoi Strickland se livrait immédiatement à des démarches, qui se terminaient par des ennuis, des amendes et de la prison pour autrui. Les indigènes prenaient Tietjens pour un démon familier, et la traitaient avec ce grand respect qu’ont enfanté la haine et la crainte. L’une des pièces du bungalow était spécialement affectée à son usage. Elle possédait en propre une couchette, une couverture, et une jatte pour boire ; et quelqu’un entrait-il la nuit dans la chambre de Strickland, qu’elle avait pour coutume de terrasser l’intrus et de donner de la voix jusqu’à ce qu’on arrivât avec de la lumière. Strickland lui avait dû la vie alors qu’il se trouvait sur la frontière à la recherche d’un assassin du pays, lequel vint au point du jour avec l’intention d’envoyer Strickland beaucoup plus loin que les îles Andaman. Tietjens surprit l’homme au moment où il se glissait dans la tente de Strickland un poignard entre les dents ; et une fois établi aux yeux de la loi le bilan de son passé, cet homme fut pendu. A dater de ce moment, Tietjens porta un collier d’argent brut et fit usage d’un monogramme sur sa couverture de nuit ; cette couverture, en outre, fut d’une étoffe de kashmir double, car Tietjens était une chienne délicate.
En aucune circonstance ne se séparait-elle de Strickland ; et, une fois qu’il était malade de la fièvre, elle fut cause d’un grand ennui pour les médecins, attendu qu’elle ne savait comment venir en aide à son maître, et ne permettait à âme qui vive de tout au moins essayer. Macarnaght, du service médical de l’Inde, dut la frapper d’un coup de crosse sur la tête avant d’arriver à lui faire comprendre qu’elle devait céder la place à ceux qui pouvaient administrer de la quinine.
Peu de temps après que Strickland eut pris le bungalow d’Imray, je fus amené par mes affaires à traverser cette station, et, naturellement, les logements du cercle se trouvant au complet, je pris mes quartiers chez Strickland. Il s’agissait d’un désirable bungalow de huit pièces, recouvert d’un chaume épais qui le garantissait de toute infiltration de pluie. Sous le comble courait un vélum qu’à sa propreté l’on pouvait prendre pour un plafond blanchi à la chaux. Le propriétaire l’avait repeint lorsque Strickland loua le bungalow ; et, à moins de savoir comment les bungalows de l’Inde sont construits, on n’eût jamais soupçonné qu’au-dessus du vélum c’était les profondeurs caverneuses du toit triangulaire, où les poutres et le dessous du chaume servaient d’habitacle à toutes sortes de rats, chauves-souris, fourmis et autres saletés.
A mon arrivée dans la verandah, Tietjens vint me saluer d’un aboiement qu’on eût pris pour le « boum » du gros bourdon de Saint-Paul, et me mit ses pattes sur l’épaule afin de me montrer qu’elle était contente de me voir. Strickland était arrivé à gratter de droite et de gauche une sorte de repas qu’il appelait déjeuner, et, à peine ce repas terminé, sortit à ses affaires. Je restai seul avec Tietjens et les miennes, d’affaires. L’ardeur de l’été s’était calmée pour faire place à l’humidité chaude des pluies. Rien ne bougeait dans l’air tiède, mais la pluie tombait en baguettes de fusil sur la terre, et répandait, en rejaillissant, un léger brouillard bleu. Les bambous, les canneliers, les poinsettias et les manguiers du jardin se tenaient immobiles sous l’eau chaude qui les traversait de coups de fouet, et les grenouilles commençaient à chanter dans les haies d’aloès. Un peu avant la tombée de la nuit, et quand la pluie était au plus fort, j’allai m’asseoir dans la verandah de derrière, entendis l’eau gronder au sortir des larmiers, et, comme j’étais couvert de cette chose qu’on appelle éruption de chaleur, je me mis à me gratter. Tietjens, sortie de la maison en même temps que moi, posa sa tête sur mes genoux, et accusa une extrême mélancolie ; aussi lui donnai-je des biscuits lorsque le thé fut prêt, lequel thé je pris dans la verandah de derrière à cause de la légère fraîcheur que j’y trouvai. Les pièces de la maison, par-dessus mon épaule, étaient plongées dans l’obscurité. L’odeur de la sellerie de Strickland et de la graisse de ses fusils parvenait à mon odorat, et je n’éprouvais nul désir de demeurer au milieu de ce fourbi. Mon serviteur vint à moi dans la pénombre, la mousseline de ses vêtements adhérant étroitement à son corps trempé, et m’annonça qu’un monsieur était là, qui demandait à voir quelqu’un. Bien à contre-cœur, mais seulement à cause, je veux le croire, de l’obscurité des pièces, je me rendis dans le salon nu, en disant à mon homme d’apporter les lumières. Il se pouvait, oui ou non, qu’un visiteur eût attendu — il me semblait avoir vu une silhouette par l’une des fenêtres — mais, quand arrivèrent les lumières, il n’y avait rien qu’au dehors les hallebardes de la pluie, et dans mes narines l’odeur de la terre en train de boire. Je fis comprendre à mon serviteur qu’il manquait peut-être un peu de sagacité, et retournai dans la verandah causer avec Tietjens. Elle était sortie sous la pluie, et j’eus de la peine à l’amadouer suffisamment, même à renfort de petits fours glacés, pour la ramener à moi. Strickland rentra, tout dégouttant de pluie, juste au moment du dîner, et son premier mot fut :
— Il n’est venu personne ?
J’expliquai, avec force détails, qu’à la suite d’une fausse alerte mon serviteur m’avait mandé au salon ; ou que quelque drôle avait tenté de faire visite à Strickland, et que se ravisant il s’était sauvé après avoir fait passer son nom. Strickland commanda le dîner, sans plus, et, vu que c’était un vrai dîner, compliqué d’une nappe blanche, nous nous assîmes à table.
A neuf heures, Strickland éprouva le besoin de se coucher, et de mon côté je me sentis également fatigué. Dès qu’elle vit son maître gagner sa propre chambre, laquelle était voisine de la chambre d’honneur à elle réservée, Tietjens, qui était restée tout le temps couchée sous la table, se leva pour aller se jeter sur le flanc dans la verandah la plus abritée. Qu’une simple femme eût été prise du caprice de coucher même dehors sous cette pluie battante, la chose n’eût guère prêté à conséquence ; mais Tietjens était une chienne, et par conséquent l’animal au-dessus. Je regardai Strickland, m’attendant à le voir prendre un fouet pour l’écorcher vive. Il sourit de façon bizarre, comme sourirait celui qui viendrait de vous raconter quelque fâcheuse tragédie domestique.
— Elle a toujours fait cela depuis que j’ai emménagé ici, dit-il. Laissez-la aller.
La chienne était le bien de Strickland, en sorte que je me tus ; mais j’appréciai tout ce qui se passait en Strickland traité de cette cavalière façon. Tietjens campa de l’autre côté de la fenêtre de ma chambre, et l’un après l’autre les orages montèrent, fulminèrent sur le chaume, et s’éteignirent au loin. Les éclairs éclaboussaient le ciel comme fait l’œuf qu’on jette sur une porte de grange, sauf qu’au lieu d’être jaune la clarté était bleu pâle ; et, regardant à travers mes stores de bambou fendu, je pus voir que la grande chienne était debout, et non point endormie, dans la verandah, le poil hérissé sur l’échine, et les pattes ancrées au sol avec la rigidité du câble métallique qui soutient un pont suspendu. Dans les très courts instants de répit que laissait le tonnerre j’essayai de dormir, mais il me semblait que quelqu’un avait de moi le plus urgent besoin. Quel qu’il fût, ce quelqu’un essayait de m’appeler par mon nom, mais sa voix n’était guère plus qu’un rauque murmure. Le tonnerre cessa, et Tietjens s’en alla dans le jardin hurler à la lune bas à l’horizon. On essaya d’ouvrir ma porte, on arpenta la maison dans tous les sens, on stationna, le souffle oppressé, dans les verandahs ; et, juste au moment où j’allais m’endormir, je crus entendre des coups et des cris désordonnés au-dessus de ma tête ou contre la porte.
Je me précipitai dans la chambre de Strickland, et lui demandai s’il était malade et s’il m’avait appelé. Il était couché à moitié habillé sur son lit, une pipe à la bouche.
— Je savais bien que je vous verrais, dit-il. Je viens de me promener dans la maison, n’est-ce pas ?
J’expliquai comme quoi il avait arpenté la salle à manger, le fumoir et quelques autres pièces. Là-dessus il se prit à rire et me dit de retourner me coucher. Je retournai me coucher, et dormis jusqu’au matin ; mais, dans le trouble de mes nombreux et différents rêves, j’avais conscience de commettre une injustice vis-à-vis de quelqu’un aux désirs de qui je n’obtempérais pas. De quels besoins s’agissait-il, je ne saurais le dire ; mais voletant, chuchotant, tripotant les serrures, aux aguets, le pas indécis, Quelqu’un me reprochait mon insouciance ; et, à demi éveillé, je ne cessai de percevoir le hurlement de Tietjens dans le jardin et le fléau régulier de la pluie.
Je passai deux jours en cette maison. Strickland se rendit chaque matin à son bureau, me laissant seul des huit ou dix heures avec Tietjens pour toute société. Tant qu’il faisait clair, tout allait bien pour moi, et ainsi de Tietjens ; mais au crépuscule nous déménagions l’un et l’autre dans la verandah de derrière, et nous nous recherchions réciproquement, en quête de compagnie. Nous étions seuls dans la maison ; mais celle-ci n’en était pas moins beaucoup trop occupée par un hôte dans les affaires duquel je ne tenais nullement à m’immiscer. Jamais je ne le vis, mais il me fut loisible de voir les portières qui séparaient les pièces s’agiter sur son récent passage, d’entendre les chaises craquer comme s’en redressaient les bambous qu’un poids venait de quitter, et, lorsque j’allais chercher un livre dans la salle à manger, de sentir que quelqu’un attendait, dans les ombres de la verandah de devant, que je m’en fusse allé. Tietjens ajoutait encore aux charmes du crépuscule en plongeant un regard enflammé dans les pièces assombries, tout le poil hérissé, et en suivant les mouvements de quelque chose que je ne pouvais voir. Elle n’entrait jamais dans les pièces, mais ses yeux allaient et venaient, intéressés : c’était on ne peut plus suffisant. Elle attendait que mon serviteur vînt arranger les lampes et rendre tout clair et habitable, pour rentrer avec moi et passer son temps assise sur les hanches, à surveiller par-dessus mon épaule les gestes d’un tiers invisible. Les chiens sont de gais compagnons.
Je tâchai de faire comprendre à Strickland, aussi aimablement qu’il se pouvait, que j’allais me transporter au cercle afin de chercher à m’y caser. Je louais son hospitalité, trouvais charmants ses fusils et ses gaules, mais ne me souciais guère de sa maison ni de l’atmosphère d’icelle. Il m’écouta jusqu’au bout, et puis sourit d’un air très las, mais sans mépris, attendu que c’est un homme qui comprend les choses.
— Restez, dit-il, pour voir ce que cela signifie. Tout ce dont vous m’avez parlé, je le sais depuis que j’ai pris le bungalow. Restez et attendez. Tietjens m’a lâché. Allez-vous faire comme elle ?
Je l’avais aidé à se tirer de certaine petite affaire au sujet d’une idole païenne, laquelle affaire m’avait conduit au seuil d’un asile d’aliénés, et je n’éprouvais nul désir de l’aider à se tirer de nouvelles expériences. C’était un homme sur qui pleuvaient les désagréments, comme sur d’autres pleuvent les invitations à dîner.
Je tâchai, en conséquence, de lui faire comprendre plus clairement que jamais que je professais pour lui la plus vive affection, et m’estimerais heureux de le voir dans la journée ; mais que je ne me souciais point de dormir sous son toit. C’était après dîner, alors que Tietjens était allée s’étendre dans la verandah.
— Ma foi, je vous comprends, dit Strickland, les yeux fixés sur le vélum. Regardez-moi cela !
Les queues de deux serpents marron pendaient entre l’étoffe et la corniche du mur. Sous la lumière de la lampe elles projetaient de longues ombres.
— Si vous avez peur des serpents, il va de soi… reprit Strickland.
J’ai à la fois la haine et la peur des serpents, attendu que si vous regardez au fond des yeux n’importe lequel d’entre eux, vous verrez qu’il en sait encore plus que nous sur le mystère de la chute de l’homme, et ressent à l’égard de celui-ci tout le mépris que ressentit le Démon lorsqu’Adam fut mis à la porte de l’Éden. Outre que sa morsure est généralement fatale, et qu’il s’insinue dans les jambes de pantalon.
— Vous devriez faire opérer la visite de votre chaume, dis-je. Passez-moi une gaule, que nous les fassions dégringoler.
— Ils vont aller se cacher parmi les poutres du toit, repartit Strickland. Je ne peux pas supporter les serpents au-dessus de la tête ! Je vais monter dans le toit. Si je les fais tomber, tenez-vous par là avec une baguette de fusil pour leur casser les reins.
Je n’étais guère pressé d’assister Strickland en son opération, mais je pris la baguette, et attendis dans la salle à manger, tandis qu’il apportait de la verandah une échelle de jardinier et l’appliquait contre le mur de la pièce. Les queues de serpent remontèrent et disparurent. Nous entendîmes l’élan sec et précipité de lourds corps en train de courir à l’intérieur du bombé que formait le vélum. Strickland prit une lampe avec lui, pendant que j’essayais de lui faire comprendre le danger qu’il y avait à faire la chasse aux serpents de toit entre un vélum et le chaume, sans parler des frais locatifs qu’on occasionne en fendant les vélums.
— Allons donc ! fit Strickland. Ils vont sûrement se cacher le plus près possible du vélum. Les briques sont trop froides pour eux, et c’est la chaleur de la pièce qu’ils recherchent.
Il saisit le coin de l’étoffe, et l’arracha de la corniche. Elle céda avec un grand bruit de déchirement, après quoi Strickland passa la tête par l’ouverture pour se trouver plongé dans les ténèbres de l’angle que formaient les poutres. Je serrai les dents et levai la baguette, car je n’avais pas la moindre idée de ce qui pouvait descendre.
— Hum ! fit Strickland, dont la voix roula et gronda dans le toit. Il y a assez de place, là-haut, pour tout un autre étage, et, ma parole ! quelqu’un l’occupe.
— Les serpents ? répliquai-je d’au-dessous.
— Non. C’est un buffle. Tendez-moi le gros bout d’une gaule de pêche, et je vais tâcher de l’atteindre. C’est sur la grosse poutre du toit.
Je tendis la gaule.
— En voilà, un nid à hiboux et à reptiles. Pas étonnant que les serpents y habitent, dit Strickland, en grimpant plus haut dans la toiture.
Je voyais son coude aller et venir avec la gaule.
— Sors de là, qui que tu sois ! Gare le dessous ! Voilà que cela tombe !
Je vis le vélum faire sac presque au centre de la pièce sous un fardeau qui le faisait de plus en plus descendre vers la lampe allumée sur la table. Je saisis la lampe pour la mettre à l’abri, et me reculai. Alors le vélum s’arracha des murs, se déchira, se fendit, se balança, et vomit sur la table quelque chose que je n’osai regarder, jusqu’à ce que Strickland eût glissé en bas de l’échelle et se tînt à côté de moi.
En sa qualité d’homme sobre de paroles, il ne parla guère ; il se contenta de ramasser le bout pendant de la nappe et de le jeter par-dessus les restes qui étaient sur la table.
— On dirait, fit-il, en déposant la lampe, que notre ami Imray est revenu. Tiens ! et toi, qu’est-ce que tu veux ?
La nappe bougea, et un petit serpent sortit en frétillant, pour se voir casser les reins avec le manche de la gaule. Quant à moi, je me sentais le cœur trop malade pour dire rien qui vaille la peine de quelque mention.
Strickland médita, et se versa à boire. La chose qui était sous la nappe ne donna plus signe de vie.
— Est-ce Imray ? demandai-je.
Strickland retourna la nappe un instant, et regarda.
— C’est Imray, répondit-il, et il a la gorge coupée d’une oreille à l’autre.
Là-dessus nous articulâmes, tous deux ensemble et nous parlant à nous-mêmes :
— Voilà pourquoi il chuchotait par toute la maison.
Dans le jardin, Tietjens se mit à aboyer furieusement. Un peu plus tard, son gros museau poussa la porte de la salle à manger.
Elle renifla et ne bougea plus. Le vélum en loques pendait presque au niveau de la table, et c’est à peine s’il restait assez de place pour se tenir à l’écart de la trouvaille.
Tietjens entra et s’assit, les dents à nu sous la lèvre, et les pattes de devant calées. Elle regarda Strickland.
— C’est une sale affaire, ma vieille, fit-il. Les gens, en général, ne grimpent guère dans les toits de leurs bungalows pour mourir, et en tout cas ils ne réassujettiraient pas le vélum derrière eux. Voyons, réfléchissons.
— Allons réfléchir ailleurs, dis-je.
— Excellente idée ! Éteignez les lampes. Nous allons aller dans ma chambre.
Je n’éteignis pas les lampes. Je commençai par aller dans la chambre de Strickland, lui laissant le soin de faire l’obscurité. Puis il me suivit, après quoi nous bourrâmes nos pipes, et réfléchîmes. Strickland, du moins, réfléchit. Car, pour moi, je me mis à fumer avec rage, attendu que j’avais peur.
— Imray est de retour, dit Strickland. La question est : Qui a tué Imray ? Ne dites rien, j’ai une idée à moi. Lorsque j’ai pris ce bungalow, j’ai pris aussi la plupart des serviteurs d’Imray. Imray était un garçon sans détours et bien inoffensif, qu’est-ce que vous en dites ?
J’en tombai d’accord, malgré que le paquet qui était sous la nappe ne parût ni l’un ni l’autre.
— Si je fais venir les domestiques, ils vont se soutenir mordicus et mentir comme des Aryens. Que pensez-vous ?
— Faites-les venir un à un, dis-je.
— Ils courront tout raconter à leurs camarades, reprit Strickland. Il nous faut les isoler. Croyez-vous que votre serviteur sache quelque chose ?
— Cela se peut, je n’en sais rien ; mais je ne le crois pas probable. Il n’est ici que depuis deux ou trois jours, répondis-je. Qu’avez-vous dans l’idée ?
— Je ne peux rien dire. Comment diantre l’homme a-t-il passé à l’envers du vélum ?
On entendit une grosse voix tousser derrière la porte de la chambre à coucher de Strickland. Ce qui signifiait que Bahadour Khan, son valet de chambre, venait de s’éveiller et voulait mettre Strickland au lit.
— Entre, dit Strickland. La nuit est très chaude, n’est-ce pas ?
Bahadour Khan, un grand Mahométan de six pieds, turbanné de vert, déclara qu’en effet c’était une nuit très chaude ; mais qu’il y avait encore de la pluie dans l’air, ce qui, s’il plaisait à Son Honneur, apporterait du soulagement au pays.
— Il en sera tel, s’il plaît à Dieu, repartit Strickland en arrachant ses bottes. Je crains, Bahadour Khan, de t’avoir accablé de travail depuis pas mal de temps — ma foi, depuis que tu es entré à mon service. Cela remonte à quand ?
— Le Fils du Ciel a-t-il oublié ? C’était quand Imray Sahib est parti secrètement pour l’Europe sans avertir ; et je suis entré — oui, moi — à l’honoré service du protecteur du pauvre.
— Ainsi, Imray Sahib est allé en Europe ?
— C’est ce qu’on dit parmi ses anciens serviteurs.
— Et tu reprendras du service auprès de lui lorsqu’il reviendra ?
— Assurément, Sahib. C’était un bon maître, et il traitait ses gens avec bienveillance.
— C’est certain. Écoute, je suis très fatigué, mais demain je vais chasser l’antilope. Donne-moi la petite carabine dont je me sers pour l’antilope noire ; elle est dans l’étui, là-bas.
L’homme se pencha sur l’étui, tendit les canons, la crosse et le devant à Strickland, lequel adapta le tout ensemble, puis, avec un bâillement plaintif, allongea le bras jusqu’à l’étui, y prit une cartouche à balle, et la glissa dans la culasse du ·360 Express.
— Et comme cela, Imray Sahib est allé secrètement en Europe ! Voilà qui semble bien étrange, Bahadour Khan, ne trouves-tu pas ?
— Que sais-je des façons de l’homme blanc, Fils du Ciel ?
— Pas grand’chose, je l’avoue. Mais tout à l’heure tu en sauras davantage. Il m’est arrivé d’apprendre qu’Imray Sahib est revenu de ses si longs voyages, et qu’en ce moment il se trouve dans la pièce à côté, où il attend son serviteur.
— Sahib !
La lumière de la lampe glissa le long des canons de la carabine comme ils se mettaient au niveau de la large poitrine de Bahadour Khan.
— Va voir ! dit Strickland. Prends une lampe. Ton maître est fatigué, et il t’attend. Va !
L’homme prit une lampe, et s’en alla dans la salle à manger, suivi de Strickland, qui presque le poussait du bout de la carabine. Il resta un moment à regarder les sombres retraites que cachait le vélum, le serpent qui se tordait sur le sol, et, en dernier lieu, tandis que son visage se couvrait d’une sorte d’enduit grisâtre, cette chose qui était sous la nappe.
— Tu as vu ? demanda Strickland, après un moment de silence.
— J’ai vu. Je suis d’argile dans les mains de l’homme blanc. Que va faire Son Honneur ?
— Te pendre avant que ce mois soit écoulé. Quoi d’autre ?
— Pour l’avoir tué ? Mais, Sahib, réfléchis. En allant parmi nous, ses serviteurs, il laissa tomber les yeux sur mon enfant, qui avait quatre ans. Il lui jeta un sort, et en dix jours mon enfant — oui, mon enfant ! — mourut de la fièvre.
— Qu’avait dit Imray Sahib ?
— Il avait dit que c’était un bel enfant, et l’avait caressé sur la tête ; donc, mon enfant mourut. Donc, je tuai Imray Sahib au crépuscule, lorsqu’il venait de rentrer du bureau et qu’il dormait. Donc, je le traînai là-haut dans les poutres du toit et remis tout en place derrière lui. Je suis le serviteur du Fils du Ciel.
Strickland me regarda par-dessus la carabine, et dit en langage indigène :
— Tu es témoin de cet aveu ? Il a tué.
Bahadour Khan se tenait là, le visage gris cendre sous la lumière de l’unique lampe. Le besoin de se justifier ne tarda pas à s’emparer de lui.
— Je suis pris, dit-il, mais l’offense vient de cet homme. Il avait jeté le mauvais œil sur mon enfant, et je l’ai tué et caché. Ceux-là seulement que servent les démons (et son regard lança un éclair sur Tietjens couchée immobile devant lui), ceux-là seulement pouvaient savoir ce que j’avais fait.
— C’était fort habile. Mais tu aurais dû l’amarrer à la poutre avec une corde. Maintenant, c’est toi qu’on va amarrer à une corde. Planton !
Un policeman assoupi répondit à l’appel de Strickland. Un autre le suivait, et Tietjens conserva une tranquillité merveilleuse.
— Emmenez-le au poste de police, dit Strickland. Il s’agit d’un cas urgent.
— On me pend, alors ? demanda Bahadour Khan, sans faire la moindre tentative de fuite, et en gardant les yeux attachés au sol.
— Si le soleil brille et si l’eau coule[1] — oui, répliqua Strickland.
[1] Proverbe indigène.
Bahadour Khan recula d’une longue enjambée, frissonna, et ne bougea plus. Les deux policemen attendirent de nouveaux ordres.
— Allez ! fit Strickland.
— Pardon ; mais je m’en vais très vite, dit Bahadour Khan. Regarde ! Je suis dès maintenant un homme mort.
Il leva le pied, et au petit doigt crochait la tête du serpent à demi tué, solidement fixée dans l’agonie de la mort.
— Je sors d’une famille de propriétaires, dit Bahadour Khan, en chancelant sur place. C’eût été une honte pour moi que de marcher à la potence ; aussi, je prends ce chemin. Qu’on se rappelle que les chemises du sahib sont toutes bien comptées, et qu’il y a dans sa cuvette un morceau de savon d’extra. Mon enfant fut ensorcelé, et j’ai fait périr le sorcier. Pourquoi chercheriez-vous à me faire périr par la corde ? Mon honneur est sauf, et… et… je meurs.
Il mourut, au bout d’une heure, comme meurent ceux que pique le petit karait brun. Et les policemen le portèrent, lui et cette chose qui était sous la nappe, en leurs places respectives.
— Et c’est, dit Strickland d’un ton très calme, en grimpant dans son lit, ce qu’on appelle le vingtième siècle. Avez-vous entendu ce qu’a dit cet homme ?
— J’ai entendu, répliquai-je. Imray s’est trompé.
— Tout simplement pour avoir ignoré la nature de l’Oriental, et la coïncidence d’une petite fièvre périodique. Il y avait quatre ans que Bahadour Khan était avec lui.
Je frémis. Il y avait exactement ce laps de temps que mon propre serviteur était avec moi. Lorsque je passai dans ma chambre, je trouvai mon homme qui m’attendait, aussi impassible que l’effigie de cuivre d’un penny, pour m’enlever mes bottes.
— Qu’est-ce donc qui est arrivé à Bahadour Khan ? dis-je.
— Il a été piqué par un serpent, et il est mort. Le reste, le sahib le sait.
Telle fut la réponse.
— Et que sais-tu toi-même de cette affaire ?
— Tout ce qu’on pouvait recueillir de quelqu’un qui s’en vient au crépuscule demander satisfaction. Doucement, sahib. Que j’enlève ces bottes.
Je venais de céder au sommeil d’un homme qui n’en peut plus, lorsque j’entendis Strickland crier de son côté de la maison :
— Tietjens est revenue à sa place !
Elle y était revenue, en effet. Le grand lévrier était majestueusement étendu sur son propre lit, sur sa propre couverture, tandis qu’en la chambre voisine allait et venait, balayant la table, le vélum indolent et veuf.
Des amandes et des raisins, sahib ? Du raisin de Caboul ? Ou peut-être un poney des plus beaux si seulement le sahib veut bien venir avec moi ? Il a un mètre quarante au garrot, joue le polo, s’attelle à la charrette, porte une dame, et — par le Saint Kurshed et les Bienheureux Imams, c’est le sahib en personne ! Mon cœur est gonflé et mon œil satisfait. Puissiez-vous ne jamais ressentir de fatigue ! Telle l’eau fraîche au lit du Tirah, telle la vue d’un ami en un lieu éloigné. Et que faites-vous, vous, dans ce maudit pays ? Au sud du Delhi, sahib, vous savez le proverbe — « Rats les hommes, catins les femmes. » Comment, c’est sur un ordre ? Oh, alors ! Un ordre est un ordre jusqu’à ce qu’on soit assez fort pour désobéir. O mon frère, ô mon ami, nous nous sommes rencontrés en une heure propice ! Tout va-t-il bien dans le cœur, le corps et la maison ? Jour heureux que celui où tous deux nous nous retrouvons !
Je vais avec vous ? Grande est votre faveur. Y aura-t-il place pour les piquets dans le compound ? J’ai trois chevaux, les charges et le palefrenier. De plus, souvenez-vous que la police d’ici me tient pour un voleur de chevaux. Qu’est-ce qu’ils y connaissent aux voleurs de chevaux, ces bâtards des Lowlands ? Vous rappelez-vous le temps où Kamal — le vagabond qu’il était — menait tapage aux portes de Jumrud, et où il souleva les chevaux du colonel tous dans une nuit ? Kamal est mort maintenant, mais son neveu a repris l’affaire en main, et ce n’en est pas fini, qu’il se trouve encore des manquants parmi les chevaux, si les recrues de l’autre côté de la passe de Khaiber n’y veillent.
La paix de Dieu et la faveur de son Prophète soient sur cette maison-ci et tout ce qu’il y a dedans ! Shafiz-ullah, attache la jument pommelée sous l’arbre et tire de l’eau. Les chevaux peuvent rester au soleil, mais replie-leur les feutres sur les reins. Non, mon ami, inutile de les regarder. Ils sont destinés à être vendus à ces idiots d’officiers qui connaissent si bien le cheval. La jument est pleine à mettre bas ; le gris est un informe démon ; et l’isabelle… mais vous connaissez le truc de la cheville dans le sabot. Dès qu’ils seront vendus je retourne à Pubbi, ou, peut-être bien, dans la vallée de Peshawer.
O ami de mon cœur, que c’est bon de vous revoir ! J’ai passé ma journée à faire des courbettes et à mentir aux sahibs officiers par rapport à ces chevaux, et j’ai soif de franc-parler. Auggrh ! C’est une excellente chose que le tabac avant le repas. Allez de votre côté, car nous ne sommes pas dans notre pays. Asseyez-vous dans la verandah, et moi je vais étendre ici mon tapis. Mais il faut auparavant que je boive. Au nom de Dieu et pour le remercier, trois fois merci ! Voici, certes, une eau parfaite — aussi parfaite que l’eau de Sheoran lorsqu’elle arrive des neiges.