Le Serpent jaune - Edgar Wallace - E-Book

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Edgar Wallace

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Beschreibung

Un suspens sur fond d'héritage, qui se passe en Chine et en Angleterre. Le chinois Fing-Su veut devenir empereur de Chine. Pour cela il ne reculera devant aucun moyen, vol, meurtre... sous couvert d'une étrange société secrète.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Le Serpent jaune

Le Serpent jauneIIIIIIIVVVIVIIVIIIIXXXIXIIXIIIXIVXVXVIXVIIXVIIIXIXXXXXIXXIIXXIIIXXIVXXVXXVIXXVIIXXVIIIXXIXXXXXXXIXXXIIXXXIIIXXXIVXXXVXXXVIXXXVIIXXXVIIIPage de copyright

Le Serpent jaune

Edgar Wallace 

I

Il n’existait pas à Siangtan de maison identique à celle de Joe Bray. À cet égard, Joe était même unique en Chine, où tant d’originaux en dérive ont abordé depuis l’époque de Marco Polo.

La maison était de pierre et elle avait été conçue par un certain Pinto Huello, ivrogne, Portugais et architecte, qui avait quitté le Portugal dans des circonstances dégradantes et échoué, via Canton et Wuchan, dans cette ville immense et débraillée.

L’opinion admise était que Pinto avait dessiné ses plans après une nuit de délire dans un paradis de fumée et les avait corrigés dans une crise de remords. La transformation s’était opérée quand l’édifice était à moitié construit, si bien que la partie Nord, pareille à la Tour de porcelaine, représentait Pinto dans ses transports, et tout ce qui rappelait une pente au bord de l’eau marquait assez bien la période de réaction de l’excentrique Portugais.

Joe était grand et pourvu de multiples mentons, un colosse épris de la Chine, du gin et des longs rêves qu’il faisait éveillé. Il rêvait de choses merveilleuses et la plupart du temps irréalisables. C’était sa joie et ses délices de sentir que, de ce coin perdu du monde, il pouvait agir sur des leviers et aiguiller la destinée humaine vers de profonds changements.

Tel un Haroun-al-Raschid en état de somnambulisme, il se promenait, déguisé, parmi les pauvres, prêt à répandre de l’or sur ceux qui le méritaient. Seulement il ne découvrait jamais l’espèce de pauvres qu’il cherchait.

La Chine est un pays qui incite fortement à songer. De l’endroit où il s’asseyait, il apercevait les eaux encombrées du Siang-Kiang. Dans la lumière du couchant, une traînée d’huile pourpre apparaissait et disparaissait derrière la ligne sans repos que formait le ciel de Siangtan. Les voiles rhomboïdes des sampans qui descendent vers le grand lac étaient de bronze et d’or dans les derniers rayons rouges et, à distance, il ne pouvait ni voir la vie de cette vaste ruche qu’était la ville, ni en entendre le bourdonnement, ni, à plus forte raison, en sentir l’odeur.

Non pas que Joe eût une prévention contre l’odeur de la Chine. Il connaissait cet immense pays depuis la Mandchourie jusqu’au Kouang-si, depuis Chan-Toung jusqu’à la vallée du Kiao-Kio, où le bizarre peuple de Mongolie parle un jargon franco-chinois. Et la Chine, pour lui, représentait l’essentiel du monde. Son péché et sa puanteur lui semblaient choses normales. Il pensait Chinois, il eût vécu à la chinoise, n’eût été l’inexorable personnage qu’il avait comme associé. Il avait traversé les provinces à pied, il avait frayé son chemin au milieu de plus de cités interdites qu’aucun homme de son temps n’en avait parcouru, il avait été dépouillé jusqu’aux os dans le Yamen de cet infâme Fu-chi-ling, un moment gouverneur de Sou-Kiang, et il avait eu les honneurs du palanquin d’un mandarin jusqu’à la Cour même de la Fille du Ciel.

C’était tout un pour Joe Bray – Anglais de naissance et qui s’était effrontément proclamé Américain du jour où l’Amérique eut la cote – car il était millionnaire et bien davantage.

Sa maison, sur la petite colline au coude de la rivière, était un palais. Le charbon lui avait été d’un grand secours, le cuivre aussi, et les comptoirs du syndicat, qui contrôlait le pays jusqu’aux mines d’or de l’Amour, lui avaient permis d’accroître encore ses immenses richesses accumulées avec une étonnante rapidité au cours des dix dernières années.

Joe savait s’asseoir et rêver, mais rarement ses rêves avaient pris une forme aussi précise que celle qui se prélassait devant lui dans un profond transatlantique.

Fing-Su était grand pour un Chinois et, selon le canon de la beauté européenne, il était bien de sa personne. N’était la forme oblique et typique de ses yeux noirs, il n’y avait rien en lui qui fût particulièrement chinois. Il avait la bouche impertinente, le nez fin et droit de sa mère, une Française, les cheveux noirs comme du jais et la pâleur distinctive de son père, le vieux Shan-Hu, marchand et aventurier retors. Il portait à cette heure un vêtement de soie fortement rembourré et des pantalons informes qui se faufilaient dans ses souliers. Ses mains étaient respectueusement dissimulées dans les amples manches du vêtement, et lorsqu’il en sortait une à la lumière du jour, pour secouer la cendre de sa cigarette, il la ramenait machinalement, instinctivement, jusqu’à sa cachette.

Joe Bray soupira et se mit à siroter un breuvage.

« Tu as bien raison, Fing-Su. Un pays qui n’a pas de tête n’a pas de pieds ; il ne peut pas marcher ; il n’a qu’à rester tranquille comme un malade. Voilà la Chine. Il y a eu quelques grands types ici – les Mings et… le vieil Hart et Li Hung. »

Il soupira encore ; ses connaissances sur la Chine ancienne et ses dynasties étaient nulles.

« L’argent n’est rien si on n’en fait pas bon usage. Regarde-moi, Fing-Su ! Pas de chien, pas d’enfant, et je vaux des millions et des millions ! Je suis une épave, comme on dit, – ou presque ! »

Il se frotta le nez nerveusement.

« Ou presque, répéta-t-il sur un ton de restriction. Si certaines gens font ce que je souhaite… Mais certaines gens le feront-ils ? Voilà la question. »

Fing-Su l’examinait de son regard insondable.

« On aurait pensé que vous n’aviez qu’à exprimer un vœu pour qu’il se réalisât. »

Le jeune Chinois parlait avec ce débit étrange et traînant à l’excès qui est particulier aux étudiants d’Oxford. Rien ne procurait à Joe Bray un plus grand plaisir que d’entendre la voix de son protégé ; la culture qu’il y avait en elle, la construction pédante de chacune de ses phrases, l’inconsciente supériorité du ton et de la manière étaient comme une musique pour l’ouïe du rêveur.

Fing-Su était, en effet, diplômé d’Oxford, licencié ès lettres, et ce miracle il le devait à Joe.

« Tu es un homme instruit, Fing, et moi je ne suis qu’une pauvre vieille brute sans histoire, sans géographie, sans rien. Les livres ne m’intéressent pas et ne m’ont jamais intéressé. La Bible – spécialement l’Apocalypse – ça c’est un livre ! »

Il avala le reste de la boisson incolore qui était dans son verre et respira profondément.

« En tout cas, mon fils, leurs actions que je t’ai données… »

Un silence suivit, prolongé et embarrassé.

La chaise craqua quand le gros homme, mal à son aise, fit un mouvement.

« Il paraît, d’après ce qu’Il a dit, que tu n’aurais pas dû le faire. Tu comprends ? Elles ne valent rien ; c’est une de ses idées qu’on ne devait pas y toucher. Pas un « cent » à en tirer au cours du jour.

– Sait-il que je les ai ? » demanda Fing-Su.

Comme Joe, il ne désignait jamais Clifford Lynne par son nom, mais il appuyait sur l’indispensable pronom d’une manière significative.

« Non, il ne sait pas, dit Joe avec force. Et voilà l’ennui. Mais il a parlé d’elles, l’autre soir, et il a dit que je ne devais pas en lâcher une, pas une seule !

– Mon révéré et honoré père en avait neuf, dit Fing-Su de sa voix la plus moelleuse, et maintenant j’en ai vingt-quatre. »

Joe frotta son menton mal rasé. Il était en proie à la crainte.

« Je te les ai données, Fing-Su… Tu as été un bon garçon… Le latin, la philosophie, et tout… Bien sûr, je voulais faire quelque chose pour toi. Un grand truc, l’instruction. »

Il hésita, tirant sa lèvre inférieure.

« Je ne suis pas de ces hommes qui donnent d’une main et reprennent de l’autre. Mais tu le connais, Fing-Su !

– Il me déteste, dit Fing-Su avec sang-froid. Hier, il m’a appelé « serpent jaune ».

– Vraiment ? » fit Joe lugubre.

Son ton exprimait son impuissance absolue à remédier à un douloureux état de choses.

« Je l’entortillerai tôt ou tard, poursuivit-il en s’efforçant mal de sembler confiant. Je suis rusé, Fing-Su, j’ai des idées de derrière la tête. J’ai un plan, maintenant… »

Une pensée secrète le fit ricaner, mais instantanément il reprit son sérieux.

« … un plan à propos de ces actions. Je t’en donnerai deux mille livres. Ça ne vaut pas un rond ! Mais je t’en donnerai deux mille livres. »

Le Chinois remua à peine sur sa chaise et, tout de suite, leva ses yeux noirs vers son patron.

« Monsieur Bray, à quoi me servirait cet argent ? demanda-t-il presque humblement. Mon révéré et honoré père m’a laissé riche. Je suis un pauvre Chinois qui a peu de besoins. »

Fing-Su jeta sa cigarette éteinte et en roula une autre avec une étonnante dextérité. À peine papier et tabac étaient-ils entre ses mains qu’ils étaient devenus un blanc cylindre fumeux.

« À Shanghaï et à Canton, on dit que la Compagnie du Yunnan a plus d’argent que le gouvernement n’en a jamais vu, énonça-t-il lentement. On dit encore que les Lo-Lo ont trouvé de l’or dans la vallée du Liao-Lio.

– C’est nous qui l’avons découvert, fit Joe avec satisfaction. Ces Lo-Lo n’ont jamais rien pu trouver, sauf des excuses pour avoir incendié les temples chinois.

– En tout cas, c’est vous qui avez l’argent, insista Fing-Su. De l’argent qui dort.

– Qui ne dort pas du tout, qui rapporte du quatre et demi », murmura Joe.

Fing-Su sourit.

« Du quatre et demi pour cent ! Et vous pourriez vous faire du cent pour cent ! Là-haut, dans le Shan-Si, il y a pour un milliard de dollars de charbon, et même pour un million de fois plus ! On ne peut pas en tirer parti, je sais ; il n’y a pas un homme énergique qui, assis dans la Cité Interdite, puisse commander et sitôt dit, sitôt fait. Et s’il y en avait un, il n’aurait pas de troupes. Voilà un placement pour vos réserves : un homme, un vrai.

– Tu parles ! »

Joe Bray jeta aux alentours un regard craintif. Il détestait la politique chinoise – et lui, l’autre, la détestait encore plus.

« Fing-Su, fit-il avec gêne, le consul américain et sa longue figure étaient ici, hier, à goûter. Il s’est fortement échauffé à propos de vos Mains Joyeuses ; il a dit qu’en tout cas il y avait trop de sociétés dans le pays. Et le gouvernement central a fait des enquêtes. Ho Sing est venu ici, la semaine dernière, pour demander quand tu comptais rentrer à Londres. »

Les fines lèvres du Chinois s’amincirent encore dans un sourire.

« On donne trop d’importance à mon petit club, fit-il. C’est un club purement mondain ; on n’y fait pas de politique. Monsieur Bray, ne pensez-vous pas que ce serait une bonne idée d’utiliser les réserves du Yunnan… ?

– Rien à faire ! répondit Joe en secouant la tête. Je ne peux y toucher en aucun cas. Maintenant, pour ce qui est de leurs actions, Fing…

– Elles sont chez mon banquier, à Shanghaï ; je les rendrai, dit Fing-Su. Je voudrais que notre ami m’aimât. Je n’ai pour lui que respect et admiration. Serpent jaune ! Ce n’est pas gentil, vraiment ! »

Son palanquin l’attendait pour le reconduire chez lui, et Joe Bray suivit des yeux le trot de ses coolies jusqu’à ce qu’un tournant de la colline les cachât à sa vue.

À la petite maison de Fing-Su, trois hommes veillaient, accroupis devant la porte. Il renvoya les porteurs et fit signe aux hommes de le suivre dans la sombre chambre nattée qui lui servait de cabinet de travail.

« Deux heures après le coucher du soleil, Clifford Lynne (il lui donna son nom chinois) rentrera en ville par la Porte du Riz Bienfaisant. Tuez-le et apportez-moi tous les papiers qu’il a sur lui. »

Clifford arriva à l’heure dite, mais par la Porte Mandarine, et les guetteurs le manquèrent. Ils en rendirent compte à leur maître, mais celui-ci connaissait déjà le retour de Clifford et le chemin qu’il avait pris.

« Vous aurez plus d’une autre occasion, fit Fing-Su, licencié ès lettres. Et peut-être vaut-il mieux que la chose ne soit pas arrivée pendant que je suis ici. Demain je pars pour l’Angleterre et je rapporterai le pouvoir ! »

II

Six mois exactement après le départ de Fing-Su pour l’Europe, les associés de la maison Narth Frères étaient assis, toutes portes verrouillées, dans leur salle du conseil à Londres, et ils examinaient une situation exceptionnelle. Stephen Narth était au haut bout de la table ; sa large, lourde et blanche figure indiquait, par un froncement de sourcils continuel, qu’il avait des soucis anormaux.

Le major Grégoire Spedwell, jaune et cadavérique, avait pris place à la droite. Le major Spedwell, cheveux noirs et frisés, les doigts brunis par la cigarette, avait un passé qui n’était pas entièrement militaire.

En face de lui était Ferdinand Leggat, type du John Bull plein de santé avec son visage d’homme bien portant et ses favoris. Pourtant, à vrai dire, son apparence de santé n’était pas justifiée par son personnage, car « John Bull Leggat » avait passé par bien des vicissitudes, d’où son honneur n’était pas sorti absolument intact, avant de s’ancrer à l’abri relativement respectable de la maison Narth Frères Ltd.

Pendant un temps, le nom de Narth avait été de ceux qu’on pouvait évoquer dans la Cité de Londres. Thomas Ammot Narth, père du chef actuel de la firme, avait dirigé au Stock Exchange une très bonne petite affaire et compté parmi ses clients quelques-unes des plus nobles familles d’Angleterre.

Son fils avait hérité de sa subtilité financière, mais non de son esprit de discernement. Il avait ainsi accru le volume d’affaires de la maison, mais il avait accepté une clientèle d’une moralité qui ne convenait pas aux anciens de la firme. Lorsqu’il dut, à une ou deux reprises, aller en justice pour y défendre les conditions dans lesquelles il avait exécuté certains ordres, les autres l’abandonnèrent, le laissant seul avec un commis spéculateur plus propre à faire des coups de Bourse qu’à lui assurer des gains stables et à asseoir ainsi sa prospérité.

Il avait accru ses malheurs en créant de nombreuses sociétés. Certaines d’entre elles avaient modestement réussi, mais la majorité avait irrésistiblement suivi une voie mouvementée qui, finalement, les avait conduites devant le fonctionnaire dont le rôle ingrat est de liquider les sociétés.

C’était au cours de ces aventures que Stephen Narth avait rencontré M. Leggat, spéculateur en pétroles, d’origine galicienne, qui dirigeait aussi une agence de théâtres et un office de prêts, et qu’on rencontrait d’ordinaire à la porte des tripoteurs.

L’affaire qui avait réuni les trois membres de la firme à neuf heures du matin à leurs froids et rébarbatifs bureaux de Manchester House n’avait rien de commun avec l’activité habituelle de la maison. M. Leggat le laissait bien voir, avec ses manières tant soit peu doctorales.

« Parlons net, dit-il. Cette affaire est aussi près de la banqueroute que si elle y était. Je dis banqueroute et, pour le moment, je ne m’étendrai pas sur ce point. Ce que pourront révéler les poursuites ne touche pas Spedwell et ne me touche pas davantage. Je n’ai pas spéculé avec l’argent de la société, et Spedwell non plus.

– Vous saviez bien…, commença Narth violemment.

– Je ne savais rien… (M. Leggat lui fit signe de se taire.) Les commissaires aux comptes nous disent qu’il y a une somme de cinquante mille livres qu’ils ne retrouvent pas. Quelqu’un a joué à la Bourse. Pas moi. Pas Spedwell…

– C’est sur vos conseils… »

De nouveau M. Leggat leva la main.

« Ce n’est pas le moment de récriminer. Il nous manque, plus ou moins, cinquante mille livres. Où et comment allons-nous les trouver ? »

Ses yeux rencontrèrent ceux de Spedwell et, à ce moment, cet homme sombre donna des marques d’approbation et d’amusement.

« C’est bien à vous deux de parler, grogna Narth en essuyant son visage avec un mouchoir de soie. Vous avez, vous aussi, spéculé sur les pétroles – tous les deux ! »

M. Leggat sourit et haussa ses larges épaules, mais renonça aux commentaires.

« Cinquante mille livres, c’est beaucoup d’argent… prononça Spedwell, qui n’avait pas encore pris la parole.

– Énormément ! convint son ami, et il attendit le tour de M. Narth.

– Nous ne sommes pas venus ici pour discuter ce que nous savons déjà, dit Narth avec impatience, mais pour trouver un remède. Comment allons-nous faire face à l’orage ? Voilà la question.

– Et la réponse est simple, à mon sens, fit M. Leggat sur un ton jovial. En ce qui me concerne, je n’ai pas la moindre envie de faire à nouveau connaissance – quand je dis « à nouveau » permettez que je me corrige et que je dise : « pour la première fois » – avec la misère des clochards. Il faut que nous – je devrais dire plutôt : il faut que vous trouviez cet argent. Une seule issue possible – poursuivit M. Leggat lentement, et pendant tout le temps de son discours ses yeux perçants ne quittèrent pas ceux de Stephen Narth – : vous êtes le neveu ou le cousin de M. Joseph Bray et, au su du monde entier, M. Joseph Bray est plus riche que ne l’a jamais rêvé aucun avare. Il a la réputation d’avoir la plus grosse fortune de Chine et, sauf erreur – corrigez-moi si je me trompe – vous et votre famille recevez, chaque année, un traitement, une pension de ce monsieur…

– Deux mille livres par an, interrompit Narth bruyamment. Rien de commun avec cette affaire ! »

M. Leggat jeta un regard au major et sourit.

« L’homme qui vous donne deux mille livres par an, vous devez pouvoir l’aborder d’une manière ou de l’autre. Pour Joseph Bray, cinquante mille livres, c’est ça ! »

Il fit claquer son doigt.

« Mon cher Narth, la situation est la suivante. Dans quatre mois, peut-être avant, votre procès viendra à Old Bailey, à moins que vous ne puissiez vous procurer l’argent pour museler les limiers qui seront bientôt sur vos traces.

– Sur nos traces à tous, dit Narth avec obstination. Je ne serai pas le seul à être pincé – mettez-vous bien cela dans la tête ! Et vous pouvez renoncer à l’idée que je suis capable de persuader le vieux Joe Bray de m’envoyer un sou de plus. Il est dur comme fer et son directeur encore plus. Vous ne supposez point, n’est-ce pas, que je le tâterais pour la première fois ? Je vous dis qu’il n’y a rien à faire. »

M. Leggat regarda de nouveau le major Spedwell, et ils se comprirent tous les deux ; puis ils se levèrent comme à un signal que M. Narth n’aurait pas vu.

« Nous nous réunirons après-demain, fit Leggat, et vous ferez aussi bien d’avoir élaboré d’ici là un « câble » pour la Chine, car de deux choses l’une – et la seconde pourrait bien être pour M. Joseph Bray plus désagréable que les travaux forcés.

– Que voulez-vous dire ? demanda Narth, dont les yeux couvaient la rage.

– Je veux dire, répliqua M. Leggat en allumant un cigare avec beaucoup d’aplomb, que je demanderai au nommé Grahame St. Clay de me prêter main-forte.

– Et qui diable est Grahame St. Clay ? » demanda Narth avec étonnement.

M. Leggat dissimula un sourire.

III

Stephen Narth quittait ordinairement à quatre heures son bureau d’Old Broad Street, et sa limousine l’attendait pour le conduire à sa belle demeure de Sunningdale. Mais ce soir-là il traîna, non pas qu’il eût à terminer une affaire, ni qu’il prît son temps pour réfléchir à son infortune, mais parce que le courrier de Chine arrivait à cinq heures et qu’il espérait recevoir le chèque mensuel auquel Leggat avait fait allusion.

Joseph Bray était son cousin issu de germain et, dans le temps où les Narth étaient princes de la finance et les Bray les plus pauvres des parents pauvres (ils s’appelaient Bray-Narth, mais le vieux Joseph avait laissé tomber le trait d’union et sa suite par manque de savoir-vivre), la puissante famille n’était que très vaguement au courant des faits et gestes de Joe Bray. Jusqu’au moment où, voici dix ans, M. Narth avait reçu de son cousin une lettre où il lui exprimait son vif désir de se mettre en rapport avec son unique parent, il ne se doutait même pas de l’existence de Joseph. Le premier mouvement de M. Stephen Narth, en lisant cette lettre pleine de fautes d’orthographe, avait été de la déchirer et de la jeter au panier, car il avait assez de ses propres soucis et ne tenait pas du tout à s’encombrer du soin de parents éloignés. Ce fut seulement à la fin de la lettre que, sur le tampon, il découvrit que son correspondant était ce Bray dont le nom était célèbre dans toutes les Bourses du monde – le véritable Bray, de la Concession du Yunnan. Depuis lors, Joseph prit une importance toute nouvelle.

Ils ne s’étaient jamais rencontrés. Il avait vu une photographie du vieil homme, laid à faire peur, cheveux gris et visage dur, et c’était sans doute ce portrait qui l’avait empêché de lancer ces appels à l’aide dont il venait pourtant d’assurer, avec aisance, qu’il les avait faits.

Perkins, son commis, entra avec une lettre peu après cinq heures.

« Mlle Jeanne est venue cet après-midi, monsieur, pendant que vous étiez au conseil.

– Ah ! » répliqua Stephen Narth indifférent.

C’était une Bray authentique, la seule des deux membres de la branche cadette qu’il eût connue jusqu’à l’arrivée de la lettre du vieux Joseph. Cousine éloignée, elle avait été élevée chez lui et elle avait reçu la bonne et peu coûteuse éducation qui revient aux parents pauvres. Sa situation dans son ménage, il aurait eu du mal à la définir. Jeanne était très utile. Elle était capable de diriger son intérieur quand ses filles n’étaient pas là, de tenir les comptes et de remplacer une femme de charge ou, « a fortiori », une femme de chambre.

Quoiqu’elle fût un peu plus jeune que Letty, et beaucoup plus que Mabel, elle pouvait servir de chaperon à l’une et à l’autre.

Parfois elle se joignait à elles quand elles allaient au théâtre avec des amis et, à l’occasion, en soirée quand on avait besoin d’une danseuse de plus. Mais, d’ordinaire, Jeanne Bray demeurait à l’arrière-plan. Il arrivait même, pour des petits dîners de choix, que sa présence fût jugée inopportune ; alors Jeanne prenait son repas dans sa grande chambre du haut et, à dire vrai, elle n’en était pas fâchée.

« Que voulait-elle ? demanda M. Narth en coupant la seule enveloppe qui lui importait.

– Elle voulait savoir s’il y avait quelque chose à rapporter à Sunningdale. Elle était venue en ville pour faire des courses avec Mlle Letty », dit le vieux commis, et il ajouta : « Elle m’a demandé si aucune de ces demoiselles n’avait téléphoné à propos des Chinois.

– Des Chinois ? »

Perkins s’expliqua. Le matin même étaient apparus sur les terres de Sunni Lodge deux jaunes « vêtus de peu de choses ». Letty les avait vus couchés dans l’herbe haute aux abords de la ferme et de la prairie – deux hommes de puissante allure qui, à sa vue, avaient bondi et s’étaient enfuis vers la petite plantation qui séparait le domaine de lord Knowesley et la propriété moins prétentieuse de M. Narth.

« Mlle Letty a eu un peu peur », dit Perkins.

Mlle Letty, qui était perpétuellement au bord d’une crise de nerfs, avait dû avoir peur, sans aucun doute.

« Mlle Jeanne pense que ces hommes appartenaient à un cirque qui a traversé Sunningdale ce matin », dit Perkins.

M. Narth ne prêta guère attention à l’incident et, sauf à se dire qu’il en aviserait la police locale, chassa de son esprit toute idée de Chinois.

Lentement, il déchira le haut de l’enveloppe. Le chèque était là et, en plus, comme il s’en était rendu compte en maniant le pli, une lettre d’une longueur inaccoutumée. Joe Bray n’avait pas l’habitude d’écrire de longues épîtres. D’ordinaire, une feuille de papier portant ces mots : « Avec mes compliments » accompagnait seule l’envoi.

Il plia le chèque pourpré et le mit dans sa poche. Puis il commença de lire la lettre, en se demandant pourquoi son parent était devenu soudain si communicatif. Elle était écrite de sa propre écriture chaotique, et il y avait une faute d’orthographe tous les quatre mots.

Cher monsieur Narth (Joe ne l’appelait jamais autrement),

Je pense que vous serez surpris par la longueur de ma lettre. Eh bien ! cher monsieur Narth, je dois vous dire que j’ai eu une mauvaise attaque et que je ne m’en remets que très lentement. Le docteur dit qu’il ne sait pas pour combien de temps j’en ai à vivre ; aussi j’ai pensé à l’avenir et à écrire mon testament – ce qui est chose faite actuellement – par l’entremise de M. Albert Van Rye, l’avocat. Cher monsieur Narth, je dois vous dire que j’ai une grande admiration pour votre famille, comme vous ne l’ignorez pas, et j’ai longuement pensé à la manière dont je pourrais venir en aide à cette famille. Voici ce que j’ai fait. Mon directeur, Clifford Lynne, qui travaille avec moi depuis qu’il est tout jeune, et qui est devenu mon associé quand j’ai trouvé ce filon, est un brave jeune homme. J’ai donc décidé qu’il se marierait dans ma famille et qu’il perpétuerait la lignée. Je sais qu’il y a plusieurs jeunes filles chez vous, deux filles et une cousine, et je veux que Clifford épouse l’une d’entre elles. Il y a consenti. Il est en route vers l’Angleterre maintenant, et il doit arriver d’un jour à l’autre. Ma volonté est la suivante : je vous laisse les deux tiers de ma participation dans la mine et l’autre tiers à Clifford, à condition que l’une de ces jeunes filles l’épouse. Si ces jeunes filles refusent, tout l’argent va à Clifford. Le mariage devra avoir lieu avant le 31 décembre de cette année. Cher monsieur Narth, si tout ceci ne vous convient pas, vous n’aurez rien à ma mort.

Sincèrement à vous.

Jos. BRAY.

Stephen Narth lut la lettre bouche bée et la tête tourbillonnante. Le salut lui venait d’une façon tout à fait inopinée. Il sonna le commis et lui donna quelques rapides instructions ; sans attendre l’ascenseur, il descendit les escaliers en courant et prit d’assaut sa voiture. Tout le long du chemin, jusqu’à Sunningdale, il tourna et retourna dans sa tête les termes de l’étrange proposition.

Mabel, naturellement !… Elle était l’aînée… Ou Letty… C’était comme s’il avait l’argent en poche…

Lorsque l’auto monta l’allée entre des buissons de rhododendrons en fleurs, il était presque gai ; il sauta de voiture avec un sourire si rayonnant, que l’attentive Mabel, l’ayant aperçu de la pelouse, comprit qu’il était arrivé quelque chose d’inaccoutumé et vint à sa rencontre en courant. Au même moment, Letty apparut à la porte d’entrée. Elles étaient belles filles, un peu trop grasses à son idée, et l’aînée avait une tendance à considérer la vie avec amertume qui, de temps à autre, le mettait mal à l’aise.

« Es-tu au courant de ces horribles Chinois ? questionna vivement Mabel à sa descente de voiture. La pauvre Letty en a eu presque une attaque. »

D’ordinaire, il lui aurait brusquement imposé silence, car c’était un homme qu’irritaient les petites choses de la vie, et l’irruption d’un ou de deux rôdeurs chinois n’était pas de nature à l’intéresser. Mais, ce soir, il pouvait se permettre de rire avec indulgence, se moquer de l’aventure de sa fille et de ses alarmes.

« Ma chérie, il n’y avait pas de quoi t’effrayer… Oui, Perkins m’a tout raconté. Les pauvres diables ont eu, sans doute, aussi peur que Letty ! Venez dans la bibliothèque, j’ai quelque chose d’assez important à vous dire. »

Il les fit entrer dans la pièce somptueusement aménagée, ferma la porte et leur fit part des étonnantes nouvelles qui, à sa consternation, furent accueillies en silence. Mabel abandonna son éternelle cigarette, en secoua la cendre sur le tapis, croisa son regard avec celui de sa sœur et conclut :

« Tout cela est parfait pour toi, père ; mais nous, que faisons-nous là-dedans ?

– Ce que vous faites là-dedans ? dit le père avec étonnement. N’est-ce pas clair ? Ce garçon hérite d’un tiers de la fortune…

– Et quelle part de ce tiers nous revient à nous ? demanda Letty, la plus jeune. Et ensuite, qui est ce directeur ? Avec tout cet argent, père, nous pouvons prétendre à mieux qu’à un directeur de mine. »

Il y eut un profond silence que rompit Mabel.

« Nous aurons à dépendre de toi pour la dot, en tout cas, dit-elle. Ce vieux monsieur semble penser qu’il est tout à fait suffisant pour une jeune fille que son mari soit riche. Mais à moi, cela ne me suffit pas. »

Stephen Narth, soudain, retomba sur sa froideur. Il n’avait jamais songé que l’opposition pût venir de là.

« Mais vous ne voyez donc pas, mes enfants, que si l’une de vous n’épouse pas ce garçon, nous n’aurons rien ? Naturellement, je ferai pour vous tout ce qu’il faudra, et la dot sera magnifique.

– Combien laisse-t-il ? demanda la pratique Mabel. C’est le nœud de la question. Je t’avouerai franchement que je n’ai pas l’intention d’acheter chat en poche ; et, d’ailleurs, quelle serait notre position sociale ? Il faudrait probablement que nous retournions en Chine pour y vivre dans quelque horrible cabane… »

Elle s’était assise sur le bord de la table, serrant ses genoux croisés, et ainsi elle rappelait à Stephen Narth une servante de bar qu’il avait connue dans sa prime jeunesse. Il y avait en Mabel quelque chose de vulgaire que n’atténuait pas sa jupe courte ni la beauté de sa tête coiffée à la dernière mode.

« J’en ai assez de la vie étroite et de l’économie… continua-t-elle, et je t’avertis honnêtement que s’il s’agit d’épouser un homme que je ne connais pas, il faudra te passer de moi.

– … et de moi, dit Letty fermement. Mabel a parfaitement raison : il n’y a pas de situation possible pour la femme de ce pauvre diable.

– Je pense qu’il ferait bien les choses », dit Stephen Narth d’un ton faible.

Il était complètement dominé par ses deux filles.

Soudain, Mabel bondit à terre, les yeux brillants :

« J’y suis ! Cendrillon !

– Cendrillon ? (Il fronça les sourcils.)

– Jeanne, bien sûr. Relis la lettre. »

Elles l’écoutèrent sans souffler, et lorsqu’il eut presque fini, Letty poussa un cri de joie.

« Bien sûr, Jeanne ! Pourquoi Jeanne ne se marierait-elle pas ? Ce serait excellent pour elle ; elle n’a à peu près rien à attendre de la vie, et elle serait affreusement gênante, père, si tu devenais très riche. Qu’en ferions-nous, Seigneur !

– Jeanne ! »

Il caressait son menton pensivement. Sans savoir pourquoi, il n’avait jamais considéré Jeanne comme un facteur du problème. Pour la quatrième fois il relut la lettre mot par mot. Ses filles avaient raison. Jeanne répondait à tous les desiderata de Joe Bray. Elle était de la famille. Sa mère était une Narth. Avant qu’il eût achevé la lettre, Letty avait déjà appuyé sur la sonnette de la table, et le valet entra.

« Dites à miss Bray de venir ici, Palmer », ordonna-t-elle.

Et trois minutes plus tard une jeune fille entrait dans la bibliothèque – la victime que la famille Narth avait désignée pour se concilier les dieux de la fortune.

IV

Jeanne Bray avait vingt et un ans, mais paraissait plus jeune. Elle était mince, et Letty, sans aucune raison, avait l’habitude de la dépeindre comme une « pitoyable créature ».

Les Narth étaient ronds de visage, le menton bien en chair, blonds et un tantinet endormis. Jeanne était souple et vivante. Chacun de ses mouvements était précis, voulu. Au repos, elle avait un équilibre d’aristocrate. (« Elle sait toujours comment tenir ses mains », admettait Letty à contrecœur.) En plein mouvement elle avait la souple aisance des êtres pour qui le mouvement est une joie. Dix ans de rebuffades, d’effacement silencieux, d’éloignement et d’escamotage quand on ne voulait pas d’elle, n’avaient ni détendu son ressort, ni entamé son assurance.

Elle était debout, en ce moment, un demi-sourire dans ses yeux gris qui riaient volontiers, son regard passant de l’un à l’autre. Elle comprenait qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire. Son teint avait une délicatesse que la beauté hardie de ses cousines ne parvenait ni à éclipser, ni même à mettre en contraste – car elle était comme ces tableaux qui n’ont besoin ni de lumière ni d’oppositions pour faire découvrir leurs ravissantes qualités.

« Bonsoir, monsieur Narth. (Elle l’avait toujours appelé par son nom de famille.) J’ai terminé les comptes du trimestre, et ils sont formidables ! »

En toute autre occasion, Stephen se serait crispé à cette annonce, mais le sentiment qu’il avait de sa richesse prochaine l’inclinait à considérer avec une suprême indifférence une centaine de livres en plus ou en moins.

« Assieds-toi, Jeanne, dit-il, et, curieuse, elle prit une chaise, s’assit de côté, un bras appuyé sur le dos du siège. Voudrais-tu lire cette lettre ? »

Il la tendit à Letty, qui la remit à la jeune fille. Elle la lut en silence et, quand elle eut fini, elle sourit.

« Voilà d’excellentes nouvelles ! Je suis très contente, dit-elle, et son regard railleur alla d’une sœur à l’autre. Et qui sera la ravissante mariée ? »

Son invincible bonne humeur déplaisait à Mabel dans les circonstances les plus normales. À cette heure, le fait d’admettre que l’une ou l’autre d’entre elles pût vivre obscurément au fond d’une ville chinoise lui fit monter le rouge jusqu’au front.

« Ne dis pas de bêtises, Jeanne, fit-elle aigrement ; c’est une affaire très sérieuse.

– Ma chérie… prononça Stephen, qui sentait la nécessité d’avoir du tact, Clifford Lynne est un garçon très bien – un des mieux que je connaisse. (Il ignorait tout, d’ailleurs, de Clifford Lynne, de sa personne, de son aspect, de son caractère, comme il ignorait tout du premier paysan venu qu’il avait croisé en voiture l’après-midi.) C’est une des plus magnifiques occasions que nous ayons jamais, jamais rencontrées sur notre route. D’ailleurs, continua-t-il très posément, ce n’est pas la seule lettre que j’aie eue de ce vieux Joseph. Il y en a une autre dans laquelle (il toussa) il expose ses vues avec plus de précision. »

Elle eut l’air d’attendre qu’il lui passât cette lettre mystérieuse, mais il s’en garda bien, car elle n’existait que dans son imagination.

« La vérité, ma chérie, est que Joseph souhaite que tu épouses, toi, cet homme. »

La jeune fille se leva lentement, fronçant, sous le coup de sa surprise, ses sourcils amincis au pinceau.

« Il souhaite que ce soit moi qui épouse cet homme ? répéta-t-elle, mais je ne le connais pas.

– Nous non plus, dit Letty avec calme. Peu importe. D’ailleurs, on ne connaît jamais l’homme qu’on épousera. On le voit quelques minutes par jour, et on n’a pas la moindre idée de sa nature. Ce n’est qu’après le mariage qu’il se montre tel qu’il est. »

Elle ne facilitait pas ainsi la tâche de M. Narth et, d’un signe, il la fit taire.

« Jeanne, dit-il, j’ai été très bon pour toi, je t’ai donné un foyer et j’ai fait quelque chose de plus, comme tu sais. »

Il regarda ses filles et leur fit comprendre qu’il désirait les voir sortir. Quand la porte fut refermée sur Letty :

« Jeanne, dit-il, je vais être très franc avec toi. »

Sa franchise ne se manifestait pas pour la première fois, et elle devina la suite. Elle avait eu un frère, un jeune extravagant, un irresponsable, qui, employé de Narth Frères, était parti subitement avec la caisse – quelques centaines de livres. Il avait payé ce crime de sa vie, car on l’avait trouvé mort sur une route du Kent, des suites d’un accident de voiture, au cours de sa fuite vers un port de la Manche. Et la mère de Jeanne Bray, une impotente, c’était lui, Narth, par ses traites, qui avait assuré ses derniers vieux jours. (« Nous ne pouvons pas la laisser aller dans un asile, avait dit Mabel. Si les journaux en parlent, le scandale sera affreux. » Car Mabel, dès seize ans, était déjà Mabel.)

« Ce n’est pas à moi de te rappeler ce que j’ai fait pour ta famille, reprit Stephen (et aussitôt il se mit à le lui rappeler). Je t’ai donné un foyer et une existence mondaine qui, normalement, n’aurait pas été la tienne. Tu as, à présent, une occasion de récompenser ma générosité : je désire tout particulièrement que tu épouses cet homme. »

Elle humecta ses lèvres sèches, mais ne leva pas les yeux du tapis où ils étaient fixés.

« M’entends-tu ? »

Elle fit signe que oui et se leva lentement :

« Vous désirez vraiment que je l’épouse ?

– Je veux que tu sois riche, dit-il avec force. Je ne réclame de toi aucun sacrifice. Je te mets en face d’une occasion sur laquelle sauteraient neuf jeunes filles sur dix. »