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Chaque année, la jeune Mary Morstan, dont le père, officier dans l'armée des Indes, a disparu voilà longtemps, reçoit par la poste le présent d'une perle. Le jour où une lettre lui fixe un mystérieux rendez-vous, elle demande au célèbre Sherlock Holmes de l'y accompagner... Cependant que le bon Dr Watson est conquis par le charme de la jeune fille, nous nous enfonçons dans une des plus ténébreuses énigmes qui se soient offertes à la sagacité du détective. L'Inde des maharajahs, le fort d'Agra cerné par la rébellion des Cipayes, le bagne des îles Andaman sont les décors de l'extraordinaire aventure qu'il va reconstituer, et qui trouvera sa conclusion dans les brouillards de la Tamise... Une des plus inoubliables aventures de Sherlock Holmes, publiée pour la première fois en 1889.
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Seitenzahl: 202
Veröffentlichungsjahr: 2019
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(février 1890)
Table des matières
Chapitre I La déduction est une science...................................3
Chapitre II Présentation de l’affaire ....................................... 15
Chapitre III En quête d’une solution......................................23
Chapitre IV Le récit de l’homme chauve ............................... 30
Chapitre V La tragédie de Pondichéry Lodge.........................43
Chapitre VI Sherlock Holmes fait une démonstration...........54
Chapitre VII L’épisode du tonneau ........................................69
Chapitre VIII Les francs-tireurs de Baker Street ...................87
Chapitre IX La chaîne se rompt............................................ 102
Chapitre X La fin de l’insulaire............................................. 118
Chapitre XI Le grand trésor d’Agra .......................................131
Chapitre XII L’étrange histoire de Jonathan Small ..............141
Toutes les aventures de Sherlock Holmes ............................ 178
Sherlock Holmes prit la bouteille au coin de la cheminée
puis sortit la seringue hypodermique de son étui de cuir. Ses
longs doigts pâles et nerveux préparèrent l’aiguille avant de re-
lever la manche gauche de sa chemise. Un instant son regard
pensif s’arrêta sur le réseau veineux de l’avant-bras criblé
d’innombrables traces de piqûres. Puis il y enfonça l’aiguille
avec précision, injecta le liquide, et se cala dans le fauteuil de
velours en poussant un long soupir de satisfaction.
Depuis plusieurs mois j’assistais à cette séance qui se re-
nouvelait trois fois par jour, mais je ne m’y habituais toujours
pas. Au contraire, ce spectacle m’irritait chaque jour davantage,
et la nuit ma conscience me reprochait de n’avoir pas eu le cou-
rage de protester. Combien de fois ne m’étais-je pas juré de dé-
livrer mon âme et de dire ce que j’avais à dire ! Mais l’attitude
nonchalante et réservée de mon compagnon faisait de lui le
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dernier homme avec lequel on pût se permettre une certaine
indiscrétion. Je connaissais ses dons exceptionnels et ses quali-
tés peu communes qui m’en imposaient : à le contrarier, je me
serais senti timide et maladroit.
Pourtant, cet après-midi-là, je ne pus me contenir. Était-ce
la bouteille du Beaune que nous avions bue à déjeuner ? Était-ce
sa manière provocante qui accentua mon exaspération ? En tout
cas, il me fallut parler.
« Aujourd’hui, lui demandai-je, morphine ou cocaïne ? »
Ses yeux quittèrent languissamment le vieux livre imprimé
en caractères gothiques qu’il tenait ouvert.
« Cocaïne, dit-il, une solution à sept pour cent. Vous plai-
rait-il de l’essayer ?
– Non, certainement pas ! répondis-je avec brusquerie. Je
ne suis pas encore remis de la campagne d’Afghanistan. Je ne
peux pas me permettre de dilapider mes forces. »
Ma véhémence le fit sourire.
« Peut-être avez-vous raison, Watson, dit-il. Peut-être cette
drogue a-t-elle une influence néfaste sur mon corps. Mais je la
trouve si stimulante pour la clarification de mon esprit, que les
effets secondaires me paraissent d’une importance négligeable.
– Mais considérez la chose dans son ensemble ! m’écriai-je
avec chaleur. Votre cerveau peut, en effet, connaître une acuité
extraordinaire ; mais à quel prix ! C’est un processus pathologi-
que et morbide qui provoque un renouvellement accéléré des
tissus, qui peut donc entraîner un affaiblissement permanent.
Vous connaissez aussi la noire dépression qui s’ensuit : le jeu en
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vaut-il la chandelle ? Pourquoi risquer de perdre pour un simple
plaisir passager les grands dons qui sont en vous. Souvenez-
vous que ce n’est pas seulement l’ami qui parle en ce moment,
mais le médecin en partie responsable de votre santé. »
Il ne parut pas offensé. Au contraire, il rassembla les extré-
mités de ses dix doigts et posa ses coudes sur les bras de son
fauteuil comme quelqu’un s’apprêtant à savourer une conversa-
tion.
« Mon esprit refuse la stagnation, répondit-il ; donnez-moi
des problèmes, du travail ! Donnez-moi le cryptogramme le plus
abstrait ou l’analyse la plus complexe, et me voilà dans
l’atmosphère qui me convient. Alors je puis me passer de stimu-
lants artificiels. Mais je déteste trop la morne routine et
l’existence ! Il me faut une exaltation mentale : c’est d’ailleurs
pourquoi j’ai choisi cette singulière profession ; ou plutôt, pour-
quoi je l’ai créée, puisque je suis le seul au monde de mon es-
pèce.
– Le seul détective privé ? dis-je, levant les sourcils.
– Le seul détective privé que l’on vienne consulter, précisa-
t-il. En ce qui concerne la détection, la recherche, c’est moi la
suprême Cour d’appel. Lorsque Gregson ou Lestrade, ou Athel-
ney Jones donnent leur langue au chat – ce qui devient une ha-
bitude chez eux, soit dit en passant – c’est moi qu’ils viennent
trouver. J’examine les données en tant qu’expert et j’exprime
l’opinion d’un spécialiste. En pareils cas, je ne demande aucune
reconnaissance officielle de mon rôle. Mon nom n’apparaît pas
dans les journaux. Le travail en lui-même, le plaisir de trouver
un champ de manœuvres pour mes dons personnels sont ma
plus haute récompense. Vous avez d’ailleurs eu l’occasion de me
voir à l’œuvre dans l’affaire de Jefferson Hope.
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– En effet. Et jamais rien ne m’a tant frappé. A tel point que
j’en ai fait un petit livre, sous le titre quelque peu fantastique de
Une Étude en rouge. »
Il hocha tristement la tête.
« Je l’ai parcouru, dit-il. Je ne peux honnêtement vous en
féliciter. Ladétectionest, ou devrait être, une science exacte ;
elle devrait donc être constamment traitée avec froideur et sans
émotion. Vous avez essayé de la teinter de romantisme, ce qui
produit le même effet que si vous introduisiez une histoire
d’amour ou un enlèvement dans la cinquième proposition
d’Euclide.
– Mais l’élément romantique existait objectivement !
m’écriai-je. Je ne pouvais accommoder les faits à ma guise.
– En pareil cas, certains faits doivent être supprimés ou,
tout au moins, rapportés avec un sens équitable des propor-
tions. La seule chose qui méritait d’être mentionnée dans cette
affaire, était le curieux raisonnement analytique remontant des
effets aux causes, grâce à quoi je suis parvenu à la démêler. »
J’étais agacé, irrité par cette critique ; n’avais-je pas travaillé
spécialement pour lui plaire ? Son orgueil semblait regretter que
chaque ligne de mon petit livre n’eût pas été consacrée unique-
ment à ses faits et gestes… Plus qu’une fois, durant les années
passées avec lui à Baker Street, j’avais observé qu’une légère
vanité perçait sous l’attitude tranquille et didactique de mon
compagnon. Je ne répliquai rien, et m’occupai de ma jambe
blessée. Une balle Jezail l’avait traversée quelque temps aupara-
vant, et bien que je ne fusse pas empêché de marcher, je souf-
frais à chaque changement du temps.
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« Ma clientèle s’est récemment étendue aux pays du conti-
nent, reprit Holmes en bourrant sa vieille pipe de bruyère. La
semaine dernière François le Villard est venu me consulter.
C’est un homme d’une certaine notoriété dans la Police Judi-
ciaire française. Il possède la fine intuition du Celte, mais il lui
manque les connaissances étendues qui lui permettraient
d’atteindre les sommets de son art. L’affaire concernait un tes-
tament et soulevait quelques points intéressants. J’ai pu le ren-
voyer à deux cas similaires, l’un à Riga en 1857, l’autre à Saint-
Louis en 1871 ; cela lui a permis de trouver la solution exacte.
Voici la lettre reçue ce matin me remerciant pour l’aide appor-
tée. »
Il me tendait, en parlant, une feuille froissée d’aspect
étrange. Je la parcourus ; il s’y trouvait une profusion de super-
latifs, de magnifique, de coup de maître, de tour de force, qui
attestaient l’ardente admiration du Français.
« Il écrit comme un élève à son maître, dis-je.
– Oh ! l’aide que je lui ai apportée ne méritait pas un tel
éloge ! dit Sherlock Holmes d’un ton badin. Il est lui-même très
doué ; il possède deux des trois qualités nécessaires au parfait
détective : le pouvoir d’observer et celui de déduire. Il ne lui
manque que le savoir et cela peut venir avec le temps. Il est en
train de traduire en français mes minces essais.
– Vos essais ?
– Oh ! vous ne saviez pas ? s’écria-t-il en riant. Oui, je suis
coupable d’avoir écrit plusieurs traités, tous sur des questions
techniques, d’ailleurs. Celui-ci, par exemple, « Sur la discrimi-
nation entre les différents tabacs ». Cent quarante variétés de
cigares, cigarettes, et tabacs y sont énumérées ; des reproduc-
tions en couleurs illustrent les différents aspects des cendres.
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C’est une question qui revient continuellement dans les procès
criminels. Des cendres peuvent constituer un indice d’une im-
portance capitale. Si vous pouvez dire, par exemple, que tel
meurtre a été commis par un homme fumant un cigare de
l’Inde, cela restreint évidemment votre champ de recherches.
Pour l’œil exercé, la différence est aussi vaste entre la cendre
noire d’un « Trichinopoly » et le blanc duvet du tabac « Bird’s
Eye », qu’entre un chou et une pomme de terre.
– Vous êtes en effet remarquablement doué pour les petits
détails !
– J’apprécie leur importance. Tenez, voici mon essai sur la
détection des traces de pas, avec quelques remarques concer-
nant l’utilisation du plâtre de Paris pour préserver les emprein-
tes… Un curieux petit ouvrage, celui-là aussi ! Il traite de
l’influence des métiers sur la forme des mains, avec gravures à
l’appui, représentant des mains de couvreurs, de marins, de bû-
cherons, de typographes, de tisserands, et de tailleurs de dia-
mants. C’est d’un grand intérêt pratique pour le détective scien-
tifique surtout pour découvrir les antécédents d’un criminel et
dans les cas de corps non identifiés. Mais je vous ennuie avec
mes balivernes !
– Point du tout ! répondis-je sincèrement. Cela m’intéresse
beaucoup ; surtout depuis que j’ai eu l’occasion de vous voir
mettre vos balivernes en application. Mais vous parliez, il y a un
instant, d’observation et de déduction. Il me semble que l’un
implique forcément l’autre, au moins en partie.
– Bah, à peine ! dit-il en s’adossant confortablement dans
son fauteuil, tandis que de sa pipe s’élevaient d’épaisses volutes
bleues. Ainsi, l’observation m’indique que vous vous êtes rendu
à la poste de Wigmore Street ce matin ; mais c’est par déduction
que je sais que vous avez envoyé un télégramme.
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– Exact ! m’écriai-je. Correct sur les deux points ! Mais
j’avoue ne pas voir comment vous y êtes parvenu. Je me suis
décidé soudainement et je n’en ai parlé à quiconque.
– C’est la simplicité même ! remarqua-t-il en riant douce-
ment de ma surprise. Si absurdement simple qu’une explication
paraît superflue. Pourtant, cet exemple peut servir à définir les
limites de l’observation et de la déduction. Ainsi, j’observe des
traces de boue rougeâtre à votre chaussure. Or, juste en face de
la poste de Wigmore Street, la chaussée vient d’être défaite ; de
la terre s’y trouve répandue de telle sorte qu’il est difficile de ne
pas marcher dedans pour entrer dans le bureau. Enfin, cette
terre est de cette singulière teinte rougeâtre qui, autant que je
sache, ne se trouve nulle part ailleurs dans le voisinage. Tout
ceci est observation. Le reste est déduction.
– Comment, alors, avez-vous déduit le télégramme ?
– Voyons, je savais pertinemment que vous n’aviez pas écrit
de lettre puisque toute la matinée je suis resté assis en face de
vous. Je puis voir également sur votre bureau un lot de timbres
et un épais paquet de cartes postales. Pourquoi seriez-vous donc
allé à la poste, sinon pour envoyer un télégramme ? Éliminez
tous les autres mobiles, celui qui reste doit être le bon.
– C’est le cas cette fois-ci, répondis-je après un moment de
réflexion. La chose est, comme vous dites, extrêmement sim-
ple… Me prendriez-vous cependant pour un impertinent si je
soumettais vos théories à un examen plus sévère ?
– Au contraire, répondit-il. Cela m’empêchera de prendre
une deuxième dose de cocaïne. Je serais enchanté de me pen-
cher sur un problème que vous me soumettriez.
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– Je vous ai entendu dire qu’il est difficile de se servir quo-
tidiennement d’un objet sans que la personnalité de son posses-
seur y laisse des indices qu’un observateur exercé puisse lire.
Or, j’ai acquis depuis peu une montre de poche. Auriez-vous la
bonté de me donner votre opinion quant aux habitudes ou à la
personnalité de son ancien propriétaire ? »
Je lui tendis la montre non sans malice : l’examen, je le sa-
vais, allait se révéler impossible, et le caquet de mon compa-
gnon s’en trouverait rabattu. Il soupesa l’objet, scruta attenti-
vement le cadran, ouvrit le boîtier et examina le mouvement
d’abord à l’œil nu, puis avec une loupe. J’eus du mal à retenir un
sourire devant son visage déconfit lorsqu’il referma la montre et
me la rendit.
« Il n’y a que peu d’indices, remarqua-t-il. La montre ayant
été récemment nettoyée, je suis privé des traces les plus évoca-
trices.
– C’est exact ! répondis-je. Elle a été nettoyée avant de
m’être remise. »
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En moi-même, j’accusai mon compagnon de présenter une
excuse boiteuse pour couvrir sa défaite. Quels indices pensait-il
tirer d’une montre non nettoyée ?
« Bien que peu satisfaisante, mon enquête n’a pas été entiè-
rement négative, observa-t-il, en fixant le plafond d’un regard
terne et lointain. Si je ne me trompe, cette montre appartenait à
votre frère aîné qui l’hérita de votre père.
– Ce sont sans doute les initiales H. W. gravées au dos du
boîtier qui vous suggèrent cette explication ?
– Parfaitement. Le W. indique votre nom de famille. La
montre date de près de cinquante ans ; les initiales sont aussi
vieilles que la montre qui fut donc fabriquée pour la génération
précédente. Les bijoux sont généralement donnés au fils aîné,
lequel porte généralement de nom de son père. Or, votre père, si
je me souviens bien, est décédé depuis plusieurs années. Il
s’ensuit que la montre était entre les mains de votre frère aîné.
– Jusqu’ici, c’est vrai ! dis-je. Avez-vous trouvé autre
chose ?
– C’était un homme négligent et désordonné ; oui, fort né-
gligent. Il avait de bons atouts au départ, mais il les gaspilla. Il
vécut dans une pauvreté coupée de courtes périodes de prospé-
rité ; et il est mort après s’être adonné à la boisson. Voilà tout ce
que j’ai pu trouver. »
L’amertume déborda de mon cœur. Je bondis de mon fau-
teuil et arpentai furieusement la pièce malgré ma jambe blessée.
« C’est indigne de vous, Holmes ! m’écriai-je. Je ne vous au-
rais jamais cru capable d’une telle bassesse ! Vous vous êtes ren-
seigné sur la vie de mon malheureux frère : et vous essayez de
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me faire croire que vous avez déduit ces renseignements par je
ne sais quel moyen de fantaisie.
« Ne vous attendez pas à ce que je croie que vous avez lu
tout ceci dans une vieille montre ! C’est un procédé peu charita-
ble qui, pour tout dire, frôle le charlatanisme.
– Mon cher docteur, je vous prie d’accepter mes excuses,
dit-il gentiment. Voyant l’affaire comme un problème abstrait,
j’ai oublié combien cela vous touchait de près et pouvait vous
être pénible. Je vous assure, Watson, que j’ignorais tout de votre
frère et jusqu’à son existence avant d’examiner cette montre.
– Alors, comment, au nom du Ciel, ces choses-là vous fu-
rent-elles révélées ? Tout est vrai, jusqu’au plus petit détail.
– Ah ! c’est de la chance ! Je ne pouvais dire que ce qui me
paraissait le plus probable. Je ne m’attendais pas à être si exact.
– Ce n’était pas, simplement, un exercice de devinettes ?
– Non, non ; jamais je ne devine. C’est une habitude détes-
table, qui détruit la faculté de raisonner. Ce qui vous semble
étrange l’est seulement parce que vous ne suivez pas mon rai-
sonnement et n’observez pas les petits faits desquels on peut
tirer de grandes déductions. Par exemple, j’ai commencé par
dire que votre frère était négligent. Observez donc la partie infé-
rieure du boîtier et vous remarquerez qu’il est non seulement
légèrement cabossé en deux endroits, mais également couvert
d’éraflures ; celles-ci ont été faites par d’autres objets : des clefs
ou des pièces de monnaie qu’il mettait dans la même poche. Ce
n’est sûrement pas un tour de force que de déduire la négligence
chez un homme qui traite d’une manière aussi cavalière une
montre de cinquante guinées. Ce n’est pas non plus un raison-
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nement génial qui me fait dire qu’un héritage comportant un
objet d’une telle valeur a dû être substantiel. »
Je hochai la tête pour montrer que je le suivais.
« D’autre part, les prêteurs sur gages ont l’habitude en An-
gleterre de graver sur la montre, avec la pointe d’une épingle, le
numéro du reçu délivré lors de la mise en gage de l’objet. C’est
plus pratique qu’une étiquette qui risque d’être perdue ou
transportée sur un autre article. Or, il n’y a pas moins de quatre
numéros de cette sorte à l’intérieur du boîtier ; ma loupe les
montre distinctement. D’où une première déduction : votre
frère était souvent dans la gêne. Deuxième déduction : il
connaissait des périodes de prospérité faute desquelles il
n’aurait pu retirer sa montre. Enfin, je vous demande de regar-
der dans le couvercle intérieur l’orifice où s’introduit la clef du
remontoir. Un homme sobre ne l’aurait pas rayé ainsi ! En re-
vanche, toutes les montres des alcooliques portent les marques
de mains pas trop sûres d’elles-mêmes pour remonter le méca-
nisme. Que reste-t-il donc de mystérieux dans mes explica-
tions ?
– Tout est clair comme le jour, répondis-je. Je regrette
d’avoir été injuste à votre égard. J’aurais dû témoigner d’une
plus grande foi en vos capacités. Puis-je vous demander si vous
avez une affaire sur le chantier en ce moment ?
– Non. D’où la cocaïne. Je ne puis vivre sans faire travailler
mon cerveau. Y a-t-il une autre activité valable dans la vie ? Ap-
prochez-vous de la fenêtre, ici. Le monde a-t-il jamais été aussi
lugubre, médiocre et ennuyeux ? Regardez ce brouillard jaunâ-
tre qui s’étale le long de la rue et qui s’écrase inutilement contre
ces mornes maisons ! Quoi de plus cafardeux et de plus prosaï-
que ? Dites-moi donc, docteur, à quoi peuvent servir des fa-
cultés qui restent sans utilisation ? Le crime est banal, la vie est
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banale, et seules les qualités banales trouvent à s’exercer ici-
bas. »
J’ouvris la bouche pour répondre à cette tirade, lorsqu’on
frappa à la porte ; notre logeuse entra, apportant une carte sur
le plateau de cuivre.
« C’est une jeune femme qui désire vous voir, dit-elle à mon
compagnon.
– Mlle Mary Morstan, lut-il. Hum ! Je n’ai aucun souvenir
de ce nom. Voulez-vous introduire cette personne, madame
Hudson ? Ne partez pas, docteur ; je préférerais que vous assis-
tiez à l’entrevue. »
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Mademoiselle Morstan pénétra dans la pièce d’un pas déci-
dé. C’était une jeune femme blonde, petite et délicate. Sa mise
simple et modeste, bien que d’un goût parfait, suggérait des
moyens limités. La robe, sans ornements ni bijoux, était d’un
beige sombre tirant sur le gris. Elle était coiffée d’un petit tur-
ban, de la même couleur blanche sur le côté. Sa beauté ne
consistait pas dans la régularité des traits, ni dans l’éclat du
teint ; elle résidait plutôt dans une expression ouverte et douce,
dans deux grands yeux bleus sensibles et profonds. Mon expé-
rience des femmes, qui s’étend à plusieurs pays des trois conti-
nents, ne m’avait jamais montré un visage exprimant mieux le
raffinement du cœur.
Elle prit place sur le siège que Sherlock Holmes lui avança.
Je remarquai aussitôt le tremblement de sa bouche et la crispa-
tion de ses mains ; tous les signes d’une agitation intérieure in-
tense étaient réunis.
« Je viens à vous, monsieur Holmes, dit-elle, parce que vous
avez aidé Mme Cecil Forrester pour qui je travaille, à démêler
une petite complication domestique. Elle a été très impression-
née par votre talent et votre obligeance.
– Mme Cecil Forrester ? répéta-t-il pensivement. Oui, je
crois lui avoir rendu un petit service. C’était pourtant, si je m’en
souviens bien, une affaire très simple.
– 15 –
– Ce n’est pas son avis. Mais en tout cas, vous n’en direz pas
autant de mon histoire. Je puis difficilement en imaginer une
plus étrange, plus complètement inexplicable. »
Holmes se frotta les mains. Ses yeux brillèrent. Il pencha en
avant dans son fauteuil son profil d’oiseau de proie, et ses traits
fortement dessinés exprimèrent soudain une extraordinaire
concentration.
« Exposez votre cas », dit-il.
Il avait pris le ton d’un homme d’affaires. Ma position était
embarrassante et je me levai :
« Vous m’excuserez, j’en suis sûr ! »
A ma grande surprise, la jeune femme me retint d’un geste
de sa main gantée :
– 16 –
« Si votre ami avait l’amabilité de rester, dit-elle, il pourrait
me rendre un grand service. »
Je n’eus plus qu’à me rasseoir.
« Voici brièvement les faits, continua-t-elle. Mon père était
officier aux Indes ; il m’envoya en Angleterre quand je n’étais
encore qu’une enfant. Ma mère était morte et je n’avais aucun
parent ici. Je fus donc placée dans une pension, d’ailleurs excel-
lente, à Édimbourg, et j’y demeurai jusqu’à dix-sept ans. En
1878, mon père, alors capitaine de son régiment, obtint un
congé de douze mois et revint ici. Il m’adressa un télégramme
de Londres annonçant qu’il était bien arrivé et qu’il m’attendait
immédiatement à l’hôtel Langham. Son message était plein de
tendresse. En arrivant à Londres, je me rendis à Langham ; je
fus informée que le capitaine Morstan était bien descendu ici,
mais qu’il était sorti la veille au soir et qu’il n’était pas encore
revenu. J’attendis tout le jour, en vain. A la nuit, sur les conseils
du directeur de l’hôtel, j’informai la police. Le lendemain matin,
une annonce à ce sujet paraissait dans tous les journaux. Nos
recherches furent sans résultat ; et depuis ce jour je n’eus plus
aucune nouvelle de mon malheureux père. Il revenait en Angle-
terre le cœur riche d’espoir pour trouver un peu de paix et de
réconfort, et au lieu de cela… »
Elle porta la main à la gorge, et un sanglot étrangla sa
phrase.
« La date ? demanda Holmes, en ouvrant son carnet.
– Il disparut le 3 décembre 1878, voici presque dix ans.
– Ses bagages ?
– 17 –
– Étaient restés à l’hôtel. Mais ils ne contenaient aucun in-
dice ; des vêtements, des livres, et un grand nombre de curiosi-
tés des îles Andaman. Il avait été officier de la garnison en
charge des criminels relégués là-bas.
– Avait-il quelque ami en ville ?
– Un seul, que je sache : le major Sholto, du même régi-
ment, le 34e d’infanterie de Bombay. Le major avait pris sa re-
traite un peu auparavant et il vivait à Upper Norwood. Nous
l’avons joint, bien entendu ; mais il ignorait même que son ami
était en Angleterre.
– Singulière affaire ! remarqua Holmes.
– Je ne vous ai pas encore raconté la partie la plus dérou-
tante. Il y a six ans, le 4 mai 1882, pour être exacte, une annonce
parut dans leTimes, demandant l’adresse de Mlle Mary Mors-
tan et déclarant qu’elle aurait avantage à se faire connaître. Il
n’y avait ni nom, ni adresse. Je venais d’entrer, alors, comme
gouvernante dans la famille de Mme Cecil Forrester. Sur les
conseils de cette dame, je fis publier mon adresse dans les an-
nonces. Le même jour, je recevais par la poste un petit écrin en
carton contenant une très grosse perle du plus bel orient ; rien
d’autre. Depuis ce jour, j’ai reçu chaque année à la même date,
un colis contenant une perle semblable, et sans aucune indica-
tion de l’expéditeur. J’ai consulté un expert : ces perles sont
d’une espèce rare, et d’une valeur considérable. Jugez vous-
même si elles sont belles ! »
Elle ouvrit une boîte plate, et nous présenta six perles : les
plus pures que j’aie jamais vues.
« Votre récit est très intéressant, dit Sherlock Holmes. Y a-t-
il eu autre chose ?
– 18 –
– Oui. Pas plus tard qu’aujourd’hui. C’est pourquoi je suis
venue à vous. J’ai reçu une lettre ce matin. La voici.
– Merci, dit Holmes. L’enveloppe aussi, s’il vous plaît. Es-
tampille de la poste : Londres, secteur Sud-Ouest. Date : 7 juil-
let. Hum ! La marque d’un pouce dans le coin ; probablement
celui du facteur. Enveloppe à six pence le paquet. Papier à let-
tres luxueux. Pas d’adresse. «Soyez ce soir à sept heures au
Lyceum Theater, près du troisième pilier en sortant à partir de
la gauche. Si vous n’avez pas confiance convoquez deux amis.
Vous êtes victime d’une injustice qui sera réparée. N’amenez
pas la police. Si vous le faisiez, tout échouerait. Votre ami in-
connu.» « Eh bien, voilà un très joli petit mystère ! Qu’avez-
vous l’intention de faire, mademoiselle Morstan ?
– C’est exactement la question que je voulais vous poser.
– Dans ce cas, nous irons certainement au rendez-vous ;
vous, moi, et… oui, bien entendu, le docteur Watson. Votre cor-
respondant permet deux amis ; le docteur est exactement
l’homme qu’il faut. Nous avons déjà travaillé ensemble.
– Mais voudra-t-il venir ? demanda-t-elle d’une voix pres-
sante.
– Je serai fier et heureux, dis-je avec ferveur, si je puis vous
être de quelque utilité.
– Vous êtes très aimables tous les deux ! répondit-elle. Je
mène une vie retirée, et je n’ai pas d’amis à qui je puisse faire
appel. Je pense que nous aurons le temps si je reviens ici à six
heures ?
– 19 –
– Pas plus tard, dit Holmes. Une autre question, si vous
permettez. L’écriture sur cette enveloppe est-elle la même que
celle que vous avez vue sur les boîtes contenant les perles ?
– Je les ai ici, répondit-elle, en montrant une demi-
douzaine de morceaux de papier.
– Vous êtes une cliente exemplaire ; vous savez intuitive-
ment ce qui est important. Voyons, maintenant. »
Étalant les papiers sur la table, il les compara d’un regard
vif et pénétrant.
« L’écriture est déguisée, sauf sur la lettre, mais l’auteur est
certainement une seule et même personne, dit-il. Regardez
comment l’e grec réapparaît à la moindre inattention ; et la
courbure particulière de l’s final ! Je ne voudrais surtout pas
vous donner de faux espoirs, mademoiselle Morstan, mais y a-t-
il une ressemblance quelconque entre cette écriture et celle de
votre père ?
– Aucune. Elles sont très différentes.
– Je m’attendais à cette réponse. Eh bien, à ce soir six heu-
res, donc ! Permettez-moi de garder ces papiers. Il n’est que
trois heures et demie et je peux en avoir besoin avant votre re-
tour. Au revoir !
– Au revoir », répondit la jeune femme.
Reprenant sa boîte de perles, elle gratifia chacun de nous
d’un charmant sourire et se retira rapidement.
– 20 –