Le square des oubliés - Marie Jat-Belle-Isle - E-Book

Le square des oubliés E-Book

Marie Jat-Belle-Isle

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Beschreibung

Louis aime se rendre au square où il retrouve ses amis dont l’existence semble avoir été oubliée par le reste du monde. Personne ne fait attention à eux, ils se fondent dans le décor et ne dérangent pas. Ceux-ci, Mr Charles, Mr Léonard, Jeff, Petite et tous les autres, créent des liens sincères, solides et surtout sans jugement. Seulement, le passé ressurgit et bouleverse tout...


PROPOS DE L'AUTEURE


Des grands classiques aux livres découverts en chinant, la lecture a toujours été une fidèle compagne pour Marie Jat-Belle-Isle. Quelques nouvelles écrites au fil du temps apportaient un support à son imagination. Puis le temps vint où elle couchait sur le papier les mots d’une vie passée à voyager, à observer, à comprendre les « autres » et à aimer leurs différences. Tous ses voyages ont aiguisé sa curiosité tout en lui apprenant le rapport aux gens de tous horizons et la richesse qui en découle.

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Seitenzahl: 236

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Marie Jat-Belle-Isle

Le square des oubliés

Roman

© Lys Bleu Éditions – Marie Jat-Belle-Isle

ISBN : 979-10-377-7045-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes enfants

I

Louis

Il restait assis, bien droit, devant la table vide. La lumière du soleil couchant commençait à pénétrer dans la cuisine et jouait sur les motifs floraux de la toile cirée. Les rideaux en dentelle étaient restés ouverts. Ils avaient les mêmes motifs que la toile cirée mais de couleur blanche. La vaisselle finissait de sécher sur le bord de l’évier. Il ne bougeait pas, les mains bien à plat sur ses genoux. Rien ne bougeait dans la pièce. Le bruit des casseroles qui s’entrechoquent, de la porte du frigidaire qui se referme, du gaz qui s’échappe de la gazinière et du feu qui ensuite s’en échappe avait disparu. Le silence était presque absolu, interrompu par le battement de l’horloge qui rythmait le temps de ses tic-tac imperturbables, indifférent au récent changement intervenu dans la maison, totalement ignorant des évènements de ce jour étrange. Louis ne les comprenait pas non plus.

Son estomac commençait à émettre un bruit étrange, inconnu même. Il se souvint soudain que « maman » lui avait expliqué ce genre de phénomènes, ceux-là mêmes qui arrivaient quand quelqu’un avait faim. Donc il avait faim. La conclusion était évidente.

Il repoussa la chaise qui émit un grincement crissant sur le carrelage, se leva et se dirigea vers le frigo. Il était rempli de toutes sortes de victuailles, et de plats tout préparés qu’il lui suffirait de réchauffer au micro-ondes. Maman avait eu du mal à se décider avant d’acheter cet engin bizarre, qui tournait tout seul, qui n’émettait ni chaleur ni fumée et qui sonnait quand tout était prêt. Elle lui avait expliqué le fonctionnement, et ce fut un jeu d’enfant d’apprendre à s’en servir. Il était devenu le « maître du micro-onde », seul autorisé à l’utiliser. Il était très fier de cette prérogative. À l’évocation de son apprentissage au côté de « maman », un sourire apparut sur ses lèvres.

— Tu vois, maman, je sais bien faire. J’ai fait exactement comme tu m’as expliqué et ça marche !

Il n’avait pas très faim, et se choisit un plat léger de légumes mijotés avec une légère pointe d’huile d’olive, à peine salé, ce qui permettait de ressentir toute la saveur des légumes. « Maman » ne cuisinait qu’à l’huile d’olive, seule matière grasse habilitée à accueillir les plats amoureusement préparés.

Après avoir fini de dîner, il replia consciencieusement sa serviette, débarrassa la table, fit la vaisselle puis s’assit de nouveau sur la chaise qu’il occupait depuis son enfance. La seule différence aujourd’hui était que la chaise en face de lui était vide mais il continuait à lui sourire.

Son esprit vagabonda un moment sans s’attacher à rien de particulier. Il réalisa brusquement qu’il n’avait pas allumé la télévision alors que c’était un rite établi entre « maman » et lui. Ils nettoyaient leur vaisselle ensemble, puis il avait l’autorisation de manier la télécommande pour déclencher l’arrivée d’images extérieures à leur vie sur l’écran placé devant leur fauteuil respectif. Ce manquement était inhabituel, et l’incita à en trouver la raison. Son esprit rembobina le déroulement de la journée.

Ce matin, quatre messieurs bien habillés avaient sonné à la porte. Il avait ouvert car ils étaient justement bien habillés avec leurs costumes noirs, leurs chemises blanches et leurs cravates noires assorties au costume. Maman disait toujours : « si les hommes sont bien habillés, ils sont respectables », donc il pouvait les faire entrer. Il les avait suivis dans la chambre, où se trouvait le lit sur lequel « maman » se reposait. Son visage était si doux, un léger sourire ornait sa bouche, ses doigts étaient délicatement entrelacés sur sa poitrine. Il regardait ses ongles si parfaitement recouverts d’une légère couche de vernis « rouge cerise », comme c’était écrit sur la petite bouteille. Il adorait la regarder étaler cette jolie couleur avec un minuscule pinceau. Il fallait deux couches pour que ses ongles restent « impeccables » comme elle disait. Entre chaque couche, et après la deuxième, elle secouait ses mains pour faire du vent et permettre au vernis de sécher plus rapidement. Elle soufflait aussi sur ses ongles pour accélérer le phénomène. C’était un véritable travail d’orfèvre et le résultat était à la hauteur du temps passé. « Parfait », finissait-elle par dire.

Seulement, les quatre messieurs ne semblaient porter aucune attention particulière à ses si jolis ongles, quel dommage ! Tout à l’observation des mains délicates, il ne les avait pas vus monter une grande boîte en bois clair qui sentait encore un peu le vernis. Ils soulevèrent sa maman, qui ne se réveilla pas, et la déposèrent dans la boîte. Il les suivit quand ils descendirent au rez-de-chaussée, puis sortit avec eux jusqu’à la voiture dans laquelle ils posèrent la boîte. Avant de descendre, le plus âgé d’entre eux lui avait expliqué à nouveau le déroulement de la cérémonie, c’est le mot qu’il avait utilisé, avec le suivi de la voiture noire jusqu’au cimetière. Il commença donc à marcher seul puis s’aperçut qu’un petit nombre de personnes s’était joint à lui. Il reconnut la voisine qui lui donnait des bonbons quand il était petit, l’épicier qui discutait toujours avec ses clients, et puis d’autres qu’il ne connaissait pas. Ah si, il y avait aussi le monsieur qui habitait dans une tente à l’abri des buissons du jardin public, Monsieur Charles. Sa maman lui apportait régulièrement une part de leur repas.

— Le cercueil est simple et semble léger.

— Il est comme était cette dame si discrète.

— Mais que va devenir son fils ?

— Vous croyez qu’il va pouvoir se débrouiller seul ?

Grâce à ces commentaires, il sut ainsi que cette boîte s’appelait un cercueil, drôle de nom. Il faudra qu’il trouve ce mot dans le dictionnaire. C’était sa passion. Chercher les mots nouveaux entendus au fil des conversations, à la télévision ou à la radio. Il était plongé dans ses pensées concernant cette nouvelle recherche, quand il vit arriver le curé habillé tout en blanc. Il le connaissait, il le voyait à la messe car sa maman ne ratait jamais ce moment, et ils allaient à l’église tous les dimanches. Il ne comprenait pas grand-chose, ou plus exactement, il n’écoutait pas vraiment. Il préférait observer les peintures, les sculptures et les gens. Tout comme eux, il s’asseyait, se relevait, se mettait à genoux, penchait la tête pour regarder ses pieds, faisait un signe sur sa poitrine avec sa main droite. Et puis, il écoutait la musique qui emplissait l’église. C’était un moment magique, envoutant. Tout bien réfléchi, c’était comme le cours de gymnastique qu’il regardait parfois le matin à la télévision. La musique était différente, les tenues vestimentaires aussi mais tout comme à l’église, les gens se levaient, s’asseyaient, se mettaient à genoux, faisaient des mouvements avec leurs bras, presque tout pareil mais plus rapidement et ils semblaient beaucoup plus fatigués. Le « Amen » un peu appuyé du curé le ramena à la réalité. Le cercueil disparut dans le trou préparé à l’avance, tout le monde lui serra la main en marmonnant des « courage », « soyez fort », bref des paroles bizarres, puis il se retrouva tout seul. Le lieu était calme, apaisant. « Maman » devait être contente de dormir ici, personne ne la réveillerait, elle allait être tranquille. Cette pensée réconfortante l’accompagna durant son retour à la maison. Ce n’est certainement pas ce cercueil qui l’empêcherait de lui parler quand il en aurait envie. Il savait pertinemment qu’elle serait toujours là pour l’écouter, le réconforter, voire l’encourager, quand il rencontrait des difficultés à réaliser quelque chose de nouveau.

Il décida donc, après dîner, de faire comme d’habitude ; allumer la télévision et choisir un programme, confortablement installé dans son fauteuil un peu déformé par son postérieur qui était devenu plus imposant au fil des ans. Après avoir regardé un western, il adorait les grands espaces et les chevauchées à travers l’immensité des paysages américains, il monta dans sa chambre, enfila son pyjama, et se glissa sous sa couette. Il chevauchait un grand cheval alezan à travers le grand canyon, la poussière volait autour de lui, seul le bruit des sabots sur le sol résonnait entre les montagnes, il s’endormit ainsi un sourire accroché à ses lèvres, heureux.

II

Premier jour d’après

Quel rêve étrange ! Le cheval s’était emballé, il s’était précipité dans le cimetière, avait stoppé brusquement devant la tombe de « maman » et s’était soudain agenouillé laissant glisser Louis délicatement de son dos pour lui permettre de glisser des fleurs sauvages dans le vase posé sur les gravillons blancs. Il ouvrit les yeux sur une nouvelle journée. Un super petit déjeuner l’attendait certainement sur la table de la cuisine, et c’est avec impatience qu’il enfila son peignoir puis descendit l’escalier qui grinçait sous son imposante carrure. La surprise fut grande ! Rien n’était préparé. Il réalisa soudain que « maman » était partie, et elle n’avait donc pas eu le temps… ah non, la possibilité de lui chauffer son chocolat chaud et de beurrer sa tranche de pain. Cela ne le découragea pas. Il fit chauffer le lait, le versa sur le chocolat en poudre dans son bol, mélangea puis prépara sa tartine de beurre.

Quelle fierté ! Il avait réussi à tout faire seul, mais il savait que « maman » l’avait guidé. Tout en prenant son petit déjeuner, il regardait par la fenêtre. Jusqu’à présent, il n’avait guère porté attention à ce qu’il se passait à l’extérieur. Mais, là, seul, la chaise vide en face de lui, l’absence de babillages entre « maman » et lui, le silence juste troublé par le bruit de ses mâchoires et de la petite cuillère dans son bol, il prenait le temps de l’observation. Il voyait la rue bordée d’une rangée d’arbres, sur laquelle quelques personnes passaient. Les unes marchaient lentement, d’autres courraient presque. Certains gardaient la tête baissée, le regard fixé sur leurs chaussures ou sur le bitume, d’autres, le téléphone collé à leur oreille, parlaient sans porter aucune attention à ce qui les entourait. Ce spectacle humain le tétanisait. Il n’arrivait plus à éloigner son regard de cet écran de télévision réelle.

Une fois par jour, ils sortaient tous les deux pour leur promenade quotidienne. Ils allaient presque toujours au jardin public. Ils s’asseyaient toujours sur le même banc. Les enfants jouaient dans le bac à sable, sur les jeux installés spécialement pour eux. Lui aussi, il avait joué ici quand il était petit mais les autres ne venaient pas vers lui. Il était plus grand, plus fort, sa taille était décalée par rapport à celle des autres enfants de son âge. Puis il avait grandi, et avait continué à jouer sur les mêmes jeux malgré son âge. Et les regards portés sur lui avaient changé, il ne s’en apercevait pas, totalement étranger au malaise qu’il pouvait provoquer. Encore maintenant, il ne s’apercevait pas des regards étranges qui le fixaient.

« Maman » lui disait toujours qu’elle était là, et c’était le plus important. Mais aujourd’hui, sa chaise était vide. Une ombre de tristesse traversa son regard mais ne s’attarda pas. Il l’entendait encore lui parler de la journée passée, de celle à venir, des informations du jour, du chien de la voisine. Tout était sujet à discussion.

Le petit déjeuner terminé, il rangea soigneusement le beurre et la confiture dans le frigidaire, nettoya son bol et sa petite cuillère, les essuya et les remit dans le placard habituel. Maman lui disait toujours que chaque chose avait sa place, que l’ordre dans la maison aidait à mettre de l’ordre dans ses pensées. Chaque objet à sa place, chaque pensée à sa case. Cette méthode aidait Louis dans son mode de fonctionnement, et lui permettait d’appréhender la vie comme une page blanche. Il alluma la radio pour écouter les informations qu’il se mit à commenter tout seul, il faisait les questions et les réponses, puisque son interlocutrice était absente, et ce nouveau jeu l’amusait beaucoup. Un sourire sur les lèvres, il entendit que la pollution prenait de l’ampleur et que des mesures indispensables devaient être mises en œuvre pour stopper l’hémorragie. Il devra vérifier la signification exacte des mots « pollution » et « hémorragie » pour bien comprendre cette nouvelle. La recherche de mots était son plus grand plaisir, il sortait délicatement le dictionnaire de l’étagère comme un bien fragile, passait délicatement sa main sur la couverture, et après l’avoir déposé sur le bureau en bois, il l’ouvrait à la page du mot jusqu’alors inconnu. Le livre allait lui livrer le secret de ce mot nouvellement entendu, l’attente qui précédait la découverte lui provoquait des frissons. En tremblant, il ouvrit le dictionnaire et se plongea dans la lecture des mots nouveaux. Il savourait chaque nouvelle découverte comme une sucrerie. Cette sensation lui remettait en mémoire le sucre d’orge coloré que « Maman » lui achetait une fois par semaine à côté du petit jardin public, dans la boulangerie de Madame Doucette. Il regrettait le temps de ce bonbon qu’il pouvait déguster pendant des heures lors de son enfance, enfin, quand il était petit et que « Maman » pouvait encore le prendre sur ses genoux pour lui raconter une histoire. Mais il avait trop grandi, il n’était plus allé sur ses genoux et n’avait plus eu de sucre d’orge. Pourtant il en avait toujours envie, des deux, des genoux et du sucre d’orge. C’est vrai qu’il était devenu très grand, il avait alors pu regarder le haut du crâne de « Maman » qui attachait méticuleusement ses cheveux en un chignon bien serré planté au sommet de sa tête. Il aimait bien observer l’escargot formé de fils bruns parsemés de fibres grises puis blanches au cours des années qui passaient.

« Pollution : Dégradation d’un milieu naturel par des substances chimiques, des déchets industriels ou ménagers. »

« Hémorragie : Écoulement de sang hors des vaisseaux qui doivent le contenir. fig : Perte importante en vies humaines. » C’est cette explication qui retint son attention.

Il réfléchit longuement afin de relier les deux explications. Le déclic se fit. Quelle horreur ! La nature se vidait de son énergie à cause de déchets produits par l’homme. Comment était-ce possible ? Pourtant, c’était facile de ramasser les papiers qui traînaient sur le sol et de les mettre dans la poubelle. Il le faisait à chaque promenade dans le jardin public. C’est bizarre que « Maman » ne lui en ait jamais parlé, ou alors, elle lui donnait des explications plus légères. Et son far-west adoré, était-il aussi en train de se vider de sa substance ? de s’emplir de saletés ? Ce soir, il regarderait un western pour vérifier que tout était en ordre, et il était certain qu’il ne devait pas être inquiet. Malgré tout, le doute commençait à s’immiscer en lui. De nature sereine, il ne prévoyait rien, mais vivait au jour le jour sans se soucier du lendemain, et jusqu’à présent aucune inquiétude ne le troublait. Jusqu’à quand ?

Et maintenant, il fallait penser à faire des courses. Tout d’abord, regarder dans le frigidaire si un aliment manquait, puis vérifier les réserves dans le placard, et établir une liste. Pour la première fois, il devait élaborer cette fameuse liste de courses tout seul sans aucune aide. Ce n’était plus écrire sous la dictée de « Maman » qui savait tout, qui prévoyait tout mais prendre la responsabilité de l’organisation. Ce nouveau rôle l’effrayait et l’excitait en même temps. Il fut surpris de constater qu’une multitude de plats préparés envahissait le frigo, et qu’aucune course n’était à prévoir. Il voulait pourtant tenir son nouveau rôle et décida de sortir malgré tout. Il referma soigneusement la porte derrière lui, descendit les quatre marches qui menaient au portail du minuscule jardin attenant à la maison, et se dirigea vers l’épicerie.

— Bonjour, Louis ! Comment vas-tu ?

— Ça va bien, merci Monsieur.

— De quoi as-tu besoin ?

— Ben de rien, en fait. J’ai vérifié dans le frigo comme « Maman » me l’a appris, et il est plein. Pareil pour le placard à provisions. Mais comme on vient toujours ce jour-là, je suis venu.

— Dans ce cas, je te propose d’acheter juste quelques pommes, tu pourras les garder assez longtemps et toutes les manger d’ici ta prochaine visite. Qu’en penses-tu ?

Louis réfléchit un moment, semblant se poser de nombreuses questions avant de prendre une décision.

— C’est d’accord. Et puis, j’aime bien les pommes mais je les veux bien rondes et toutes rouges, c’est trop joli comme ça.

L’épicier sourit, habitué aux remarques inattendues et décalées de Louis. Il le connaissait depuis son enfance, l’avait vu grandir et avait observé l’attitude protectrice de sa mère.

— Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n’hésites pas. Je t’aiderai toujours, et je ne suis pas le seul à être à tes côtés.

— Merci Monsieur. Au revoir et à bientôt.

Louis partit en direction du jardin public, le square comme tout le monde l’appelait, le filet à provisions au bout de son bras. Il suivait le chemin habituel, et s’installa sur le banc en bois peint tout en vert sur lequel il s’asseyait avec « Maman » depuis sa plus tendre enfance. Le bois était usé, la peinture écaillée, des marques d’initiales gravées au couteau sillonnaient le dossier. Il les avait toutes lues, à chacune il avait attribué une histoire, il s’imaginait la main qui les avait tracées, le cœur qui les avait inspirées. Chaque histoire était une vraie aventure, de préférence douce et tendre.

— Bonjour garçon ! c’est une bonne idée de venir ici. Comment tu vas ?

— Ben, je vais bien ! répondit Louis avec un sourire aux lèvres, mais surpris que tout le monde se préoccupe de sa santé. Il n’avait pas l’air malade, pourtant. Et vous, Monsieur Charles, ça va ? Maman, elle n’a pas pu vous apporter votre plat et je pense qu’elle ne pourra plus mais moi, je peux si vous voulez ?

— Avec plaisir, mon garçon. Tu arrives à cuisiner ?

— « Maman » m’a laissé plein de plats dans le frigidaire, et plein de provisions dans le placard, mais j’ai regardé comment elle faisait, alors je peux le faire aussi. J’ai même fait les courses aujourd’hui ! s’exclama-t-il le regard lumineux de fierté.

— Félicitations, Louis, je suis sûr que tu cuisines très bien

— Je sais faire les tagliatelles carbonara, l’omelette à la ciboulette, même que je vais cueillir la ciboulette que je fais pousser dans le jardin, et aussi le poulet avec des tomates, et plein d’autres plats.

— Tu m’épates. Et je suis certain que tu aimes bien manger.

— Oh oui, maman disait toujours que j’étais gourmand et… il hésita un instant… gourmet, ça veut dire que j’aime les bonnes choses.

Monsieur Charles eut un sourire amusé.

— Je sais ce que ce mot signifie. Mais sais-tu que tu peux aussi trouver des références à la nourriture, et à la bonne chair, dans la littérature et aussi dans la peinture ?

— Ah bon ?

— Eh oui, attends, je vais te montrer quelque chose qui va sûrement te plaire.

Mr Charles disparut dans son antre aux multiples trésors de nature très variée. L’installation de Mr Charles semblait loufoque au passant non initié mais avait émergé d’une longue réflexion.

L’entrée du square était réservée aux jeux d’enfants et aux bancs occupés par les parents qui les accompagnaient. Puis deux allées distinctes se trouvaient séparées par de nombreuses essences de plantes, de fleurs, d’arbustes agrémentés de quelques arbres. Les allées suivaient une courbe sinueuse pour se croiser à l’extrémité du jardin qui devenait alors une véritable forêt vierge à la végétation débridée. Le jardinier semblait avoir épuisé toute son énergie à apprivoiser la verdure sur les trois premiers quarts de cet espace réservé au public, et, trop épuisé pour terminer le travail, il avait laissé une liberté totale aux plantes sur le dernier quart. L’explication était différente, et les habitués la connaissaient et l’acceptaient.

Mr Charles s’était installé au fond de ce jardin quelques années auparavant, et les habitudes avaient changé. Cachées derrière les arbustes les plus épanouis, deux toiles imperméables de couleur verte étaient solidement arrimées au sol. L’une abritait un matelas, une petite table basse sur laquelle était posé un réchaud au gaz, et un coffre. Quant à la deuxième, son rôle consistait à abriter ses trésors concentrés sur un tutti frutti de culture ; une montagne de livres, une pyramide de reproductions de peinture de tous les styles, des petites sculptures, des partitions. L’homme érudit, qu’il était, avait laissé libre cours à son enthousiasme culturel.

Cette installation avait suscité quelques commentaires vite stoppés par le jardinier, gardien du square, qui avait accepté cet homme aux étranges bagages sans restriction. Ce qui était d’autant plus surprenant pour cet homme strict qui œuvrait chaque jour à soigner ce jardin d’une main experte. La première heure fut décisive. Consacrée à un échange verbal digne d’une pièce de Ionesco entre un homme cartésien aux idées bien rangées, et un « homme artiste » au discours passionné, la fin de cette journée printanière avait assuré l’installation de Mr Charles et la protection du gardien jardinier totalement séduit.

Après quelques instants passés au fond de sa deuxième tente, Mr Charles sortit, tenant précautionneusement entre ses mains un rouleau de papier, qu’il déplia devant les yeux agrandis de Louis, qui découvrit alors un fabuleux spectacle. Un éclatement de couleurs lumineuses, un foisonnement de personnages aux costumes inhabituels et enfin, une table recouverte d’une nappe blanche sur laquelle étaient posées les agapes d’un repas joyeusement partagé, sautèrent aux yeux de Louis qui resta un grand moment figé par la curiosité et le plaisir.

— C’est beau, chuchota-t-il comme s’il craignait de déranger ces hommes et femmes occupés à discuter après avoir partagé un bon repas.

— C’est une peinture de Renoir, et ça s’appelle « Le déjeuner des Canotiers ». Tu vois, un repas peut rapprocher les gens, les inciter à parler entre eux. La nourriture tient là un rôle important.

— Le raisin a l’air bon, j’aime bien le raisin noir mais le blanc aussi avec des petits grains qui craquent sous la dent ! s’écria Louis, heureux de trouver un référent à son quotidien.

Monsieur Charles sourit. Il comprenait la surprise de Louis, et son besoin de se sécuriser face à l’inconnu qui lui était présenté, un tableau avec des personnages d’un autre temps, réunis autour d’un lieu nouveau pour Louis qui ne s’était jamais installé à une table en terrasse en pleine nature. Il voyait son contentement.

— Si tu veux, je te le prête mais il faudra être très soigneux car cette reproduction est fragile, Monsieur Charles savait que Louis serait attentif à ne rien dégrader. J’ai confiance en toi alors tu peux l’emporter chez toi pour mieux le regarder.

— Oh merci Monsieur Charles, je vais pouvoir l’admirer ce soir avant de dormir.

Louis partit, un sourire aux lèvres. Monsieur Charles le regarda s’éloigner, le pas innocent et léger sous sa stature d’un Hercule combattant Archeloüs. La carrure de Louis impressionnait toujours, jusqu’au moment où le passant croisait son regard enfantin où la douceur et l’innocence faisaient oublier les épaules larges et le corps puissant.

C’est d’un pas léger qu’il repartit vers son havre de paix, attentif à bien refermer le portail derrière lui, comme « maman » lui avait appris, et a repoussé la porte d’entrée délicatement car les gonds devenaient fragiles avec l’âge. La maison le recouvrait alors d’un halo protecteur, et la délicate odeur de roses, provenant de vasques en verre emplies d’un mélange savamment élaboré, créait alors une atmosphère légère.

— Je vais montrer ça à « maman » et elle va être trop contente, murmura Louis.

III

Elle

— Quelle plaie ! s’exclama-t-elle en son for intérieur, tout en traînant son cartable qui semblait représenter le double de son poids.

Toute menue, les cheveux en bataille et son nez minuscule dont l’extrémité légèrement relevée semblait dire au monde entier : attention, ce n’est pas le moment de venir me chercher des noises ! elle marchait au ralenti sur le bord du trottoir, tanguant souvent à la limite de la chute dans le caniveau empli d’eau salie par les feuilles d’automne.

Aujourd’hui, elle était grognon. Elle s’était une fois de plus disputée avec « sa mère d’accueil » qui tenait absolument à ce que son lit soit fait correctement et sa chambre rangée avant qu’elle ne parte à l’école. Elle trouvait cette activité parfaitement inutile étant donné qu’elle allait de nouveau mettre le bazar dès qu’elle rentrerait à la fin de la journée. Donc, autant éviter les gestes qui ne servaient à rien. Elle avançait tout en marmonnant.

— C’est toujours la même chose, et range ta chambre, et vas te laver les dents après chaque repas même le goûter, et lave-toi les mains avant de passer à table, et ci, et ça, et zut. De toute façon, je ne rentre jamais dans les bonnes cases. Je suis trop petite, trop maigre, trop négligée, trop impolie, toujours trop quelque chose. Ils m’embêtent tous…

Malgré son pas au ralenti, elle était arrivée devant la grille de l’école. Elle entra dans la cour surchargée de « gnomes », comme elle les nommait, multicolores. C’était à celui qui crierait le plus fort, qui courrait le plus vite, sans parler des effets vestimentaires qui semblaient être le reflet de la société de consommation dans laquelle ces enfants vivaient, tout ce qu’elle détestait. Pourtant sa nouvelle famille faisait en sorte qu’elle soit tout aussi bien habillée que ses camarades, respectueux de la dernière mode qui faisait rage. Mais le pull semblait trop large, le pantalon trop long, les chaussettes plissaient, et les chaussures étaient maculées de poussière voire de boue dès le deuxième jour. Elle s’en moquait, indifférente à cette effervescence. Après deux mois de scolarité, elle n’avait aucune copine, s’était déjà battue avec deux garçons et avait essuyé trois punitions en raison de son insolence. Elle avait argumenté qu’elle faisait face à des attaques lâches et qu’elle avait dû se défendre. Selon elle, s’expliquer clairement sur les raisons de ses actes n’était absolument pas de l’insolence mais elle n’avait pas obtenu gain de cause, bien au contraire, puisqu’elle avait dû rester en étude après les cours. Le seul avantage qu’elle en retirait était que personne n’osait l’embêter maintenant, et les garçons l’évitaient. Cependant, un goût amer d’incompréhension l’habitait constamment. Il semblait que le monde était régi selon la loi des adultes tout puissants, ceux qui décrétaient qu’une enfant n’avait pas à se justifier, mais qu’elle devait, au contraire, faire profil bas et considérer que la parole des « grands » était la seule valable. Toute tentative d’explication provenant d’un individu classé dans la case « enfants » était vaine et indésirable, ou se voyait attribuer le qualificatif d’insolence, grave attaque à l’encontre du « sachant » provenant de la case « adultes ». Elle devait se résigner à accepter cette évidence pour tous, mais n’y arrivait pas. Elle avait toujours son mot à dire, et bien sûr, ce n’était jamais le bon.

La solitude ne lui pesait pas, elle avait l’habitude et en avait fait une alliée, étant alors certaine qu’on la laisserait tranquille. Plus personne ne se moquait d’elle puisque personne ne faisait attention à elle.