Le Vénitien et le Maure - Isabelle Giafaglione - E-Book

Le Vénitien et le Maure E-Book

Isabelle Giafaglione

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Beschreibung

Le périple de Giacomino entre Venise et l'Afrique, à découvrir dès 11 ans.

Venise, 1190.
Giacomino, jeune Vénitien, est très inquiet. Même la voix enchanteresse de Zita, la belle saltimbanque, ne parvient pas à le calmer. Sa mère est gravement malade, et les médecins qui se penchent à son chevet sont incapables de la soigner.
Il entend parler de médecins maures qui accomplissent des prodiges. Il faut traverser les mers pour aller les chercher. Giacomino parcourt un chemin semé d’embûches et affronte maints dangers pour arriver à ses fins. Mais il peut compter sur une aide inattendue…

Giacomino parviendra-t-il à rencontrer les médecins maures ? Pourra-t-il guérir sa mère ? Quelle est donc cette aide mystérieuse ? Découvrez sans plus attendre l'incroyable aventure de Giacomino !

EXTRAIT

Giacomino avait depuis deux moisenfin atteint l’âge d’homme, quinze ans. Il devait maintenant veiller sur celle qui l’avait si opiniâtrement aidé à grandir toutes ces années. Son père avait dramatiquement disparu lors d’un dernier voyage. Armateur, il venait d’acquérir une nef particulièrement rapide sur laquelle il avait tenu à naviguer avec une cargaison très précieuse. Malheureusement, au large des côtes mauresques, le bateau avait été attaqué par des pirates. Il n’y eut aucun survivant et, bien sûr, tous les biens furent perdus. Après la mort de son mari, Donna Bellela, la mère du jeune homme, l’avait élevé seule. Elle avait souvent été bien dure avec lui, mais il commençait maintenant à comprendre pourquoi. Sans la protection de son père, Giacomino n’était rien.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Ce roman historique permet aux jeunes lecteurs de découvrir un autre Moyen Âge, celui du pourtour de la Méditerranée, où chrétiens et musulmans se rencontrent et vivent ensemble. - Isabelle Fossard, Weblettres

A PROPOS DE L'AUTEUR

Isabelle Giafaglione est professeur de Lettres et auteur aux Editions du Jasmin.

Professeur d'histoire, Marie Magellan est aussi auteur de romans.

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Couverture

Titre

Copyright

Illustration de la couverture : Sylvie Moreau
ISBN 978-2-35284-575-1
Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays
© Éditions du Jasmin, 2008
4, rue Valiton 92110 Clichy France
www.éditions-du-jasmin.com Avec le soutien du
Les mots suivis d’une astérisque sont expliqués dans le glossaire figurant à la fin de l’ouvrage.
Les chansons et poèmes sont extraits dePoètes et romanciers du Moyen-Âge, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1952.
Venise, 1190, à quelques jours de l’Ascension
La prospérité sourit à la cité du doge* et à ses puissants marchands. Comme chaque printemps, leurs vaisseaux de commerce s’apprêtent à repartir sillonner la Méditerranée, rapportant vers leurs entrepôts toutes les richesses du monde connu.
Le monde est troublé. En Terre sainte, voilà trois ans que les armées musulmanes de Saladin ont repris Jérusalem. En réponse, la chrétienté occidentale s’ébranle et prend pour la troisième fois la route des lieux saints. Jamais tant de souverains ne se sont lancés dans le voyage d’Orient. L’empereur Frédéric Barberousse et les princes du Saint Empire Romain Germanique, partis par voie de terre, ont déjà contourné l’Empire grec par le nord et arrivent en Asie Mineure. Les rois de France et d’Angleterre, Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion, rassemblent leurs vassaux1 à Gênes et Marseille pour embarquer. D’autres encore chevauchent jusqu’à Venise, comptant acheter une place sur quelque navire marchand en partance pour l’Orient.
1. Pluriel de vassal : Au Moyen-Âge, homme lié personnellement à un seigneur, son suzerain, qui lui concédait la possession effective d’un fief.

1Une guérison improbable

Giacomino posa sa plume sur le pupitre. Ses membres étaient engourdis par les longues heures passées à écrire. Il s’étira un peu, rangea les manuscrits éparpillés. Mais ce soir-là, son esprit était ailleurs. Une sourde inquiétude le rongeait et l’avait empêché de se concentrer toute la journée. Il avait dû reprendre quatre fois ses calculs de pourcentages à l’aide de son boulier1, et le maître n’avait pas manqué de le lui reprocher vertement. Il n’était jamais content, celui-là… L’angoisse le saisit de nouveau, comme autant d’aiguilles qui lui transperçaient le corps. Sa mère… La servante l’avait de nouveau alarmé le matin même, elle n’avait pas voulu réveiller Giacomino, mais Donna Bellela n’avait pas dormi de la nuit. Comme à chaque arrivée du printemps et de l’automne, les crises reprenaient, de plus en plus violentes. Son corps refusait la nourriture, la souffrance la tenaillait, elle s’affaiblissait de jour en jour.
Le jeune homme poussa la lourde porte qui émit son grincement sinistre. Il se pressa vers le canal le plus proche, celui qui longeait les fortifications du nouvel arsenal. Il détacha sa frêle barque et jeta sa besace dans un coin sec à l’arrière. Il saisit sa rame et, donnant une impulsion de son pied, fit glisser la petite embarcation le long des canaux bordés de maisons. Il était seul, on n’entendait que le clapotis que produisaient de temps à autre ses coups de rame dans les eaux impassibles. Il avait l’habitude de ces étroits canaux, sur lesquels sa rame, comme un stylet, écrivait des mots mystérieux qui disparaissaient aussitôt comme des fantômes. Il se courba avec souplesse pour passer sous leponte storto, tourna à droite après leponte della Madonettaet longea lerio dei pescatori.
Le printemps était déjà bien avancé, mais le brouillard ne s’était pas levé depuis plusieurs jours déjà, et bien que la lune fût à son plein, on ne la voyait pas danser mollement sur les canaux vénitiens. Que de fois avait-il joué à la poursuivre, la guettant, la retrouvant au détour d’un pont, la perdant de nouveau en s’éloignant dans les eaux d’encre noire ! Ce soir-là, l’humidité semblait monter de celles-ci comme un linceul*qui l’enserrait. Des ombres fantomatiques se glissaient entre les murailles, disparaissant aussi soudainement qu’elles étaient apparues.
Sa gorge se serra. Il allait encore trouver médecins et barbiers au chevet de sa mère, affairés à lui faire des saignées qui la consumaient et la laissaient plus pâle qu’une morte.
Giacomino avait depuis deux moisenfin atteint l’âge d’homme, quinze ans. Il devait maintenant veiller sur celle qui l’avait si opiniâtrement aidé à grandir toutes ces années. Son père avait dramatiquement disparu lors d’un dernier voyage. Armateur, il venait d’acquérir une nef2particulièrement rapide sur laquelle il avait tenu à naviguer avec une cargaison très précieuse. Malheureusement, au large des côtes mauresques3, le bateau avait été attaqué par des pirates. Il n’y eut aucun survivant et, bien sûr, tous les biens furent perdus. Après la mort de son mari, Donna Bellela, la mère du jeune homme, l’avait élevé seule. Elle avait souvent été bien dure avec lui, mais il commençait maintenant à comprendre pourquoi. Sans la protection de son père, Giacomino n’était rien. Enfin, les restes de leur fortune avaient rapidement fondu car la maladie de Bellela nécessitait des soins coûteux, tout comme ses frais d’écolage4. Les cours du nouveau maître d’abaque5, nouvellement installé en ville, étaient bien plus coûteux que ceux de Don Alvise, qui lui avait appris à lire àSan Pietro.
En passant devant le palais Balbi, il entendit une voix familière :
— Giacomino ! Attends-moi ! criait au loin une ombre gracile.
— Zita ! D’où viens-tu ? Que fais-tu donc dehors à cette heure-ci ?
— Hé là, on dirait mon père ! Vous êtes bien fatigant, monsieur le curieux.
Elle sauta comme un cabri pour aller se percher sur unebricola, ces poteaux servant à amarrer les gondoles. Elle poursuivit d’un trait, sans reprendre son souffle :
— Figure-toi qu’un grand jongleur*vient d’arriver de Gênes, j’ai essayé de le rencontrer mais le diable seul sait où il se trouve. Pourtant il faut que je le voie avant les épousailles de la mer, c’est in-dis-pen-sable ! Nous devons travailler nos chants et acrobaties pour la fête.
La jeune fille avait prononcé ces paroles sans point ni virgules, comme si ses pensées allaient tellement vite que les mots se bousculaient pour sortir.
— Zita, Zita, quand deviendras-tu un peu plus sage ?
— Sage ? Comme toi ? Ah non, merci ! Tu es devenu tellement sérieux ces derniers mois, depuis combien de temps n’as-tu plus ri ? Si c’est cela, s’assagir, et bien je resterai telle que je suis.
Ces derniers mots lui firent l’effet d’un poignard fiché dans son cœur.
— Oh, je suis désolée,Giacomino ! J’ai encore parlé trop vite. Je sais, Donna Bellela… Tu as raison, je dois encore grandir.
— Non, c’est toi qui as raison, reste toujours ainsi pour moi. Tu as de la joie pour deux, et j’en ai bien besoin en ce moment.
La jeune fille sauta vivement dans la barque et mit sa petite main dans la sienne. Il la serra et, immédiatement, le contact de sa peau de soie le soulagea.
Il en avait toujours été ainsi. Ils se connaissaient depuis leurs premiers babils, leurs premiers pas, leurs premiers jeux, depuis que les parents de Zita, des saltimbanques*du Sud, s’étaient installés à deux pas du nouvel arsenal. Ils vivotaient dans l’un de ces moulins entre l’arsenal et la petite église deSanta Giustina, au milieu des vignes et vergers qui longeaient la lagune*. Leur habitation était bien modeste mais les rires, la musique et la poésie en faisaient le plus beau des palais vénitiens. Ils avaient souvent été invités par son père, amateur de poésie, à venir se produire devant les commerçants et leurs familles. Et ils les avaient toujours enchantés ! Zita était un peu plus jeune que lui et, naturellement, il avait toujours voulu la protéger. Elle menait une vie très libre pour une jeune fille, ses parents la laissaient errer dans la ville et se consacrer à sa passion, la poésie et le chant. Giacomino était souvent inquiet de la savoir ainsi seule : de nombreux individus peu recommandables infestaient et envahissaient la ville, transportés par les bateaux de marchandises comme des hordes grouillantes de rats. Mais il en était toujours ainsi chez les saltimbanques, la liberté était le bien le plus précieux.
Pendant qu’elle poursuivait son babillage, Giacomino eut tout le loisir de l’observer. Il pouvait la voir plus souvent, maintenant qu’il fréquentait la classe d’abaque avec les autres fils de marchands. Son maître, le sévère Bartolo, avait loué une maison en face de l’arsenal, si bien qu’il la croisait presque tous les jours. Pourtant, il lui semblait qu’à chaque rencontre, elle s’était encore transformée. Pour lui, elle avait toujours été un lutin, un elfe, une nymphe, une fée. Elle ne marchait pas, elle dansait. Elle ne parlait pas, elle chantait. Son rire était fontaine, son rire était rossignol. Ses yeux pouvaient tantôt le fouetter comme l’éclair, tantôt l’apaiser comme un rayon de soleil automnal. Le souffle de ses cheveux aussi sombres qu’une nuit orageuse, le caressait au gré du vent. Sa fine taille se dessinait sous l’étoffe de sa robe, et sa peau mordorée brillait comme celle des Maures. Si Zita avait conservé ses joues rondes de l’enfance, elle était désormais une vraie jeune fille.
— Giacomino, tu ne m’écoutes pas !
— Mais si, tu parlais de ton dernier poème.
— Ça, je l’ai dit il y a au moins… une éternité.
— Mais tu parles tellement vite, je ne peux pas suivre !
— Je ne t’ai pas vu depuis deux jours et j’ai tant de choses à te raconter !
Tout en se chamaillant, ils parvinrent à la porte de sa demeure. Zita voulut s’effacer, mais Giacomino insista :
— Reste, je t’en prie, tu me donnes la force d’affronter cette épreuve.
Ils montèrent au premier étage et y trouvèrent Donna Bellela, auprès de laquelle s’affairaient le médecin, son assistant et un barbier. Longue, émaciée, évanescente, elle reposait sur la couche, enveloppée dans de lourdes étoffes qui ne l’empêchaient pas de grelotter. Seuls son visage, encadré de ses longs cheveux blond roux, et ses bras, d’une maigreur effroyable, étaient découverts. Le barbier venait de lui poser une canule*. Le sang, particulièrement clair, jaillit brièvement. Le savant parut satisfait et renvoya ce dernier.
— Le traitement de ce dernier mois devrait bientôt porter ses fruits, nous pourrons réduire les saignées à une fois par semaine.
— Comment pouvez-vous l’affirmer ? Ne voyez-vous pas qu’elle s’est encore affaiblie et qu’elle a encore perdu du poids ? Et ses douleurs ne font que s’intensifier ! s’écria Giacomino, incapable de contenir sa colère.
— Giacomino, murmura Bellela, comment oses-tu ? Présente immédiatement tes excuses !
— Nous pardonnons aisément la fougue de ce jeune ignorant parce que son cœur a parlé. Jeune homme, ce sont les conséquences inévitables du traitement, il n’y paraîtra plus dans quelques semaines. Votre mère pourra de nouveau s’alimenter normalement. En attendant, poursuivez le régime à base de fruits crus et évitez surtout les viandes rouges.
Il quitta la pièce sans même accorder un regard à Giacomino, suivi de l’assistant à la même allure de cuistre6 que son maître.
— Je hais ces médecins, ce sont eux qui te rendent malade. Il faut les renvoyer ! tempêta-t-il.
— Mon enfant, tu sais que ce sont les plus grands savants de Venise. Il faut avoirconfiance et s’en remettre aux mains de Dieu. Peut-être a-t-il décidé de me rappeler à lui.
— Ne parle pas ainsi. Tu m’as enseigné autre chose. Quand père nous a quittés, c’est toi qui m’as appris à me battre, coupa-t-il.
Elle poursuivit dans un soupir :
— C’était un autre temps, je n’en ai plus la force maintenant.
— Mais les miennes sont vives ! Mère, j’ai entendu parler de grands médecins chez les Maures. On dit qu’ils ont bien plus de connaissances que les nôtres, et qu’ils accomplissent des miracles.
— Les miracles sont du ressort de Dieu, pas des hommes, trancha-t-elle. Cette discussion me fatigue. Zita, pourquoi ne chanterais-tu pas une de ces chansons dont tu as le secret, qui soignent les âmes en souffrance ? Cela nous apaiserait tous les deux.
Zita s’exécuta de bonne grâce et Giacomino vit les traits de sa mère se détendre. Puis elle glissa lentement vers le sommeil.
1. Instrument de calcul composé d’un cadre portant des tringles sur lesquelles sont enfilées des boules.
2. Grand navire à voiles.
3. Relatif aux Maures, habitants de l’Afrique du Nord.
4. Frais de scolarité.
5. Planchette rectangulaire munie de boules et servant à compter ; par extension, art du calcul au moyen de cet instrument.
6. Homme orgueilleux et ridicule.

2Les épousailles de la mer

C’était le jour où Venise exultait. Les cloches de tous les campaniles*sonnaient joyeusement, bondissaient, retentissaient, appelant tous les habitants à se rassembler, ce qu’ils s’empressaient de faire, aussi turbulents que des écoliers. On s’interpellait, on se bousculait, on se faufilait, on courait. Des vagues humaines se répandaient, s’écoulaient des maisons, se déversaient dans les ruelles comme mille torrents tumultueux. Ceux-ci dévalaient et enflaient un peu plus au passage de chaque porte, porche ou perron. Comme aspirée, la foule, suivant les parcours mystérieux de la cité – tantôt à droite, tantôt à gauche, tantôt sur un pont, à travers lescampi1 et des venelles si étroites qu’on pouvait en toucher les deux murs en étendant les bras –, se dirigeait vers un seul but.
Hommes et femmes élégamment vêtus, enfants de tous âges, nourrissons, vieillards courbés et vacillants, aucun citoyen de Venise n’aurait manqué les épousailles de la mer !
Les canaux étaient encombrés d’embarcations : de la plus pauvre barque de pêcheur à la plus riche gondole, toutes rivalisaient de beauté. Les premières simplement enjolivées par des fleurs de champs, les autres repeintes à neuf, croulant sous les roses, tendues de soies et de brocarts*. On aurait cru une procession de jeunes filles se précipitant à un premier bal dans une joyeuse bousculade. À leur bord, on pouvait distinguer de riches patriciens2revêtus de leurs plus beaux atours3, d’un luxe aussi ostentatoire*que leurs gondoles : chaperons de drap fin savamment enroulés, tuniques de velours serrées par de magnifiques ceintures de cuir sur lesquelles pendaient les épées. Les élégantes, portant des coiffes de mousseline de soie et d’or se tenaient dignement assises et étalaient avec recherche les voiles de leurs bliauds4.
Cris, chants et musiques complétaient ce tableau. Tous les jongleurs et saltimbanques, joueurs de tambourin et de flûte, cracheurs de feu et chanteurs se préparaient pour la grande foire qui aurait lieu après la cérémonie.
Bien sûr, Zita et sa famille n’étaient pas de reste.
La jeune fille était habillée pour ce jour de fête d’un bliaud que sa mère, très habile de ses mains, avait pu lui confectionner dans unbaldacchino, ce magnifique tissu de soie décoré de figurines, que des marchands lui avaient offert en échange d’un spectacle donné pour des noces. Elle n’en avait jamais porté de si beau ! De couleur rouge rubis, l’étoffe, rehaussée de motifs bleu et or, brillait au soleil et lui caressait la peau. Sa longue chevelure était savamment tressée et pudiquement recouverte d’un voile en mollequin5maintenu par un tressoir6.
Toute sa famille se pressait pour voir la cérémonie. On avait laissé pour l’instant les instruments, la foule était trop dense. Les chants et la danse se déchaîneraient plus tard, une fois la galère7 ducale revenue du Lido et la nouvelle alliance célébrée.
Sa mère, radieuse, s’appuyait au bras de son père qui tentait d’écarter la foule. Zita suivait impatiemment son groupe, ses deux jeunes frères, oncles et tantes, cousins, amis, et guidait Luca, le fameux jongleur, qui découvrait cette grande fête.
— Arriverons-nous à temps ? s’exclama sa mère. Il me semble que nous piétinons !
— Paolo, prends garde, tu vas nous perdre ! Accroche-toi à ma ceinture.
— Dis-moi, Zita, s’enquit Luca, pourquoi cette fête chaque année ?
— N’as-tu donc jamais entendu parler des épousailles de la mer ? Mais que fait votre doge, là-bas, à Gênes ?
— Notre ville est puissante et tout aussi festive, mais nous ne vivons pas sur l’eau comme vous !
— Je sais simplement que nous célébrons depuis bien longtemps une victoire. Je ne sais pas trop laquelle. Le sais-tu, papa ? cria Zita.
— Giacomino m’a dit que c’était la conquête de la Dalmatie8, ma chérie, lança-t-il en se retournant.
— Oui, enfin, poursuivit-elle, papa m’a souvent raconté que, quand j’étais encore bébé, le pape a accordé aux Vénitiens l’honneur de bénir cette célébration. Vois-tu, c’est une très belle fête, car le doge épouse la mer, comme un homme prend une femme. Voilà pourquoi nous sommes si heureux !
Ils furent emportés à ce moment-là par un mouvement de foule qui les sépara de leur groupe.
— Prenons cettecalle9, nous les rejoindrons !
— Calle? Chez nous, c’est unvicoou unestrada, s’exclama Luca qui s’efforçait de la suivre.
Celui-ci parlait le génois et ne comprenait pas toujours ce que Zita expliquait dans son dialecte vénitien.
— Tiens, je crois que j’aperçois là-bas le marchand Dandolo et sa femme. Quelle toilette magnifique !
— Les mauvaises langues disent qu’il attend la mort de Mastropiero pour se faire élire doge à son tour…
— Zita, qu’as-tu ? Pourquoi tournes-tu dans tous les sens ? demanda son père. On dirait une toupie !
— Rien, rien, papa. Je me demande juste où peut être passé Giacomino. Je pensais qu’il se joindrait à nous.
— Ma fille, Giacomino est un homme maintenant, et peut-être a-t-il besoin d’une autre compagnie que celle d’une petite fille comme toi.
À ces mots, elle se renfrogna. Brusquement, elle saisit la main de Luca, bouscula une matrone qui avançait à l’allure d’un escargot épuisé, parvint à se glisser entre un couple qui se disputait et pfff ! plus vive qu’une étoile filante, elle disparut, emportant le jongleur dans son sillage.
— Zita, reste avec nous ! eut à peine le temps de dire son père. Elle devient vraiment impossible. Mais quelle mouche l’a piquée ?
— Caro10, je crois que tu es aveugle, comme tous les pères. Tu ne vois pas ta petite fille grandir…
— Mais… que veux-tu dire ?
La réponse fut emportée par la clameur de la foule. On approchait du palais du doge, où celui-ci devait embarquer.
Enfin libres de leurs mouvements, la jeune fille et le jongleur étaient parvenus sur lecampo San Zaccaria. Zita fulminait toujours après son père, mais le spectacle qui se préparait eut vite raison de sa mauvaise humeur. Et tant pis pour Giacomino ! Après tout, il était peut-être aussi en train de la chercher. Ils s’appliquèrent donc à trouver le meilleur point de vue. Ils s’efforcèrent de s’approcher des quais, mais une haie de gardes en protégeait l’accès pour éviter que la foule ne piétinât les premiers rangs. Même en se hissant sur ses talons et en allongeant le cou, la petite taille de Zita l’empêchait de voir : une forêt de hennins11se dressait devant elle, telles des lances de chevaliers !
—Vite, la galère d’apparat va bientôt arriver ! Nous devons trouver un point de vue plus élevé, cria Zita.
Elle leva les yeux, regarda autour d’elle, et soudain, un sourire malicieux éclaira son visage.
— Je sais, le campanile deSan Zaccaria !
— Mais… est-ce permis ?
— Ne t’inquiète pas, le vieux moine sonneur de cloches est un peu gâteux et complètement sourd. Je sais qu’il oublie souvent de refermer la porte, poursuivit-elle tout en tirant, bousculant, rudoyant les badauds.
Arrivés devant la lourde porte de bois vermoulu, ils s’appuyèrent tous deux et la firent pivoter suffisamment sur ses gonds pour pouvoir se glisser à l’intérieur. Heureusement, la foule et les gardes, tous occupés par le spectacle, ne firent pas attention à leurs manœuvres. La porte claqua dans leur dos, ils se retrouvèrent plongés dans l’obscurité. Pas à pas, suivant de leurs mains les murailles humides pour ne pas trébucher, ils gravirent les premières marches de l’escalier en colimaçon. Une odeur puissante de mousse et d’algues remontait aux narines et le moindre bruit de pas était amplifié dans l’édifice. L’ascension était longue, pas moins de deux cent cinquante marches les attendaient !
Soudain, ils entendirent des pas lourds qui se rapprochaient. Luca saisit la main de Zita et la serra très fort. L’escalier était si étroit qu’ils allaient forcément percuter le sonneur de cloches ! Il avait dû s’attarder après avoir sonné la tierce12. Ils perçurent alors la faible lumière que dégageait sa chandelle…
Le vieux moine grommelait en descendant les marches qu’il devait gravir si souvent dans la journée. Ses genoux le faisaient souffrir, il glissait et manquait se casser le cou à chaque descente. Prudemment, il poursuivait, se tenant également au mur de sa main droite, la gauche tenant bien haut la chandelle.
Les deux amis se collèrent à la paroi, retenant leur souffle. Zita se mordait les lèvres pour maîtriser son fou rire. Leurs mains sentirent à ce moment-là un léger renfoncement, mais impossible de se tenir là à deux ! Luca souleva rapidement Zita et lui fit comprendre qu’elle devait se hisser sur ses épaules. Agile et légère comme un moineau, elle cala ses pieds, s’équilibrant de ses mains sur le mur au moment où le moine les atteignit. Le vieil homme eut l’impression de sentir un souffle sur son bras, un léger chatouillement. Brrr ! Le coin était infesté de chauves-souris ! Il les dépassa, atteignit enfin la porte, sortit, et la verrouilla soigneusement.
— Zut ! On est enfermés ! pesta Luca.
— Laisse-moi d’abord descendre, on verra comment faire après.
— Comment sortir de là ? Et la foire ?
— Écoute, on ne va pas se gâcher le spectacle maintenant. Viens, on monte. Et puis on trouvera bien une solution, sinon mes parents vont être furieux si nous ne les rejoignons pas pour jouer !
Une lumière éblouissante les empoigna au sommet. Ils fermèrent les yeux ; quand ils les rouvrirent, un spectacle éclatant se déploya devant eux.
De laJudaïcaet de l’île deSan Giorgioapprochaient des nefs à trois mâts et des galères que les armateurs avaient aussi apprêtées pour l’occasion. Majestueusement, le navire du doge ouvrait le ventre de la lagune, sûr de sa puissance. La mer, docile et paisible ce jour-là, attendait leur union. On distinguait sur la nef les gonfanons13 claquer au vent, les archers alignés fièrement sur le pont, et à la poupe, le doge, enveloppé de pourpre, assis sur son trône.
— Où se dirige le cortège maintenant ? chuchota Luca, saisi par la splendeur du spectacle.
— Là où les eaux de la lagune rejoignent la mer, à l’embouchure deSan Nicolòdu Lido. Nous ne pourrons distinguer d’ici, mais je sais que le patriarche*bénira le doge puis l’anneau d’or et versera l’eau bénite dans les eaux de la mer. Enfin notre doge se lèvera de son trône puis jettera l’anneau en signe d’alliance. Il prononcera ces paroles : « Desponsamus te, mare nostrum, in signum veri perpetuique domini14».
Ils restèrent encore, muets, béats, admirant la lente avancée de la procession, jusqu’à la disparition à l’horizon de l’imposante galère.
— Bon et maintenant, que faire pour se sortir de là ?
Pendant ce temps, Giacomino était assis dans l’église deSan Bartolomeode Rialto en compagnie d’un homme âgé, d’aspect vénérable. La douce lumière des cierges les enveloppait, éclairant et ébauchant les traits angéliques du jeune homme, dont le regard se tournait ardemment vers son aîné. De celui-ci, on distinguait surtout les mains posées sur les épaules du garçon, parcheminées, noueuses, les veines et les tendons dessinant des sinuosités sous la peau devenue transparente. Tous deux étaient plongés dans une conversation en apparence très sérieuse, et seuls leurs chuchotements brisaient le profond silence.
Le matin même, Giacomino avait été retardé auprès de sa mère. Ses douleurs avaient repris après une collation, elle n’avait donc pas eu la force de se déplacer pour participer à la fête. Elle avait pourtant insisté pour que Giacomino rejoignît Zita, mais il était arrivé trop tard au moulin. Il s’était ensuite évertué à la retrouver, mais, dans cette foule, c’était comme rechercher une anguille dans la mer tout entière ! Pour éviter la foule, il avait décidé de passer parSan Lorenzo, laissant à sa gauche la nouvelle église des Templiers*. Il avait pris lerio dei Furlaniqui était moins encombré. Arrivé àSan Giovanni Crisostomo, les canaux devenant impraticables, il avait arrimé sa gondole pour continuer à pied. Il avait longé le nouveau pont du Rialto, mais, plus il avançait, plus la foule se resserrait. Fatigué de pousser et piétiner, il s’était réfugié un instant sur le perron de l’église deSan Bartolomeo. C’est là qu’il avait aperçu son vieux maître de grammaire, Don Alvise.
— Maître ! Maître !
— Giacomino ! Quelle bonne surprise ! Je ne t’aurais pas reconnu. Comme tu as changé !
— Depuis quand êtes-vous de retour à Venise ?
— Je suis arrivé hier, j’ai dû quitter Padoue, des affaires urgentes m’attendent. Le prieur m’a chargé de suivre la réfection de l’église deSanta Maria Formosa. Mais parle-moi un peu de toi. Comment avancent tes études ?
C’est alors qu’une grande bousculade les avait projetés contre le mur de l’église, coupant leur conversation.
— Rentrons, nous serons plus tranquilles, avait proposé Don Alvise.
Ils s’étaient signés, s’étaient installés sur les bancs du dernier rang et avaient repris en chuchotant.
— De ce côté-là, tout va bien. J’apprends beaucoup et je serai bientôt prêt à exercer le métier de marchand. La comptabilité n’a plus de secrets pour moi et j’ai écrit tant de lettres de change15 que la corne a poussé sur mes doigts ! Pourtant, je ne vous cache pas que les soucis obscurcissent mes esprits.
— Ta mère souffre-t-elle toujours ?
— Plus que jamais et je ne peux me résigner à la voir s’éteindre ainsi. Je n’ai plus qu’elle… Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ces médecins que nous payons une fortune sont des ânes. Vous qui avez beaucoup voyagé, n’avez-vous pas entendu parler de ces médecins maures qui savent soigner ?
— Je me suis intéressé de près aux recherches des infidèles. Ils ont de grands savants, mais nos guerres perpétuelles ne favorisent pas la circulation de leur science. Les médecins parlent surtout d’un grand savant appelé Avicenne16, disparu il y a presque deux siècles et qui aurait laissé un manuscrit décrivant la somme de ses connaissances :leCanon.
— Où peut-on se le procurer ? Il nous le faut !
— Doucement, mon enfant. Tu sais ce qu’il advient de ces vieux manuscrits. Ils passent de main en main, parmi les puissants, et l’on ne sait finalement qui les possède. D’autre part, ce savant était perse, il n’a pas écrit en latin.
Les épaules de Giacomino s’affaissèrent, son regard se voila.
— Pourtant, maintenant que j’y pense, je me demande si mon ami Gérard de Crémone…
— Dites-moi ! s’exclama Giacomino, reprenant espoir.
— Celui-ci s’est installé à Tolède pour rassembler et traduire des manuscrits des sages d’Orient. Je sais qu’il a fait un travail imposant, mais je ne peux te dire s’il s’est intéressé auCanon. Malheureusement, Dieu l’a rappelé à lui il y a trois ans. Mais j’ai entendu dire qu’il a rassemblé de nombreux intellectuels et traducteurs autour de lui. L’un d’eux pourrait sans doute nous renseigner. Toutefois, tu ne seras pas beaucoup plus avancé. En admettant qu’il a été traduit, qu’en ferais-tu ? Je ne suis pas médecin, et toi non plus. Non, oublie ce que je viens de dire, ce n’est que pure folie.
Giacomino se jeta aux pieds de Don Alvise.
— Je vous en supplie, Maître, au nom de la miséricorde divine, aidez-moi ! S’il a vraiment été traduit, je partirai à sa recherche ; sinon je trouverai un médecin maure !
Don Alvise posa ses mains sur les épaules du garçon bouleversé, le releva, et commença d’un air grave :
— Tu es toujours aussi impétueux… Je comprends ta douleur, et je vais te donner un conseil. Après cela, tu prendras bien le temps de réfléchir. Tu sais que nos temps sont troublés. Les troupes se rassemblent dans tout l’Occident, chaque jour tu as vu des croisés embarquer pour la Terre sainte. Toute l’Espagne est à feu et à sang, c’est la guerre. Les rois catholiques du Nord ne cessent de se battre contre les princes musulmans du Sud pour reprendre les territoires d’Al Andalus17. Ce serait un voyage beaucoup trop périlleux ; le triste destin de ton père devrait suffire à te dissuader. Et comment trouver un médecin maure qui accepte de venir ici ? Il te faudra également beaucoup d’argent pour payer cette traversée et ce voyage, comment te le procureras-tu ? Enfin, si cette folie t’était fatale, ta mère ne s’en remettrait pas. Maintenant, prie le Seigneur, demande-lui conseil et protection. Tu viendras ensuite me trouver quand tu auras pris une décision. Il se leva, bénit le jeune homme et disparut.
Giacomino s’agenouilla à même le sol et se mit à prier avec ferveur. Il resta là longtemps, ne sentant pas le sol dur qui meurtrissait ses genoux.
Le soleil se précipitait vers les flots quand il quitta l’église deSan Nicolodu Lido. Après sa conversation avec Don Alvise, il était parti, comme une multitude de Vénitiens, faire le pèlerinage du Lido. Il avait imploréSan Nicolo, lui avait demandé conseil si bien que, dans son recueillement, il n’avait pas vu les heures passer.
Enfin, il sortit, détacha sa barque et s’engagea sur les eaux de la lagune.
Le soleil, dans un dernier effort, embrasait la scène. Venise, posée sur un lit de flammes, rougeoyait, flamboyait, chatoyait dans cette dernière fête du feu. Tout à coup l’astre plongea.