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Extrait : "La dame âgée occupant la baignoire avec la jeune femme avait dû être fort belle. Des bandeaux de cheveux grisonnants, encore épais, encadraient son visage aux traits réguliers et accentués. Sa toilette entièrement noire se recommandait par une élégance sévère. La personne assise auprès d'elle achevait tout au plus sa vingtième année."
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 278
Veröffentlichungsjahr: 2015
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La dame âgée occupant la baignoire avec la jeune femme avait dû être fort belle.
Des bandeaux de cheveux grisonnants, encore épais, encadraient son visage aux traits réguliers et accentués.
Sa toilette entièrement noire se recommandait par une élégance sévère.
La personne assise auprès d’elle achevait tout au plus sa vingtième année.
Elle était blonde avec de grands yeux d’un bleu sombre et sa figure, d’une douceur et d’une distinction parfaites, offrait en ce moment une pâleur inquiétante.
Elle semblait bien près de se trouver mal. – Son adorable tête se penchait comme une fleur mourante sur son corsage dont une robe de soie étroitement ajustée dessinait les formes gracieuses.
– Léonide, ma chère enfant, qu’avez-vous ? – murmurait sa compagne à son oreille. – À quel propos ce cri qui vous est échappé ? Pourquoi donc êtes-vous si pâle et pourquoi tremblez-vous ainsi ?
– Ce n’est rien, madame… rassurez-vous, – répondit au bout d’un instant la jolie blonde d’une voix profondément altérée.
– Vous souffrez, cependant…
– Oui… j’ai souffert, c’est vrai… Mais je vais déjà mieux…
– D’où venait votre mal ?
– Je ne sais… une douleur subite et violente… là… au cœur… Je n’ai pas été maîtresse de moi dans le premier moment et j’ai honte de ma faiblesse…
– Êtes-vous sujette à ces douleurs soudaines ?…
La jeune femme secoua la tête et répliqua :
– C’est la première fois de ma vie que j’éprouve quelque chose de pareil…
– Respirez ce flacon, je vous en prie… Il contient des sels anglais d’une grande force qui vous remettront complètement.
– Merci… Ce serait inutile… Je vous assure que la crise est passée…
En effet les teintes rosées du camellia commençaient à refleurir sur les joues d’une blancheur de neige.
– Souhaitez-vous quitter le spectacle ? – reprit la dame vêtue de noir. – Désirez-vous que je vous reconduise ?…
– Non… non… – répliqua vivement la jeune femme. – Je prends à la pièce un plaisir très vif, et je tiens à rester… j’y tiens beaucoup…
– On étouffe dans cette baignoire… – De là peut-être vient votre malaise… – Voulez-vous sortir un instant ? Nous irons prendre l’air à une des fenêtres du foyer ?…
– Un peu plus tard je vous accompagnerai volontiers, mais en ce moment je ne me sens pas encore assez remise pour marcher…
– Ce sera donc quand il vous plaira…
Raquin, – nous l’avons dit, – s’était retourné brusquement.
En voyant la jeune femme il fit un haut-le-corps.
– Ah ! par exemple, – murmura-t-il, – en voilà une sévère ! – Lorsque ce polisson de hasard se mêle d’arranger les choses, il peut se vanter de damer le pion au plus malin !!! – C’est Passecoul qui sera surpris !!! Je le vois épaté !…
À l’instant précis où Raquin prononçait in petto le nom de son jeune collègue, ce dernier reprenait sa place à côté de lui.
– Eh bien ! je sais où il est… – dit-il en s’asseyant.
– Pardieu ! moi aussi, je le sais, et même ce n’était pas la peine de te déranger pour l’apprendre… – Ici tu étais aux premières loges !… – Mais présentement il s’agit d’autre chose… – Je te réserve une surprise qui se porte bien…
– Ah bah !… – Voyons la surprise.
– Retourne-toi sans en avoir l’air… – Regarde dans la loge basse qui est derrière ton dos et, quand tu auras jeté ton coup d’œil, garde-toi de témoigner ta stupeur par des gestes incohérents…
– Qu’est-ce qu’il y a donc dans cette loge ?
– Je te répète de regarder…
Passecoul se retourna.
– Madame Metzer !!! ! – fit-il avec un étonnement profond.
– En personne véritable et naturelle ! – Le mari absent, la femme au spectacle et dans le même théâtre que l’amoureux !!! – Qu’en dis-tu ?
– Je dis que c’est un rendez-vous…
– Pas possible.
– Pourquoi donc ?
– Le lieutenant n’est à Paris que depuis quelques heures, et nous ne l’avons point perdu de vue à partir du moment de son arrivée…
– Et l’institution de la poste aux lettres que tu oublies !… – Il a pu écrire…
– Il ne soupçonne ni peu ni beaucoup que son idole est si près de lui, j’en suis sûr… – N’as-tu pas vu son air ennuyé ?… – D’ailleurs la petite femme, en l’apercevant tout à coup, a failli s’évanouir de saisissement… – preuve qu’elle ne le savait pas là.
– Alors la situation se corse… – Nous verrons à en tirer parti…
Des chut ! réitérés interrompirent la conversation des deux complices.
La salle s’était repeuplée et on levait le rideau.
Après l’acte, Passecoul et Raquin quittèrent ensemble le parterre et allèrent se poster dans le couloir, à quelques pas de la porte de l’orchestre, mais un peu en arrière.
Ils ne tardèrent point à voir sortir Georges Pradel s’essuyant le front. – La chaleur étant écrasante dans la salle, le lieutenant avait déboutonné machinalement les revers supérieurs de sa redingote, ce qui n’échappa point à Passecoul.
– Bon à savoir… – murmura-t-il en donnant un coup de coude à Raquin. – Suivons-le… – Si véritablement il ne se doute de rien, j’ai mon idée…
L’officier se promena dans le couloir du rez-de-chaussée pendant deux ou trois minutes ; il passa sans s’arrêter et avec une indifférence manifeste devant la porte de la baignoire où se trouvait la jeune femme et, prenant une contremarque au contrôle, il alla respirer sur le boulevard quelques bouffées d’air moins brûlant.
– Tu avais raison, ma vieille, – dit Passecoul à son compère, – l’amoureux est ici comme il serait ailleurs… et le hasard seul a tout fait…
– Alors, ton idée ?
– Tu verras… Viens au caboulot.
– Avec d’autant plus d’enthousiasme que j’ai une pépie de moineau franc, et que je sécherais avec volupté une chope ou deux de n’importe quoi…
– Garçon ! – commanda Passecoul en s’installant à une petite table, – deux bocks et ce qu’il faut pour écrire…
– Tu vas faire ta correspondance ? – demanda Raquin d’un air naïf.
Le bandit blond ne répondit pas.
Lentement, et d’une grosse écriture incorrecte mais très lisible, il traçait sur une feuille de papier ces quelques mots :
« Un ami inconnu prévient le lieutenant Georges Pradel que madame Léonide M… se trouve dans la baignoire n° 16, avec une autre dame, et que M. M… n’est pas à Paris. – À bon entendeur, salut ! »
Quand il eut achevé, il tendit le papier à Raquin en lui disant :
– Comprends-tu ?
– Je commence…
La sonnette de l’entracte chassait du café les consommateurs.
– Rentrons vite… – fit Passecoul.
– Vas-tu donc agir tout de suite ?
– C’est probable.
– Prends garde de manquer ton coup…
– Bah ! qui ne risque rien n’a rien…
Les neuf dixièmes des spectateurs avaient regagné leurs places.
Passecoul s’assura que le lieutenant occupait déjà son fauteuil et que, pour sortir, il lui faudrait déranger ses voisins assis comme lui, ce qui prendrait quelques secondes.
Il s’approcha du placeur de l’orchestre.
– Monsieur, – lui dit-il avec une extrême politesse, – je viens solliciter de votre complaisance un petit service.
– Si c’est pour un fauteuil, – répliqua l’employé, – je le regrette, mais c’est impossible… – Je n’ai plus rien… pas seulement un strapontin…
– Il s’agit de toute autre chose… – Regardez, je vous prie, au troisième rang, le huitième fauteuil… Vous voyez un jeune homme ?…
– Oui, monsieur, un jeune homme avec de longues moustaches blondes ébouriffées… – Joli garçon… tournure militaire… – Est-ce ça ?
– C’est parfaitement ça. – Veuillez prendre ce petit papier et le remettre à ce jeune homme.
– Mais, monsieur, n’entendez-vous pas qu’on frappe ? – Le rideau va lever… je dérangerais le public…
– Dérangement sans importance… – Il est très essentiel que le jeune homme en question reçoive ce petit papier sans le moindre retard… Voici deux francs que je vous prie d’accepter.
Un placeur ne résiste point à quarante sous courtoisement offerts.
– C’est bien, monsieur, – fit-il ; – que devrai-je dire à la personne ?
– Tout simplement ces mots : – Si vous êtes le lieutenant Georges Pradel, ceci est pour vous…
– Le lieutenant Georges Pradel ? – répéta l’employé du théâtre.
– C’est cela même…
– Je vais lui parler…
Le placeur entra dans l’orchestre pour s’acquitter de sa commission.
Passecoul saisit le bras de Raquin et l’entraîna rapidement jusqu’à l’extrémité du couloir où il s’arrêta, tout près de la baignoire numéro 16.
Les deux misérables attendirent, les yeux fixés sur la porte de l’orchestre.
Leur attente fut courte.
Au bout d’un instant le placeur reparut puis, presqu’aussitôt, Georges Pradel s’élança dans le couloir.
– Attention ! – dit tout bas Passecoul à Raquin. – Prête-moi main forte si c’est nécessaire…
Et le jeune bandit se mit à marcher très vite à la rencontre du lieutenant, comme un spectateur qui se sachant en retard se hâte de regagner sa place.
Certes la largeur du couloir est suffisante pour que quatre personnes y puissent aisément passer de front.
Ceci n’empêcha point Passecoul, au moment où il allait croiser l’officier, de dévier de la ligne droite avec une maladresse si adroitement calculée que les deux hommes, lancés en sens contraire, se heurtèrent à la façon de deux trains placés sur une seule voie et qui se tamponnent.
Le choc fut violent. – Passecoul chancela ou du moins en eut l’air et, pour ne pas tomber, s’accrocha pendant une seconde à l’officier.
Ce dernier, furieux de cet abordage inattendu, saisit par les épaules le complice de Raquin, et le secouant rudement lui dit avec colère :
– Eh ! sacrebleu ! monsieur, êtes-vous ivre ? Êtes-vous aveugle, ou votre insigne gaucherie cache-t-elle une arrière-pensée d’insulte et de provocation ?
Passecoul recula de deux pas et, saluant avec humilité, balbutia :
– Ni insulte, ni provocation, ni rien de ce genre, oh ! grand Dieu !!! monsieur, n’en doutez-pas !!! – Je ne suis point ivre, d’ailleurs, ne me grisant jamais ; ni tout à fait aveugle… – Malheureusement j’ai la vue si basse qu’en traversant les boulevards il m’arrive de prendre les fiacres pour de simples passants… – Je ne vous voyais pas et suis au désespoir de vous avoir ainsi coudoyé… – Recevez-en, monsieur, mes plus humbles excuses…
Il était impossible qu’une attitude à ce point soumise ne calmât pas instantanément Georges Pradel.
Aussi répondit-il avec un sourire pacifique :
– Voilà qui est au mieux, monsieur !… – Votre myopie étant donnée, vous êtes moins à blâmer qu’à plaindre, et je ne puis vous en vouloir d’une agression involontaire… – Permettez-moi seulement de vous offrir un bon conseil…
– Je le permets, monsieur, et j’en profiterai s’il se peut…
– Eh bien ! achetez des lunettes… – Un brutal comme j’en connais vous aurait tout à l’heure corrigé d’importance avant d’entendre vos raisons.
– L’avis est bon, monsieur, et je compte le suivre au plus tôt… – J’achèterai dès demain de bons verres grossissants qui me permettront de faire connaissance avec votre visage, si j’ai l’heureuse chance de vous rencontrer de nouveau… – Monsieur, je vous salue…
– Mes compliments, monsieur…
L’incident était vidé, comme on dit en style parlementaire ou judiciaire.
Georges Pradel souleva son chapeau et se remit en marche dans la direction de cette baignoire qui l’attirait irrésistiblement.
Passecoul, – auquel Raquin n’avait pas eu besoin de venir en aide, – s’élança, suivi de son complice, dans un des escaliers qui conduisent à la galerie, longea le couloir des premières loges, redescendit par l’escalier de l’autre côté, prit une contremarque au contrôle pour ne pas avoir l’air d’un monsieur qui se sauve, traversa le vestibule et arriva sur le boulevard.
Raquin, ayant exécuté de point en point les mêmes manœuvres, s’y trouva en même temps que lui.
– Est-ce fait ? – lui demanda-t-il à l’oreille.
– Pardieu !…
– L’ordre et la marche ?
– Emboîte-moi plus que jamais.
– Sufficit !…
Passecoul héla le cocher d’un coupé qui passait à vide.
Les deux gredins montèrent dans ce coupé.
– Où allons-nous, bourgeois ? – demanda l’automédon.
– Place de la Bastille, je te prends à l’heure…
La voiture roula.
– Hein ? – fit Passecoul en riant. – Qu’en dis-tu ?
– Je dis que c’est de première force !!! – Moi qui prévoyais la chose et qui regardais de mes deux yeux, je n’y ai vu que du feu… Si bien que j’ai cru le coup manqué !!! !
– Oui, c’était assez réussi, – reprit le blond scélérat. – J’aurais eu de jolis succès chez Robert Houdin ou chez Hamilton dans la prestidigitation et les escamotages, ayant incontestablement la main leste.
Passecoul, après avoir ainsi parlé, tira de sa poche deux objets, le porte-cigares que nous connaissons et une boîte d’allumettes-bougies.
Il tendit cette boîte à Raquin, après avoir fermé les vitres et abaissé les stores, et il dit :
– Enflamme ces allumettes l’une après l’autre, en ayant soin de les tenir bien droites pour les faire durer plus longtemps… – Nous avons besoin d’y voir clair…
Raquin obéit et la lueur vacillante des bougies microscopiques éclaira tant bien que mal l’intérieur de la voiture.
Passecoul ouvrit alors le porte-cigares et il en explora le contenu.
– Deux billets de mille, un de cinq cents et trois de cent… – murmura-t-il, – ça fait deux mille huit cents livres, ou l’addition n’est qu’un vain mot…
– Quatorze cents pour chacun de nous… – insinua Raquin.
– Tu t’en ferais mourir !!! – répliqua le jeune gredin. – J’ai tout combiné, tout observé, tout préparé… J’ai agi seul de A jusqu’à Z… – En stricte justice je ne te dois rien, mais je suis un bon enfant et la crème des camarades… – Nous avons commencé l’affaire ensemble, nous la finirons ensemble, ni plus ni moins que si tu m’avais donné un coup de main solide… – Seulement j’ai droit à une prime et je me la décerne à l’unanimité… – Empoche un des billets de mille… je garde l’autre et les coupures…
Raquin empocha sans mot dire, un peu vexé, mais très convaincu ; regrettant l’inégalité du partage, mais sachant à merveille que Passecoul était dans le vrai.
– Éclaire toujours !…– commanda ce dernier,– la correspondance ci-incluse peut n’être pas dépourvue d’intérêt.
Successivement il tira de leurs enveloppes les deux premières lettres de M. Domerat à son neveu.
Les trouvant insignifiantes à son point de vue particulier, il ne fit que les parcourir.
Il n’en fut pas de même pour la troisième, – celle remise le matin même à Georges Pradel, au bureau du Grand-Hôtel.
Celle-ci captiva violemment, et dès les premières lignes, son attention tout entière.
Quand il l’eut achevée, une exclamation sourde s’échappa de ses lèvres.
– Qu’est-ce qu’il y a donc dans cette missive pour t’agiter ainsi ? – demanda Raquin.
– Ce qu’il y a ? – répéta Passecoul ; – il y a la fortune !!!
– Ah ! diable !… un vrai magot ?… un fort sac ?… Quelque chose dans les vingt mille francs ?…
– Plus de trois cent mille balles !…
Raquin eut un éblouissement.
– Et c’est sérieux ? – balbutia-t-il.
– Est-ce que j’ai la mine d’un blagueur ?…
– Et on peut mettre la main sur la braise ?
– Je compte bien y mettre la mienne…
– Tu veux dire la nôtre, n’est-ce pas, mon petit Passecoul ?… – Je suis de l’affaire ?… hein ?… J’en suis ?…
– Il est probable que j’agirai seul, selon mon habitude ; mais je n’en aurai pas moins besoin de ton aide… – Nous partagerons donc après la réussite…
– Et nous deviendrons des gens huppés ? des bourgeois cossus ?…
– Nous deviendrons même d’honnêtes gens, si le cœur t’en dit… – répliqua Passecoul en riant. – Mais cela, je t’en préviens, sera plus difficile…
– Quand agirons-nous ?
– Dès demain… – ou plutôt dès cette nuit… – Il n’y a pas un jour à perdre…
– Donne-moi des détails… qu’aurai-je à faire ?
– Le guet…
– Comment ?
– Georges Pradel ne doit pas quitter Paris avant quarante-huit heures… – À tout prix il faudra l’empêcher de partir… Tu entends, Raquin, à tout prix !!!
– J’entends, mais je ne comprends pas… et entre nous, tu sais, je voudrais bien comprendre…
– Dix lignes de certaine lettre écrite par l’oncle du lieutenant te mettront mieux au fait que des explications compliquées.
– Et ces dix lignes ?
L’intervention soudaine du cocher coupa court à ce dialogue.
– Bourgeois… – dit-il en se penchant vers une des portières, – nous approchons de la Bastille…
– Où faut-il vous conduire ?…
– Aux Quatre Sergents de la Rochelle… – répondit Passecoul.
Le restaurant que nous venons de nommer est bien connu aux environs de la place de la Bastille, et même plus loin.
Sa cave, abondamment pourvue jadis de certains vins d’Anjou qu’on n’aurait pu trouver ailleurs, y attirait toute une catégorie de gourmets.
L’auteur de ce récit se souviendra toujours d’un Clos des Rôtissants qui faisait son bonheur il y a quelques années.
Passecoul et Raquin quittèrent leur voiture, entrèrent dans le restaurant, montèrent au premier étage, et Passecoul dit impérieusement au garçon qui les reçut :
– Un cabinet… quatre douzaines d’escargots… deux bouteilles de Saumur, et plus vite que ça ! nous sommes pressés…
Au bout de cinq minutes ils étaient servis.
Passecoul poussa le verrou de manière à rendre toute surprise impossible, puis il tira de sa poche la dernière lettre de M. Domerat, il approcha sa bouche de l’oreille de son complice et, étouffant le son de sa voix, il lut, en appuyant sur quelques passages.
Quand il eut achevé, il demanda :
– Comprends-tu, maintenant ?
– Je comprends qu’il y a trois cent cinquante mille francs en or et en billets de banque au château de Rocheville, ce qui est un denier très coquet… Mais tu me l’avais déjà dit…
– Et tu ne vois que ça dans la lettre ?
– Ma foi, oui…
– Il ne te semble pas que ce fort sac nous appartient déjà ?…
– Ma foi, non,…
Passecoul haussa les épaules.
– Ah ! – fit-il avec un profond dédain, – moi qui te croyais de la jugeote !…
– Et je me flatte d’en avoir, – répliqua Raquin, – mais je ne m’emballe point comme toi à la poursuite d’une turlutaine impossible. – Tu veux mettre la main sur le magot… – Parbleu, c’est clair, et je le voudrais comme toi, mais le moyen ?… – À la Banque de France aussi, et au Comptoir d’escompte, il y a de l’argent, et plus que là-bas, et ça ne nous fait pas la jambe plus belle… – Que veux-tu ? moi, je suis pratique !!! – Te figures-tu par hasard que ce Landry, qui doit être un gaillard solide puisque le vieux Domerat lui accorde une confiance entière, laissera ces deux bons garçons qu’on appelle Passecoul et Raquin s’installer au château pour y dévaliser la cachette à leur aise ?… – Allons donc ! jamais de la vie !… – Nous nous ferons pincer en tentant l’aventure, voilà le plus clair de la chose…
Le bandit blond regarda son compère avec un redoublement d’ironie.
– Tiens, vois-tu, ma vieille, – s’écria-t-il ensuite, – tu me fais mal aux cheveux tant ta bêtise est monumentale !!! – Parole sacrée, tu es arrivé trop tard à la distribution du bon sens !!!… Il n’en est pas resté pour toi !!! – Oui, cent fois oui, Passecoul et Raquin, ces deux charmants garçons, seraient reçus au château de Rocheville comme des caniches dans un jeu de boules… – Mais qui te parle de Passecoul et de Raquin ? Crois-tu que le lieutenant Pradel sera mis à la porte par les serviteurs de son oncle ?…
– Non, assurément, je n’en crois rien… Mais qu’est-ce que ça nous fiche ?…
– Tu n’as donc pas écouté la lettre ?… Eh bien, je vais t’en relire un petit morceau…
Et Passecoul relut en effet :
« J’écris deux lignes à Jacques Landry, un ancien matelot, un brave homme que tu ne connais pas… »
– Entends-tu ?… – Comprends-tu !… – poursuivit le jeune misérable. – Georges Pradel ne connaît pas Jacques Landry ; donc Jacques Landry ne connaît pas Georges Pradel !!! – Est-ce clair ?…
– Comme de l’eau de roche…
– Donc il accueillera de confiance et à bras ouverts le neveu de M. Domerat, annoncé par M. Domerat, ayant sa poche pleine de lettres de M. Domerat, et sachant sur le bout du doigt le secret des trois cent cinquante mille francs de M. Domerat !!! – Est-ce toujours clair ?…
– Toujours.
– Et tu n’as pas encore deviné que le lieutenant ce sera moi ?…
Raquin regarda Passecoul avec une indicible stupeur.
– Toi !!! – murmura-t-il.
– Moi-même, pardieu !… et la chose est moins difficile que tu ne le supposes… – Il suffira de supprimer ma fausse barbe et d’ajouter sur ma lèvre une longue moustache blonde ébouriffée, pour me faire une tête d’officier et me donner une vague ressemblance avec Georges Pradel… – C’est indispensable… – M. Domerat peut avoir décrit le physique ou montré la photographie du neveu à son régisseur… – La moustache arrangera tout… – Un plus malin s’y tromperait… – Donc on ne songera seulement pas à discuter mon identité… – J’aurai soin d’arriver le soir, et le soleil levant du lendemain ne me retrouvera plus au château !…
– Pendant la nuit tu feras le coup ?
– Naturellement, et je te garantis qu’il sera bien fait…
– Mais si Jacques Landry essaye de défendre l’argent ?…
– Tant pis pour lui !…
– Si la jeune fille s’éveille au bruit ?…
– Tant pis pour elle !… – Chacun pour soi ! – J’ai dans ma poche un couteau, je m’en sers… – Ces gens n’ont qu’à dormir…
Ces réponses effroyables furent faites avec un calme sinistre qui, à tout autre qu’à Raquin, aurait donné le frisson.
Passecoul continua.
– Tu vois, ma vieille, que je n’ai rien oublié… – dit-il. – Le plan est simple et doit réussir… – Un seul péril sérieux pourrait me menacer…
– Lequel ?
– Georges Pradel arrivant à l’improviste là-bas et brouillant mes cartes par sa présence…
– Ah ! diable !… Je ne songeais point à cela…
– Mais moi je songe à tout… – Or, tu me garderas contre ce coup de tampon, et ce sera ta part de collaboration…
– Suffit ! l’ordre et la marche ?
– Nous retournons au Gymnase illico… – Nous nous assurons que le lieutenant n’a pas bougé, ce qui d’ailleurs est absolument sûr, vu la présence de son amoureuse. – Je te donne une poignée de main et je file sur Rouen par un train de nuit… N’importe lequel… Je serai toujours assez tôt à Malaunay, ne voulant faire mon entrée à Rocheville que demain soir quand on n’y verra goutte…
– Comme ça, je ne vais pas avec toi ?
– Au château tu serais inutile et gênant ; ici tu es indispensable…
– La consigne ?
– T’attacher au lieutenant, ne le perdre de vue ni une minute ni une seconde jusqu’à ce qu’il ait regagné sa case au Grand-Hôtel. – Demain matin, au point du jour, recommencer de plus belle la surveillance. – La fantaisie de filer en Normandie pourrait venir au jeune homme et je serais pincé ! – Il ne faut pas, tu m’entends, tu me comprends, il ne faut pas qu’il parte demain…
– Comment l’en empêcher ?…
– Par tous les moyens…
– Mais encore ?…
– Fais-toi cette nuit une tête de fantaisie, de façon à te rendre méconnaissable… c’est le pont-aux-ânes !… – Le physique et la tenue d’un vieil officier retraité et rageur seraient parfaits pour chercher querelle à Georges Pradel… – Tu as du quibus. Achète une grande redingote bleue, de chic militaire, chez le fripier que nous connaissons et qui ouvre à n’importe quelle heure sa porte aux camarades quand ils ont le mot de passe. – Enfin, si tout échouait, si Georges Pradel prenait le chemin de la gare sans que tu aies pu venir à bout de l’en empêcher, jette-lui au visage en passant une fiole d’acide sulfurique… – Ça vaudra une patte cassée pour le retenir, et ce sera moins compromettant qu’un coup de couteau…
Ces choses se disaient dans la voiture où les deux misérables étaient remontés en quittant le restaurant du boulevard Beaumarchais.
Passecoul fit tout à coup un mouvement brusque en poussant une exclamation étouffée.
– Qu’est-ce que tu as ? – demanda Raquin.
– C’est une idée qui vient de me traverser l’esprit…
– Voyons l’idée…
– Ça serait trop beau… C’est impossible… – murmura le bandit blond, comme se parlant à lui-même…
– Voyons toujours…
– Combiner la fortune et la vengeance… Mettre les morceaux doubles… Lever trois cent cinquante mille francs et payer du même coup nos vieilles dettes d’Afrique à Georges Pradel… Qu’est-ce que tu dirais de ça, Raquin ?
– Je dirais comme toi : C’est trop beau !
– Et pourtant ça pourrait se faire, si le hasard te permettait de chambrer le lieutenant pendant quarante-huit heures, et de le chambrer si bien et si complètement qu’il ne puisse dire : – « J’étais là ! » et qu’il ne puisse surtout prouver qu’il y était…
– À quoi ça nous servirait-il ?
– À lui faire endosser, sans résistance possible, ce qui va se passer là-bas !!!… On saura dans le pays, grâce à moi, que Georges Pradel est arrivé… – Je laisserai au château, – je m’en charge, – des traces indiscutables de sa présence… – Donc il sera venu, et, si un crime a été commis, c’est à son actif qu’on le portera… Qu’est-ce que tu dis de ça, Raquin ?…
– Je dis que tu es le diable en personne ou, pour le moins, son proche parent !
Passecoul, en quittant avec Raquin le restaurant des Quatre Sergents de la Rochelle, avait donné l’ordre au cocher de revenir au boulevard Bonne-Nouvelle.
Le coupé s’arrêta.
Les deux complices descendirent de voiture et, grâce aux contremarques prises à tout hasard par Passecoul, ils rentrèrent au théâtre, mais ne songèrent pas un instant à regagner leurs places.
Il leur suffisait de voir Georges Pradel se promenant de long en large dans le couloir du rez-de-chaussée, et ne s’éloignant pas plus de la baignoire n° 16 qu’un soldat en faction ne s’éloigne de son poste.
On jouait le dernier acte de la Dame aux Camellias.
La touchante agonie de Marguerite Gautier était commencée. – À tous les étages de la salle les larmes coulaient. – Les femmes se mouchaient avec bruit, et de temps en temps on entendait dans quelque loge éclater un sanglot.
Passecoul donna une poignée de main à son collègue et lui dit tout bas :
– Parole d’honneur, je crois que le jeune homme ne s’est encore aperçu de rien et s’imagine que son porte-cigares est toujours dans sa poche ! – Tu le tiens, ne le lâche plus… – N’oublie rien… fais bonne garde, et viens m’attendre après-demain matin à la gare Saint-Lazare… – J’ignore à quelle heure j’arriverai, mais j’arriverai certainement…
Et il partit, laissant Raquin monter la garde aux alentours de Georges Pradel.
Pendant l’absence des deux bandits, voici ce qui s’était passé :
Nous avons entendu la jeune femme blonde, désignée par Passecoul sous le nom de Léonide Metzer, répondre à sa compagne que, lorsque viendrait l’entracte, elle sortirait volontiers avec elle pour respirer à l’une des fenêtres du foyer une atmosphère moins suffocante que celle de la salle.
L’entracte arriva…
Madame Metzer avait vu l’officier quitter brusquement son fauteuil d’orchestre. – Elle avait deviné sa présence dans le couloir. – Elle avait compris, sans se retourner, qu’il collait son visage au carreau de la loge.
Elle s’attendait donc à le voir apparaître dès le premier pas qu’elle ferait hors de la baignoire.
Son attente ne fut point déçue.
Georges, qui d’un regard fiévreux épiait le mouvement léger de la porte prête à s’ouvrir, se trouvait en face de cette porte et, pâle, ému, tremblant, la tête en feu et le cœur sautant dans la poitrine, s’adossait à la muraille circulaire.
La jeune femme, aussi émue, aussi pâle, aussi tremblante que le lieutenant, fit passer sa compagne devant elle et, tournant vers Georges ses beaux yeux pleins de trouble, d’inquiétude, de tendresse craintive et de supplication timide, elle appuya son doigt sur ses lèvres.
Dans leur muette et irrésistible éloquence ce geste et ce regard voulaient dire :
– Nous ne nous connaissons point et nous ne nous sommes jamais vus… – Ne me parlez pas… ne me saluez pas… ne me reconnaissez pas… – De la moindre imprudence de votre part résulterait pour moi un danger certain… un malheur probable…
Georges Pradel comprit tout cela, et nous croyons à peu près superflu d’ajouter qu’il ne songea pas une minute à désobéir.
Un amoureux véritablement épris est disposé sans cesse à la plus passive obéissance, c’est même un des irrécusables symptômes de cette pernicieuse et contagieuse maladie qu’on appelle l’amour…
Mais si madame Metzer défendait au lieutenant de s’approcher d’elle et de lui parler, elle ne lui défendait ni de la regarder ni de la suivre, et pendant le temps, bien court du reste, que les deux femmes passèrent au foyer, Georges put s’enivrer de la vue de cette charmante créature qu’un quart d’heure auparavant il croyait à jamais perdue pour lui ; – il put, en marchant derrière son idole, admirer ces beaux cheveux blonds relevés sur la nuque rose et formant au sommet de la tête un casque d’un or pâle d’où s’échappaient des mèches folles. Ce cou gracieux, cette taille souple et cambrée, à la fois ronde et fine ; tout ce corps harmonieux dont la jupe étroitement serrée, selon les inflexibles lois de la mode, accusait les formes exquises, et qui, dans chacun de ses mouvements, révélait une perfection et une séduction nouvelles.
Et quand le jeune homme et la jeune femme se croisant, échangeaient un regard furtif, les yeux de Georges exprimaient une passion si chaude, l’étincelle qui s’en échappait, vibrante et chargée de fluide, allait si droit au but, que Léonide sentait ses joues s’empourprer, et que ses paupières aux longs cils s’abaissaient instinctivement sous les caresses de ce regard.
Il est bien entendu que la vieille dame ne s’apercevait en aucune façon de ce petit manège.
– Ou je me trompe fort, ma chère enfant, – dit-elle, – ou vous allez maintenant tout à fait bien…
– Vous voilà fraîche comme une rose et plus belle qu’un ange…
– Vous ne vous trompez point, madame, – répliqua Léonide avec un sourire, – du moins en ce qui concerne mon malaise passager de tout à l’heure. – Il n’en reste aucune trace… Je ne me suis jamais mieux portée…
– Je cherche en vain d’où venait ce malaise, – poursuivit le chaperon, – et je ne puis trouver de valable motif… – Peut-être résultait-il simplement de l’émotion causée par la pièce…
– Peut-être, en effet…
– Une jeune femme de mes amies, – (je vous parle du temps où j’étais jeune moi-même,) – ne pouvait assister à la représentation d’un drame un peu trop amoureux sans en rapporter un ébranlement des nerfs qui durait plusieurs jours… – Aussi son mari prudent et sage, désireux de couper le mal dans sa racine, ne la conduisait plus qu’au Théâtre-Français, les soirs de tragédie… – Je trouve, moi, qu’il avait raison… La tragédie laisse les nerfs en paix, n’éveille point l’imagination, et l’endormirait au besoin…
Elle aurait pu parler longtemps ainsi, la bonne dame, sans obtenir de sa compagne autre chose que de vagues monosyllabes exprimant une inconsciente adhésion.
Léonide ne l’écoutait plus.
En revanche, Georges Pradel avait beau rester silencieux, elle entendait ce qu’il ne disait pas.
La sonnette électrique annonçant la fin de l’entracte dépeupla le foyer en quelques secondes.
Madame Metzer sortit en adressant au lieutenant un regard qui certes ne signifiait point : Adieu ! mais : Au revoir !
Le jeune officier, resté seul, ne redescendit pas tout de suite.
Il se laissa tomber sur une banquette et il s’absorba dans son bonheur, bonheur d’autant plus immense qu’il était plus inattendu et plus inespéré.
Nos lecteurs comprendront l’ivresse de Georges quand ils connaîtront le drame d’amour commencé quelques mois auparavant et qui, interrompu ou plutôt brisé en Afrique d’une façon soudaine et brutale, se renouait à l’improviste à Paris.
Ce drame, nous le raconterons bientôt.
Tout à coup Georges frissonna.
Une pensée inquiétante se glissait dans son délire, et, comme une goutte d’eau glacée, arrêtait net les bouillonnements de son âme.
Il se souvenait pour la première fois de l’avis glissé dans sa main par le placeur de l’orchestre et accompagné de ces mots murmurés à son oreille :
– Si vous êtes le lieutenant Georges Pradel, ceci est pour vous…
L’officier avait plié et mis dans sa poche la mystérieuse feuille de papier.
Il la reprit, la défripa et relut ces lignes tracées, nous l’avons dit, d’une grosse écriture incorrecte qui ne décelait point l’homme du monde :