Légendes de la mer - Gabriel de La Landelle - E-Book

Légendes de la mer E-Book

Gabriel de La Landelle

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Extrait : "Comparables à la circulation du sang, les mouvements de la mer et des fleuves entretiennent la vie du globe rafraîchi et fécondé par leurs eaux. Mais voici le chant du coq ; dans les arbres rabougris par l'âpre brise du large les oiselets y répondent ; leurs gazouillements saluent le crépuscule qui blanchit l'horizon ; les oiseaux de la mer ont pris leur vol, goëlands et mouettes battent des ailes ; la terre s'éveille, la marine s'est animée."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Avant-propos
La Légende et la Vérité

Personne n’aime la Vérité plus ardemment que l’auteur de ce recueil de Légendes ; il la veut en tout et partout ; il a horreur du Mensonge, père du mal, fraude empoisonnée qui accompagne toujours le Vice, qui précède toujours le Crime.

Et pourtant la Légende est loin d’être, comme l’auguste Vérité, précise, exacte, inflexible, n’amoindrissant ni n’exagérant, n’altérant, ne dénaturant, ne modifiant rien, ne déguisant jamais l’horrible et présentant sans voiles, en pleine lumière, les plus hideuses abominations.

La Légende n’a point cette austérité si souvent terrible qui épouvante dans l’Histoire, jette le trouble dans l’âme et la tristesse dans le cœur. La Légende n’attriste ni ne trouble ; elle embellit et poétise ; elle plaît, émeut, attendrit, enthousiasme même parfois ; mais, bien que sincère au fond, elle confond, elle mélange, elle transforme, et, naïve en ses erreurs, elle charme parce qu’elle ne doute pas d’elle-même. Bien différente en cela de la Fiction, même la plus innocente comme l’Apologue ou la Parabole, la Légende croit ce qu’elle affirme. Enfin, partout où elle a cours, elle n’impose ni ne s’impose, car si sa bonne foi est évidente, jamais elle n’est article de foi.

L’auteur des Légendes de la Mer a puisé aux sources les plus diverses ; il a reproduit les traditions des livres sacrés ; il a recueilli les opinions hypothétiques des savants chroniqueurs ; il a écouté les modestes rapsodes, n’a rien repoussé de ce qui avait le caractère pieux et, s’emparant des croyances populaires, il en a souvent enregistré de la plus ravissante candeur.

Les doubles emplois, les répétitions, les contradictions, les anachronismes ne l’ont pas fait reculer ; car si la Vérité est une, la Légende est le plus souvent multiple. Elle se déplace, se dédouble, se rajeunit ; elle émigre et se transplante ; elle franchit l’océan et s’y refait neuve sans devenir méconnaissable. Ses métamorphoses ne trompent donc point, car elle n’essaie jamais de mentir.

Si une vérité se concilie toujours avec une autre vérité, très souvent deux légendes sont inconciliables. Et cependant l’auteur, qui a procédé par ordre chronologique, glanant sur toutes les rives et dans tous les champs labourés par la carène des vaisseaux, reste convaincu de n’avoir porté aucune atteinte à l’austère Vérité qui peut sourire parfois, mais ne s’irritera jamais des écarts de la Légende dévote, crédule, fervente, qui ne s’égare en aucun cas au-delà des limites tracées par la foi.

IPhénomènes et métamorphoses

La mer et la marée. – Réveil, l’Angelus. – Le calme, la brise, les moutons, préludes, les tempêtes. – Tradition biblique, systèmes, fables et légendes.

La nuit est calme et sereine, un silence profond règne dans les campagnes, pas un frémissement dans l’air, pas une feuille qui tremble, la terre est muette ; mais par-delà les hautes falaises, un bruit sourd et mystérieux se fait entendre : – c’est la mer !

Approchez ; sur la limite des flots, vous verrez une ligne éclatante de phosphore qui roule serpente, murmure ou gronde, s’avance ou s’éloigne, tantôt lente et timide comme l’enfant à peine sorti du berceau, tantôt rapide et fougueuse comme l’étalon en fureur. Quelle que soit la vitesse de ce sillon bleuâtre qui fuit le rivage ou l’envahit, un peu plus loin se développe, à perte de vue, une nappe immobile, miroir d’acier qui réfléchit les astres de la nuit, le ciel sombre et les nuages vaporeux appendus à sa voûte.

Le silence ne cesse qu’aux points de contact de la mer avec la terre.

La marée monte, la marée descend ; ici impétueuse, là paisible, suivant la disposition du fond, mais toujours avec une inflexible régularité. L’air et la terre connaissent le repos ; la mer s’agite sans cesse, et lors même qu’elle semble endormie sous le calme plat, il faut qu’elle se balance dans son vaste lit comme le matelot dans son étroit hamac.

Comparables à la circulation du sang, les mouvements de la mer et des fleuves entretiennent la vie du globe rafraîchi et fécondé par leurs eaux.

Mais voici le chant du coq ; dans les arbres rabougris par l’âpre brise du large les oiselets y répondent ; leurs gazouillements saluent le crépuscule qui blanchit l’horizon ; les oiseaux de la mer ont pris leur vol, goélands et mouettes battent des ailes ; la terre s’éveille, la marine s’est animée, la cloche du village sonne l’Angélus et les pêcheurs mettent leurs barques à flot.

La mer n’est plus d’azur foncé, c’est un champ d’argent, que les premiers soupirs de la brise rident aux alentours de la rive, – souvent ainsi la brise renaît avec le jour ; – vers ses confins extrêmes, la surface des eaux n’a pas encore de mouvement sensible.

Bientôt pourtant le clapotis succède au calme plat, le miroir se subdivise en facettes scintillantes, l’azur et l’argent ondulent et se marient. À la plage où se tord l’éternelle ligne d’écume blanche, bondissent les vagues, innombrable troupeau de béliers.

Prêtez l’oreille, vous entendrez un groupe d’alertes mariniers qui chantent gaiement, en apprêtant leurs filets. Et la mer elle-même, avec sa voix tour à tour éclatante ou contenue, accompagne ces couplets, ces refrains, qui disent peut-être son éloge.

Nos braves gens la comparent à une belle fiancée qui, parée de ses plus brillants atours, sourit à son jeune époux. – « La voici, disent-ils, qui roule d’un air joyeux et mutin, plus sereine qu’une princesse. Elle aussi salue l’aurore naissante ; les rayons du soleil vont la teindre des plus riches couleurs. Elle est d’une humeur charmante aujourd’hui ; elle nous invite à déferler la toile, rit à la brise de terre et nous promet une pêche abondante :

Hourra ! faisons rouler notre barque dans ses flots ; en route, camarades ! au travail, et bon courage ! »

On se hâte ; les derniers préparatifs s’achèvent ; les poitrines et les bras unissent leurs efforts. La chaloupe glisse sur le galet, puis sur le sable fin à travers les premières lames ; enfin la voici qui flotte ; les mariniers sont montés à bord ; ils poussent.

Les poulies ont crié, les voiles battent et retombent lourdement sur les mâts, le vent les gonfle bientôt ; adieu le chant des pêcheurs, il se perd dans l’éloignement, il est couvert par le bruit des avirons qui de toutes parts frappent les flots.

Au large, les navires, jusque-là retenus par le calme, s’ébranlent, s’inclinent et volent au milieu des troupes d’oiseaux de mer qui plongent dans leur sillage.

Tout à coup le soleil, grossi par la réfraction, sort des ondes, et ses rayons parallèles font de la nappe d’azur un champ d’or, un champ de feu ; la mer est rouge, la mer est embrasée.

Contemplez ce splendide tableau, admirez avec respect ces magnificences de la création, n’essayez pas de résister au charme puissant d’un tel spectacle, et fussiez-vous le plus sceptique des hommes, vous vous écrierez, comme le philosophe : « Ô mon Dieu, que vous êtes grand !… »

Le soleil s’élève, son diamètre diminue, les nuages empourprés pâlissent, la mer reprend alors sa teinte uniformément bleue ; puis, si la brise augmente graduellement, le clapotis deviendra plus fort, de petites lames se formeront. Sous l’impulsion du vent qui fraîchit encore, vous les verrez se réunir en vagues plus grosses, onduler longuement s’il les pousse dans la même direction que la marée, mais s’il est plus ou moins oblique, plus ou moins contraire, se dresser en crêtes tranchantes, se révolter, lutter, se rouler sur elles-mêmes comme les volutes d’un chapiteau corinthien.

Déjà la mer n’a plus cet aspect souriant qui promettait au pêcheur une récolte facile,

Perchè cosa non è sotto la luna,
Che de’venti e de l’onde abbia men fede,
Car, sous l’astre des nuits, il n’est rien dans le monde
De moins digne de foi que les vents et que l’onde.

Le sable ou les fonds vaseux du rivage sont soulevés par la mer qui s’irrite ; elle prend une teinte d’un vert jaunâtre ou d’un brun triste ; en même temps des nuages gris ont voilé le soleil, et, bourbeuse aux alentours de la terre, elle a au large des tons plombés.

Ce nouvel aspect sera de courte durée si le vent augmente de plus en plus ; le masque de plomb est rompu par des masses d’écume, blancs panaches qu’enflamme parfois un rayon furtif du soleil. Éblouissante féerie ! toutes les couleurs du prisme brillent soudain ; les moutons, comme disent les matelots, caracolent parés de rubans et de fleurs.

Voyez, sur la mer qui moutonne, les navires filer avec vitesse : ceux-ci, dont la course est favorisée, passent d’un air triomphant, ils s’éloignent sans fatigue, en quelques instants ils ont paru et disparaissent ; ceux-là, que contrarie la direction de la brise, louvoient péniblement sous une voiture étroite ; ils manœuvrent sans relâche, et, malgré la rapidité de leur élan, vous les apercevrez pendant de longues heures, penchés à la bande, combattant corps à corps, gagnant tantôt à la faveur d’une risée ou d’un remous, tantôt dérivant, perdant en dépit de tous leurs efforts et ne doublant enfin qu’à grand-peine ces menaçants écueils que les flots caressaient naguère, sur lesquels maintenant ils brisent avec rage.

Tout cela n’est encore que le prélude de la tempête. – « Jusqu’ici la brise est maniable, » vous diront les navigateurs. Il n’en est pas un qui ne préfère cette mer agitée au calme plat de la belle nuit dont la sécurité nous charmait.

Le marin de long cours ne se contente même pas de cette brise légère qui seconde l’effort des avirons et que le riverain a saluée en chantant la mer, sa féconde mais capricieuse nourrice. Il faut au navigateur hauturier un vent frais qui gonfle bien toutes ses voiles, dût le navire audacieusement penché répondre par de sourds craquements aux sifflements du vent dans les agrès. Et alors déjà la brise est trop forte pour l’humble pêcheur qui interrompt ses travaux et regagne la côte, surtout si le temps devient menaçant.

Le calme plat est l’ennemi naturel du long-courrier et même du caboteur.

Brise du ciel, ma mie,
Pourquoi t’être endormie ?
Si grand que soit l’horizon
Barré pour la flottaison,
Ce n’est qu’une prison !

Mais depuis les progrès de la navigation à vapeur, la chanson a cessé d’être vraie, pour une nombreuse variété de marins qui préfèrent le calme aux moindres vents contraires, détestent les vagues agitées et dédaignent presque la brise favorable.

Ainsi, en fait de marine, la science nous a ramené au point de départ, car il en fut de même sur les galères et sur les nefs antiques, semblables, par la nature interne de leur moteur, à nos vapeurs modernes. Les marins des navires à vapeur pensent comme ceux de l’enfance de l’art naval. Toutefois, jusqu’à ce que le double problème du non-encombrement et de l’économie ait été complètement résolu, la grande navigation et le grand commerce appartiendront encore au système à voiles, infiniment moins dispendieux et laissant disponible l’espace occupé par le combustible et la machine.

Du reste, pour l’homme des mâts et des cordes, comme pour son savant rival des bâtiments à vapeur, ou comme pour l’humble pêcheur du littoral, la tempête, le temps à naufrages, est l’ennemi suprême.

Que, durant plusieurs jours et plusieurs nuits, le vent n’ait cessé d’augmenter, que sa violence continue et multiple engendre des lames géantes en amoncelant les nuées sur un horizon sinistre ; que les vagues se poursuivent pour s’entre-dévorer au fond des abîmes et en ressortir presque aussitôt trois fois plus hautes, trois fois plus terribles ; que les légions de l’Océan livrent d’effroyables assauts à la terre ferme, aux rochers escarpés, aux plages frémissantes, aux falaises qu’ébranlent leurs coups ; – oh ! c’est alors un spectacle effrayant, mais tellement grandiose, que l’homme, pénétré du sentiment de sa faiblesse, devra se prosterner devant la Puissance qui « met un frein à la fureur des flots » et qui a dit à la mer : « Tu n’iras pas plus loin ! »

Les horreurs de la tempête s’accroissent avec les brouillards et l’obscurité, le voisinage des récifs ou des bancs de glace, les effets des courants et des marées, les détonations de la foudre, les trombes et une foule d’autres phénomènes plus ou moins fréquents suivant les zones et les climats.

Sur les côtes africaines, il est un vent embrasé qui, venu des Saharas, ajoute à tous les dangers de la mer les souffrances aiguës et souvent mortelles d’une chaleur torréfiante. Dans les mêmes parages, la tornade, série de sautes de vent, tord les flots en spirale et parfois ne laisse aux marins d’autre ressource que de couper leur mâture.

Aux Indes, les terrenos brûlants ne sont pas moins à redouter que le siroco et les autres vents des déserts d’Afrique. Les tempêtes du Bengale, appelées elephanta, et les typhons des mers du Japon et de la Malaisie, tourbillons plus formidables encore que les tornades, tantôt arrachant de leurs emplantures les mâts à sec de voile, les déracinent littéralement, tantôt font sombrer les plus grands navires, même à l’ancre.

Les rives de la Plata sont fameuses par leurs pamperos (coups de vents des pampas), qui, descendus des Cordillères, traversent sans obstacle deux cents lieues de pays plat et balayent ensuite les eaux du littoral avec une incroyable fureur. On leur a vu repousser la mer jusqu’à dix milles au large. Au mois d’avril 1793, par exemple, le lit du fleuve fut mis à sec pendant trois jours, et l’on découvrit alors des navires coulés par le fond depuis vingt-cinq ans et plus.

Les ouragans et les raz de marée des Antilles ont une lamentable célébrité, sur laquelle l’emporte celle des cyclones de la mer des Indes et du typhon de la Malaisie.

Dans le canal de Bahama, des tempêtes qui durent parfois, sans accalmies, pendant des mois entiers, se combinent avec le gulf-stream, dont la vitesse n’est nulle part aussi grande.

Les horribles coups de vent du cap de Bonne-Espérance et du cap Horn ont toujours rendu redoutable le passage de l’Atlantique aux mers immenses dont ils sont les limites avancées.

Nulle part, toutefois, pour la fréquence, la violence et la durée, il n’est de perturbations atmosphériques égales à celles qui, en toutes saisons, révolutionnent les mers polaires.

Sous le ciel hyperboréen, les vieilles fables des mythologues sont de cruelles vérités.

L’antique Aquilon s’engouffre au milieu des banquises, l’outre d’Éole se déchire sans cesse aux angles tranchants des montagnes de glace, et les tourbillons produisent des cataclysmes qui font des éléments un chaos. Tantôt les banquises séculaires s’ébranlent et, gigantesques écueils flottants, descendent vers les régions tempérées emportant la tempête avec elles ; tantôt, perdant l’équilibre, ces masses colossales, ces aiguilles qui touchaient aux nuages, ces îles couronnées de neiges durcies, se retournent sur elles-mêmes et leur chute trouble les profondeurs de l’Océan, dont les longues houles surprendront le navigateur en des zones lointaines.

« Vers le détroit de Waigats et les côtes voisines, » dit un vieil auteur, « lorsque les glaces se détachent ou s’assemblent, on entend un tel fracas de glaçons qui heurtent les uns contre les autres, que le 1er septembre 1593, Jean Huygen, capitaine d’un vaisseau hollandais, se trouvant là, dit qu’il semblait que le monde se dut renverser. »

Les éruptions volcaniques et les tremblements de terre sous-marins, – les gouffres et les tourbillons qui, depuis Charybde et Scylla jusqu’au Malstrom norvégien, occupent tant de place dans les récits des voyageurs, – les colonnes d’air, parfois embrasées, dit-on, qui s’en échappent à grand bruit, – ces bouillonnements étranges et soudains auxquels on a longtemps attribué les trombes, expliquées d’une manière plus satisfaisante par l’électricité suivant la théorie de M. Ath. Peltier, – les marées, dont la mystérieuse action est encore un problème, malgré Newton et les puissants efforts de la science moderne, – les nombreux accidents qui s’y rattachent, tels que le mascaret de la Dordogne et du Gange, le Pororoca de l’Amazone, les barres et les lames de fond, – les raz de marée, houles terribles absolument indépendantes peut-être du flux et du reflux, – les grands courants, et particulièrement le gulf-stream, dont le parcours de trois mille lieues est aujourd’hui déterminé avec une exactitude rigoureuse, – la phosphorescence des eaux, – les végétations de l’Océan, amas flottants de sargasses dont la rencontre surprit et même effraya les premiers explorateurs de l’Atlantique, – et à côté de ces phénomènes plus ou moins généraux, une infinité de phénomènes locaux d’un intérêt égal, incessamment combinés avec les phénomènes atmosphériques ou astronomiques, ont dû, dès l’origine, ou au fur et à mesure de leur découverte, impressionner profondément les populations du littoral, les navigateurs, et, de proche en proche, tous les hommes.

La mer, qui aura toujours des secrets pour les plus savants observateurs ; la mer, qui par ses aspects nouveaux étonne souvent les plus vieux marins, recelait des mystères innombrables pour les peuples primitifs.

Par ses métamorphoses elle leur inspirait une admiration mélangée de terreurs profondes comme elle. Sur ses rivages, c’était la merveille dont le vaste sein cachait des myriades d’autres merveilles ; loin de ses rivages, c’était une merveille que le nom seul de la mer, et pour quiconque ne l’a jamais vue, il en est toujours ainsi.

Les hommes de tous les temps et de tous les pays ont conservé pour la mer un respect auquel s’allie une foule d’erreurs et de croyances, de superstitions et de légendes, de traditions fabuleuses ou historiques mélangées dans des proportions variables suivant les lieux ou les époques, mais qui se sont perpétuées à travers les âges et ne s’effaceront jamais.

Dans tous les poèmes primitifs, dans la plupart des épopées la mer est le théâtre de grandes actions ; quelquefois même elle est acteur, et, revêtissant une forme mythique, elle s’appelle Bhavani ou Varouna, Bouto ou Athor, Thalassa ou Vénus-Anadyomène.

Dans les chants populaires ainsi que dans la grande poésie, dans les simples récits du légendaire naïf, comme dans les théogonies obscures qu’enveloppe une savante légende, la mer se représente sans cesse, – tantôt mystérieuse inconnue dont les flancs recèlent les épouvantes, – tantôt principe humide placé en opposition avec le principe brûlant et sec, – tantôt sirène complice des vents qui la transformeront de grâce en furie, attrayante et perfide, tour à tour sereine, limpide, enjouée, caressante et folâtre, emportée, irritée, violente, farouche, indomptable, féroce, dévorante, – plus souvent enfin lieu ou élément, route ou moyen, selon l’aventure que célèbre le rapsode.

L’Océan est enfin pour presque toutes les nations éclairées ou barbares, sauvages et civilisées, comme pour le chantre des Géorgiques, patrem rerum, le vieux père du monde.

Ainsi reparaît la grande tradition biblique : « La terre était informe et en désordre ; les ténèbres étaient sur la surface de l’abîme et l’Esprit divin planait sur les eaux. » L’abîme ce n’est pas encore la mer, mais c’est plus que la mer qui ne recevra son nom qu’après le rassemblement des eaux en un seul endroit par la toute-puissance du Créateur.

Telle est la version sacrée ; la terre, l’élément sec, ne se montre qu’ensuite, elle naît en quelque sorte des eaux. Telle est aussi la source unique à laquelle puiseront la plupart des mythologues et même certains philosophes.

Thalès, d’après Homère et les Égyptiens, enseignait que l’eau est la substance primordiale et génératrice ; les stoïciens admettaient à peu près la même opinion.

Selon le Védam, avant la création, il n’y avait que Dieu et l’eau. Brahma, futur créateur de l’univers, est né de la fleur Tamara (kamala ou padma, le lotos), que Brahm, le Dieu tout-puissant (Naraïana, celui qui se meut sur les eaux), aurait tiré de sa propre essence pour la faire flotter sur l’immensité des ondes. Quant au monde, c’est un œuf supporté par les mers, dont le dessèchement par le feu, embrasement général, occasionnera la destruction.

L’eau serait le commencement, et le feu la fin de toutes choses.

Chez les anciens, toutefois, deux écoles opposées voulaient résoudre, chacune à sa façon, le problème de l’origine du monde.

« Suivant les uns, a écrit M. Parisot, le feu était le principe des êtres ; suivant les autres, à l’eau appartenait la puissance, la supériorité et surtout la priorité. »

« Aux Indes, en Égypte, et généralement dans tous les pays que baignent des mers ou qu’arrosent de larges et majestueux cours d’eau, la matière primordiale a été censée l’humide, Maïa-Ganga, Boutho-Athor. »

La célèbre déesse égyptienne représente essentiellement l’eau créatrice, l’humidité fécondante. Selon les Égyptiens, le ciel même est un océan d’azur, sur lequel voguent les dieux dans de légères nacelles.

Si, d’après l’Edda et parmi les Scandinaves, peuples maritimes par excellence, la vaste fournaise de Surtur (Sourtour), le génie du feu, existe avant le monde, du moins la création du premier homme et de la première femme, Aske et Embla, est une légende de la mer, puisque Odin les forma de deux morceaux de bois qui flottaient sur l’Océan.

Du reste, une autre tradition des mêmes peuples veut que l’univers n’ait été d’abord qu’un fleuve immense, qu’un Océan glacé. La vache Andoumbla lèche ces masses congelées. Leur fonte donne naissance au géant limer, que tueront Odin, Vilé et Vé, fils de Bore, pour former la terre avec son cadavre. Horrible fable qui contredit la précédente.

En résumé, si le feu est parfois considéré comme principe générateur, il est plus souvent encore le destructeur universel. Quant à l’eau, le principe humide, la mer, l’Océan, l’ensemble des fluides, puissance génératrice non moins primordiale, elle apparaît en général sous un aspect bienfaisant.

À plusieurs époques, et chaque fois durant des siècles, les régions situées au-delà des mers ont passé, ou pour des terres fortunées, sortes de paradis terrestres, ou pour des contrées peuplées de monstres effroyables : la tératologie de la mer est d’une épouvantable fécondité.

À l’origine de chaque civilisation nouvelle, des fables analogues se reproduisent. Après les systèmes d’Homère et d’Hésiode, après l’Atlantide de Platon, les îles éternelles de Ptolémée, les traditions des Phéniciens, des Grecs et des Carthaginois, viennent les Arabes, le Moyen Âge, la renaissance ; et toujours des mondes imaginaires sont rêvés, des contrées chimériques sont décrites. Des archipels immenses existeront dans la mer ténébreuse, ils auront pour habitants les êtres les plus horribles. Les îles du Bonheur, la Terre promise des Saints qu’environne une éternelle clarté, seront situées au-delà d’une zone d’épais brouillards, barrière infranchissable pour les navigateurs.

Les découvertes modernes dissipent en vain les erreurs anciennes, d’autres erreurs leur succèdent : l’Eldorado est dans les Guyanes, la fontaine de Jouvence dans la Floride. On voit les systèmes géographiques produire des fanatiques qui, comme les Cortéréal, périssent à la recherche de passages, de mers ou de continents nouveaux. Le tour du monde a beau être accompli, il faut des fables à l’esprit humain, et toujours elles s’accréditent avec une facilité merveilleuse. L’enthousiasme du moindre navigateur enfante aisément des séjours de délices qui, comme l’île de Tinian, enflamment l’imagination des aventuriers, en dépit du vieux proverbe : « À beau mentir qui vient de loin. »

À côté de ces illusions et de ces chimères, plus ou moins justifiées, naissent les fictions engendrées par l’humeur poétique des gens de mer, les unes grossières comme le diamant brut et qu’il suffirait de polir, les autres toutes pleines par elles-mêmes de charme et de fraîcheur.

Le gaillard d’avant a ses contes fantastiques et ses superstitions, le gaillard d’arrière ses traditions et ses poèmes héroïques.

Le littoral a ses légendes, pieuses croyances locales, dignes de respect et parfois d’admiration. On les doit à de laborieuses et vaillantes populations qui, toujours en lutte avec la mer, qu’elles aiment comme leur nourrice, sont profondément pénétrées des vérités de la religion, de la grandeur et de la miséricorde divine.

Voyez-vous sur cette pointe battue des flots une pauvre petite chapelle dont le clocher sert d’amer aux pilotes du quartier ? Là le marin, après d’affreux dangers, se rend encore pieds nus pour accomplir ses vœux faits en mer ; là aussi viennent prier pour les absents les mères et les femmes des matelots. Des modèles de barques sont appendus à la voûte sainte ; des images de tempêtes ébauchées par un pinceau naïf tapissent les murailles ; une roue de gouvernail, une boussole, une ancre même parfois y sont consacrées à Notre-Dame de Bon-Secours, de la Garde ou de Recouvrance, à celle que l’Église salue du nom d’Étoile de la mer.

Il est entre l’île de Sein et le continent un passage dangereux qui porte le nom générique de raz :

– Mon Dieu, protégez-moi ! s’écrie en se signant le marin breton avant de s’y engager :

Ma barque est si petite et la mer est si grande !

a traduit avec une extrême fidélité Brizeux ciselant dans le granit armoricain la prière armoricaine.

La pensée de Dieu, infini dans le temps comme dans l’espace, s’unit plus aisément, surtout parmi les hommes simples, à tout ce qui est vaste, à tout ce qui semble infini, à ce ciel sans bornes dont les astres guident le navigateur, à cet Océan dont la profondeur ne peut être sondée, à cette mer immense et toujours majestueuse, qu’elle soit le miroir des nuées ou la tombe des vaisseaux.

Ainsi la foi la plus vive et les sentiments les plus poétiques, l’ignorance superstitieuse et les terreurs populaires, les fantaisies du navigateur désœuvré comme les élans pieux du marin en péril, ont coopéré dans des proportions diverses à produire la légende de la mer, légende complexe à laquelle se rattachent par des liens indissolubles une foule de traditions souvent historiques, parfois douteuses, toujours d’un grand intérêt.

Les unes ont une origine mystérieuse, les autres sont d’un caractère large et puissant. Celles-ci sont remarquables par les faits qu’elles relatent, celles-là par leur étrangeté, d’autres par leur sens religieux et moral ; toutes dérivent nécessairement des phénomènes qui métamorphosent sans cesse leur grandiose théâtre, la mer.

IICréation de la mer

Le troisième jour. – Limites et lois naturelles.

Il ne s’agit plus ici de l’abîme des eaux, ni de cette matière informe qui, dans la Genèse, existe au commencement, dans le principe.

Ce n’est qu’après la création de la lumière, après la création du ciel, au troisième jour seulement, qu’enfermée dans ses limites par la toute-puissance du Verbe, la mer reçoit son nom, en même temps que la terre, devant laquelle ses flots se retirent :

« Dieu dit : Que les eaux qui se trouvent sous le ciel se rassemblent en un seul endroit et que la partie solide paraisse. Il en fut ainsi.

Dieu nomma la partie solide Terre et le rassemblement des eaux, Mer. »

Cette grande tradition se perpétue, à travers les âges, chez tous les peuples, et, seule vraie, peut seule concilier ou anéantir, détruire ou confirmer les légendes des théogonies diverses, les théories des divers systèmes philosophiques.

La Bible n’accorde aucune priorité, aucune supériorité à l’un des éléments sur les autres. Dans l’origine, la matière informe qu’enveloppent les ténèbres, recèle également, et l’élément igné, c’est-à-dire la lumière, et l’élément aride, ou sec, ou solide, et l’élément humide dont se compose l’abîme des eaux.

L’antériorité est donnée ensuite à la lumière dégagée du chaos par le Fiat lux, lumière créée avant les astres, et qui, loin d’être engendrée par les corps lumineux, sera leur génératrice.

Quant à la séparation des deux autres éléments, elle est simultanée, et dans les cieux et sur notre globe, dans les cieux le second jour, sur notre globe le troisième. La terre existait sous la mer, elle se montre, et la mer se réfugie dans l’enceinte qui la bornera.

Toute vérité est dans cet ordre suprême de faits que le paganisme et la science antique subdiviseront soit par la légende, soit par les disputes d’école à école. Mais, à mesure que la science moderne découvre, dans les espaces infinis, quelques lambeaux de l’incommensurable inconnu, elle reconnaît que l’unique vérité est tout entière dans le Livre saint.

Ainsi, par exemple, d’efforts en efforts, elle découvrira que la lumière est un corps simple, fluide impondérable, qui peut être latent, qui, par conséquent, existe indépendamment des astres ou du feu ; et qui doit être classé en tête de la nomenclature, à côté du calorique et de l’électricité, – lesquels ne sont probablement autre chose que des formes de la lumière elle-même, première émanation de Dieu, son agent essentiel, grand moteur du mécanisme de l’univers.

La science moderne constate encore que les animaux aquatiques et marins ont existé avant les espèces terrestres ; l’Écriture sacrée enseigne que le peuplement des eaux précéda celui des terres.

Les grands poissons et tout ce qui vit dans l’eau, mollusques, crustacés, insectes, animalcules, sont créés avant les oiseaux et les animaux de l’air, qui eux-mêmes naissent, croissent et multiplient avant les habitants de la terre ferme.

La mer, peuplée dès le commencement du cinquième jour, se déroule dans les limites que Dieu même lui a tracées, assainit la terre par ses mouvements alternatifs, et la fertilise en alimentant les nuées qui l’arroseront.

Des bornes ont été imposées par Dieu même aux efforts de l’Océan ; mais cette loi supérieure implique uniquement la conservation générale du monde. Les limites de la mer ne sont pas telles qu’il faille absolument et rigoureusement s’attacher au sens littéral de ces paroles divines du livre de Job :

« (Où étais-tu) lorsqu’il (Dieu) enserra par des digues la mer, qui, s’élançant, sortit du sein maternel ?