Les 9 vies de Lucifer - Jean-Pierre Paumier - E-Book

Les 9 vies de Lucifer E-Book

Jean-Pierre Paumier

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Beschreibung

Les 9 vies de Lucifer est un roman illustré avec des planches couleur. C'est l'histoire de Lucifer, très vieux chat au seuil de sa dernière mort qui raconte ses 9 vies à un chaton. Toute l'histoire de l'humanité -au travers de ses plus grands portraits- est ainsi parcourue au rythme des 9 réincarnations de Lucifer. C'est le roman le plus touchant de l'année.EXTRAIT— Dis-moi, le vieux, est-ce vrai que nous avons neuf vies ?Shanna ouvrit un œil et regarda son petit avec affection, pour elle et son fils, c’était leur première vie sur cette terre, et leur connaissance en la matière était bien légère. Je répondis par l’affirmative, et fus satisfait qu’il ne me demande pas pourquoi ; il se contentât de me demander :— Tu te rappelles de toutes tes vies ?Je confirmais la chose, tout en espérant que cela lui suffirait pour ce soir ; mais un chaton est curieux et veut tout savoir aussitôt qu’il ouvre les yeux. Il insista.— Tu peux te souvenir de tes neuf vies ? Raconte, s'il te plaît.

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Les 9 vies de Lucifer

Jean-Pierre PAUMIER

Dépôt légal juillet 2010

ISBN : 978-2-35962-061-0

©Illustrations Hubely pour Hubelywebconcept

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays.

Éditions Ex Aequo

42 rue sainte Marguerite

BIBLIOGRAPHIE

Editions Bénévent :

 Les pitres selon Luc  2004

Les tablettes de Ninive 2006

Les cercles du pouvoir 2008

Les parfums de Phaselis 2008

Editions Anne Carrière :

La malédiction de l’Ankou 2010

Tome I Les terres désertées

Tome II Le doigt du Diable

Table des matières

BIBLIOGRAPHIE

Hérodote

Cicéron

Geoffroy de Charnay

Léonard de Vinci

Richelieu

Ce livre est dédié à la mémoire de Lucifer parti rejoindre Bast avant la publication de ce récit.

Mes remerciements à ses copains :

Platon le calme, Yoyo l’aristo, Minette la solitaire, Shanna la maladroite, Lily trois pattes, Manon la douce, Blanche la trouille, Petit Bout le câlin.

Et à tous les autres,

Tous ceux que j’ai croisés au détour d’une pyramide, d’un temple grec ou romain, d’une ruine sans âge, d’une ruelle sans nom ou dans les bistrots des ports,

Je leur adresse un affectueux salut.

La chaleur de l’âtre réchauffait mon dos et les vieilles douleurs de l’âge s’assoupissaient avec elle. Le chaton de Shana jouait avec ma queue que je faisais battre pour l’amuser et l’entraîner à coordonner ses mouvements encore brusques et incertains. Cette soirée était une de ces belles soirées d’hiver ou l’on apprécie d’être à l’intérieur d’une maison confortable en écoutant la musique du vent qui ricoche sur les ardoises et les craquements des bûches de chêne qui brûlent dans une grande cheminée faite de granite gris.

Sous la table de bois ciré, dont la forte odeur irritante me fait éternuer, mon ami, le vieux labrador aux articulations déformées par le grand âge, le museau sous les pattes, dormait profondément et ses ronflements sonores ajoutaient encore à la musique de la quiétude qui régnait ce soir-là dans la vieille demeure.

Cette maison est la mienne depuis dix-neuf longues années, passées à jouer, me battre, manger et surtout dormir quand mes nombreuses occupations m’en laissent le loisir, dont une, la principale, consiste à observer ceux qui habitent ma maison. Je devrai plutôt dire celui qui habite, car la femelle humaine qui vivait sous ce toit n’est plus de ce monde.

Elle l’a quitté deux hivers plus tôt et tous ici nous la regrettons. Aujourd’hui, c’est l’Homme qui nous prépare à manger et récure nos toilettes ; c’est lui qui met les bûches dans l’âtre, mais avec de plus en plus de difficultés et lorsque je suis auprès de lui, j’entends maintenant distinctement le bruit que font ses vertèbres quand il se plie et se relève.

Avec Petit Bout, c’est le nom du chaton qui joue en ce moment avec ma queue, les ardoises ne protègent plus que trois âmes vieillissantes qui attendent la mort avec plus où moins d’impatience ou de peur, et deux jeunes cœurs insouciants.

Cette maison est la mienne depuis ma dernière naissance et je l’aime profondément, comme j’ai aimé tous ceux qui l’ont habitée.

C’est une longue bâtisse basse construite de pierres à la texture agréable à mes griffes, qui recèle un nombre incalculable de cachettes dont chaque odeur m’est familière, et certaines d’entre elles sont synonymes de siestes tranquilles.

Cette longère est faite pour résister aux tempêtes de l’hiver qui l’assaillent depuis sa construction, à une époque si lointaine, que seul le grand-père du père de celui qui l’occupe aujourd’hui pourrait se souvenir de ceux qui l’ont érigée.

À l’époque où la femme vivait, souvent je montais sur son épaule et regardais avec elle les images aux teintes pâles qu’elle nommait photos. C’était souvent le soir quand elle était seule et que l’Homme était absent et que nous l’attendions tous; alors, elle sortait de l’armoire un gros livre rempli de ces photos bien rangées sur les pages épaisses.

Elles les regardaient longuement et nommait, autant pour s’en souvenir, que pour moi qui ne les connaissais pas, les humains et les animaux qui s’y trouvaient figés dans des postures cocasses et raides et m’apprenait des passages de leurs brèves existences. C’est ainsi que je sais les noms des mères et des pères qui ont vécu dans cette demeure.

Quand je trouvais que le jeu avait assez duré et surtout quand je ressentais sa peine qui montait en tournant les pages, je sautais de son épaule et m’asseyais au beau milieu du livre ouvert ; ainsi, elle comprenait qu’il était l’heure de regarder la vie et d’oublier pour un temps tous ceux qui avaient abandonné ce monde ; alors suivant un rituel bien établi, elle me tendait une friandise que je prenais avec précaution pour ne pas la blesser de mes dents aiguës.

Puis un jour, à son tour, elle a quitté ce monde pour se rendre au côté des ombres un jour photographiées, et qui emplissent des univers que ne voient pas les humains aux sens racornis.

Je perçus le déclic de la grande horloge qui nous prévenait qu’elle allait sonner l’heure. Son long balancier a sur moi un effet hypnotique et j’évite de le fixer, contrairement à Petit Bout qui suit avec une passion curieuse, le disque de cuivre poli jusqu’à l’étourdissement.

Je me relevais précautionneusement, en arrondissant le dos pour remettre mes vertèbres en place, étirais mes pattes avant pour me détendre et me mis en attente, l’arrière-train calé sur le tapis ; l’Homme allait se lever de son fauteuil près de la cheminée pour préparer son repas du soir. Je suivais son inamovible cérémonial du coin de l’œil, tandis que le chaton courait entre ses pieds au risque de se faire écraser.

Mais celui qui occupe ma maison est un Homme attentionné et précautionneux, aussi marche-t-il en zigzaguant pour éviter Petit Bout. Depuis qu’il est seul, ses habitudes sont invariables : quand la vieille horloge sonne sept heures, il se lève de son fauteuil, -celui où j’ai laissé des traces de griffes sur les montants de bois— se dirige vers la cuisine, remplit nos quatre gamelles, puis se prépare une assiette de quelque chose qui sent parfois bon, mais peu souvent. Quand l’odeur est alléchante, il m’arrive de partager son repas, mais cela se produit de plus en plus rarement.

Comme chaque soir, j’attendis sagement qu’il emplisse mon bol avec le contenu d’une boîte, humais l’odeur douceâtre qui s’en échappait puis attaquais mollement mon repas, tandis que Shanna et son fils, seul survivant d’une portée de quatre, se gavaient de leurs pâtées, comme s’ils n’avaient pas mangé depuis plusieurs jours.

La gamelle du vieux labrador, posée sur un journal maculé, restait solitaire ; il devait dormir profondément.

Le rituel se poursuivit jusqu'à son terme ; l’Homme mangea sur la table du salon, me fit goûter à son repas, et j’acceptais son offre plus pour son plaisir que pour le mien.  Puis il débarrassa la table, enleva soigneusement les miettes et retourna à son fauteuil où il s’installa le dos courbé et les yeux fixés sur son livre.

Il resterait ainsi jusqu’à ce que l’horloge tinte onze fois, puis irait se coucher. Alors, Shanna et son chaton partiraient le rejoindre et dormiraient enroulés sur l’édredon, et moi, j’irais faire mon tour et vérifier que nul intrus n’a pénétré mon territoire. Je reste très pointilleux sur ce sujet et n’accepte sur mon domaine que ceux que j’aime.

En attendant ce moment, je repris mon poste près de l’âtre et Shanna et son rejeton vinrent me rejoindre, le petit blotti contre sa mère. Un vent furieux soufflait au-dehors et accentuait la douceur intérieure de la maison.

J’allais somnoler quand Petit Bout me parla. Ne croyez pas que nous autres chats parlons comme parlent les humains, notre langage est bien plus élaboré que le vôtre. Il faut savoir que nous avons deux langages, celui de l’extérieur qui permet de communiquer avec tout un chacun grâce à des expressions corporelles et des sons, puis nous avons notre langue de communication entre nous, celle que les humains ne perçoivent pas, car elle est trop subtile. Dans notre langue, Petit Bout me demanda :

— Dis-moi, le vieux, est-ce vrai que nous avons neuf vies ?

Shanna ouvrit un œil et regarda son petit avec affection, pour elle et son fils, c’était leur première vie sur cette terre, et leur connaissance en la matière était bien légère. Je répondis par l’affirmative, et fus satisfait qu’il ne me demande pas pourquoi ; il se contentât de me demander :

— Tu te rappelles de toutes tes vies ?

Je confirmais la chose, tout en espérant que cela lui suffirait pour ce soir ; mais un chaton est curieux et veut tout savoir aussitôt qu’il ouvre les yeux. Il insista.

— Tu peux te souvenir de tes neuf vies ? Raconte, s'il te plaît.

J’eus beau faire valoir que narrer neuf existences allait prendre du temps, il insista encore, et Shanna l’appuya, elle était avide de savoir ce que pouvait avoir vécu un chat aussi vieux que moi.

— Allez, fais plaisir au petit, et à moi, raconte-nous tes aventures le vieux, puisqu’il faut d’après nos usages qu’un ancien initie un nouveau venu, autant que ce soit toi. Dis-nous le vieux.

Ainsi naquit une nouvelle habitude dans cette maison qui en était déjà largement pourvue ; chaque jour, j’allais leur raconter une de mes vies, ou une partie, pendant que l’Homme vivait la fin de la sienne en oubliant la mort au travers de ses livres.

Je demandais à Petit Bout s’il souhaitait que je commence par la première ou celle qui précédait celle-ci. J’aurais bien sûr préféré qu’il choisisse la pus proche, car c’est celle qui était la plus fraîche dans ma mémoire, mais bien évidemment, il préféra la plus ancienne, comme si le fait d’entendre raconter ma première vie allait lui éviter de faire des bêtises dans la sienne, ce qui est espérer qu’une souris se mette à voler.

Je commençais donc à faire défiler dans leurs têtes les images et les paroles qui me venaient du fond des âges. Il me fallut un long moment pour les rendre claires et cohérentes.

Hérodote

Je me souviens qu’il faisait chaud et que je pressais de mes pattes antérieures les tétines de ma mère pour faire monter le lait. Je pouvais déjà ouvrir les yeux et je devais donc avoir plus de dix ou douze jours, sans doute un peu plus, puisque j’ai des souvenirs de cette journée. Une forte odeur désagréable m’agressait le nez ; elle montait par-dessus celle appétissante du lait de ma mère. Je n’appris que bien plus tard que j’étais né dans un quartier populaire de la ville et que cette odeur agressive était celle de l’urine dont celui qui m’hébergeait se servait pour tanner ses peaux.

De temps à autre, il m’est arrivé d’ajouter à l’odeur fade de l’urine des hommes la mienne, plus odorante, pour bien montrer que j’habitais dans cet endroit.

Je tétais donc avec entrain quand une porte s’ouvrit et je sentis ma mère se raidir, mais je n’en eus cure et continuait ma succion. Des voix se firent entendre, une faible et enrouée que je qualifierai aujourd’hui d’obséquieuse et une autre, retenue, mais forte et basse, à tel point agréable, que je sentis les muscles de ma mère se détendre, et entendis sa gorge émettre un ronronnement bienveillant. Je l’imitais. Une main énorme enserra ma tête avec douceur et mon ronronnement se fit plus fort, sans que je n’en sache la raison ; un instant passa ainsi, puis la voix forte dit :

— Lorsqu’il sera sevré, je veux celui-là, tu me l’amèneras et je te donnerai cinq pièces d’argent pour ta peine.

L’autre voix, pleine de miel, répondit :

— Cela sera fait maître Hérodote. Je te l’apporterai moi-même dans deux lunes.

C’est ainsi que débuta ma première vie.

Les jours qui suivirent furent ceux d’un chaton qui partage les jeux de ses frères et apprend à se battre, quand il faut sortir et rentrer ses griffes, et prendre les coups de patte de sa mère qui lui apprend où sont les limites de la bienséance.

Je crois que je fus bien élevé par une mère attentive, et bien traité par le propriétaire de la tannerie, même si je le soupçonne d’avoir eu des attentions pour moi plus en raison des cinq pièces d’argent que par affection réelle pour ma petite personne.

Mais en règle générale, nous autres chats étions bien traités à cette période en Égypte, car Bast, notre déesse tutélaire était très respectée de ses sujets. Je dis bien Bast et non Bastet, car le nom de la fille de Ré est Bast et c’est à cause d’une erreur de traduction, due au hiéroglyphe de prononciation ajouté après le nom, que les hommes d’aujourd’hui l’ont appelé Bastet. Mais peu importe, Petit Bout, je reprends mon récit.

Mes frères et moi courrions dans la poussière, mais sans jamais nous approcher trop près des grands bassins puants entre lesquels passaient de nombreux humains à la peau brunie et luisante de sueur.

Quelques-uns tentaient sur nous une caresse rapide, mais nous commencions à savoir reconnaître les auras que laissent transparaître les hommes, et c’est nous qui sélectionnions les mains autorisées à nous toucher.

C’est ainsi ; nous les chats, et quelques autres espèces voyons les sentiments des humains. En cela, nous sommes très différents des chiens qui sont d’une très grande bêtise en imaginant que tous les hommes sont bons, mais il ne faut pas leur en vouloir : à trop fréquenter les humains, ils ont perdu ce sens quel seul leurs ancêtres les loups ont su conserver.

Petit Bout m’interrompit pour me demander ce qu’était un loup et je dus le sermonner et le menacer de cesser mon histoire s’il m’interrompait à chaque fois qu’il ne comprenait pas un mot. Il me fit la promesse de ne plus le faire, aussi je repris mon récit en avançant de quelques jours dans le temps.

Nous courrions donc dans la poussière, préoccupés par nos jeux quand j’entendis la voix qui m’avait fait si grande impression lorsque je tétais ma mère deux lunes plus tôt dans la soupente qui nous servait d’abri. J’arrêtais net la poursuite de ma  sœur, la seule qui n’était pas partie, pour me diriger avec précaution vers celui qui appelait le tanneur.

Il se tenait seul au milieu de la cour en criant de sa voix forte le nom de celui qui nous apportait notre nourriture.

Arrivé près de ses sandales, je levais la tête et le saluai de mon plus aimable miaulement. Il était immense et d’une couleur plus claire que les hommes que j’avais l’habitude de voir s’affairer dans la tannerie. Son aura n’était pas aimable et je me demandais pour quelle raison ; et sans trop savoir pourquoi, je fus déçu de son accueil. Je lançais un nouveau miaulement de toute la force de mes poumons rachitiques. Hérodote sembla enfin m’entendre et baissa la tête ; un large sourire éclaira son visage et ses yeux d’un bleu pur s’illuminèrent ; je vis les teintes de ses émotions changer : la bienveillance fit place à l’irritation et il se baissa vers moi en tendant les mains, les paumes tournées vers le ciel. Une sorte de bonheur m’envahit et je posais ma tête au creux de ces mains énormes qui auraient pu me broyer sans difficulté. La voix si forte un instant plus tôt se fit douce pour me parler.

— Bonjour petit chat, ainsi tu te souviens de moi. Tu sais, ce n’est pas après toi que je criais, mais après celui qui devait t’amener dans ma maison et qui a oublié de le faire.

Je miaulais pour lui signifier que je ne lui en voulais pas et il le comprit, car d’un doigt précautionneux, il me gratta derrière l’oreille. Ma sœur s’approcha de nous, s’assit dans la poussière et lui dit bonjour.

— Toi aussi tu veux venir avec moi ?

Elle lui dit oui, et encore une fois l’Homme comprit.

— Eh bien d’accord, je t’emmène aussi.

Hérodote se releva et héla un ouvrier qui passait, chargé d’un lourd tonnelet qui exhalait une âcre senteur d’urine.

— Où est ton maître, l’homme ?

— Je ne sais pas.

— Bien, tu lui diras que moi, Hérodote, je suis venu prendre ce qu’il avait promis de m’amener, et que pour me dédommager de son manque de parole, j’amène ce deuxième chaton. Ma parole étant celle d’un juste, qu’il vienne chercher là où je loge, ce que je lui dois, et cela, dans les deux jours qui viennent.

L’homme qui portait le tonnelet puant haussa les épaules, signifiant sans doute par là qu’il ne comprenait pas de quoi l’homme lui parlait ou qu’il s’en fichait ; il répondit qu’il ferait la commission et tourna les talons pour s’en retourner à son occupation sans plus se préoccuper de notre présence.

Hérodote ouvrit la grande besace de toile qu’il portait au côté, me prit sous le ventre avec précaution et m’installa confortablement. Un instant plus tard, ma sœur vint me rejoindre. Ce jour, nous quittâmes la tannerie et notre mère pour rejoindre la demeure d’un grand homme.

Durant le trajet qui dura longtemps, j’eus une pensée pour ma mère qui une fois de plus allait se retrouver seule dans son appentis.

Pour l’avoir vu faire lorsque mes frères étaient partis, je savais que durant quelques jours, elle nous chercherait dans toute la maison en nous appelant, elle le ferait jusqu’à ce qu’elle ait compris que nous étions partis nous aussi et qu’elle ne nous reverrait plus.

Alors, elle se ferait à cette idée et penserait à sa maternité suivante pour se consoler.

C’est le lot de toutes les mères chattes de perdre leurs petits un jour, mais comme pour toutes les mères de toutes les espèces, ce jour vient chaque fois trop tôt.

Bercé par les mouvements de la marche de notre hôte et fatigué par toutes ces émotions, je finis par m’endormir, une patte sur le cou de ma sœur, qui elle, somnolait déjà.

Je me réveillais sur une longue table encombrée de papyrus. Hérodote avait posé sa tête sur ses bras croisés entre deux rouleaux de manuscrits et me regardait.

Avant que Petit Bout ne me pose la question, je lui expliquais ce qu’étaient des manuscrits ainsi que cette manie qu’ont les hommes de noircir du papier pour laisser des traces de leur vie à leurs descendants, puis repris mon récit ou je l’avais arrêté.

Les yeux rieurs d’Hérodote étaient emplis de tendresse ; ça, je m’en souviens très bien, ainsi que leur couleur : la même que celle d’un ciel d’été lumineux. Il portait une courte barbe sombre et les cheveux courts et bouclés. Son visage était agréable à regarder, même pour un chat, car il en émanait une grande sérénité.

D’un doigt, il me chatouilla le ventre et s’adressa à moi seul, car ma sœur dormait encore.

— Comment vais-je donc vous appeler, les chats ?

Je voulus lui expliquer que ma mère m’avait déjà donné un nom à ma naissance et le lui dit, mais il ne sembla pas comprendre.

— Myéou ? Mais mon pauvre ami, tous les chats se nomment ainsi en Égypte, puisque c’est le mot qui vous désigne. Non, je dois te trouver un nom qui te ressemble. Ta sœur, en Grèce je pourrai l’appeler Bast, mais ici, je crains que ce soit un nom trop lourd à porter pour elle. Non, cherchons veux-tu ? Elle, sa robe est couleur d’ambre, nous la nommerons donc Electre puisque ce mot désignait le feu dans ma langue, mais cela est fort lointain. Revenons-en à toi, je pourrais te nommer Oreste puisque tu es le frère d’Electre, mais ce serait faire preuve d’un manque certain d’originalité ; voyons voir, tu es intelligent, cela se voit au premier coup d’œil ; tu es malin aussi et à cause de moi, tu vas voyager et devenir un compagnon d’aventures. Que dirais-tu de Jason ?

Il répéta plusieurs fois ce mot et je lui répondis que le son en était agréable. Il parut satisfait et tout en me gratouillant le ventre il le répéta encore et encore. Jason, Jason, Jason…

Bien, me dis-je pour Hérodote, je me nommerai donc Jason.

Bien plus tard, lors d’un de nos nombreux voyages, Hérodote me narra l’histoire de ce héros qui dut batailler ferme pour récupérer une vieille peau de mouton qui soi-disant valait de l’or.

Encore une idée d’homme : se battre pour une peau ne contenant pas de viande ; mais pour l’heure, en tant que chaton, seul le plaisir que semblait éprouver cet homme à prononcer ce mot me préoccupait. Je lui fis donc savoir que j’étais d’accord en ronronnant, puis me levais pour explorer la table et ne tardais pas à m’apercevoir de l’intérêt qu’il y avait à jouer avec des rouleaux de papyrus.

Je découvris qu’en se plaçant judicieusement et en poussant sur le cylindre sur lequel le papier était enroulé, si on le lâchait, il revenait tout seul en place. Je le fis jusqu'à ce qu’un retour plus violent que les autres ne me percute et me laisse étourdi, ce qui fit beaucoup rire Hérodote et me vexa.

— Il semblerait que tu aimes la lecture, Jason. Bien, je te nomme donc mon secrétaire et tu seras chargé de la surveillance des manuscrits : aucun rongeur ne doit s’en approcher, tu es d’accord ? Je vois qu’Electre est réveillée, je vais donc en profiter pour me présenter à vous.

Toujours dans la même position, les bras croisés sur la grande table, il sembla réfléchir puis avec un sérieux auquel il ne m’avait pas habitué, il nous parla de sa voix grave.

-Comme vous le savez déjà, je me nomme Hérodote et je suis né il y a vingt-cinq ans dans la ville d’Halicamasse qui se trouve sur le territoire des Cariens, à l’est des pays des Grecs.

J’imagine que cela n’évoque rien à vos oreilles de chats, mais comment pourrais-je vous expliquer la géographie ?

Bref, je suis venu dans votre pays pour étudier les guerres médiques et écrire un ouvrage que j’ai nommé « Enquête » et dont le livre II est consacré à l’Égypte. Voyez-vous, petits chats, je me suis mis en tête d’expliquer à mes contemporains les raisons des guerres médiques et accessoirement laisser à mes descendants, pour chaque contrée, la description des mœurs de notre époque. C’est la raison pour laquelle je voyage de pays en pays en étudiant les coutumes des peuples pour les coucher sur ces rouleaux qui amusent tant Jason. J’ai choisi votre pays, car ses habitants sont les descendants d’une civilisation millénaire, créatrice d’un nombre incalculable de merveilles, capables d’ériger des monuments grandioses, mais aujourd’hui sur son déclin, et je pense qu’il en va ainsi de toutes nos civilisations. Demain ce sera sans doute nous les Grecs qui dominerons le monde, puis après-demain un autre peuple nous remplacera et ainsi de suite jusqu'à ce que Zeus décide que cela a assez duré et lassé des bêtises humaines, arrête son jeu. Ainsi, en écrivant mes histoires, ceux qui viendront après moi pourront constater que ma vision du monde est juste. Tenez, écoutez donc ce que j’ai écrit sur votre pays.

Hérodote s’empara du rouleau avec lequel j’avais joué et nous fit notre première lecture qui fut suivie de bien d’autres durant la vie que je passais en sa compagnie. De sa belle voix, il nous caressa de ces mots :

 « … Je m'étendrai davantage sur ce qui concerne l'Égypte, parce qu'elle renferme plus de merveilles que nul autre pays, et qu'il n'y a point de contrée où l'on voie tant d'ouvrages admirables et au-dessus de toute expression ; par ces raisons, je m'étendrai davantage sur ce pays.

Comme les Égyptiens sont nés sous un climat bien différent des autres climats, et que le Nil est d'une nature bien différente du reste des fleuves, aussi leurs usages et leurs lois diffèrent-ils pour la plupart de ceux des autres nations. Chez eux, les femmes vont sur la place, et s'occupent du commerce, tandis que les hommes, renfermés dans leurs maisons, travaillent à de la toile. Les autres nations font la toile en poussant la trame en haut, les Égyptiens en la poussant en bas. En Égypte, les hommes portent les fardeaux sur la tête, et les femmes sur les épaules. Les femmes urinent debout, les hommes accroupis ; quant aux autres besoins naturels, ils se renferment dans leurs maisons; mais ils mangent dans les rues. Ils apportent pour raison de cette conduite que les choses indécentes, mais nécessaires doivent se faire en secret, au lieu que celles qui ne sont point indécentes doivent se faire en public. Chez les Égyptiens, les femmes ne peuvent être prêtresses d'aucun dieu ni d'aucune déesse; le sacerdoce est réservé aux hommes. Si les enfants mâles ne veulent point nourrir leurs pères et leurs mères, on ne les y force pas; mais si les filles le refusent, on les y contraint ».

Hérodote continua de parler ainsi longtemps.

Ma sœur et moi, sagement assis dans la posture des statues de la fameuse Bastet, que nous aurions si souvent l’occasion de voir durant notre séjour en Égypte, écoutions avec attention cet homme qui s’adressait à nous comme si nous avions été de sa race.

Bien évidemment, à cette époque, je ne comprenais pas la moitié de ce que me disait Hérodote, mais je tirais un grand plaisir à écouter cette belle voix, et je dois vous dire que pour ma première vie terrestre, j’ai été privilégié, car cet homme sage et cultivé m’a beaucoup appris. Dans toutes mes vies qui ont suivi, son enseignement m’a permis d’éviter bien des embarras. Interrompant mon récit, la voix ensommeillée de Shanna me ramena au présent :

— Petit Bout s’est endormi, le vieux, et je commence à avoir moi aussi sommeil, tu nous raconteras la suite de ton histoire plus tard.

Bien que moi aussi je commençais à ressentir les effets de la fatigue, je fus vexé de cette interruption et le lui montrais en lui tournant le dos, puis je fis jouer mes articulations en arrondissant mon dos et sortis par la chatière de la porte de la cuisine pour faire mon inspection du soir.

Mon incarnation présente m’a fait entrer dans le corps d’un chat de très grande taille et dans ma jeunesse, j’étais d’une force peu commune aussi, tous mes congénères me craignaient, bien peu ont tenté de me ravir mon territoire et ceux qui ont essayé en gardent les stigmates ; mais ma robe noire tachetée de minuscules points blancs est drue et rase, aussi ai-je du mal en vieillissant à supporter le vent, le froid et l’humidité, et ce soir-là, mes trois ennemis semblaient s’être mis d’accord pour me défier ; aussi pour ne pas montrer a celui qui partage ma maison et à Shanna et Petit Bout que mes forces déclinaient, j’allais me réfugier dans la grange attenante à la maison.

Il fut une époque où cette grange était la demeure d’un cheval que la femelle humaine de la maison montait régulièrement pour parcourir la lande qui nous entoure, mais ce cheval est mort alors que j’avais cinq ans, et l’écurie est vide depuis maintenant quatorze années, car même les mulots l’ont déserté et j’ai presque oublié le plaisir de la chasse. J’allais m’installer dans la mangeoire, fermais les yeux et m’endormis, bercé par des rêves d’époques lointaines.

Dans l’après-midi de la journée suivante, je fus étonné, mais fier que Petit Bout vinsse me chercher pour entendre la suite de mon histoire : impatient, il n’avait pas pu attendre la veillée, aussi tous les trois, installés sur un banc de pierre adossé à notre maison et réchauffé par le soleil hivernal je repris la narration de ma première vie, là ou je l’avais interrompue.

Durant deux jours Hérodote et nous, fîmes connaissance.

Electre était un peu plus distante que moi, sans doute était-ce dans sa nature et il est vrai qu’elle fut toujours plus réservée que moi ; malgré une réelle affection pour notre compagnon, elle hésitait toujours à répondre aux invitations et Hérodote devait insister pour qu’elle condescende à s’installer sur ses genoux avec des allures de reine. Quant à moi, vous l’avez compris, je n’attendais pas qu’il m’invite et appris très vite à escalader sa toge pour venir me lover sur ses cuisses ou au creux de son bras. C’était un homme aimable et même lorsque j’oubliais de rentrer les griffes pour une escalade enthousiaste, il ne se fâchait pas, mais levait son index en me grondant gentiment :

— Rentre tes griffes Jason, ce ne sont pas là des manières de descendant d’une déesse.

Et chose étrange, je comprenais ce qu’il me disait, mais ma jeunesse me faisait vite oublier les bonnes manières. Durant deux jours, donc nous nous sommes entretenus de différentes façons ; lui étudiait nos caractères et nous, nous apprenions son langage.

Cela se passait le plus souvent dans sa salle de travail et je devenais de plus en plus habile à pousser les rouleaux et éviter leurs retours. Electre était bien moins dissipée et bien meilleure élève que moi et son attention était constante, tandis que tout en écoutant d’une oreille distraite, je jouais avec les nombreux calames éparpillés sur la grande table de travail.

Celui qui n’a pas joué avec ces roseaux taillés ne peut comprendre le plaisir que l’on éprouve à les faire rouler jusqu’à ce qu’ils tombent de la table.

À ce propos, Petit Bout, je dois te raconter comment je pris pour la première fois une sérieuse tape sur le derrière un jour ou j’étais un peu plus dissipé que d’habitude ; peut-être que cela t’évitera de faire la même bêtise, bien que je n’y crois pas un instant, car tous les chatons sont joueurs et dissipés.

Nous étions comme presque tous les après-midi réunis dans la salle de travail ; Hérodote, tout en traçant avec application les lettres qui matérialisent sa langue, nous commentait ses écrits. Electre, à son habitude était sagement installée sur son arrière-train, les pattes de devant bien droites et les oreilles attentives. Quant à moi, eh bien, comme souvent, je courrais un peu partout sur la table, sautant par-dessus les rouleaux éparpillés, donnant des coups de patte à droite et à gauche à tous les objets qui se plaçaient sur mon chemin, pour le simple plaisir de les voir bouger.