Les animaux sauvages - Jérôme Attal - E-Book

Les animaux sauvages E-Book

Jérôme Attal

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Beschreibung

Recueil de nouvelles poétiques et émouvantesLes animaux sauvages est né de la formidable idée de Mike Ibrahim d'inviter des écrivains à imaginer des nouvelles inspirées des seuls titres de son album L’enfant des siècles. Les textes de Gaël Octavia, Jérôme Attal, Nicole Cage, Anne Gidey, Philippe Di Folco, Naïri Nahapétian, Fanny Chesnel, Arnaud Le Guilcher et Mike Ibrahim, qui signe sous son nom Michael Seilhan-Ibrahim la nouvelle éponyme du recueil, sont tour à tour poétiques, réalistes, drôles parfois et toujours émouvants.Les éditions LE TEXTE VIVANT, Mercury Records et Mercury Music Group sont heureux de vous offrir cet ebookEXTRAIT— Je vais te montrer, dit le garçon en sortant du placard. Il bondit comme un chat pour retomber parfaitement sur ses pieds. Tu te lèves en sursaut du coussin où tu étais assis par terre, et laisses la manette t’échapper des mains. Tu recules, mais tu ne cries pas. Pourquoi appeler à l’aide puisque le garçon te sourit de toutes ses dents ?A PROPOS DES AUTEURS Gaël Octavia, Jérôme Attal, Nicole Cage, Anne Gidey, Philippe Di Folco, Naïri Nahapétian, Fanny Chesnel, Arnaud Le Guilcher et Mike Ibrahim.

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Les animaux sauvages est né de la formidable idée de Mike Ibrahim d'inviter des écrivains à imaginer des nouvelles inspirées des seuls titres de son album L’enfant des siècles.

 

Les textes de Gaël Octavia, Jérôme Attal, Nicole Cage, Anne Gidey, Philippe Di Folco, Naïri Nahapétian, Fanny Chesnel, Arnaud Le Guilcher et Mike Ibrahim, qui signe sous son nom Michael Seilhan-Ibrahim la nouvelle éponyme du recueil, sont tour à tour poétiques, réalistes, drôles parfois et toujours émouvants.

 

Les éditions LE TEXTE VIVANT, Mercury Records et Mercury Music Group sont heureux de vous offrir cet ebook.

 

Bonne lecture.

SOMMAIRE

Préface

Gaël Octavia

Kalashnikov bébé

Jérôme Attal

Je ne sais pas danser

Nicole Cage

Tu étais un pays que j'aimais

Anne Gidey

Nouvelles du front de mer (Les enfants du siècle)

Philippe Di Folco

Pas sage (Les rues de Paris)

Naïri Nahapétian

Un loup à Paris (Pluie tropicale sur l’Île-de-France)

Fanny Chesnel

Le Marion Dufresne

Arnaud Le Guilcher

Une bonne fée (Linda McCartney)

Michael Seilhan-Ibrahim

Les animaux sauvages

Préface

À dix-huit ans j'arpentais les flancs cendreux de la Montagne Pelée en compagnie du poète Y.B. et de sa fille de six ans. Quelques temps avant, je lui avais soumis mes premiers textes avec fébrilité. Nous nous étions assis dans un petit café rabougri adossé à l'atlantique, et au milieu des conversations des pêcheurs, je lui avais tendu le classeur dans lequel j'avais soigneusement compilé mes poèmes. Moi qui ne me rappelle jamais de rien, je me souviens du moindre détail de cette journée. Le bruit de la mer qui faisait demi-tour en se frottant contre les lattes de bois du bar, le cimetière attenant qu’on apercevait par la fenêtre et dont la blancheur éclatante des tombes semblait nous dire : « nous, les morts, nos voix sont plus aveuglantes que le soleil lui-même ». Je me souviens aussi de la question du poète qui avait refermé mon classeur l’air joyeux, une question qu’il avait lancé sans détours par dessus les vagues et l’entrechoc des verres de rhum.

— Pourquoi écrivez-vous ?

— ...

— Quel est votre but ?

— M’exprimer, sans doute.

— Vous exprimer ? Pour s’exprimer il y a le basket par exemple. C’est beaucoup plus efficace que la poésie vous savez !

 

Dix mois plus tard je célébrai ma première publication dans la prestigieuse revue « Poésie » créée par Pierre Seghers. Le numéro était sous-titré « Le nouveau monde après André Breton » et là, sur la couverture cartonnée, au-dessus de mon nom mal orthographié, c’était bien celui du nègre fondamental, Aimé Césaire.

 

Je ne me suis jamais mis au basketball, mais l’écriture de chansons a progressivement pris une place importante dans ma vie. Ce livre de nouvelles est l’occasion pour moi de revenir à la source. Mes remerciements chaleureux aux auteurs qui ont ouvert avec moi ce dialogue entre musique et littérature. Ils ont accepté d’écrire leurs nouvelles à partir des titres des chansons de mon nouvel album « L’enfant des siècles », sans en entendre la moindre note et sans en lire la moindre parole. Le résultat est inattendu et fascinant. Vous pouvez, chers lecteurs, tendre la main sans crainte à ces Animaux Sauvages.

 

M.I.

 

 

 

Mike Ibrahim, Album L’enfant des siècles

 

 

http://itunes.apple.com/WebObjects/MZStore.woa/wa/viewAlbum?id=651630076&s=143442

Gaël Octavia est née en 1977 à Fort-de-France. À Paris, où elle s’installe pour suivre des études scientifiques, elle devient vite une touche-à-tout autodidacte : elle écrit (poésie, nouvelles, romans, scénarios et surtout théâtre), peint, réalise des courts-métrages de fiction. Ses pièces de théâtre sont lues et jouées à Paris, au festival d’Avignon, en Guadeloupe, en Martinique, en Haïti, en Guyane…

 

Ouvrages parus :

Le voyage, Éditions Rivarti Collection, 2009

Congre et homard, Lansman Éditeur, 2012

 

http://www.gaeloctavia.com

Kalashnikov bébé

— Je vais te montrer, dit le garçon en sortant du placard.

Il bondit comme un chat pour retomber parfaitement sur ses pieds. Tu te lèves en sursaut du coussin où tu étais assis par terre, et laisses la manette t’échapper des mains. Tu recules, mais tu ne cries pas. Pourquoi appeler à l’aide puisque le garçon te sourit de toutes ses dents ?

Durant quelques minutes, sans trouver rien à dire ni à faire, tu considères alternativement le garçon et le placard ouvert. Qu’est-ce qu’il fichait là-dedans ? Depuis combien de temps ? Comment a-t-il tenu enfermé derrière les tee-shirts suspendus ? La surprise t’a comme engourdi mais l’autre devine tes pensées. Il te dit qu’il n’était pas dans la penderie, mais entre deux étagères. Tu le fixes, le détailles. Il porte un pantalon en toile gris, un tee-shirt troué par endroits, d’une couleur indéfinissable tant il est sale, mais dont le slogan en anglais et le célèbre logo sont encore lisibles. Il est plus petit que toi, maigre et marron très foncé de peau. Tu penses un Africain, mais la première question qui te vient aux lèvres est :

— T’as quel âge ?

— Comme toi.

Tu le crois. Tu as douze ans. Son gabarit est celui de Nathan, ton cousin de huit ans, mais il est évident — pour le moment, tu ne saurais dire pourquoi — qu’il est beaucoup plus vieux que Nathan.

Il t’interroge à son tour.

— T’appelles comment ?

— Théo Desrivières.

— M’en fous de tes rivières !

Tu remarques qu’il parle en roulant les r.

— Et toi, c’est comment ?

— Issa. Mais tu vas m’appeler Capitaine.

Il tourne autour de toi. On dirait qu’il t’inspecte.

— Tiens-toi droit ! ordonne-t-il.

Tu obéis. Pas parce que tu te sens obligé de le faire, mais parce que tu en as envie. Il a un hochement de tête satisfait. Il tâte les muscles de tes bras.

— Bof. Va falloir travailler.

Il s’écarte et, finalement, s’assied sur ton lit. Tu restes debout, le ventre rentré, la colonne vertébrale étirée au possible.

— Repos ! crie-t-il en riant.

Tu souffles sans vraiment bouger de ta place.

Il sort de sa poche un sachet de biscuits au chocolat au lait, de la marque que ta mère achète. Les biscuits se sont écrasés dans sa poche. Il mange les plus gros morceaux, puis incline la tête vers l’arrière et verse la poussière de biscuits au fond de sa gorge. Il semble y prendre un plaisir infini.

— Tu as faim ? demandes-tu en songeant aux restes du dîner dans le réfrigérateur.

Il lèche le plastique du sachet.

— Le chocolat, c’est bon, répond-il.

Puis il bondit de nouveau et tu sursautes pour la seconde fois. Il est étonnement souple. Même dans l’espace réduit de la chambre, son agilité se déploie. Tu l’imagines capable de courir comme un guépard, de sauter comme un singe, de ramper le ventre au sol comme un caïman. Tu le sens bouillonnant d’une énergie extraordinaire.

Issa attrape la manette par terre. Il veut jouer.

— On a du travail ! dit-il en prenant ta place sur le coussin.

Il appuie sur les boutons de la manette. Il semble extrêmement excité.

— Tu as déjà joué ?

Il se contente de te tendre le petit boîtier gris.

— Explique-moi les boutons !

Tu t’exécutes. Ici pour se déplacer. Là pour tirer. Il sourit encore et t’arrache la manette.

— Ça va, j’ai compris.

Ça y est, Issa joue et tu vois se dissiper l’énigme de ses premiers mots. Je vais te montrer. C’est une démonstration, en effet. Une leçon. Issa s’est emparé du jeu avec une maîtrise incroyable. Sur l’écran, les cadavres ennemis s’amoncellent, les corps explosent, et tu t’émerveilles de sa rapidité, de son habileté, de son efficacité diabolique. Tu n’as jamais vu ça. Aucun de tes camarades de classe, aucun cousin, aucun joueur invétéré de ta connaissance ne joue comme ça. Tu sors de ta réserve, tu hurles de victoire avec Issa. Tu lui tapes dans le dos. Tu n’as pas le temps de comprendre. Tu t’évanouis.

 

Issa rit à gorge déployée quand tu te réveilles. Il n’est pas, à ce moment-là, dans ton champ de vision. Tes yeux qui s’ouvrent parcourent les rangées de soldats de plomb sur les étagères, les maquettes d’avions de chasse, les posters de tes films préférés et les portraits géants de héros guerriers. Tu es bien dans ta chambre.

Tu n’es resté évanoui que quelques minutes. Tu as une affreuse douleur dans la nuque. Issa ne t’aide pas à te relever, mais il te regarde. Il lit la peur dans tes yeux et te rassure à sa façon :

— Si je voulais te cadavrer, tu serais cadavre.

Puis, sans que tu poses de question, il t’effleure délicatement.

— Ici pour assommer. Là pour tuer.

— Tu m’as frappé ! dis-tu (de cette voix que ton père appelle « ta voix de fille »).

Tu te sens idiot de le dire, puisque Issa sait très bien ce qu’il fait.

Tu es au bord des larmes. Issa ne quitte pas ce sourire qui te laisse incrédule.

— On ne tape pas le capitaine dans le dos.

Tu ne recommenceras pas.

Tu ne peux t’empêcher de le questionner sur le jeu. Où a-t-il appris à jouer comme ça ? Possède-t-il chez lui une console ? (Tu fermes les yeux pour imaginer l’Afrique. Tu vois une vaste étendue de hautes herbes jaunies où se tapissent, en embuscade, des animaux sauvages. La brousse. Autant dire le néant.) Il te répond que pour savoir se battre, il faut s’endurcir. Il t’apprendra.

— Demain matin, dit-il. Ce soir, on dort.

Tu protestes timidement : demain il y a école. Il rétorque que tu n’iras pas. Tu te frottes la nuque. Rien de ce que dit Issa n’est négociable.

Tu vas embrasser tes parents au salon. Ta mère voudrait te border. Instinctivement, tu refuses — comment lui expliquer la présence d’Issa ? Elle ne s’en offusque pas : tu grandis, tu deviens un homme.

Quand tu reviens dans ta chambre, Issa est confortablement installé dans ton lit, tout habillé, et dort profondément. Il a seulement ôté ses vieilles tennis usées, lourdes de poussière. Tu poses le pied près d’une chaussure. Malgré sa petite taille, Issa a ta pointure.

Tu prends soin de ne pas faire de bruit en sortant ton duvet de camping du placard. Tu dormiras sur la moquette.

 

C’est lui qui te réveille. Il est très tôt, mais il semble parfaitement reposé. Il est affamé. Tu ramènes du lait et des céréales au chocolat de la cuisine. Il en avale trois grands bols, puis te passe commande d’une casserole d’eau et d’un torchon pour se débarbouiller. Il accepte l’immense serviette mœlleuse que tu lui tends, mais refuse ton invitation à utiliser la salle de bain attenante à ta chambre.

Quand tu sors de la douche, il arbore un tee-shirt rouge choisi parmi les tiens. Il a en revanche gardé son vieux pantalon de toile. Tu t’apprêtes à lui offrir de l’échanger contre un jean propre, quand, furetant dans le placard béant, son regard débusque un de tes trésors : ton pantalon de GI américain.

Tu claques la porte, après une bise sèche à ta mère et un bref « Salut ! » à ton père. Tu files l’air de rien, le sac à dos chargé non pas de livres mais d’un pique-nique rudimentaire. Tu ignores par quel miracle Issa, GI miniature, se trouve dans la rue avant toi. Tu meurs d’envie de savoir s’il a escaladé la façade de l’immeuble ou s’il est pourvu d’ailes rétractiles, mais tu ne lui demandes rien.

La journée passe à une vitesse inouïe. Tu reçois des coups, apprends à en donner, galopes des kilomètres. Issa t’enseigne le maniement du bâton, l’art de l’esquive, de l’endurance et du chapardage. Tu rentres à la maison fourbu, le corps couvert de bleus. À ne t’entendre piper mot de tout le repas, tes parents échangent des regards inquiets qui s’apaisent cependant quand tu te proposes de débarrasser la table.

 

Ce manège dure une semaine. Le jour, Issa t’entraîne. Sous son commandement, tu te sens plus fort. Tes muscles se révèlent. Ils seront très bientôt pareils aux siens : solides comme du bois précieux, intraitables, invincibles. Tes membres se découvrent une puissance insoupçonnée. Tu es heureux. Tu deviens un homme. Le soir, tu es distant avec ton père, glacial avec ta mère, mais suffisamment docile pour qu’ils ne protestent pas. Tu voles pour Issa les restes de nourriture des plats que tu débarrasses. Il grossit, ce qui te ravit car cela signifie que lui aussi se fortifie à ton contact.

Un soir, Issa est occupé à dévorer les victuailles subtilisées lorsque les pas de ta mère résonnent dans le couloir. Il lâche aussitôt la cuisse de poulet qu’il tenait entre ses doigts. Sa panique te fait rire. Bien qu’ayant toi-même préféré cacher sa présence, tu sais que ta mère fera ce que tu voudras et qu’Issa n’a rien à craindre d’elle. Tu tentes de le rassurer, ignorant de quoi il a peur exactement.

— Maman est gentille. Elle n’appellera pas la police.

Issa gesticule, très nerveux. Il dit que ta mère ne doit en aucun cas mettre les pieds dans la chambre. Sinon, il lui fera les manches courtes. Tu n’as jamais entendu parler des manches courtes, mais le ton d’Issa recèle manifestement une menace. On a fait les manches courtes à sa mère à lui, ajoute-t-il, et à sa petite sœur d’un an. Il t’a parlé de sa sœur une fois. Tu sais qu’elle a neuf ans maintenant. Tout ce que tu peux en déduire, c’est que les manches courtes n’équivalent pas à la mort.

Tu sors de la chambre pour faire diversion. Dans le couloir, tu dis à ta mère que tu ne veux plus jamais qu’elle te borde. Elle te lance un petit sourire triste et, pour la première fois, tu penses qu’elle ne devrait pas se plier si volontiers à tes exigences.

Cette nuit-là, tu ne dors pas, et tu réalises qu’Issa non plus — du moins, pas plus de deux ou trois heures. Tu te figes quand il se lève et arpente la chambre malgré l’obscurité. Le concert de ton cœur et de ton sang battant tes tempes te semble assourdissant. Issa, pourtant, te croit endormi. Il ouvre la porte sans bruit et s’enfonce dans le couloir, plus léger qu’un souffle d’air. Tu te demandes où il va, ce qu’il cherche, mais la peur te laisse muet et immobile. Moins d’une heure après, il est de retour. Il se glisse sous les draps comme une couleuvre. Toi, tu n’espères même plus dormir. Comme lui, tu attends en silence que le jour mette un terme à l’insomnie.

 

Le lendemain, tu feins encore le sommeil quand Issa quitte le lit. D’un œil entrouvert, tu l’observes qui déplace tes soldats de plomb, fait voler tes avions de bois, scrute, perplexe, tes idoles en uniforme. Il trouve ton AK-47, une magnifique imitation que ton oncle t’a offerte. Il s’en saisit. Il arme, vise et repose l’objet, le tout en une fraction de seconde. C’est en le démontant dextrement qu’il se rend compte qu’il s’agit d’un jouet. Il le jette négligemment à ses pieds et c’est ce moment que tu choisis pour faire mine de te réveiller.

Issa va droit au but : il veut savoir si tu as un fusil, un vrai. Il ironise sur l’intérêt de posséder une mitraillette incapable de te protéger en cas d’attaque. Tu demandes bêtement à Issa s’il a déjà tué quelqu’un. Il éclate de rire.

— C’est quoi, la guerre, sinon ?

Il veut savoir ce que l’on gagne à simuler la guerre. Tu demandes ce que l’on gagne à la faire.

— Whisky, cigarettes, femmes…

— Femmes ?

— Femmes.

— Tu as déjà fait l’amour pour de vrai ?

Il rit encore. Il te parle d’une fille, Rosa.

— Rosa, c’était la première. Elle avait treize ans. Moi, dix.

Elle « avait » ? Tu demandes où est Rosa.

— Cadavre.

Issa exécute un geste étrange. De danse ou de combat. Tu te mords la langue. S’il a tué Rosa, tu préfères ne pas le savoir. En revanche, tu lui demandes ce qu’il fait chez toi.

— Enfin ! fait-il, sans rire cette fois, comme si un voile tragique avait couvert son visage.

 

C’est un grand féticheur qui a envoyé Issa jusqu’à toi. Il a parcouru des milliers de kilomètres pour t’apprendre à te battre, car, d’où il vient, ils ont besoin de renfort.

— Je viens te chercher.

Tu écarquilles les yeux.

— Moi, un renfort ?

Il ne plaisante pas. Pourquoi crois-tu qu’il a perdu son temps à t’entraîner ? Sa voix est plus coupante que jamais. Son regard, de moins en moins enfantin. De nouveau il te domine de son corps malingre, te tourne autour, comme pour t’encercler. Cette fois, tu cherches quand même une issue.

— Pourquoi moi ?

— Parce que tu aimes la guerre. Et à cause de l’objet.

Il fallait un objet pour aider le féticheur. Un objet de chez lui, extrait de la terre du pays d’Issa, qui, comme un aimant, l’a attiré. L’objet l’a guidé dans son voyage. Le même objet vous montrera le chemin du retour.

Il ouvre grand la main et tu le vois au milieu de sa paume : le solitaire offert par ton père à ta mère pour leurs quinze ans de mariage. Une bague de fiançailles en retard. Un diamant, puisqu’il en avait désormais les moyens.

La pierre crée un mur de lumière entre vos deux visages. Son éclat est une preuve et les yeux d’Issa disent que tu dois obtempérer et le suivre.

Et puis tu réalises qu’il fait erreur. Tu te souviens de l’histoire de cette bague car ton père t’avait mis dans la confidence. Tu es soudain très sûr de toi : ce diamant vient de la place Vendôme. Il n’est donc pas issu d’un pays lointain !

— C’est un diamant français, Capitaine ! Mon père l’a trouvé dans une mine française. Il n’est pas de chez toi.

Tu réfléchis encore.

— Madame Hubert, bien sûr !

La voisine, au deuxième étage. Madame Hubert porte une imposante bague ornée de diamants, dont un très gros, au milieu. Et elle a aussi un fils. Le féticheur s’est trompé d’un étage. C’est son diamant à elle, sans doute, qui est le bon.

Issa pense que tu ne mens pas. Madame Hubert, un autre diamant, un autre garçon : tu as toute sa confiance.

— Mais c’est trop tard.

C’est dans ta chambre que son corps s’est échoué. Le hasard a complété l’œuvre du féticheur. Et puis tu lui plais. Tu es endurant au combat et, surtout, tu obéis.

— Tu vas partir avec moi.

Tu ne veux pas partir. Issa répète que c’est trop tard, que le charme du féticheur est déjà en route. Il ne faut pas essayer de lutter contre la volonté d’un sorcier, t’explique-t-il. Il faut se laisser faire, le plus docilement possible. Lutter, c’est se condamner à mort.

— Le mieux, c’est encore de t’entraîner, dit-il en te lançant un coup de poing que tu esquives avec adresse.