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Les Aventures de Sherlock Holmes est un recueil de nouvelles policières écrit par Sir Arthur Conan Doyle et mettant en scène son célèbre détective privé. Le livre original a été illustré par Sidney Paget. Ce sont les premières aventures de Sherlock Holmes.
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Seitenzahl: 242
Veröffentlichungsjahr: 2019
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Arthur Conan Doyle
2
À tous ceux qui s’intéressent aux choses littéraires l’époque
actuelle offre un vaste champ d’observations, aussi bien à l’étranger
qu’en France. Notre siècle a vécu trop vite ; les inventions de la
science, les modifications apportées à la vie journalière se sont
succédé trop rapidement pour que nos contemporains aient pu digérer
suffisamment ces nouveautés, sans cesse renouvelées ; et bien des
cerveaux inquiets ont rêvé de bouleverser le domaine de
l’intelligence comme on bouleversait sous leurs yeux le domaine de
la science. C’est ainsi qu’en France on est arrivé du premier coup à
une exagération ridicule. Pressés d’abandonner cette belle langue
simple et claire qui faisait une des beautés de notre littérature
nationale en sachant prêter aux idées la forme que chacune d’elles
réclamait, les jeunes ont voulu innover ; et avec l’étiquette de
symbolistes, de décadents, d’égotistes, etc., ils se sont rangés sous
des bannières différentes qui toutes ne devraient porter en exergue
que ce mot inscrit en lettres majuscules : mystificateurs.
En Angleterre, ce mouvement intellectuel, pour avoir été plus lent
et plus sensible, n’en existe pas moins. La littérature anglaise se
traînait depuis bien longtemps dans une routine inquiétante, lorsque
quelques écrivains se sont mis en passe de reconquérir leur
indépendance. En dehors du souffle qui passait sur toutes les nations
civilisées, les Anglais avaient d’autres raisons de voir leur littérature
se transformer. Sans parler de l’Amérique, les colonies des Indes, du
Cap, de l’Australie ont pris une autonomie assez grande pour savoir
tenir leur place au point de vue intellectuel aussi bien qu’au point de
vue financier ; et les fils de la brumeuse Albion, transportés dans ces
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pays du soleil, ont déjà fait souche de jeunes citoyens aux idées
souvent bien différentes de celles de leurs pères.
Mais le développement d’un pareil sujet nous entraînerait bien
trop loin et nous voulons simplement présenter aux lecteurs un des
auteurs anglais les plus en vogue en ce moment. La forme qu’il a
adoptée, les sujets qu’il traite ne se conforment en rien au vieux
moule dans lequel, il y a peu d’années encore, se coulaient tous les
romans classiques ; et rien ne peut mieux prouver combien ce besoin
d’un renouveau intellectuel se faisait sentir, que l’immense succès
conquis par ses œuvres.
À trente ans, le docteur Conan Doyle jouissait d’une telle
réputation que les Américains, qui aiment à contempler de près les
célébrités contemporaines, lui firent un pont d’or pour venir donner
en Amérique une série de conférences sur la littérature anglaise et en
particulier sur son œuvre.
Cette œuvre peut se diviser en deux branches principales : l’une,
se rattachant au genre historique, dénote chez son auteur une
profonde érudition et de patientes recherches ; c’est ainsi qu’avant de
publierThe White Company, récit militaire qui se passe moitié en
Angleterre et moitié en France ou en Espagne, sous le règne
d’Edouard III, il consacra deux années entières à l’étude du XIVe
siècle. Naturellement, c’est cette partie de son œuvre que l’auteur
préfère, de même qu’une mère éprouve une prédilection particulière
pour l’enfant qu’elle a eu le plus de peine à élever.
L’autre genre, que le docteur Conan Doyle cultivait avec un égal
succès, est complètement différent : c’est celui dont nous comptons
offrir un échantillon, convaincu qu’il intéressera les lecteurs français
comme il a passionné les lecteurs d’Angleterre, c’est le genre
sensationnel des romans à la Gaboriau ; mais dût notre orgueil
national en souffrir, alors que Gaboriau sait extraire de son cerveau
inventif les complications les plus extraordinaires, le style, l’écriture,
pour employer un mot du métier, reste souvent bien inférieur.
Doyle, au contraire, parle une langue sobre, ferme, souvent
élégante, et se montre toujours écrivain de premier ordre.
Le M. Lecoq mis en scène par Conan Doyle se nomme Sherlock
Holmes. Chose curieuse, ce policier amateur loin d’être un
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personnage fictif, créé de toutes pièces par l’imagination de l’auteur,
n’est que la reproduction presque exacte d’un type qu’a beaucoup
fréquenté le docteur Doyle. C’était un vieux médecin militaire,
professeur à l’hôpital d’Edimbourg et appelé de son vrai nom Joseph
Bell. Son esprit d’observation, ses facultés de pénétration et de
déduction étaient telles, qu’en voyant un client pour la première fois
il devinait souvent les détails les plus secrets de son existence et les
révélait avec une justesse qui ne se trouvait jamais en défaut. Doyle
le prit pour modèle de son Sherlock Holmes et inventa des histoires
sensationnelles pour mettre en relief des facultés aussi
extraordinaires.
Le procédé de travail du docteur Doyle mérite d’être rapporté : il
commence par concevoir le crime ou le fait qui sert de base à son
récit ; puis il échafaude petit à petit, par une sorte de méthode
synthétique, les complications et les difficultés dont son héros va
avoir à triompher.
Quelques notes biographiques sur le docteur Conan Doyle
semblent devoir précéder la traduction d’une de ses œuvres.
D’origine écossaise, il appartient à une famille d’artistes, autrefois
établie à Edimbourg. Son grand-père, John Doyle, était le célèbre H.
B. dont les caricatures politiques excitèrent pendant trente années
consécutives la curiosité de ses contemporains sans qu’ils aient pu
jamais percer l’anonymat de l’auteur.
On peut voir quelques-unes de ses œuvres au British Museum qui
les a payées le prix respectable de quarante mille francs.
Le fils du précédent, Dicky Doyle, est l’auteur du dessin qui orne
encore aujourd’hui la couverture du journal lePunch.
Conan Doyle, lui, fut envoyé à l’âge de neuf ans au collège des
jésuites de Stonyhurst, car il était catholique. Ses goûts littéraires se
dessinaient déjà. Bientôt en effet il fonda dans le collège une sorte de
journal ; il en agit de même dans une université allemande où il fut
envoyé quelques années plus tard ; mais là ses opinions libérales
faillirent lui jouer un mauvais tour, car il fut sérieusement question
de mettre à la porte le trop précoce journaliste. Revenu à Edimbourg,
il commença ses études médicales qu’il interrompit toutefois pendant
un an pour accomplir une expédition périlleuse dans les mers
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arctiques à bord d’un baleinier ; il n’avait alors que vingt et un ans.
Une fois reçu docteur en médecine et après des voyages en Afrique et
en Asie, il se fixa à Southsea et put alors se livrer plus facilement à
son goût pour la littérature. Mais ses premiers essais furent acceptés
par les éditeurs à des prix tellement dérisoires qu’il n’osait
abandonner sa carrière. Cependant après l’immense succès obtenu
parThe White Company, il se décida à venir se fixer à Londres
comme oculiste. À peine installé, cédant aux sollicitations qui lui
venaient de toutes parts, il jeta définitivement la médecine par-dessus
bord et se consacra tout entier à la littérature. C’est à cette époque
que, collaborant au Strand Magazine, il y fit paraître lesAventures de
Sherlock Holmes, dont le retentissement fut énorme et qui devait
précéder de peu lesMémoires.
Au physique, grand, large d’épaules, la figure ouverte quoique
avec l’apparence plutôt timide, Conan Doyle présentait à première
vue l’image de la force. Tous les sports du reste lui étaient familiers ;
ce n’était pas l’homme d’études se renfermant dans son cabinet ; loin
de là. Doué d’une grande puissance de travail, jointe à une facilité
remarquable, il écrivait le matin et le soir, mais l’après-midi était
consacrée aux exercices physiques où il excellait. De première force
au cricket, au hockey, etc., l’été on le rencontrait sur son tricycle-
tandem, accompagné de Mrs. Conan Doyle. L’hiver il chaussait les
skis, ces longues raquettes norvégiennes, et émerveillait les guides
suisses par les excursions invraisemblables qu’il accomplissait dans
les montagnes recouvertes de neige des environs de Davos. Au
résumé, il était, comme compagnon, un homme charmant et dès
qu’on le connaissait on se sentait attiré vers lui par une irrésistible
sympathie.
L’attrait qu’on éprouvait si vite pour l’homme, nous espérons que
le public l’éprouvera pour l’œuvre.
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Le surlendemain de Noël, je passai dans la matinée chez mon ami
Sherlock Holmes pour lui souhaiter la bonne année. Il était en veston
d’intérieur, paresseusement étendu sur un sofa ; à portée de sa main
une pipe et une pile de journaux qu’il avait dû lire et relire tant ils
étaient froissés ; un peu plus loin, sur le dossier d’une chaise de
paille, un vieux chapeau de feutre dur très râpé et bossué. Un
microscope et une forme à chapeau, posés sur la chaise elle-même
attestaient que le chapeau avait dû être placé là pour être examiné
attentivement.
— Vous me semblez fort occupé, mon cher, dis-je à Holmes et je
crains de vous déranger.
— Non, certes, je suis ravi de pouvoir discuter avec un ami le
résultat que je viens d’atteindre : une chose des plus banales du reste,
ajouta-t-il, en montrant du doigt le chapeau râpé ; mais, à
l’observation, il s’y mêle certaines particularités intéressantes et
même instructives.
Je m’assis dans un fauteuil ; il faisait un froid noir, les vitres
étaient couvertes de givre et tout en me chauffant les mains au feu
qui pétillait dans la cheminée :
— Je suppose, dis-je, que le fait qui vous occupe, quelque simple
qu’il paraisse, a trait à un meurtre quelconque et que voilà l’indice au
moyen duquel vous découvrirez un mystère et vous punirez un crime.
— Non, non, il ne s’agit pas d’un crime, dit Sherlock Holmes, en
riant, mais seulement d’un de ces étranges incidents qui se produisent
dans les centres où quatre millions d’êtres humains se coudoient sur
une surface de quelques kilomètres carrés.
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Le va-et-vient de cet essaim humain si compact, si dense, peut
donner naissance, en dehors des crimes, à tous les événements
possibles et aux problèmes les plus bizarres ; nous en avons eu la
preuve plus d’une fois, n’est-il pas vrai ?
— En effet, répondis-je, et parmi les six dernières causes
judiciaires que j’ai consignées sur mes notes, trois ont été
entièrement exemptes de ce que la loi qualifie du nom de crime.
— Précisément. Je vois que vous faites allusion à mes efforts pour
rentrer en possession des papiers d’Irène Adler, à la singulière
aventure de miss Mary Sutherland et à l’histoire de l’homme à la
bouche de travers. Eh bien ! je suis convaincu que l’affaire en
question rentrera dans la catégorie de celles qui n’ont pas de crime à
la clé. Vous connaissez Peterson, le commissionnaire ?
— Oui.
— Eh bien ! c’est à lui qu’appartient ce trophée.
— C’est son chapeau ?
— Non, il l’a trouvé. Le propriétaire en est inconnu. Considérez-
le, je vous prie, non comme un simple couvre-chef mais comme un
problème intellectuel. Et d’abord que je vous dise comment il se
trouve là. Il a fait son entrée ici, le matin de Noël, en compagnie
d’une bonne oie qui est sans doute en train de rôtir devant le feu de
Peterson. Mais je reprends l’histoire à son début.
Vers quatre heures du matin, le jour de Noël, Peterson, un très
honnête garçon, vous le savez, revenait de quelque souper et rentrait
par Tottenham Court Road lorsque devant lui il aperçut, à la lueur du
bec de gaz, un homme de taille élevée, qui marchait d’un pas mal
assuré, portant une oie sur son épaule.
Comme il atteignait le coin de Goodge Street, une dispute s’éleva
entre cet individu et un petit groupe de gamins. L’un de ceux-ci jeta
par terre, avec son bâton qui lui servait d’arme défensive, le chapeau
de l’homme, puis lançant le bâton brisa la fenêtre de la boutique qui
se trouvait derrière lui.
Peterson se précipita au secours de l’étranger, mais l’homme,
effrayé du désastre dont il était cause, et voyant un individu en
uniforme s’avancer vers lui, laissa tomber l’oie, prit ses jambes à son
cou et disparut dans le labyrinthe de petites rues qui se trouvent
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derrière Tottenham Court Road. Les gamins, de leur côté, avaient fui
à l’aspect de Peterson, de sorte qu’il resta maître du champ de
bataille et en possession des trophées de la victoire sous la forme
d’un chapeau bossué et d’une superbe oie de Noël.
— Trophées qu’il a assurément rendus à leur propriétaire.
— Mon cher ami, voilà où est le proverbe. Il est vrai que l’oie
portait attachée à la patte gauche une carte avec l’inscription « pour
Mrs. Henry Baker » et que les initiales H. B. sont lisibles au fond du
chapeau ; mais comme il existe quelques milliers de Baker et
quelques centaines de Henry Baker dans notre cité, il n’est pas facile
de rendre à chacun ce qu’il peut avoir perdu.
— Alors, qu’a fait Peterson ?
— Il m’a apporté le matin de Noël le chapeau et l’oie pour flatter
ma manie, car il sait à quel point j’aime à résoudre les problèmes,
quelque insignifiants qu’ils paraissent à première vue. Nous avons
gardé l’oie jusqu’à ce matin, c’était la dernière limite qu’elle pût
atteindre, et celui qui l’a trouvée l’a emportée pour lui faire subir la
destinée ordinaire de toute oie grasse, tandis que moi j’ai gardé le
chapeau de l’inconnu si malencontreusement privé de son dîner de
Noël.
— N’a-t-il pas mis des annonces dans les journaux ?
— Non.
— Alors, quels indices pouvez-vous avoir sur son identité ?
— Pas d’autres que ceux que nous pouvons déduire nous-mêmes.
— De son chapeau ?
— Précisément.
— Mais vous plaisantez, que peut vous apprendre ce vieux
chapeau bossué ?
— Voici ma loupe. Vous connaissez mon système. Que pensez-
vous de l’homme qui a porté ce couvre-chef ?
Je pris le chapeau et, après l’avoir tourné et retourné dans tous les
sens, je me sentis fort embarrassé. C’était un chapeau melon en
feutre dur et très ordinaire, absolument râpé. Il avait été doublé d’une
soie rouge qui avait changé de ton.
Il ne portait pas le nom du fabricant ; mais, comme l’avait
remarqué Holmes, les initiales H. B. étaient griffonnées sur un des
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côtés. Le bord était percé pour y adapter un cordon, qui manquait, du
reste. Enfin, il était percé et couvert de poussière et de taches qu’on
avait essayé de cacher en les badigeonnant d’encre.
— Je ne suis pas plus avancé qu’avant mon examen, dis-je, en
rendant le chapeau à mon ami.
— Vous êtes très observateur, mais vous ne savez pas, au moyen
du raisonnement, tirer des conclusions de ce que vous avez sous les
yeux.
— Alors, dites-moi, je vous en prie, ce que vous pouvez déduire
de ce chapeau ?
Holmes le ramassa et l’examina avec la pénétration qui était si
caractéristique chez lui.
— Il est peut-être moins suggestif qu’il aurait pu l’être, remarqua-
t-il, et cependant j’en tire un certain nombre de déductions, dont
quelques-unes seulement très claires, d’autres basées sur de sérieuses
probabilités. Il est évident que le possesseur de ce chapeau était
extrêmement intelligent, et que dans ces dernières années il s’est
trouvé dans une situation, qui, d’aisée, est devenue difficile. Il a été
prévoyant, mais l’est beaucoup moins aujourd’hui, c’est la preuve
d’une rétrogression morale qui, ajoutée au déclin de sa fortune,
semble indiquer quelque vice dans sa vie, probablement celui de
l’ivrognerie. Ceci explique suffisamment pourquoi sa femme ne
l’aime plus.
— Assez, Holmes.
— Il a cependant conservé un certain respect des convenances,
continua-t-il, sans paraître avoir entendu mon exclamation. C’est un
homme d’âge moyen qui mène une vie sédentaire, sort peu, ne fait
aucun exercice. Il graisse avec de la pommade ses cheveux
grisonnants qu’il vient de faire couper. Voilà ce que l’observation de
ce chapeau m’apprend de plus saillant. Ah ! j’oubliais d’ajouter qu’il
n’y a probablement pas de gaz dans la maison qu’habite notre héros.
— Vous plaisantez, certainement, Holmes.
— Pas le moins du monde. Comment ! vous n’êtes même pas
capable, lorsque je vous mets les points sur les i, de comprendre la
manière dont je m’y prends ?
— Je ne suis évidemment qu’un sot, tout à fait incapable de vous
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suivre. Par exemple, comment pouvez-vous savoir que cet homme
était intelligent ?
Pour toute réponse, Holmes mit sur sa tête le chapeau qui
s’enfonça jusque sur ses yeux.
— C’est une simple question de cube : un homme qui a un crâne
si volumineux doit avoir des facultés exceptionnelles.
— Et le déclin de sa fortune ?
— Ce chapeau date de trois ans ; or, à ce moment ses bords plats
légèrement retournés étaient à la mode. Puis, c’est un chapeau de
toute première qualité. Voyez donc le ruban gros grain qui le borde et
sa doublure soignée. Si cet homme avait de quoi s’acheter, il y a trois
ans, un chapeau de ce prix-là et qu’il n’en ait pas eu d’autre depuis,
j’en conclus que sa situation est aujourd’hui moins bonne qu’elle ne
l’a été.
— Tout cela paraît assez clair, mais comment expliquerez-vous et
sa prévoyance et sa rétrogression morale ?
Sherlock Holmes sourit.
— Voici l’explication de sa prévoyance, dit-il, en posant son doigt
sur le petit disque et l’anneau destinés au cordon du chapeau, ceci ne
se place que sur commande, et si cet homme a fait mettre ce cordon
par précaution contre le vent, c’est bien la preuve qu’il est doué
d’une certaine prévoyance. Cependant, je constate que le caoutchouc
s’étant cassé, il ne s’est pas donné la peine de le remplacer, d’où
j’affirme qu’il a moins de prévoyance maintenant qu’autrefois,
preuve d’un affaiblissement de ses facultés. Mais il lui reste encore
un certain respect des convenances parce qu’il a cherché à dissimuler
les taches de son chapeau en les barbouillant d’encre.
— Votre raisonnement est fort juste.
— J’ai ajouté qu’il est d’âge moyen, que ses cheveux sont
grisonnants, qu’il se les a fait couper récemment et qu’il emploie de
la pommade. Vous pourriez vous en convaincre comme moi en
examinant de près la partie inférieure de la doublure. La loupe me
découvre beaucoup de bouts de cheveux coupés évidemment par un
coiffeur. Il s’en dégage une odeur de graisse et ils sont collés
ensemble. Enfin cette poussière, loin d’être graveleuse et grise
comme celle de la rue, est brunâtre et floconneuse comme celle
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qu’on soulève dans les maisons ; ce chapeau est donc plus souvent
accroché que porté ; et les traces de moisissure que j’y remarque à
l’intérieur me prouvent que celui qui le portait n’était pas habitué à
l’exercice puisqu’il transpirait si facilement.
— Vous avez ajouté que sa femme ne l’aimait plus.
— N’avez-vous pas remarqué que ce chapeau n’a pas été brossé
depuis plusieurs semaines ? Mon cher Watson, lorsque votre femme
vous laissera sortir avec un chapeau non brossé et que je vous verrai
arriver ainsi chez moi, j’aurai des doutes sur la bonne entente de
votre ménage.
— Votre homme est peut-être célibataire ?
— Certainement pas. Il rapportait l’oie comme gage de paix à sa
femme. Rappelez-vous donc la corde attachée à la patte de l’oie.
— Vous avez réponse à tout, où diable voyez-vous maintenant
qu’il n’y a pas de gaz dans sa maison ?
— Passe encore s’il n’y avait qu’une tache de bougie, mais
lorsque j’en compte au moins cinq, il est bien évident que le
personnage en question se sert habituellement de ce mode
d’éclairage, et qu’il remonte le soir chez lui son chapeau d’une main
et sa bougie ruisselante de l’autre. Dans tous les cas, ces taches ne
proviennent pas d’un bec de gaz. Êtes-vous satisfait ?
— C’est fort ingénieux, dis-je en riant, mais puisqu’il n’y a eu ni
crime, ni dommage causé, sauf la perte d’une oie, vous avez, ce me
semble, bien perdu votre temps.
Sherlock Holmes allait répondre, lorsque la porte s’ouvrit
brusquement. Peterson, le commissionnaire, apparut sur le seuil, les
joues empourprées, l’air absolument ébahi.
— L’oie, monsieur Holmes ! L’oie, monsieur ! prononça-t-il avec
effort.
— Eh bien, quoi ! Est-elle revenue à la vie et s’est-elle envolée
par la fenêtre de la cuisine ?
Holmes changea de place afin de mieux observer le jeu de
physionomie du visiteur.
— Voyez donc, monsieur, voyez ce que ma femme a trouvé dans
le gosier de l’oie.
Et il étendit la main pour me montrer une pierre bleue de la
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dimension d’un haricot, mais d’une limpidité et d’un éclat tels
qu’elle semblait un point lumineux. Sherlock Holmes se redressa en
sifflant.
— Sapristi, Peterson, vous avez fait là une précieuse trouvaille ; je
suppose que vous savez quelle est cette pierre ?
— Une pierre précieuse ; un diamant : il entre dans le verre
comme dans une pâte !
— Mon cher ; c’est plus qu’une pierre précieuse : c’est « la pierre
précieuse » !
— Serait-ce par hasard l’escarboucle bleue de la comtesse de
Morcar ? m’écriai-je.
— Précisément : j’en connaissais et la dimension et la forme par
l’annonce que publie journellement leTimes. C’est un bijou
absolument unique, dont on ne peut apprécier la valeur, mais il est
certain que les mille livres sterling que l’on promet à celui qui le
rapportera ne sont pas la vingtième partie de sa valeur marchande.
— Mille livres, grand Dieu !
Et le pauvre commissionnaire tomba sur une chaise, nous
regardant l’un après l’autre avec stupéfaction.
— Oui ; c’est bien la récompense promise, reprit Holmes ; j’ai
tout lieu de croire qu’un roman se rattache à cette pierre et que la
comtesse de Morcar sacrifierait volontiers la moitié de sa fortune
pour la retrouver.
— Il me semble, dis-je, que le joyau a été perdu à l’hôtel
Cosmopolitain.
— Précisément le 22 décembre, il y a cinq jours de cela. Les
soupçons ont porté sur le plombier, John Horner, qui a été accusé de
l’avoir volé dans le coffret à bijoux de la dame. Il y avait tant de
présomptions contre lui, que la cause a été renvoyée aux assises. Je
crois avoir ici une relation de l’affaire.
Il reprit un à un ses journaux, regardant les dates jusqu’à ce
qu’enfin il fût tombé sur le paragraphe suivant :
«Hôtel Cosmopolitain, vol de bijoux.
« John Horner, vingt-six ans, est accusé d’avoir volé le 22 courant
dans la boîte à bijoux de la comtesse de Morcar le précieux joyau
connu sous le nom « d’escarboucle bleue ». James Ryder, le maître
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d’hôtel, a témoigné qu’il avait introduit Horner dans le cabinet de
toilette de la comtesse, le jour du vol, pour souder la seconde barre
de la grille de cheminée qui était brisée. Il était resté quelque temps
avec Horner, mais finalement avait été appelé au-dehors ; en
revenant, il s’aperçut qu’Horner avait disparu, que le bureau avait été
forcé et que la petite boîte de maroquin, dans laquelle, comme on le
sut plus tard, la comtesse avait l’habitude de mettre ses bijoux, était
vide sur la table de toilette.
Ryder donna instantanément l’alarme et Horner fut arrêté le même
soir ; mais la pierre ne put être retrouvée ni sur lui ni chez lui.
Catherine Cusack, femme de chambre de la comtesse, déposa qu’elle
avait entendu le cri d’effroi de Ryder en découvrant ce vol et qu’elle
s’était précipitée dans la chambre, où elle avait trouvé les choses
telles que le dernier témoin les avait décrites. L’inspecteur Bradstreet,
de la division B, témoigne de l’arrestation de Horner qui se débattit
furieusement et protesta de son innocence dans les termes les plus
violents. Comme on a pu prouver que le prisonnier avait déjà été
condamné pour vol, le magistrat refusa de juger la cause sans enquête
préalable et il en référa aux assises.
« Horner qui avait donné les signes de l’émotion la plus intense,
pendant la procédure, s’évanouit au moment du verdict et on fut
obligé de l’emporter hors de la salle. »
— Hum ! Voilà pour le tribunal de police, dit Holmes d’un air
rêveur en jetant de côté le journal. La question qui nous reste à
résoudre est la série d’événements qui s’est déroulée entre une boîte
à bijoux dévalisée et le jabot d’une oie trouvée dans Tottenham Court
Road. Vous voyez, Watson, nos petites déductions ont pris tout à
coup un aspect beaucoup plus grave et moins innocent. Voici la
pierre : cette pierre a été trouvée dans une oie et l’oie appartenait à
M. Henry Baker, le monsieur au vieux chapeau suggestif dont je vous
ai si longuement parlé. De sorte que maintenant il faut nous mettre
très sérieusement à la recherche de cet individu et nous assurer du
rôle qu’il a joué dans cette petite énigme.
Pour ce, il faut prendre d’abord le moyen le plus simple, qui est
évidemment une annonce dans tous les journaux du soir. Si cela ne
réussit pas, j’aurai recours à une autre méthode.
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— Comment rédigerez-vous cette annonce ?
— Donnez-moi un crayon et ce bout de papier. Voici : « Trouvé au
coin de Goodge Street une oie et un chapeau de feutre noir. Ils seront
tous deux à la disposition de M. Henry Baker à partir de dix heures et
demie du soir. Baker Street, n° 221bis. » C’est clair et concis, n’est-
ce pas ?
— Très clair en effet, mais la lira-t-il ?
— Il est probable qu’il regardera les annonces des journaux, car,
pour un homme peu fortuné, cette perte était importante. Effrayé
d’avoir cassé une vitre, affolé par l’approche de Peterson, il n’a
pensé tout d’abord qu’à la fuite ; mais depuis il a dû regretter
beaucoup le premier mouvement qui l’a porté à lâcher sa volaille.
Puis la précaution que j’ai eue de mettre son nom n’aura pas été
inutile, car tous ceux qui le connaissent appelleront son attention sur
le fait. Dites donc, Peterson, allez vite à l’agence des annonces et
faites insérer celle-ci dans les journaux.
— Dans lesquels, monsieur ?
— Oh ! dansle Globe, le Star, le Pall Mall, la Saint-
James’Gazette, les Evening News, le Standard, l’Echoet ceux encore
qui vous viendront à l’idée.
— Très bien, monsieur, et la pierre ?
— Je la garde, mon ami ! Ah ! j’oubliais, Peterson. Achetez une
oie en revenant et déposez-la ici, car il nous en faut une pour ce
monsieur, à la place de celle que votre famille est en train de dévorer.
Lorsque le commissionnaire fut parti, Holmes prit la pierre et la
regardant à contre-jour : « C’est un beau spécimen », dit-il. Voyez
comme ça brille ! Naturellement c’est une source de crimes, comme
toutes les belles pierres ; elles sont l’appât favori du démon. Dans les
bijoux plus gros et plus anciens, chaque facette correspond à un
crime. Cette pierre n’a pas encore vingt ans d’existence. Elle a [
28 ]été trouvée sur les rives de la rivière Amoy au sud de la Chine et
a cette particularité, qu’avec tous les caractères de l’escarboucle elle
est d’une teinte bleue, au lieu d’être rouge-rubis. En dépit de ses
vingt ans d’existence, elle a déjà une sinistre histoire. Ces quarante
carats de charbon cristallisé ont été cause de deux crimes, d’un
attentat au vitriol, d’un suicide et de plusieurs vols. Qui croirait que
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ce joli hochet serait un pourvoyeur de galères et de prison ? Je vais
l’enfermer maintenant dans mon coffre-fort et écrire un mot à la
comtesse pour lui dire que la pierre est en ma possession.
— Croyez-vous que ce Horner soit innocent ?
— Je ne puis le dire.
— Eh bien ! alors, pensez-vous qu’Henry Baker ait été mêlé à
cette affaire ?
— Je le crois parfaitement innocent ; il ne s’est pas douté une
seconde de la valeur qu’avait son oie, valeur bien plus grande que si
elle eût été d’or massif. Mais s’il répond à notre annonce, je m’en
convaincrai vite en le soumettant à une épreuve très simple.
— Et vous ne pouvez rien faire d’ici là ?
— Rien.
— Dans ce cas, je vais continuer ma tournée professionnelle ;
mais je reviendrai dans la soirée à l’heure que vous avez indiquée,
car je désire voir la solution d’une affaire si embrouillée.
— Très heureux de vous revoir, mon cher ami. Je dîne à sept
heures, j’ai même un faisan, je crois. À propos, ne pensez-vous pas
qu’en présence des événements, je devrais dire à Mme Hudson
d’examiner le gosier de ce faisan ?
Je fus retardé par un malade et il était un peu plus de six heures et
demie, lorsque je revins dans Baker Street. Comme j’approchais de la
maison, je vis devant la porte, à la lueur du réverbère, un homme
assez grand, coiffé d’une toque écossaise, son paletot boutonné
jusqu’au menton. Au moment où je le rejoignais, la porte du 221
s’ouvrit et nous entrâmes ensemble chez Holmes qui se leva aussitôt
de son fauteuil pour recevoir son visiteur.
— Vous êtes, je pense, M. Henry Baker, dit-il avec ce naturel et
cette gaieté qu’il se donne si facilement. Prenez, je vous prie, cette
chaise, là près du feu, monsieur Baker, il fait froid et je remarque que
vous n’êtes pas vêtu très chaudement. Ah ! Watson, vous êtes venu
au bon moment. Est-ce bien votre chapeau, monsieur Baker ?
— Oui, monsieur, c’est certainement mon chapeau.
Notre interlocuteur était un homme vigoureux, carré d’épaules
avec une tête massive et une figure large et intelligente,
s’amincissant vers le menton, que terminait une barbe en pointe, d’un
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châtain grisonnant. Son nez et ses joues légèrement rouges, un léger
tremblement de la main me prouvaient que les soupçons de Holmes,
quant à ses habitudes, étaient fort justifiées. Sa redingote, aux reflets
roux, était boutonnée jusqu’au cou, le col relevé, et, sur les poignets
amaigris de notre héros, il n’y avait trace, ni de linge ni de
manchettes. La parole de cet homme était lente et saccadée, mais les
expressions choisies prouvaient qu’il avait de l’instruction et que si
son apparence était aussi minable, c’est qu’il avait subi des revers de
fortune.
— Nous avons gardé ces objets quelques jours, dit Holmes, parce
que nous espérions trouver, dans les journaux, une annonce de vous
nous donnant votre adresse. Je ne puis comprendre pourquoi vous
n’avez pas pris ce moyen.
Notre visiteur eut un sourire contraint.
— Je suis obligé d’économiser beaucoup maintenant, répondit-il.
Je ne doutais pas que la troupe de polissons qui m’a assailli n’eût
emporté chapeau et volaille. Je ne voulais pas risquer de l’argent
dans une tentative peut-être infructueuse.
— Très sensé. À propos de cette volaille nous avons été obligés de
la manger.
— De la manger !
Notre visiteur, dans son agitation, se leva de son siège.
— Oui, elle n’aurait profité à personne si nous n’avions pas pris
ce parti. Mais en voici une autre, sur le dressoir, qui est à peu près du
même poids et parfaitement fraîche, je présume qu’elle remplira le
même but.
— Oh ! certainement, certainement, répondit M. Baker avec un
soupir de soulagement.
— Naturellement nous avons encore les plumes, les pattes, le cou,
etc., de votre volaille, de sorte que si vous voulez…
L’homme éclata d’un rire franc.
— Ce seraient des souvenirs de mon aventure, dit-il, mais à part
cela, je ne vois pas trop en quoi lesdisjecta membrade mon oie
pourraient m’être utiles. Non, monsieur, je crois qu’avec votre
permission, je me contenterai de la belle pièce que j’aperçois sur le
dressoir.
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Sherlock Holmes me jeta un coup d’œil d’intelligence, en
haussant légèrement les épaules.
— Alors voici votre chapeau et votre oiseau, dit-il. À propos, vous
serait-il égal de me dire où vous aviez acheté l’autre oie ? Je suis
quelque peu amateur de volailles et j’en ai rarement vu de plus
grasse.
— Certainement, monsieur, dit Baker, qui s’était levé et avait mis
sous son bras l’objet retrouvé. Nous sommes, mes amis et moi, des
habitués du cabaret de l’Alpha, près du Muséum, où nous nous
réfugions dans la journée. Cette année-ci notre bon cabaretier
Windigate institua un comité de l’oie de Noël, dont le but est de
procurer à chacun de ses membres une oie, le 25 décembre,
moyennant une petite cotisation hebdomadaire. J’ai payé la mienne
régulièrement, vous savez le reste. Je vous suis très reconnaissant,
monsieur, de me rendre mon chapeau, car ma toque écossaise ne
convient ni à mon âge ni à ma dignité.
Et d’un air pompeux et comique, à la fois, il nous salua gravement
et prit congé de nous.
— Voilà qui met M. Henry Baker hors de cause, dit Holmes,
lorsque notre visiteur eut fermé la porte derrière lui. Il est
parfaitement certain qu’il n’est pour rien dans cette affaire. Avez-
vous faim, Watson ?
— Pas particulièrement.
— Alors je vous propose de substituer un souper au dîner et de
suivre cette piste pendant qu’elle est encore chaude.
— Avec plaisir.
Il faisait très froid ; nous revêtîmes des ulsters et des cache-nez.
Les étoiles brillaient avec éclat dans un ciel pur, et l’haleine des
passants formait de petits nuages légers comme ceux de la poudre.
Nos chaussures craquaient et nos pas résonnaient, tandis que nous
traversions le quartier du docteur, c’est-à-dire Wimpole Street,
Harley Street et enfin Wigmore Street qui nous amena tout droit dans
Oxford Street. En un quart d’heure, nous eûmes atteint, dans le
quartier de Bloomsbury, le cabaret de l’Alpha, situé au coin d’une
des rues qui mène à Holborn. Holmes poussa la porte du bar privé, et