Les Aventures de Sherlock Holmes - ARTHUR CONAN DOYLE - E-Book

Les Aventures de Sherlock Holmes E-Book

Arthur Conan Doyle

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Beschreibung

Les Aventures de Sherlock Holmes est un recueil de nouvelles policières écrit par Sir Arthur Conan Doyle et mettant en scène son célèbre détective privé. Le livre original a été illustré par Sidney Paget. Ce sont les premières aventures de Sherlock Holmes.

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Veröffentlichungsjahr: 2019

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Les Aventures de Sherlock Holmes

Pages de titrePRÉFACEL’ESCARBOUCLE BLEUELE POUCE DE L’INGÉNIEURL’ARISTOCRATIQUE CÉLIBATAIRELE DIADÈME DE BÉRYLSLES HÊTRES POURPRESPage de copyright

1

Les Aventures de Sherlock

Holmes

Arthur Conan Doyle

2

PRÉFACE

À tous ceux qui s’intéressent aux choses littéraires l’époque

actuelle offre un vaste champ d’observations, aussi bien à l’étranger

qu’en France. Notre siècle a vécu trop vite ; les inventions de la

science, les modifications apportées à la vie journalière se sont

succédé trop rapidement pour que nos contemporains aient pu digérer

suffisamment ces nouveautés, sans cesse renouvelées ; et bien des

cerveaux inquiets ont rêvé de bouleverser le domaine de

l’intelligence comme on bouleversait sous leurs yeux le domaine de

la science. C’est ainsi qu’en France on est arrivé du premier coup à

une exagération ridicule. Pressés d’abandonner cette belle langue

simple et claire qui faisait une des beautés de notre littérature

nationale en sachant prêter aux idées la forme que chacune d’elles

réclamait, les jeunes ont voulu innover ; et avec l’étiquette de

symbolistes, de décadents, d’égotistes, etc., ils se sont rangés sous

des bannières différentes qui toutes ne devraient porter en exergue

que ce mot inscrit en lettres majuscules : mystificateurs.

En Angleterre, ce mouvement intellectuel, pour avoir été plus lent

et plus sensible, n’en existe pas moins. La littérature anglaise se

traînait depuis bien longtemps dans une routine inquiétante, lorsque

quelques écrivains se sont mis en passe de reconquérir leur

indépendance. En dehors du souffle qui passait sur toutes les nations

civilisées, les Anglais avaient d’autres raisons de voir leur littérature

se transformer. Sans parler de l’Amérique, les colonies des Indes, du

Cap, de l’Australie ont pris une autonomie assez grande pour savoir

tenir leur place au point de vue intellectuel aussi bien qu’au point de

vue financier ; et les fils de la brumeuse Albion, transportés dans ces

3

pays du soleil, ont déjà fait souche de jeunes citoyens aux idées

souvent bien différentes de celles de leurs pères.

Mais le développement d’un pareil sujet nous entraînerait bien

trop loin et nous voulons simplement présenter aux lecteurs un des

auteurs anglais les plus en vogue en ce moment. La forme qu’il a

adoptée, les sujets qu’il traite ne se conforment en rien au vieux

moule dans lequel, il y a peu d’années encore, se coulaient tous les

romans classiques ; et rien ne peut mieux prouver combien ce besoin

d’un renouveau intellectuel se faisait sentir, que l’immense succès

conquis par ses œuvres.

À trente ans, le docteur Conan Doyle jouissait d’une telle

réputation que les Américains, qui aiment à contempler de près les

célébrités contemporaines, lui firent un pont d’or pour venir donner

en Amérique une série de conférences sur la littérature anglaise et en

particulier sur son œuvre.

Cette œuvre peut se diviser en deux branches principales : l’une,

se rattachant au genre historique, dénote chez son auteur une

profonde érudition et de patientes recherches ; c’est ainsi qu’avant de

publierThe White Company, récit militaire qui se passe moitié en

Angleterre et moitié en France ou en Espagne, sous le règne

d’Edouard III, il consacra deux années entières à l’étude du XIVe

siècle. Naturellement, c’est cette partie de son œuvre que l’auteur

préfère, de même qu’une mère éprouve une prédilection particulière

pour l’enfant qu’elle a eu le plus de peine à élever.

L’autre genre, que le docteur Conan Doyle cultivait avec un égal

succès, est complètement différent : c’est celui dont nous comptons

offrir un échantillon, convaincu qu’il intéressera les lecteurs français

comme il a passionné les lecteurs d’Angleterre, c’est le genre

sensationnel des romans à la Gaboriau ; mais dût notre orgueil

national en souffrir, alors que Gaboriau sait extraire de son cerveau

inventif les complications les plus extraordinaires, le style, l’écriture,

pour employer un mot du métier, reste souvent bien inférieur.

Doyle, au contraire, parle une langue sobre, ferme, souvent

élégante, et se montre toujours écrivain de premier ordre.

Le M. Lecoq mis en scène par Conan Doyle se nomme Sherlock

Holmes. Chose curieuse, ce policier amateur loin d’être un

4

personnage fictif, créé de toutes pièces par l’imagination de l’auteur,

n’est que la reproduction presque exacte d’un type qu’a beaucoup

fréquenté le docteur Doyle. C’était un vieux médecin militaire,

professeur à l’hôpital d’Edimbourg et appelé de son vrai nom Joseph

Bell. Son esprit d’observation, ses facultés de pénétration et de

déduction étaient telles, qu’en voyant un client pour la première fois

il devinait souvent les détails les plus secrets de son existence et les

révélait avec une justesse qui ne se trouvait jamais en défaut. Doyle

le prit pour modèle de son Sherlock Holmes et inventa des histoires

sensationnelles pour mettre en relief des facultés aussi

extraordinaires.

Le procédé de travail du docteur Doyle mérite d’être rapporté : il

commence par concevoir le crime ou le fait qui sert de base à son

récit ; puis il échafaude petit à petit, par une sorte de méthode

synthétique, les complications et les difficultés dont son héros va

avoir à triompher.

Quelques notes biographiques sur le docteur Conan Doyle

semblent devoir précéder la traduction d’une de ses œuvres.

D’origine écossaise, il appartient à une famille d’artistes, autrefois

établie à Edimbourg. Son grand-père, John Doyle, était le célèbre H.

B. dont les caricatures politiques excitèrent pendant trente années

consécutives la curiosité de ses contemporains sans qu’ils aient pu

jamais percer l’anonymat de l’auteur.

On peut voir quelques-unes de ses œuvres au British Museum qui

les a payées le prix respectable de quarante mille francs.

Le fils du précédent, Dicky Doyle, est l’auteur du dessin qui orne

encore aujourd’hui la couverture du journal lePunch.

Conan Doyle, lui, fut envoyé à l’âge de neuf ans au collège des

jésuites de Stonyhurst, car il était catholique. Ses goûts littéraires se

dessinaient déjà. Bientôt en effet il fonda dans le collège une sorte de

journal ; il en agit de même dans une université allemande où il fut

envoyé quelques années plus tard ; mais là ses opinions libérales

faillirent lui jouer un mauvais tour, car il fut sérieusement question

de mettre à la porte le trop précoce journaliste. Revenu à Edimbourg,

il commença ses études médicales qu’il interrompit toutefois pendant

un an pour accomplir une expédition périlleuse dans les mers

5

arctiques à bord d’un baleinier ; il n’avait alors que vingt et un ans.

Une fois reçu docteur en médecine et après des voyages en Afrique et

en Asie, il se fixa à Southsea et put alors se livrer plus facilement à

son goût pour la littérature. Mais ses premiers essais furent acceptés

par les éditeurs à des prix tellement dérisoires qu’il n’osait

abandonner sa carrière. Cependant après l’immense succès obtenu

parThe White Company, il se décida à venir se fixer à Londres

comme oculiste. À peine installé, cédant aux sollicitations qui lui

venaient de toutes parts, il jeta définitivement la médecine par-dessus

bord et se consacra tout entier à la littérature. C’est à cette époque

que, collaborant au Strand Magazine, il y fit paraître lesAventures de

Sherlock Holmes, dont le retentissement fut énorme et qui devait

précéder de peu lesMémoires.

Au physique, grand, large d’épaules, la figure ouverte quoique

avec l’apparence plutôt timide, Conan Doyle présentait à première

vue l’image de la force. Tous les sports du reste lui étaient familiers ;

ce n’était pas l’homme d’études se renfermant dans son cabinet ; loin

de là. Doué d’une grande puissance de travail, jointe à une facilité

remarquable, il écrivait le matin et le soir, mais l’après-midi était

consacrée aux exercices physiques où il excellait. De première force

au cricket, au hockey, etc., l’été on le rencontrait sur son tricycle-

tandem, accompagné de Mrs. Conan Doyle. L’hiver il chaussait les

skis, ces longues raquettes norvégiennes, et émerveillait les guides

suisses par les excursions invraisemblables qu’il accomplissait dans

les montagnes recouvertes de neige des environs de Davos. Au

résumé, il était, comme compagnon, un homme charmant et dès

qu’on le connaissait on se sentait attiré vers lui par une irrésistible

sympathie.

L’attrait qu’on éprouvait si vite pour l’homme, nous espérons que

le public l’éprouvera pour l’œuvre.

6

L’ESCARBOUCLE BLEUE

Le surlendemain de Noël, je passai dans la matinée chez mon ami

Sherlock Holmes pour lui souhaiter la bonne année. Il était en veston

d’intérieur, paresseusement étendu sur un sofa ; à portée de sa main

une pipe et une pile de journaux qu’il avait dû lire et relire tant ils

étaient froissés ; un peu plus loin, sur le dossier d’une chaise de

paille, un vieux chapeau de feutre dur très râpé et bossué. Un

microscope et une forme à chapeau, posés sur la chaise elle-même

attestaient que le chapeau avait dû être placé là pour être examiné

attentivement.

— Vous me semblez fort occupé, mon cher, dis-je à Holmes et je

crains de vous déranger.

— Non, certes, je suis ravi de pouvoir discuter avec un ami le

résultat que je viens d’atteindre : une chose des plus banales du reste,

ajouta-t-il, en montrant du doigt le chapeau râpé ; mais, à

l’observation, il s’y mêle certaines particularités intéressantes et

même instructives.

Je m’assis dans un fauteuil ; il faisait un froid noir, les vitres

étaient couvertes de givre et tout en me chauffant les mains au feu

qui pétillait dans la cheminée :

— Je suppose, dis-je, que le fait qui vous occupe, quelque simple

qu’il paraisse, a trait à un meurtre quelconque et que voilà l’indice au

moyen duquel vous découvrirez un mystère et vous punirez un crime.

— Non, non, il ne s’agit pas d’un crime, dit Sherlock Holmes, en

riant, mais seulement d’un de ces étranges incidents qui se produisent

dans les centres où quatre millions d’êtres humains se coudoient sur

une surface de quelques kilomètres carrés.

7

Le va-et-vient de cet essaim humain si compact, si dense, peut

donner naissance, en dehors des crimes, à tous les événements

possibles et aux problèmes les plus bizarres ; nous en avons eu la

preuve plus d’une fois, n’est-il pas vrai ?

— En effet, répondis-je, et parmi les six dernières causes

judiciaires que j’ai consignées sur mes notes, trois ont été

entièrement exemptes de ce que la loi qualifie du nom de crime.

— Précisément. Je vois que vous faites allusion à mes efforts pour

rentrer en possession des papiers d’Irène Adler, à la singulière

aventure de miss Mary Sutherland et à l’histoire de l’homme à la

bouche de travers. Eh bien ! je suis convaincu que l’affaire en

question rentrera dans la catégorie de celles qui n’ont pas de crime à

la clé. Vous connaissez Peterson, le commissionnaire ?

— Oui.

— Eh bien ! c’est à lui qu’appartient ce trophée.

— C’est son chapeau ?

— Non, il l’a trouvé. Le propriétaire en est inconnu. Considérez-

le, je vous prie, non comme un simple couvre-chef mais comme un

problème intellectuel. Et d’abord que je vous dise comment il se

trouve là. Il a fait son entrée ici, le matin de Noël, en compagnie

d’une bonne oie qui est sans doute en train de rôtir devant le feu de

Peterson. Mais je reprends l’histoire à son début.

Vers quatre heures du matin, le jour de Noël, Peterson, un très

honnête garçon, vous le savez, revenait de quelque souper et rentrait

par Tottenham Court Road lorsque devant lui il aperçut, à la lueur du

bec de gaz, un homme de taille élevée, qui marchait d’un pas mal

assuré, portant une oie sur son épaule.

Comme il atteignait le coin de Goodge Street, une dispute s’éleva

entre cet individu et un petit groupe de gamins. L’un de ceux-ci jeta

par terre, avec son bâton qui lui servait d’arme défensive, le chapeau

de l’homme, puis lançant le bâton brisa la fenêtre de la boutique qui

se trouvait derrière lui.

Peterson se précipita au secours de l’étranger, mais l’homme,

effrayé du désastre dont il était cause, et voyant un individu en

uniforme s’avancer vers lui, laissa tomber l’oie, prit ses jambes à son

cou et disparut dans le labyrinthe de petites rues qui se trouvent

8

derrière Tottenham Court Road. Les gamins, de leur côté, avaient fui

à l’aspect de Peterson, de sorte qu’il resta maître du champ de

bataille et en possession des trophées de la victoire sous la forme

d’un chapeau bossué et d’une superbe oie de Noël.

— Trophées qu’il a assurément rendus à leur propriétaire.

— Mon cher ami, voilà où est le proverbe. Il est vrai que l’oie

portait attachée à la patte gauche une carte avec l’inscription « pour

Mrs. Henry Baker » et que les initiales H. B. sont lisibles au fond du

chapeau ; mais comme il existe quelques milliers de Baker et

quelques centaines de Henry Baker dans notre cité, il n’est pas facile

de rendre à chacun ce qu’il peut avoir perdu.

— Alors, qu’a fait Peterson ?

— Il m’a apporté le matin de Noël le chapeau et l’oie pour flatter

ma manie, car il sait à quel point j’aime à résoudre les problèmes,

quelque insignifiants qu’ils paraissent à première vue. Nous avons

gardé l’oie jusqu’à ce matin, c’était la dernière limite qu’elle pût

atteindre, et celui qui l’a trouvée l’a emportée pour lui faire subir la

destinée ordinaire de toute oie grasse, tandis que moi j’ai gardé le

chapeau de l’inconnu si malencontreusement privé de son dîner de

Noël.

— N’a-t-il pas mis des annonces dans les journaux ?

— Non.

— Alors, quels indices pouvez-vous avoir sur son identité ?

— Pas d’autres que ceux que nous pouvons déduire nous-mêmes.

— De son chapeau ?

— Précisément.

— Mais vous plaisantez, que peut vous apprendre ce vieux

chapeau bossué ?

— Voici ma loupe. Vous connaissez mon système. Que pensez-

vous de l’homme qui a porté ce couvre-chef ?

Je pris le chapeau et, après l’avoir tourné et retourné dans tous les

sens, je me sentis fort embarrassé. C’était un chapeau melon en

feutre dur et très ordinaire, absolument râpé. Il avait été doublé d’une

soie rouge qui avait changé de ton.

Il ne portait pas le nom du fabricant ; mais, comme l’avait

remarqué Holmes, les initiales H. B. étaient griffonnées sur un des

9

côtés. Le bord était percé pour y adapter un cordon, qui manquait, du

reste. Enfin, il était percé et couvert de poussière et de taches qu’on

avait essayé de cacher en les badigeonnant d’encre.

— Je ne suis pas plus avancé qu’avant mon examen, dis-je, en

rendant le chapeau à mon ami.

— Vous êtes très observateur, mais vous ne savez pas, au moyen

du raisonnement, tirer des conclusions de ce que vous avez sous les

yeux.

— Alors, dites-moi, je vous en prie, ce que vous pouvez déduire

de ce chapeau ?

Holmes le ramassa et l’examina avec la pénétration qui était si

caractéristique chez lui.

— Il est peut-être moins suggestif qu’il aurait pu l’être, remarqua-

t-il, et cependant j’en tire un certain nombre de déductions, dont

quelques-unes seulement très claires, d’autres basées sur de sérieuses

probabilités. Il est évident que le possesseur de ce chapeau était

extrêmement intelligent, et que dans ces dernières années il s’est

trouvé dans une situation, qui, d’aisée, est devenue difficile. Il a été

prévoyant, mais l’est beaucoup moins aujourd’hui, c’est la preuve

d’une rétrogression morale qui, ajoutée au déclin de sa fortune,

semble indiquer quelque vice dans sa vie, probablement celui de

l’ivrognerie. Ceci explique suffisamment pourquoi sa femme ne

l’aime plus.

— Assez, Holmes.

— Il a cependant conservé un certain respect des convenances,

continua-t-il, sans paraître avoir entendu mon exclamation. C’est un

homme d’âge moyen qui mène une vie sédentaire, sort peu, ne fait

aucun exercice. Il graisse avec de la pommade ses cheveux

grisonnants qu’il vient de faire couper. Voilà ce que l’observation de

ce chapeau m’apprend de plus saillant. Ah ! j’oubliais d’ajouter qu’il

n’y a probablement pas de gaz dans la maison qu’habite notre héros.

— Vous plaisantez, certainement, Holmes.

— Pas le moins du monde. Comment ! vous n’êtes même pas

capable, lorsque je vous mets les points sur les i, de comprendre la

manière dont je m’y prends ?

— Je ne suis évidemment qu’un sot, tout à fait incapable de vous

10

suivre. Par exemple, comment pouvez-vous savoir que cet homme

était intelligent ?

Pour toute réponse, Holmes mit sur sa tête le chapeau qui

s’enfonça jusque sur ses yeux.

— C’est une simple question de cube : un homme qui a un crâne

si volumineux doit avoir des facultés exceptionnelles.

— Et le déclin de sa fortune ?

— Ce chapeau date de trois ans ; or, à ce moment ses bords plats

légèrement retournés étaient à la mode. Puis, c’est un chapeau de

toute première qualité. Voyez donc le ruban gros grain qui le borde et

sa doublure soignée. Si cet homme avait de quoi s’acheter, il y a trois

ans, un chapeau de ce prix-là et qu’il n’en ait pas eu d’autre depuis,

j’en conclus que sa situation est aujourd’hui moins bonne qu’elle ne

l’a été.

— Tout cela paraît assez clair, mais comment expliquerez-vous et

sa prévoyance et sa rétrogression morale ?

Sherlock Holmes sourit.

— Voici l’explication de sa prévoyance, dit-il, en posant son doigt

sur le petit disque et l’anneau destinés au cordon du chapeau, ceci ne

se place que sur commande, et si cet homme a fait mettre ce cordon

par précaution contre le vent, c’est bien la preuve qu’il est doué

d’une certaine prévoyance. Cependant, je constate que le caoutchouc

s’étant cassé, il ne s’est pas donné la peine de le remplacer, d’où

j’affirme qu’il a moins de prévoyance maintenant qu’autrefois,

preuve d’un affaiblissement de ses facultés. Mais il lui reste encore

un certain respect des convenances parce qu’il a cherché à dissimuler

les taches de son chapeau en les barbouillant d’encre.

— Votre raisonnement est fort juste.

— J’ai ajouté qu’il est d’âge moyen, que ses cheveux sont

grisonnants, qu’il se les a fait couper récemment et qu’il emploie de

la pommade. Vous pourriez vous en convaincre comme moi en

examinant de près la partie inférieure de la doublure. La loupe me

découvre beaucoup de bouts de cheveux coupés évidemment par un

coiffeur. Il s’en dégage une odeur de graisse et ils sont collés

ensemble. Enfin cette poussière, loin d’être graveleuse et grise

comme celle de la rue, est brunâtre et floconneuse comme celle

11

qu’on soulève dans les maisons ; ce chapeau est donc plus souvent

accroché que porté ; et les traces de moisissure que j’y remarque à

l’intérieur me prouvent que celui qui le portait n’était pas habitué à

l’exercice puisqu’il transpirait si facilement.

— Vous avez ajouté que sa femme ne l’aimait plus.

— N’avez-vous pas remarqué que ce chapeau n’a pas été brossé

depuis plusieurs semaines ? Mon cher Watson, lorsque votre femme

vous laissera sortir avec un chapeau non brossé et que je vous verrai

arriver ainsi chez moi, j’aurai des doutes sur la bonne entente de

votre ménage.

— Votre homme est peut-être célibataire ?

— Certainement pas. Il rapportait l’oie comme gage de paix à sa

femme. Rappelez-vous donc la corde attachée à la patte de l’oie.

— Vous avez réponse à tout, où diable voyez-vous maintenant

qu’il n’y a pas de gaz dans sa maison ?

— Passe encore s’il n’y avait qu’une tache de bougie, mais

lorsque j’en compte au moins cinq, il est bien évident que le

personnage en question se sert habituellement de ce mode

d’éclairage, et qu’il remonte le soir chez lui son chapeau d’une main

et sa bougie ruisselante de l’autre. Dans tous les cas, ces taches ne

proviennent pas d’un bec de gaz. Êtes-vous satisfait ?

— C’est fort ingénieux, dis-je en riant, mais puisqu’il n’y a eu ni

crime, ni dommage causé, sauf la perte d’une oie, vous avez, ce me

semble, bien perdu votre temps.

Sherlock Holmes allait répondre, lorsque la porte s’ouvrit

brusquement. Peterson, le commissionnaire, apparut sur le seuil, les

joues empourprées, l’air absolument ébahi.

— L’oie, monsieur Holmes ! L’oie, monsieur ! prononça-t-il avec

effort.

— Eh bien, quoi ! Est-elle revenue à la vie et s’est-elle envolée

par la fenêtre de la cuisine ?

Holmes changea de place afin de mieux observer le jeu de

physionomie du visiteur.

— Voyez donc, monsieur, voyez ce que ma femme a trouvé dans

le gosier de l’oie.

Et il étendit la main pour me montrer une pierre bleue de la

12

dimension d’un haricot, mais d’une limpidité et d’un éclat tels

qu’elle semblait un point lumineux. Sherlock Holmes se redressa en

sifflant.

— Sapristi, Peterson, vous avez fait là une précieuse trouvaille ; je

suppose que vous savez quelle est cette pierre ?

— Une pierre précieuse ; un diamant : il entre dans le verre

comme dans une pâte !

— Mon cher ; c’est plus qu’une pierre précieuse : c’est « la pierre

précieuse » !

— Serait-ce par hasard l’escarboucle bleue de la comtesse de

Morcar ? m’écriai-je.

— Précisément : j’en connaissais et la dimension et la forme par

l’annonce que publie journellement leTimes. C’est un bijou

absolument unique, dont on ne peut apprécier la valeur, mais il est

certain que les mille livres sterling que l’on promet à celui qui le

rapportera ne sont pas la vingtième partie de sa valeur marchande.

— Mille livres, grand Dieu !

Et le pauvre commissionnaire tomba sur une chaise, nous

regardant l’un après l’autre avec stupéfaction.

— Oui ; c’est bien la récompense promise, reprit Holmes ; j’ai

tout lieu de croire qu’un roman se rattache à cette pierre et que la

comtesse de Morcar sacrifierait volontiers la moitié de sa fortune

pour la retrouver.

— Il me semble, dis-je, que le joyau a été perdu à l’hôtel

Cosmopolitain.

— Précisément le 22 décembre, il y a cinq jours de cela. Les

soupçons ont porté sur le plombier, John Horner, qui a été accusé de

l’avoir volé dans le coffret à bijoux de la dame. Il y avait tant de

présomptions contre lui, que la cause a été renvoyée aux assises. Je

crois avoir ici une relation de l’affaire.

Il reprit un à un ses journaux, regardant les dates jusqu’à ce

qu’enfin il fût tombé sur le paragraphe suivant :

«Hôtel Cosmopolitain, vol de bijoux.

« John Horner, vingt-six ans, est accusé d’avoir volé le 22 courant

dans la boîte à bijoux de la comtesse de Morcar le précieux joyau

connu sous le nom « d’escarboucle bleue ». James Ryder, le maître

13

d’hôtel, a témoigné qu’il avait introduit Horner dans le cabinet de

toilette de la comtesse, le jour du vol, pour souder la seconde barre

de la grille de cheminée qui était brisée. Il était resté quelque temps

avec Horner, mais finalement avait été appelé au-dehors ; en

revenant, il s’aperçut qu’Horner avait disparu, que le bureau avait été

forcé et que la petite boîte de maroquin, dans laquelle, comme on le

sut plus tard, la comtesse avait l’habitude de mettre ses bijoux, était

vide sur la table de toilette.

Ryder donna instantanément l’alarme et Horner fut arrêté le même

soir ; mais la pierre ne put être retrouvée ni sur lui ni chez lui.

Catherine Cusack, femme de chambre de la comtesse, déposa qu’elle

avait entendu le cri d’effroi de Ryder en découvrant ce vol et qu’elle

s’était précipitée dans la chambre, où elle avait trouvé les choses

telles que le dernier témoin les avait décrites. L’inspecteur Bradstreet,

de la division B, témoigne de l’arrestation de Horner qui se débattit

furieusement et protesta de son innocence dans les termes les plus

violents. Comme on a pu prouver que le prisonnier avait déjà été

condamné pour vol, le magistrat refusa de juger la cause sans enquête

préalable et il en référa aux assises.

« Horner qui avait donné les signes de l’émotion la plus intense,

pendant la procédure, s’évanouit au moment du verdict et on fut

obligé de l’emporter hors de la salle. »

— Hum ! Voilà pour le tribunal de police, dit Holmes d’un air

rêveur en jetant de côté le journal. La question qui nous reste à

résoudre est la série d’événements qui s’est déroulée entre une boîte

à bijoux dévalisée et le jabot d’une oie trouvée dans Tottenham Court

Road. Vous voyez, Watson, nos petites déductions ont pris tout à

coup un aspect beaucoup plus grave et moins innocent. Voici la

pierre : cette pierre a été trouvée dans une oie et l’oie appartenait à

M. Henry Baker, le monsieur au vieux chapeau suggestif dont je vous

ai si longuement parlé. De sorte que maintenant il faut nous mettre

très sérieusement à la recherche de cet individu et nous assurer du

rôle qu’il a joué dans cette petite énigme.

Pour ce, il faut prendre d’abord le moyen le plus simple, qui est

évidemment une annonce dans tous les journaux du soir. Si cela ne

réussit pas, j’aurai recours à une autre méthode.

14

— Comment rédigerez-vous cette annonce ?

— Donnez-moi un crayon et ce bout de papier. Voici : « Trouvé au

coin de Goodge Street une oie et un chapeau de feutre noir. Ils seront

tous deux à la disposition de M. Henry Baker à partir de dix heures et

demie du soir. Baker Street, n° 221bis. » C’est clair et concis, n’est-

ce pas ?

— Très clair en effet, mais la lira-t-il ?

— Il est probable qu’il regardera les annonces des journaux, car,

pour un homme peu fortuné, cette perte était importante. Effrayé

d’avoir cassé une vitre, affolé par l’approche de Peterson, il n’a

pensé tout d’abord qu’à la fuite ; mais depuis il a dû regretter

beaucoup le premier mouvement qui l’a porté à lâcher sa volaille.

Puis la précaution que j’ai eue de mettre son nom n’aura pas été

inutile, car tous ceux qui le connaissent appelleront son attention sur

le fait. Dites donc, Peterson, allez vite à l’agence des annonces et

faites insérer celle-ci dans les journaux.

— Dans lesquels, monsieur ?

— Oh ! dansle Globe, le Star, le Pall Mall, la Saint-

James’Gazette, les Evening News, le Standard, l’Echoet ceux encore

qui vous viendront à l’idée.

— Très bien, monsieur, et la pierre ?

— Je la garde, mon ami ! Ah ! j’oubliais, Peterson. Achetez une

oie en revenant et déposez-la ici, car il nous en faut une pour ce

monsieur, à la place de celle que votre famille est en train de dévorer.

Lorsque le commissionnaire fut parti, Holmes prit la pierre et la

regardant à contre-jour : « C’est un beau spécimen », dit-il. Voyez

comme ça brille ! Naturellement c’est une source de crimes, comme

toutes les belles pierres ; elles sont l’appât favori du démon. Dans les

bijoux plus gros et plus anciens, chaque facette correspond à un

crime. Cette pierre n’a pas encore vingt ans d’existence. Elle a [ 

28 ]été trouvée sur les rives de la rivière Amoy au sud de la Chine et 

a cette particularité, qu’avec tous les caractères de l’escarboucle elle

est d’une teinte bleue, au lieu d’être rouge-rubis. En dépit de ses

vingt ans d’existence, elle a déjà une sinistre histoire. Ces quarante

carats de charbon cristallisé ont été cause de deux crimes, d’un

attentat au vitriol, d’un suicide et de plusieurs vols. Qui croirait que

15

ce joli hochet serait un pourvoyeur de galères et de prison ? Je vais

l’enfermer maintenant dans mon coffre-fort et écrire un mot à la

comtesse pour lui dire que la pierre est en ma possession.

— Croyez-vous que ce Horner soit innocent ?

— Je ne puis le dire.

— Eh bien ! alors, pensez-vous qu’Henry Baker ait été mêlé à

cette affaire ?

— Je le crois parfaitement innocent ; il ne s’est pas douté une

seconde de la valeur qu’avait son oie, valeur bien plus grande que si

elle eût été d’or massif. Mais s’il répond à notre annonce, je m’en

convaincrai vite en le soumettant à une épreuve très simple.

— Et vous ne pouvez rien faire d’ici là ?

— Rien.

— Dans ce cas, je vais continuer ma tournée professionnelle ;

mais je reviendrai dans la soirée à l’heure que vous avez indiquée,

car je désire voir la solution d’une affaire si embrouillée.

— Très heureux de vous revoir, mon cher ami. Je dîne à sept

heures, j’ai même un faisan, je crois. À propos, ne pensez-vous pas

qu’en présence des événements, je devrais dire à Mme Hudson

d’examiner le gosier de ce faisan ?

Je fus retardé par un malade et il était un peu plus de six heures et

demie, lorsque je revins dans Baker Street. Comme j’approchais de la

maison, je vis devant la porte, à la lueur du réverbère, un homme

assez grand, coiffé d’une toque écossaise, son paletot boutonné

jusqu’au menton. Au moment où je le rejoignais, la porte du 221

s’ouvrit et nous entrâmes ensemble chez Holmes qui se leva aussitôt

de son fauteuil pour recevoir son visiteur.

— Vous êtes, je pense, M. Henry Baker, dit-il avec ce naturel et

cette gaieté qu’il se donne si facilement. Prenez, je vous prie, cette

chaise, là près du feu, monsieur Baker, il fait froid et je remarque que

vous n’êtes pas vêtu très chaudement. Ah ! Watson, vous êtes venu

au bon moment. Est-ce bien votre chapeau, monsieur Baker ?

— Oui, monsieur, c’est certainement mon chapeau.

Notre interlocuteur était un homme vigoureux, carré d’épaules

avec une tête massive et une figure large et intelligente,

s’amincissant vers le menton, que terminait une barbe en pointe, d’un

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châtain grisonnant. Son nez et ses joues légèrement rouges, un léger

tremblement de la main me prouvaient que les soupçons de Holmes,

quant à ses habitudes, étaient fort justifiées. Sa redingote, aux reflets

roux, était boutonnée jusqu’au cou, le col relevé, et, sur les poignets

amaigris de notre héros, il n’y avait trace, ni de linge ni de

manchettes. La parole de cet homme était lente et saccadée, mais les

expressions choisies prouvaient qu’il avait de l’instruction et que si

son apparence était aussi minable, c’est qu’il avait subi des revers de

fortune.

— Nous avons gardé ces objets quelques jours, dit Holmes, parce

que nous espérions trouver, dans les journaux, une annonce de vous

nous donnant votre adresse. Je ne puis comprendre pourquoi vous

n’avez pas pris ce moyen.

Notre visiteur eut un sourire contraint.

— Je suis obligé d’économiser beaucoup maintenant, répondit-il.

Je ne doutais pas que la troupe de polissons qui m’a assailli n’eût

emporté chapeau et volaille. Je ne voulais pas risquer de l’argent

dans une tentative peut-être infructueuse.

— Très sensé. À propos de cette volaille nous avons été obligés de

la manger.

— De la manger !

Notre visiteur, dans son agitation, se leva de son siège.

— Oui, elle n’aurait profité à personne si nous n’avions pas pris

ce parti. Mais en voici une autre, sur le dressoir, qui est à peu près du

même poids et parfaitement fraîche, je présume qu’elle remplira le

même but.

— Oh ! certainement, certainement, répondit M. Baker avec un

soupir de soulagement.

— Naturellement nous avons encore les plumes, les pattes, le cou,

etc., de votre volaille, de sorte que si vous voulez…

L’homme éclata d’un rire franc.

— Ce seraient des souvenirs de mon aventure, dit-il, mais à part

cela, je ne vois pas trop en quoi lesdisjecta membrade mon oie

pourraient m’être utiles. Non, monsieur, je crois qu’avec votre

permission, je me contenterai de la belle pièce que j’aperçois sur le

dressoir.

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Sherlock Holmes me jeta un coup d’œil d’intelligence, en

haussant légèrement les épaules.

— Alors voici votre chapeau et votre oiseau, dit-il. À propos, vous

serait-il égal de me dire où vous aviez acheté l’autre oie ? Je suis

quelque peu amateur de volailles et j’en ai rarement vu de plus

grasse.

— Certainement, monsieur, dit Baker, qui s’était levé et avait mis

sous son bras l’objet retrouvé. Nous sommes, mes amis et moi, des

habitués du cabaret de l’Alpha, près du Muséum, où nous nous

réfugions dans la journée. Cette année-ci notre bon cabaretier

Windigate institua un comité de l’oie de Noël, dont le but est de

procurer à chacun de ses membres une oie, le 25 décembre,

moyennant une petite cotisation hebdomadaire. J’ai payé la mienne

régulièrement, vous savez le reste. Je vous suis très reconnaissant,

monsieur, de me rendre mon chapeau, car ma toque écossaise ne

convient ni à mon âge ni à ma dignité.

Et d’un air pompeux et comique, à la fois, il nous salua gravement

et prit congé de nous.

— Voilà qui met M. Henry Baker hors de cause, dit Holmes,

lorsque notre visiteur eut fermé la porte derrière lui. Il est

parfaitement certain qu’il n’est pour rien dans cette affaire. Avez-

vous faim, Watson ?

— Pas particulièrement.

— Alors je vous propose de substituer un souper au dîner et de

suivre cette piste pendant qu’elle est encore chaude.

— Avec plaisir.

Il faisait très froid ; nous revêtîmes des ulsters et des cache-nez.

Les étoiles brillaient avec éclat dans un ciel pur, et l’haleine des

passants formait de petits nuages légers comme ceux de la poudre.

Nos chaussures craquaient et nos pas résonnaient, tandis que nous

traversions le quartier du docteur, c’est-à-dire Wimpole Street,

Harley Street et enfin Wigmore Street qui nous amena tout droit dans

Oxford Street. En un quart d’heure, nous eûmes atteint, dans le

quartier de Bloomsbury, le cabaret de l’Alpha, situé au coin d’une

des rues qui mène à Holborn. Holmes poussa la porte du bar privé, et