Les Aventures du capitaine Hatteras - Jules Verne - E-Book

Les Aventures du capitaine Hatteras E-Book

Jules Verne.

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Beschreibung

Les Aventures du capitaine Hatteras est un roman de Jules Verne, paru en 1866. C'est un roman d'aventures qui relate une expédition vers le pôle Nord.
| PrésentationÀ Liverpool, un brick, le Forward (en français : En avant) attire la curiosité de tous : il est visiblement conçu pour les mers polaires, mais de nombreux détails dans sa construction intriguent. De plus, les marins sont très bien payés, mais ils ignorent la destination du bateau ; en outre, celui-ci emporte une énorme quantité de poudre, mais peu d'armes. Le capitaine est absent et inconnu, et c'est le second en titre, Shandon, qui en joue le rôle. Un chien est déjà présent sur le bateau et attire la curiosité de l'équipage.
Le médecin Clawbonny arrive sur le bateau, mais il n'en sait pas plus que tous les autres. Il a été contacté par lettre uniquement. Cela ne l'inquiète pas, car il est avide d'expériences nouvelles.
Une première lettre apportée par le chien indique la première étape du bateau : la baie de Melville au Groenland. Le bateau part. Ensuite, le docteur Clawbonny décrit les précédentes explorations des régions polaires de 970 à 1845. Le bateau passe par la côte ouest du Groenland, longeant l'île de Disko. L'équipage récrimine : il n'est pas possible de boire de l'alcool ; de plus, le chien paraît bien étrange...|Wikipedia|

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SOMMMAIRE

PREMIÈRE PARTIE LES ANGLAIS AU PÔLE NORD

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR

|1| — LE FORWARD.

|2| — UNE LETTRE INATTENDUE.

|3| — LE DOCTEUR CLAWBONNY.

|4|. — DOG-CAPTAIN.

|5|. — LA PLEINE MER.

|6|. — LE GRAND COURANT POLAIRE.

|7|. — LE DÉTROIT DE DAVIS.

|8|. — PROPOS DE L’ÉQUIPAGE.

|9|. — UNE NOUVELLE.

|10|. — PÉRILLEUSE NAVIGATION.

|11|. — LE POUCE-DU-DIABLE.

|12|. — LE CAPITAINE HATTERAS.

|13|. — LES PROJETS D’HATTERAS.

|14|. — EXPÉDITION À LA RECHERCHE DE FRANKLIN.

|15|. — LE FORWARD REJETÉ DANS LE SUD.

|16|. — LE POLE MAGNÉTIQUE.

|17|. — LA CATASTROPHE DE SIR JOHN FRANKLIN.

|18|. — LA ROUTE AU NORD.

|19|. — UNE BALEINE EN VUE.

|20|. — L’ÎLE BEECHEY.

|21|. — LA MORT DE BELLOT.

|22|. — COMMENCEMENT DE RÉVOLTE.

|23|. — L’ASSAUT DES GLAÇONS.

|24|. — PRÉPARATIFS D’HIVERNAGE.

|25|. — UN VIEUX RENARD DE JAMES ROSS.

|26|. — LE DERNIER MORCEAU DE CHARBON.

|27|. — LES GRANDS FROIDS DE NOËL.

|28|. — PRÉPARATIFS DE DÉPART.

|29|. — À TRAVERS LES CHAMPS DE GLACE.

|30|. — LE CAIRN.

|31|. — LA MORT DE SIMPSON.

|32|. — LE RETOUR AU FORWARD.

SECONDE PARTIE LE DÉSERT DE GLACE

|1|. — L’INVENTAIRE DU DOCTEUR.

|2|. — LES PREMIÈRES PAROLES D’ALTAMONT.

|3|. — DIX-SEPT JOURS DE MARCHE.

|4|. — LA DERNIÈRE CHARGE DE POUDRE.

|5|. — LE PHOQUE ET L’OURS.

|6|. — LE PORPOISE.

|7|. — UNE DISCUSSION CARTOLOGIQUE.

|8|. — EXCURSION AU NORD DE LA BAIE VICTORIA.

|9|. — LE FROID ET LE CHAUD.

|10|. — LES PLAISIRS DE L’HIVERNAGE.

|11|. — TRACE INQUIÉTANTES.

|12|. — LA PRISON DE GLACE.

|13|. — LA MINE.

|14|. — LE PRINTEMPS POLAIRE.

|15|. — LE PASSAGE DU NORD-OUEST.

|16|. — L’ARCADIE BORÉALE.

|17|. — LA REVANCHE D’ALTAMONT.

|18|. — LES DERNIERS PRÉPARATIFS.

|19|. — MARCHE AU NORD.

|20|. — EMPREINTES SUR LA NEIGE.

|21|. — LA MER LIBRE.

|22|. — LES APPROCHES DU PÔLE.

|23|. — LE PAVILLON D’ANGLETERRE.

|24|. — COURS DE COSMOGRAPHIE POLAIRE.

|25|. — LE MONT HATTERAS.

|26|. — RETOUR AU SUD.

|27|. — CONCLUSION.

Notes

JULES VERNE

LES AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

Illustrateur Édouard Riou

1866

Raanan Éditeur

Livre 955 | édition 1

PREMIÈRE PARTIELES ANGLAIS AU PÔLE NORD

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR

Les excellents livres de M. Jules Verne sont du petit nombre de ceux qu’on peut offrir avec confiance aux générations nouvelles. Il n’en est pas, parmi les productions contemporaines, qui répondent mieux au besoin généreux qui pousse la société moderne à connaître enfin les merveilles de cet univers où s’agitent ses destinées. Il n’en est pas qui aient mieux justifié le rapide succès qui les a accueillis dès leur apparition.

Si le caprice du public peut s’égarer un instant sur une œuvre tapageuse et malsaine, son goût ne s’est jamais fixé en revanche d’une façon durable que sur ce qui est fondamentalement sain et bon. Ce qui a fait la double fortune des œuvres de M. Jules Verne, c’est que la lecture de ses livres charmants a tout à la fois les qualités d’un aliment substantiel et la saveur des mets les plus piquants.

Les critiques les plus autorisés ont salué dans M. Jules Verne un écrivain d’un tempérament exceptionnel, auquel, dès ses débuts, il n’était que juste d’assigner une place à part dans les lettres françaises. Conteur plein d’imagination et de feu, écrivain original et pur, esprit vif et prompt, égal aux plus habiles dans l’art de nouer et de dénouer les drames inattendus qui donnent un si puissant intérêt à ses hardies conceptions, et à côté de cela profondément instruit, il a créé un genre nouveau. Ce qu’on promet si souvent, ce qu’on donne si rarement, l’instruction qui amuse, l’amusement qui instruit, M. Verne le prodigue sans compter dans chacune des pages de ses émouvants récits.

Les Romans de M. Jules Verne sont d’ailleurs arrivés à leur point. Quand on voit le public empressé courir aux conférences qui se sont ouvertes sur mille points de la France, quand on voit qu’à côté des critiques d’art et de théâtre, il a fallu faire place dans nos journaux aux comptes rendus de l’Académie des Sciences, il faut bien se dire que l’art pour l’art ne suffit plus à notre époque, et que l’heure est venue où la science a sa place faite dans le domaine de la littérature.

Le mérite de M. Jules Verne, c’est d’avoir le premier, et en maître, mis le pied sur cette terre nouvelle, c’est d’avoir mérité qu’un illustre savant, parlant des livres que nous publions, en ait pu dire sans flatterie : « Ces romans, qui vous amuseront comme les meilleurs d’Alexandre Dumas, vous instruiront comme les livres de François Arago. »

Petits et grands, riches et pauvres, savants et ignorants, trouveront donc plaisir et profit à faire des excellents livres de M. Verne les amis de la maison et à leur donner une place de choix dans la bibliothèque de la famille.

Les éditions illustrées que nous donnons des œuvres de M. Jules Verne, à un bon marché inusité et dans des conditions qui en font des livres de vrai luxe, témoignent de la confiance que nous avons dans leur valeur et dans la popularité toujours croissante qui les attend.

Les ouvrages nouveaux de M. Verne viendront s’ajouter successivement à cette édition, que nous aurons soin de tenir toujours au courant. Ils embrasseront dans leur ensemble le plan que s’est proposé l’auteur, quand il a donné pour sous-titre à son œuvre celui de Voyages dans les Mondes connus et inconnus. Son but est, en effet, de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l’histoire de l’univers.

J. HETSEL.

— JULES VERNE —

LES ANGLAIS AU PÔLE NORD

|1| — LE FORWARD.

« Demain, à la marée descendante, le brick le Forward, capitaine K.Z., second, Richard Shandon, partira de New Prince’s Docks pour une destination inconnue. »

Voilà ce que l’on avait pu lire dans le Liverpool Herald du 5 avril 1860.

Le départ d’un brick est un événement de peu d’importance pour le port le plus commerçant de l’Angleterre. Qui s’en apercevrait au milieu des navires de tout tonnage et de toute nationalité que deux lieues de bassins à flot ont de la peine à contenir ?

Cependant, le 6 avril, dès le matin, une foule considérable couvrait les quais de New Prince’s Docks ; l’innombrable corporation des marins de la ville semblait s’y être donné rendez-vous. Les ouvriers des warfs environnants avaient abandonné leurs travaux, les négociants leurs sombres comptoirs, les marchands leurs magasins déserts. Les omnibus multicolores qui longent le mur extérieur des bassins déversaient à chaque minute leur cargaison de curieux ; la ville ne paraissait plus avoir qu’une seule préoccupation : assister au départ du Forward.

Le Forward était un brick de cent soixante-dix tonneaux, muni d’une hélice et d’une machine à vapeur de la force de cent vingt chevaux. On l’eût volontiers confondu avec les autres bricks du port. Mais, s’il n’offrait rien d’extraordinaire aux yeux du public, les connaisseurs remarquaient en lui certaines particularités auxquelles un marin ne pouvait se méprendre.

 

Aussi, à bord du Nautilus, ancré non loin, un groupe de matelots se livrait-il à mille conjectures sur la destination du Forward.

« Que penser, disait l’un, de cette mâture ? il n’est pas d’usage, pourtant, que les navires à vapeur soient si largement voilés.

— Il faut, répondit un quartier-maître à large figure rouge, il faut que ce bâtiment-là compte plus sur ses mâts que sur sa machine, et s’il a donné un tel développement à ses hautes voiles, c’est sans doute parce que les basses seront souvent masquées. Ainsi donc, ce n’est pas douteux pour moi, le Forward est destiné aux mers arctiques ou antarctiques, là où les montagnes de glace arrêtent le vent plus qu’il ne convient à un brave et solide navire.

— Vous devez avoir raison, maître Cornhill, reprit un troisième matelot. Avez-vous remarqué aussi cette étrave qui tombe droit à la mer ?

— Ajoute, dit maître Cornhill, qu’elle est revêtue d’un tranchant d’acier fondu affilé comme un rasoir, et capable de couper un trois-ponts en deux, si le Forward, lancé à toute vitesse, l’abordait par le travers.

— Bien sûr, répondit un pilote de la Mersey, car ce brick-là file joliment ses quatorze nœuds à l’heure avec son hélice. C’était merveille de le voir fendre le courant, quand il a fait ses essais. Croyez-moi, c’est un fin marcheur.

— Et à la voile, il n’est guère embarrassé non plus, reprit maître Cornhill ; il va droit dans le vent et gouverne à la main ! Voyez-vous, ce bateau-là va tâter des mers polaires, ou je ne m’appelle pas de mon nom ! Et tenez, encore un détail ! Avez-vous remarqué la large jaumière par laquelle passe la tête de son gouvernail ?

— C’est ma foi vrai, répondirent les interlocuteurs de maître Cornhill ; mais qu’est-ce que cela prouve ?

— Cela prouve, mes garçons, riposta le maître avec une dédaigneuse satisfaction, que vous ne savez ni voir, ni réfléchir ; cela prouve qu’on a voulu donner du jeu à la tête de ce gouvernail, afin qu’il pût être facilement placé ou déplacé. Or, ignorez-vous qu’au milieu des glaces, c’est une manœuvre qui se reproduit souvent ?

— Parfaitement raisonné, répondirent les matelots du Nautilus.

— Et d’ailleurs, reprit l’un d’eux, le chargement de ce brick confirme l’opinion de maître Cornhill. Je le tiens de Clifton, qui s’est bravement embarqué. Le Forward emporte des vivres pour cinq ou six ans, et du charbon en conséquence. Charbon et vivres, c’est là toute sa cargaison, avec une pacotille de vêtements de laine et de peaux de phoque.

— Eh bien, fit maître Cornhill, il n’y a plus à en douter ; mais enfin, l’ami, puisque tu connais Clifton, Clifton ne t’a-t-il rien dit de sa destination ?

— Il n’a rien pu me dire ; il l’ignore ; l’équipage est engagé comme cela. Où va-t-il ? Il ne le saura guère que lorsqu’il sera arrivé.

— Et encore, répondit un incrédule, s’ils vont au diable, comme cela m’en a tout l’air.

— Mais aussi quelle paye, reprit l’ami de Clifton en s’animant, quelle haute paye ! cinq fois plus forte que la paye habituelle ! Ah ! sans cela, Richard Shandon n’aurait trouvé personne pour s’engager dans des circonstances pareilles ! Un bâtiment d’une forme étrange, qui va on ne sait où, et n’a pas l’air de vouloir beaucoup revenir ! Pour mon compte, cela ne m’aurait guère convenu.

— Convenu ou non, l’ami, répliqua maître Cornhill, tu n’aurais jamais pu faire partie de l’équipage du Forward.

— Et pourquoi cela ?  

— Parce que tu n’es pas dans les conditions requises. Je me suis laissé dire que les gens mariés en étaient exclus. Or, tu es dans la grande catégorie. Donc, tu n’as pas besoin de faire la petite bouche, ce qui, de ta part d’ailleurs, serait un véritable tour de force. »

Le matelot, ainsi interpellé, se prit à rire avec ses camarades, montrant ainsi combien la plaisanterie de maître Cornhill était juste.

« Il n’y a pas jusqu’au nom de ce bâtiment, reprit Cornhill, satisfait de lui-même, qui ne soit terriblement audacieux ! Le Forward|1|, forward jusqu’où ? Sans compter qu’on ne connaît pas son capitaine, à ce brick là ?  

— Mais si, on le connaît, répondit un jeune matelot de figure assez naïve.

— Comment ! on le connaît ?

— Sans doute.

— Petit, fit Cornhill, en es-tu à croire que Shandon soit le capitaine du Forward ?

— Mais, répliqua le jeune marin…

— Sache donc que Shandon est le commander|2|, pas autre chose ; c’est un brave et hardi marin, un baleinier qui a fait ses preuves, un solide compère, digne en tout de commander, mais enfin il ne commande pas ; il n’est pas plus capitaine que toi ou moi, sauf mon respect ! Et quant à celui qui sera maître après Dieu à bord, il ne le connaît pas davantage. Lorsque le moment sera venu, le vrai capitaine apparaîtra on ne sait comment et de je ne sais quel rivage des deux mondes, car Richard Shandon n’a pas dit et n’a pas eu la permission de dire vers quel point du globe il dirigerait son bâtiment.  

— Cependant, maître Cornhill, reprit le jeune marin, je vous assure qu’il y a eu quelqu’un de présenté à bord, quelqu’un annoncé dans la lettre où la place de second était offerte à M. Shandon !

— Comment ! riposta Cornhill en fronçant le sourcil, tu vas me soutenir que le Forward a un capitaine à bord ?

— Mais oui, maître Cornhill.

— Tu me dis cela, à moi !

— Sans doute, puisque je le tiens de Johnson, le maître d’équipage.

— De maître Johnson ?

— Sans doute ; il me l’a dit à moi-même !  

— Il te l’a dit, Johnson ?

— Non-seulement il m’a dit la chose, mais il m’a montré le capitaine.

— Il te l’a montré ! répliqua Cornhill stupéfait.

— Il me l’a montré.

— Et tu l’as vu ?

— Vu de mes propres yeux.

— Et qui est-ce ?

— C’est un chien.

— Un chien à quatre pattes ?

— Oui ! »

 

La stupéfaction fut grande parmi les marins du Nautilus. En toute autre circonstance, ils eussent éclaté de rire. Un chien capitaine d’un brick de cent soixante-dix tonneaux ! il y avait là de quoi étouffer ! Mais, ma foi, le Forward était un bâtiment si extraordinaire, qu’il fallait y regarder à deux fois avant de rire, avant de nier. D’ailleurs, maître Cornhill lui-même ne riait pas.

« Et c’est Johnson qui t’a montré ce capitaine d’un genre si nouveau, ce chien ? reprit-il en s’adressant au jeune matelot. Et tu l’as vu ?

— Comme je vous vois, sauf votre respect !

— Eh bien, qu’en pensez-vous ? demandèrent les matelots à maître Cornhill.  

— Je ne pense rien, répondit brusquement ce dernier, je ne pense rien, sinon que le Forward est un vaisseau du diable, ou de fous à mettre à Bedlam ! »

Les matelots continuèrent à regarder silencieusement le Forward, dont les préparatifs de départ touchaient à leur fin ; et pas un ne se rencontra parmi eux à prétendre que le maître d’équipage Johnson se fût moqué du jeune marin.

Cette histoire de chien avait déjà fait son chemin dans la ville, et parmi la foule des curieux plus d’un cherchait des yeux ce captain-dog, qui n’était pas éloigné de le croire un animal surnaturel.

Depuis plusieurs mois, d’ailleurs, le Forward attirait l’attention publique ; ce qu’il y avait d’un peu extraordinaire dans sa construction, le mystère qui l’enveloppait, l’incognito gardé par son capitaine, la façon dont Richard Shandon reçut la proposition de diriger son armement, le choix apporté à la composition de l’équipage, cette destination inconnue à peine soupçonnée de quelques-uns, tout contribuait à donner à ce brick une allure plus qu’étrange.

Pour un penseur, un rêveur, un philosophe, au surplus, rien d’émouvant comme un bâtiment en partance ; l’imagination le suit volontiers dans ses luttes avec la mer, dans ses combats livrés au vent, dans cette course aventureuse qui ne finit pas toujours au port, et pour peu qu’un incident inaccoutumé se produise, le navire se présente sous une forme fantastique, même aux esprits rebelles en matière de fantaisie.

Ainsi du Forward. Et si le commun des spectateurs ne put faire les savantes remarques de maître Cornhill, les on-dit accumulés pendant trois mois suffirent à défrayer les conversations liverpooliennes.

Le brick avait été mis en chantier à Birkenhead, véritable faubourg de la ville, situé sur la rive gauche de la Mersey, et mis en communication avec le port par le va-et-vient incessant des barques à vapeur.

Le constructeur, Scott et C°, l’un des plus habiles de l’Angleterre, avait reçu de Richard Shandon un devis et un plan détaillé, où le tonnage, les dimensions, le gabarit du brick étaient donnés avec le plus grand soin. On devinait dans ce projet la perspicacité d’un marin consommé. Shandon ayant des fonds considérables à sa disposition, les travaux commencèrent, et, suivant la recommandation du propriétaire inconnu, on alla rapidement.

Le brick fut construit avec une solidité à toute épreuve ; il était évidemment appelé à résister à d’énormes pressions, car sa membrure en bois de teack, sorte de chêne des Indes, remarquable par son extrême dureté, fut en outre reliée par de fortes armatures de fer. On se demandait même, dans le monde des marins, pourquoi la coque d’un navire établi dans ces conditions de résistance n’était pas faite de tôle, comme celle des autres bâtiments à vapeur. À cela, on répondait que l’ingénieur mystérieux avait ses raisons pour agir ainsi.

Peu à peu, le brick prit figure sur le chantier, et ses qualités de force et de finesse frappèrent les connaisseurs. Ainsi que l’avaient remarqué les matelots du Nautilus, son étrave faisait un angle droit avec la quille ; elle était revêtue, non d’un éperon, mais d’un tranchant d’acier fondu dans les ateliers de R. Hawthorn, de Newcastle. Cette proue de métal, resplendissant au soleil, donnait un air particulier au brick, bien qu’il n’eût rien d’absolument militaire. Cependant un canon du calibre de 16 fut installé sur le gaillard d’avant ; monté sur pivot, il pouvait être facilement pointé dans toutes les directions ; il faut ajouter qu’il en était du canon comme de l’étrave ; ils avaient beau faire tous les deux, ils n’avaient rien de positivement guerrier.

 

Le 5 février 1860, l’étrange navire fut lancé au milieu d’un immense concours de spectateurs, et sa mise à l’eau réussit parfaitement.

Mais si le brick n’était pas un navire de guerre, ni un bâtiment de commerce, ni un yacht de plaisance, car on ne fait pas de promenades avec six ans d’approvisionnement dans sa cale, qu’était-ce donc ?

Un navire destiné à la recherche de l’Erebus et du Terror, et de sir John Franklin ? Pas davantage, car en 1859, l’année précédente, le commandant Mac Clintock était revenu des mers arctiques, rapportant la preuve certaine de la perte de cette malheureuse expédition.

Le Forward voulait-il donc tenter encore le fameux passage du Nord-Ouest ? À quoi bon ? Le capitaine Mac Clure l’avait trouvé en 1853, et son lieutenant Creswell eut le premier l’honneur de contourner le continent américain du détroit de Behring au détroit de Davis.

Il était pourtant certain, indubitable pour des esprits compétents, que le Forward se préparait à affronter la région des glaces. Allait-il pousser vers le pôle Sud, plus loin que le baleinier Wedell, plus avant que le capitaine James Ross ? Mais à quoi bon, et dans quel but ?

On le voit, bien que le champ des conjectures fût extrêmement restreint, l’imagination trouvait encore moyen de s’y égarer.

Le lendemain du jour où le brick fut mis à flot, sa machine lui arriva, expédiée des ateliers de R. Hawthorn, de Newcastle.

Cette machine, de la force de cent vingt chevaux, à cylindres oscillants, tenait peu de place ; sa force était considérable pour un navire de cent soixante-dix tonneaux, largement voilé d’ailleurs, et qui jouissait d’une marche remarquable. Ses essais ne laissèrent aucun doute à cet égard, et même le maître d’équipage Johnson avait cru convenable d’exprimer de la sorte son opinion à l’ami de Clifton :

« Lorsque le Forward se sert en même temps de ses voiles et de son hélice, c’est à la voile qu’il arrive le plus vite. »

L’ami de Clifton n’avait rien compris à cette proposition, mais il croyait tout possible de la part d’un navire commandé par un chien en personne.

Après l’installation de la machine à bord, commença l’arrimage des approvisionnements ; et ce ne fut pas peu de chose, car le navire emportait pour six ans de vivres. Ceux-ci consistaient en viande salée et séchée, en poisson fumé, en biscuit et en farine ; des montagnes de café et de thé furent précipitées dans les soutes en avalanches énormes. Richard Shandon présidait à l’aménagement de cette précieuse cargaison en homme qui s’y entend ; tout cela se trouvait casé, étiqueté, numéroté avec un ordre parfait ; on embarqua également une très-grande provision de cette préparation indienne nommée pemmican, et qui renferme sous un petit volume beaucoup d’éléments nutritifs.

Cette nature de vivres ne laissait aucun doute sur la longueur de la croisière ; mais un esprit observateur comprenait de prime-saut que le Forward allait naviguer dans les mers polaires, à la vue des barils de lime-juice|3|, des pastilles de chaux, des paquets de moutarde, de graines d’oseille et de cochléaria, en un mot à l’abondance de ces puissants antiscorbutiques, dont l’influence est si nécessaire dans les navigations australes et boréales. Shandon avait sans doute reçu avis de soigner particulièrement cette partie de la cargaison, car il s’en préoccupa fort, non moins que de la pharmacie de voyage.  

Si les armes ne furent pas nombreuses à bord, ce qui pouvait rassurer les esprits timides, la soute aux poudres regorgeait, détail de nature à effrayer. L’unique canon du gaillard d’avant ne pouvait avoir la prétention d’absorber cet approvisionnement. Cela donnait à penser. Il y avait également des scies gigantesques et des engins puissants, tels que leviers, masses de plomb, scies à main, haches énormes, etc., sans compter une recommandable quantité de blasting-cylinders|4|, dont l’explosion eût suffi à faire sauter la douane de Liverpool. Tout cela était étrange, sinon effrayant, sans parler des fusées, signaux, artifices et fanaux de mille espèces.  

Les nombreux spectateurs des quais de New Prince’s Docks admiraient encore une longue baleinière en acajou, une pirogue de fer-blanc recouverte de guttapercha, et un certain nombre de halkett-boats, sortes de manteaux en caoutchouc, que l’on pouvait transformer en canots en soufflant dans leur doublure. Chacun se sentait de plus en plus intrigué, et même ému, car avec la marée descendante le Forward allait bientôt partir pour sa mystérieuse destination.

 

|2| — UNE LETTRE INATTENDUE.

Voici le texte de la lettre reçue par Richard Shandon huit mois auparavant :

« Aberdeen, 2 août 1859.

« Monsieur Richard Shandon,

« Liverpool.

« Monsieur,

« La présente a pour but de vous donner avis d’une remise de seize mille livres sterling|5| qui a été faite entre les mains de MM. Marcuart et C°, banquiers à Liverpool. Ci-joint une série de mandats signés de moi, qui vous permettront de disposer sur lesdits MM. Marcuart jusqu’à concurrence des seize mille livres susmentionnées.  

« Vous ne me connaissez pas. Peu importe. Je vous connais. Là est l’important.

« Je vous offre la place de second à bord du brick le Forward, pour une campagne qui peut être longue et périlleuse.  

« Si non, rien de fait. Si oui, cinq cents livres|6| vous seront allouées comme traitement, et à l’expiration de chaque année, pendant toute la durée de la campagne, vos appointements seront augmentés d’un dixième.  

« Le brick le Forward n’existe pas.

Vous aurez à le faire construire de façon qu’il puisse prendre la mer dans les premiers jours d’avril 1860 au plus tard. Ci-joint un plan détaillé avec devis. Vous vous y conformerez scrupuleusement. Le navire sera construit dans les ateliers de MM. Scott et C°, qui régleront avec vous.

« Je vous recommande particulièrement l’équipage du Forward ; il sera composé d’un capitaine, moi, d’un second, vous, d’un troisième officier, d’un maître d’équipage, de deux ingénieurs|7|, d’un ice-master|8|, de huit matelots et de deux chauffeurs, en tout dix-huit hommes, en y comprenant le docteur Clawbonny, de cette ville, qui se présentera à vous en temps opportun.  

« Il conviendra que les gens appelés à faire la campagne du Forward soient Anglais, libres, sans famille, célibataires, sobres, car l’usage des spiritueux et de la bière même ne sera pas toléré à bord, prêts à tout entreprendre comme à tout supporter. Vous les choisirez de préférence doués d’une constitution sanguine, et par cela même portant en eux à un plus haut degré le principe générateur de la chaleur animale.

« Vous leur offrirez une paye quintuple de leur paye habituelle, avec accroissement d’un dixième par chaque année de service. À la fin de la campagne, cinq cents livres seront assurées à chacun d’eux, et deux mille livres|9| réservées à vous même. Ces fonds seront faits chez MM. Marcuart et C°, déjà nommés.  

« Cette campagne sera longue et pénible, mais honorable. Vous n’avez donc pas à hésiter, monsieur Shandon.

« Réponse, poste restante, à Gotteborg (Suède), aux initiales K.Z.

« P.S. Vous recevrez, le 15 février prochain, un chien grand danois, à lèvres pendantes, d’un fauve noirâtre, rayé transversalement de bandes noires. Vous l’installerez à bord, et vous le ferez nourrir de pain d’orge mélangé avec du bouillon de pain de suif|10|. Vous accuserez réception dudit chien à Livourne (Italie), mêmes initiales que dessus.  

« Le capitaine du Forward se présentera et se fera connaître en temps utile. Au moment du départ, vous recevrez de nouvelles instructions.

« Le capitaine du Forward,

« K.Z. »

 

 

 

|3| — LE DOCTEUR CLAWBONNY.

Richard Shandon était un bon marin ; il avait longtemps commandé les baleiniers dans les mers arctiques, avec une réputation solidement établie dans tout le Lancastre. Une pareille lettre pouvait à bon droit l’étonner ; il s’étonna donc, mais avec le sang-froid d’un homme qui en a vu d’autres.

Il se trouvait d’ailleurs dans les conditions voulues ; pas de femme, pas d’enfant, pas de parents. Un homme libre s’il en fut. Donc, n’ayant personne à consulter, il se rendit tout droit chez MM. Marcuart et C°, banquiers.

« Si l’argent est là, se dit-il, le reste va tout seul. »

Il fut reçu dans la maison de banque avec les égards dus à un homme que seize mille livres attendent tranquillement dans une caisse ; ce point vérifié, Shandon se fit donner une feuille de papier blanc, et de sa grosse écriture de marin il envoya son acceptation à l’adresse indiquée.

Le jour même, il se mit en rapport avec les constructeurs de Birkenhead, et, vingt-quatre heures après, la quille du Forward s’allongeait déjà sur les tins du chantier.

Richard Shandon était un garçon d’une quarantaine d’années, robuste, énergique et brave, trois qualités pour un marin, car elles donnent la confiance, la vigueur et le sang-froid. On lui reconnaissait un caractère jaloux et difficile ; aussi ne fut-il jamais aimé de ses matelots, mais craint. Cette réputation n’allait pas, d’ailleurs, jusqu’à rendre laborieuse la composition de son équipage, car on le savait habile à se tirer d’affaire.

Shandon craignait que le côté mystérieux de l’entreprise fût de nature à gêner ses mouvements.

« Aussi, se dit-il, le mieux est de ne rien ébruiter ; il y aurait de ces chiens de mer qui voudraient connaître le parce que et le pourquoi de l’affaire, et comme je ne sais rien, je serais fort empêché de leur répondre. Ce K.Z. est à coup sûr un drôle de particulier ; mais, au bout du compte, il me connaît, il compte sur moi : cela suffit. Quant à son navire, il sera joliment tourné, et je ne m’appelle pas Richard Shandon, s’il n’est pas destiné à fréquenter la mer Glaciale. Mais gardons cela pour moi et mes officiers. »

Sur ce, Shandon s’occupa de recruter son équipage, en se tenant dans les conditions de famille et de santé exigées par le capitaine.

Il connaissait un brave garçon très-dévoué, bon marin, du nom de James Wall. Ce Wall pouvait avoir trente ans, et n’en était pas à son premier voyage dans les mers du Nord. Shandon lui proposa la place de troisième officier, et James Wall accepta les yeux fermés ; il ne demandait qu’à naviguer, et il aimait beaucoup son état. Shandon lui conta l’affaire en détail, ainsi qu’à un certain Johnson, dont il fit son maître d’équipage.

« Au petit bonheur, répondit James Wall ; autant cela qu’autre chose. Si c’est pour chercher le passage du Nord-Ouest, il y en a qui en reviennent.

— Pas toujours, répondit maître Johnson ; mais enfin ce n’est pas une raison pour n’y point aller.

— D’ailleurs, si nous ne nous trompons pas dans nos conjectures, reprit Shandon, il faut avouer que ce voyage s’entreprend dans de bonnes conditions. Ce sera un fin navire, ce Forward, et, muni d’une bonne machine, il pourra aller loin. Dix-huit hommes d’équipage, c’est tout ce qu’il nous faut.

— Dix-huit hommes, répliqua maître Johnson, autant que l’Américain Kane en avait à bord, quand il a fait sa fameuse pointe vers le pôle.

— C’est toujours singulier, reprit Wall, qu’un particulier tente encore de traverser la mer du détroit de Davis au détroit de Behring. Les expéditions envoyées à la recherche de l’amiral Franklin ont déjà coûté plus de sept cent soixante mille livres|11| à l’Angleterre, sans produire aucun résultat pratique ! Qui diable peut encore risquer sa fortune dans une entreprise pareille ?  

— D’abord, James, répondit Shandon, nous raisonnons sur une simple hypothèse. Irons-nous véritablement dans les mers boréales ou australes ? Je l’ignore. Il s’agit peut-être de quelque nouvelle découverte à tenter. Au surplus, il doit se présenter un jour ou l’autre un certain docteur Clawbonny, qui en saura sans doute plus long, et sera chargé de nous instruire. Nous verrons bien.

— Attendons alors, dit maître Johnson ; pour ma part, je vais me mettre en quête de solides sujets, commandant ; et quant à leur principe de chaleur animale, comme dit le capitaine, je vous le garantis d’avance. Vous pouvez vous en rapporter à moi.

Ce Johnson était un homme précieux ; il connaissait la navigation des hautes latitudes. Il se trouvait en qualité de quartier-maître à bord du Phénix, qui fit partie des expéditions envoyées en 1853 à la recherche de Franklin ; ce brave marin fut même témoin de la mort du lieutenant français Bellot, qu’il accompagnait dans son excursion à travers les glaces. Johnson connaissait le personnel maritime de Liverpool, et se mit immédiatement en campagne pour recruter son monde.

Shandon, Wall et lui firent si bien que, dans les premiers jours de décembre, leurs hommes se trouvèrent au complet ; mais ce ne fut pas sans difficultés ; beaucoup se sentaient alléchés par l’appât de la haute paye, que l’avenir de l’expédition effrayait, et plus d’un s’engagea résolument, qui vint plus tard rendre sa parole et ses à-compte, dissuadé par ses amis de tenter une pareille entreprise. Tous d’ailleurs essayaient de percer le mystère, et pressaient de questions le commandant Richard. Celui-ci les renvoyait à maître Johnson.

« Que veux-tu que je te dise, mon ami ? répondait invariablement ce dernier ; je n’en sais pas plus long que toi. En tout cas, tu seras en bonne compagnie avec des lurons qui ne broncheront pas ; c’est quelque chose, cela ! ainsi donc, pas tant de réflexions : c’est à prendre ou à laisser ! »  

Et la plupart prenaient.

« Tu comprends bien, ajoutait parfois le maître d’équipage, je n’ai que l’embarras du choix. Une haute paye, comme on n’en a jamais vu de mémoire de marin, avec la certitude de trouver un joli capital au retour : il y a là de quoi allécher.

 

— Le fait est, répondaient les matelots, que cela est fort tentant ! De l’aisance jusqu’à la fin de ses jours !

— Je ne te dissimulerai point, reprenait Johnson, que la campagne sera longue, pénible, périlleuse ; cela est formellement dit dans nos instructions ; ainsi, il faut bien savoir à quoi l’on s’engage : très-probablement à tenter tout ce qu’il est humainement possible de faire, et peut-être plus encore ! Donc, si tu ne te sens pas un cœur hardi, un tempérament à toute épreuve, et si tu n’as pas le diable au corps, si tu ne te dis pas que tu as vingt chances contre une d’y rester, si tu tiens en un mot à laisser ta peau dans un endroit plutôt que dans un autre, ici de préférence à là-bas, tourne-moi les talons, et cède ta place à un plus hardi compère.

 

— Mais au moins, maître Johnson, reprenait le matelot poussé au mur, au moins, vous connaissez le capitaine ?

— Le capitaine, c’est Richard Shandon, l’ami, jusqu’à ce qu’il s’en présente un autre. »

Or, il faut le dire, c’était bien la pensée du commandant ; il se laissait facilement aller à cette idée, qu’au dernier moment il recevrait ses instructions précises sur le but du voyage, et qu’il demeurerait chef à bord du Forward. Il se plaisait même à répandre cette opinion, soit en causant avec ses officiers, soit en suivant les travaux de construction du brick, dont les premières levées se dressaient sur les chantiers de Birkenhead, comme les côtes d’une baleine renversée.

Shandon et Johnson s’étaient strictement conformés à la recommandation touchant la santé des gens de l’équipage ; ceux-ci avaient une mine rassurante, et ils possédaient un principe de chaleur capable de chauffer la machine du Forward ; leurs membres élastiques, leur teint clair et fleuri les rendaient propres à réagir contre des froids intenses. C’étaient des hommes confiants et résolus, énergiques et solidement constitués ; ils ne jouissaient pas tous d’une vigueur égale ; Shandon avait même hésité à prendre quelques-uns d’entre eux, tels que les matelots Gripper et Garry, et le harponneur Simpson, qui lui semblaient un peu maigres ; mais, au demeurant, la charpente était bonne, le cœur chaud, et leur admission fut signée.

Tout cet équipage appartenait à la même secte de la religion protestante : dans ces longues campagnes, la prière en commun, la lecture de la Bible, doit souvent réunir des esprits divers, et les relever aux heures de découragement ; il importe donc qu’une dissidence ne puisse pas se produire. Shandon connaissait par expérience l’utilité de ces pratiques et leur influence sur le moral d’un équipage ; aussi sont-elles toujours employées à bord des navires qui vont hiverner dans les mers polaires.

L’équipage composé, Shandon et ses deux officiers s’occupèrent des approvisionnements ; ils suivirent strictement les instructions du capitaine, instructions nettes, précises, détaillées, dans lesquelles les moindres articles se trouvaient portés en qualité et quantité. Grâce aux mandats dont le commandant disposait, chaque article fut payé comptant, avec une bonification de 8 pour cent, que Richard porta soigneusement au crédit de K. Z.

Équipage, approvisionnements, cargaison, tout se trouvait prêt en janvier 1860 ; le Forward prenait déjà tournure. Shandon ne passait pas un jour sans se rendre à Birkenhead.

Le 23 janvier, un matin, suivant son habitude, il se trouvait dans l’une de ces larges barques à vapeur, qui ont un gouvernail à chaque extrémité pour éviter de virer de bord, et font incessamment le service entre les deux rives de la Mersey ; il régnait alors un de ces brouillards habituels qui obligent les marins de la rivière à se diriger au moyen de la boussole, bien que leur trajet dure à peine dix minutes.

Cependant, quelque épais que fût ce brouillard, il ne put empêcher Shandon de voir un homme de petite taille, assez gros, à figure fine et réjouie, au regard aimable, qui s’avança vers lui, prit ses deux mains et les secoua avec une ardeur, une pétulance, une familiarité « toute méridionale », eût dit un Français.

Mais si ce personnage n’était pas du Midi, il l’avait échappé belle ; il parlait, il gesticulait avec volubilité ; sa pensée devait à tout prix se faire jour au dehors, sous peine de faire éclater la machine. Ses yeux, petits comme les yeux de l’homme spirituel, sa bouche, grande et mobile, étaient autant de soupapes de sûreté qui lui permettaient de donner passage à ce trop-plein de lui-même ; il parlait, il parlait tant et si allègrement, il faut l’avouer, que Shandon n’y pouvait rien comprendre.

Seulement, le second du Forward ne tarda pas à reconnaître ce petit homme qu’il n’avait jamais vu ; il se fit un éclair dans son esprit, et au moment où l’autre commençait à respirer, Shandon glissa rapidement ces paroles :

« Le docteur Clawbonny ?

— Lui-même, en personne, commandant ! Voilà près d’un grand quart d’heure que je vous cherche, que je vous demande partout et à tous ! Concevez-vous mon impatience ? Cinq minutes de plus et je perdais la tête ! C’est donc vous, commandant Richard ? vous existez réellement ? vous n’êtes point un mythe ? votre main, votre main ! que je la serre encore une fois dans la mienne ! Oui, c’est bien la main de Richard Shandon ! Or, s’il y a un commandant Richard, il existe un brick le Forward qu’il commande ; et, s’il le commande, il partira ; et, s’il part, il prendra le docteur Clawbonny à son bord.

— Eh bien, oui, docteur, je suis Richard, il y a un brick le Forward, et il partira !

— C’est logique, répondit le docteur, après avoir fait une large provision d’air à expirer, c’est logique. Aussi, vous me voyez en joie, je suis au comble de mes vœux ! Depuis longtemps j’attendais une pareille circonstance, et je désirais entreprendre un semblable voyage. Or, avec vous, commandant…

— Permettez… fit Shandon.

— Avec vous, reprit Clawbonny sans l’entendre, nous sommes sûrs d’aller loin, et de ne pas reculer d’une semelle.

— Mais… reprit Shandon.

— Car vous avez fait vos preuves, commandant, et je connais vos états de service. Ah ! vous êtes un fier marin !  

— Si vous voulez bien…

— Non, je ne veux pas que votre audace, votre bravoure et votre habileté soient mises un instant en doute, même par vous ! Le capitaine qui vous a choisi pour second est un homme qui s’y connaît, je vous en réponds !

— Mais il ne s’agit pas de cela, fit Shandon impatienté.

— Et de quoi s’agit-il donc ? Ne me faites pas languir plus longtemps.

— Vous ne me laissez pas parler, que diable ! Dites-moi, s’il vous plaît, docteur, comment vous avez été amené à faire partie de l’expédition du Forward ?

— Mais par une lettre, par une digne lettre que voici, lettre d’un brave capitaine, très-laconique, mais très-suffisante ! »

Et ce disant, le docteur tendit à Shandon une lettre ainsi conçue :

 

« Inverness, 22 janvier 1860.

« Au docteur Clawbonny,

« Liverpool.

« Si le docteur Clawbonny veut s’embarquer sur le Forward pour une longue campagne, il peut se présenter au commander Richard Shandon, qui a reçu des instructions à son égard.

« Le capitaine du Forward,

« K.Z. »

« Et la lettre est arrivée ce matin, et me voilà prêt à prendre pied à bord du Forward.

— Mais au moins, reprit Shandon, savez-vous, docteur, quel est le but de ce voyage ?

— Pas le moins du monde ; mais que m’importe, pourvu que j’aille quelque part ! On dit que je suis un savant ; on se trompe, commandant : je ne sais rien, et si j’ai publié quelques livres qui ne se vendent pas trop mal, j’ai eu tort ; le public est bien bon de les acheter ! Je ne sais rien, vous dis-je, si ce n’est que je suis un ignorant. Or, on m’offre de compléter, ou, pour mieux dire, de refaire mes connaissances en médecine, en chirurgie, en histoire, en géographie, en botanique, en minéralogie, en conchyliologie, en géodésie, en chimie, en physique, en mécanique, en hydrographie ; eh bien, j’accepte, et je vous assure que je ne me fais pas prier !

— Alors, reprit Shandon désappointé, vous ne savez pas où va le Forward ?

— Si, commandant ; il va là où il y a à apprendre, à découvrir, à s’instruire, à comparer, où se rencontrent d’autres mœurs, d’autres contrées, d’autres peuples à étudier dans l’exercice de leurs fonctions ; il va, en un mot, là où je ne suis jamais allé.

— Mais plus spécialement ? s’écria Shandon.

— Plus spécialement, répliqua le docteur, j’ai entendu dire qu’il faisait voile vers les mers boréales. Eh bien, va pour le septentrion !

— Au moins, demanda Shandon, vous connaissez son capitaine ?

— Pas le moins du monde ! Mais c’est un brave, vous pouvez m’en croire ! »

Le commandant et le docteur étant débarqués à Birkenhead, le premier mit le second au courant de la situation, et ce mystère enflamma l’imagination du docteur. La vue du brick lui causa des transports de joie. Depuis ce jour il ne quitta plus Shandon, et vint chaque matin faire sa visite à la coque du Forward.

D’ailleurs, il fut spécialement chargé de surveiller l’installation de la pharmacie du bord.

Car c’était un médecin, et même un bon médecin, que ce Clawbonny, mais peu pratiquant. À vingt-cinq ans docteur comme tout le monde, il fut un véritable savant à quarante ; très-connu de la ville entière, il devint membre influent de la Société littéraire et philosophique de Liverpool. Sa petite fortune lui permettait de distribuer quelques conseils qui n’en valaient pas moins pour être gratuits ; aimé comme doit l’être un homme éminemment aimable, il ne fit jamais de mal à personne, pas même à lui ; vif et bavard, si l’on veut, mais le cœur sur la main, et la main dans celle de tout le monde.

Lorsque le bruit de son intronisation à bord du Forward se répandit dans la ville, ses amis mirent tout en œuvre pour le retenir, ce qui l’enracina plus profondément dans son idée ; or, quand le docteur s’était enraciné quelque part, bien habile qui l’en eût arraché !

Depuis ce jour, les on-dit, les suppositions, les appréhensions allèrent croissant ; mais cela n’empêcha pas le Forward d’être lancé le 5 février 1860. Deux mois plus tard, il était prêt à prendre la mer.

Le 15 février, comme l’annonçait la lettre du capitaine, un chien de race danoise fut expédié par le railway d’Édimbourg à Liverpool, à l’adresse de Richard Shandon. L’animal paraissait hargneux, fuyard, même un peu sinistre, avec un singulier regard. Le nom du Forward se lisait sur son collier de cuivre. Le commandant l’installa à bord le jour même, et en accusa réception à Livourne, aux initiales indiquées.

Ainsi donc, sauf le capitaine, l’équipage du Forward était complet. Il se décomposait comme suit :  

1o K. Z., capitaine ; 2o Richard Shandon, commandant ; 3o James Wall, troisième officier ; 4o le docteur Clawbonny ; 5o Johnson, maître d’équipage ; 6o Simpson, harponneur ; 7o Bell, charpentier ; 8o Brunton, premier ingénieur ; 9o Plover, second ingénieur ; 10o Strong (nègre), cuisinier ; 11o Foker, ice-master ; 12o Wolsten, armurier ; 13o Bolton, matelot ; 14o Garry, matelot ; 15o Clifton, matelot ; 16o Gripper, matelot ; 17o Pen, matelot ; 18o Waren, chauffeur.

 

|4|. — DOG-CAPTAIN.

Le jour du départ était arrivé avec le 5 avril. L’admission du docteur à bord rassurait un peu les esprits. Où le digne savant se proposait d’aller, on pouvait le suivre. Cependant la plupart des matelots ne laissaient pas d’être inquiets, et Shandon, craignant que la désertion ne fît quelques vides à son bord, souhaitait vivement d’être en mer. Les côtes hors de vue, l’équipage en prendrait son parti.

La cabine du docteur Clawbonny était située au fond de la dunette, et elle occupait tout l’arrière du navire. Les cabines du capitaine et du second, placées en retour, prenaient vue sur le pont. Celle du capitaine resta hermétiquement close, après avoir été garnie de divers instruments, de meubles, de vêtements de voyage, de livres, d’habits de rechange et d’ustensiles indiqués dans une note détaillée. Suivant la recommandation de l’inconnu, la clef de cette cabine lui fut adressée à Lubeck ; il pouvait donc seul entrer chez lui.

Ce détail contrariait Shandon, et ôtait beaucoup de chances à son commandement en chef. Quant à sa propre cabine, il l’avait parfaitement appropriée aux besoins du voyage présumé, connaissant à fond les exigences d’une expédition polaire.

La chambre du troisième officier était placée dans le faux pont, qui formait un vaste dortoir à l’usage des matelots ; les hommes s’y trouvaient fort à l’aise, et ils eussent difficilement rencontré une installation aussi commode à bord de tout autre navire. On les soignait comme une cargaison de prix ; un vaste poêle occupait le milieu de la salle commune.

Le docteur Clawbonny était, lui, tout à son affaire ; il avait pris possession de sa cabine dès le 6 février, le lendemain même de la mise à l’eau du Forward.

« Le plus heureux des animaux, disait-il, serait un colimaçon qui pourrait se faire une coquille à son gré ; je vais tâcher d’être un colimaçon intelligent. »

Et, ma foi, pour une coquille qu’il ne devait pas quitter de longtemps, sa cabine prenait bonne tournure ; le docteur se donnait un plaisir de savant ou d’enfant à mettre en ordre son bagage scientifique. Ses livres, ses herbiers, ses casiers, ses instruments de précision, ses appareils de physique, sa collection de thermomètres, de baromètres, d’hygromètres, d’udomètres, de lunettes, de compas, de sextants, de cartes, de plans, les fioles, les poudres, les flacons de sa pharmacie de voyage très-complète, tout cela se classait avec un ordre qui eût fait honte au British Museum. Cet espace de six pieds carrés contenait d’incalculables richesses ; le docteur n’avait qu’à étendre la main, sans se déranger, pour devenir instantanément un médecin, un mathématicien, un astronome, un géographe, un botaniste ou un conchyliologue.

Il faut l’avouer, il était fier de ces aménagements et heureux dans son sanctuaire flottant, que trois de ses plus maigres amis eussent suffi à remplir. Ceux-ci, d’ailleurs, y affluèrent bientôt avec une abondance qui devint gênante, même pour un homme aussi facile que le docteur, et, à l’encontre de Socrate, il finit par dire :

« Ma maison est petite, mais plût au ciel qu’elle ne fût jamais pleine d’amis ! »

Pour compléter la description du Forward, il suffira de dire que la niche du grand chien danois était construite sous la fenêtre même de la cabine mystérieuse ; mais son sauvage habitant préférait errer dans l’entre-pont et la cale du navire ; il semblait impossible à apprivoiser, et personne n’avait eu raison de son naturel bizarre ; on l’entendait, pendant la nuit surtout, pousser de lamentables hurlements qui résonnaient dans les cavités du bâtiment d’une façon sinistre.

Était-ce regret de son maître absent ? Était-ce instinctaux approches d’un périlleux voyage ? Était-ce pressentiment des dangers à venir ? Les matelots se prononçaient pour ce dernier motif, et plus d’un en plaisantait, qui prenait sérieusement ce chien-là pour un animal d’espèce diabolique.

Pen, homme fort brutal d’ailleurs, s’étant un jour élancé pour le frapper, tomba si malheureusement sur l’angle du cabestan, qu’il s’ouvrit affreusement le crâne. On pense bien que cet accident fut mis sur la conscience du fantastique animal.

Clifton, l’homme le plus superstitieux de l’équipage, fit aussi cette singulière remarque, que ce chien, lorsqu’il était sur la dunette, se promenait toujours du côté du vent ; et plus tard, quand le brick fut en mer et courut des bordées, le surprenant animal changeait de place après chaque virement et se maintenait au vent comme l’eût fait le capitaine du Forward.

Le docteur Clawbonny, dont la douceur et les caresses auraient apprivoisé un tigre, essaya vainement de gagner les bonnes grâces de ce chien ; il y perdit son temps et ses avances.

Cet animal, d’ailleurs, ne répondait à aucun des noms inscrits dans le calendrier cynégétique. Aussi les gens du bord finirent-ils par l’appeler Captain, car il paraissait parfaitement au courant des usages du bord. Ce chien-là avait évidemment navigué.

On comprend dès lors la réponse plaisante du maître d’équipage à l’ami de Clifton, et comment cette supposition ne trouva pas beaucoup d’incrédules ; plus d’un la répétait en riant, qui s’attendait à voir ce chien, reprenant un beau jour sa forme humaine, commander la manœuvre d’une voix retentissante.

Si Richard Shandon ne ressentait pas de pareilles appréhensions, il n’était pas sans inquiétudes, et la veille du départ, le 5 avril au soir, il s’entretenait sur ce sujet avec le docteur, Wall et maître Johnson, dans le carré de la dunette.

Ces quatre personnages dégustaient alors un dixième grog, leur dernier sans doute, car, suivant les prescriptions de la lettre d’Aberdeen, tous les hommes de l’équipage, depuis le capitaine jusqu’au chauffeur, étaient teetotalers, c’est-àdire qu’ils ne trouveraient à bord ni vin, ni bière, ni spiritueux, si ce n’est dans le cas de maladie, et par ordonnance du docteur.

Or, depuis une heure, la conversation roulait sur le départ. Si les instructions du capitaine se réalisaient jusqu’au bout, Shandon devait le lendemain même recevoir une lettre renfermant ses derniers ordres.

« Si cette lettre, disait le commandant, ne m’indique pas le nom du capitaine, elle doit au moins nous apprendre la destination du bâtiment. Sans cela, où le diriger ?

— Ma foi, répondait l’impatient docteur, à votre place, Shandon, je partirais même sans lettre ; elle saurait bien courir après nous, je vous en réponds.

— Vous ne doutez de rien, docteur ! Mais vers quel point du globe feriez-vous voile, s’il vous plaît ?

— Vers le pôle Nord, évidemment ! cela va sans dire, il n’y a pas de doute possible.

— Pas de doute possible ! répliqua Wall ; et pourquoi pas vers le pôle Sud ?

— Le pôle Sud, s’écria le docteur, jamais ! Est-ce que le capitaine aurait eu l’idée d’exposer un brick à la traversée de tout l’Atlantique ! Prenez donc la peine d’y réfléchir, mon cher Wall.

— Le docteur a réponse à tout, répondit ce dernier.

— Va pour le Nord, reprit Shandon. Mais, dites-moi, docteur, est-ce au Spitzberg ? est-ce au Groënland ? est-ce au Labrador ? est-ce à la baie d’Hudson ? Si les routes aboutissent toutes au même but, c’est-à-dire à la banquise infranchissable, elles n’en sont pas moins nombreuses, et je serais fort embarrassé de me décider pour l’une ou pour l’autre. Avez-vous une réponse catégorique à me faire, docteur ?

— Non, répondit celui-ci, vexé de n’avoir rien à dire ; mais enfin, pour conclure, si vous ne recevez pas de lettre, que ferez-vous ?

— Je ne ferai rien ; j’attendrai.

— Vous ne partirez pas ? s’écria Clawbonny, en agitant son verre avec désespoir.

— Non, certes.

— C’est le plus sage, répondit doucement maître Johnson, tandis que le docteur se promenait autour de la table, car il ne pouvait tenir en place. Oui, c’est le plus sage, et cependant une trop longue attente peut avoir des conséquences fâcheuses : d’abord, la saison est bonne, et si nord il y a, nous devons profiter de la débâcle pour franchir le détroit de Davis ; en outre, l’équipage s’inquiète de plus en plus ; les amis, les camarades de nos hommes les poussent à quitter le Forward, et leur influence pourrait nous jouer un mauvais tour.

— Il faut ajouter, reprit James Wall, que si la panique se mettait parmi nos matelots, ils déserteraient jusqu’au dernier, et je ne sais pas, commandant, si vous parviendriez à recomposer votre équipage.

— Mais que faire ? s’écria Shandon.

— Ce que vous avez dit, répliqua le docteur ; attendre, mais attendre jusqu’à demain avant de se désespérer. Les promesses du capitaine se sont accomplies jusqu’ici avec une régularité de bon augure ; il n’y a donc aucune raison de croire que nous ne serons pas avertis de notre destination en temps utile ; je ne doute pas un seul instant que demain nous ne naviguions en pleine mer d’Irlande ; aussi, mes amis, je propose un dernier grog à notre heureux voyage ; il commence d’une façon un peu inexplicable, mais avec des marins comme vous il a mille chances pour bien finir. »

Et tous les quatre, ils trinquèrent une dernière fois.

« Maintenant, commandant, reprit maître Johnson, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de tout préparer pour le départ ; il faut que l’équipage vous croie certain de votre fait. Demain, qu’il arrive une lettre ou non, appareillez ; n’allumez pas vos fourneaux ; le vent a l’air de bien tenir ; rien ne sera plus facile que de descendre grand largue ; que le pilote monte à bord ; à l’heure de la marée, sortez des docks ; allez mouiller au-delà de la pointe de Birkenhead ; nos hommes n’auront plus aucune communication avec la terre, et si cette lettre diabolique arrive enfin, elle nous trouvera là comme ailleurs.

— Bien parlé, mon brave Johnson ! fit le docteur en tendant la main au vieux marin.

— Va comme il est dit ! » répondit Shandon.

Chacun alors regagna sa cabine, et attendit dans un sommeil agité le lever du soleil.

Le lendemain, les premières distributions de lettres avaient eu lieu dans la ville, et pas une ne portait l’adresse du commandant Richard Shandon.

Néanmoins, celui-ci fit ses préparatifs de départ ; le bruit s’en répandit immédiatement dans Liverpool, et, comme on l’a vu, une affluence extraordinaire de spectateurs se précipita sur les quais de New Prince’s Docks.

Beaucoup d’entre eux vinrent à bord du brick, qui pour embrasser une dernière fois un camarade, qui pour dissuader un ami, qui pour jeter un regard sur ce navire étrange, qui pour connaître enfin le but du voyage, et l’on murmurait à voir le commandant plus taciturne et plus réservé que jamais.

Il avait bien ses raisons pour cela.

Dix heures sonnèrent. Onze heures même. Le flot devait tomber vers une heure de l’après-midi. Shandon, du haut de la dunette, jetait un coup d’œil inquiet à la foule, cherchant à surprendre le secret de sa destinée sur un visage quelconque. Mais en vain. Les matelots du Forward exécutaient silencieusement ses ordres, ne le perdant pas des yeux, attendant toujours une communication qui ne se faisait pas.

Maître Johnson terminait les préparatifs de l’appareillage, le temps était couvert, et la houle très forte en dehors des bassins ; il ventait du sud-est avec une certaine violence, mais on pouvait facilement sortir de la Mersey.

À midi, rien encore. Le docteur Clawbonny se promenait avec agitation, lorgnant, gesticulant, impatient de la mer, comme il le disait avec une certaine élégance latine. Il se sentait ému, quoi qu’il pût faire. Shandon se mordait les lèvres jusqu’au sang.

En ce moment, Johnson s’approcha et lui dit :

« Commandant, si nous voulons profiter du flot, il ne faut pas perdre de temps ; nous ne serons pas dégagés des docks avant une bonne heure. »

Shandon jeta un dernier regard autour de lui, et consulta sa montre. L’heure de la levée de midi était passée.

« Allez ! dit-il à son maître d’équipage.

— En route, vous autres ! » cria celui-ci, en ordonnant aux spectateurs de vider le pont du Forward.

Il se fit alors un certain mouvement dans la foule, qui se portait à la coupée du navire pour regagner le quai, tandis que les gens du brick détachaient les dernières amarres.

Or, la confusion inévitable de ces curieux, que les matelots repoussaient sans beaucoup d’égards, fut encore accrue par les hurlements du chien. Cet animal s’élança tout d’un coup du gaillard d’avant à travers la masse compacte des visiteurs. Il aboyait d’une voix sourde.

On s’écarta devant lui ; il sauta sur la dunette, et, chose incroyable, mais que mille témoins ont pu constater, ce Dog-Captain tenait une lettre entre ses dents.

« Une lettre ! s’écria Shandon ; mais il est donc à bord ?

— Il y était sans doute, mais il n’y est plus, répondit Johnson en montrant le pont complètement nettoyé de cette foule incommode.

— Captain ! Captain ! ici ! » s’écriait le docteur, en essayant de prendre la lettre que le chien écartait de sa main par des bonds violents. Il semblait ne vouloir remettre son message qu’à Shandon lui-même.

« Ici, Captain ! » fit ce dernier.

Le chien s’approcha ; Shandon prit la lettre sans difficulté, et Captain fit alors entendre trois aboiements clairs au milieu du silence profond qui régnait à bord et sur les quais.

Shandon tenait la lettre sans l’ouvrir.

« Mais lisez donc ! lisez donc ! » s’écria le docteur.

Shandon regarda. L’adresse, sans date et sans indication de lieu, portait seulement :

« Au commandant Richard Shandon, à bord du brick le Forward. »

Shandon ouvrit la lettre, et lut :

« Vous vous dirigerez vers le cap Farewell. Vous l’atteindrez le 20 avril. Si le capitaine ne paraît pas à bord, vous franchirez le détroit de Davis, et vous remonterez la mer de Baffin jusqu’à la baie Melville.

« Le capitaine du Forward,

« K. Z. »

Shandon plia soigneusement cette lettre laconique, la mit dans sa poche et donna l’ordre du départ. Sa voix, qui retentit seule au milieu des sifflements du vent d’est, avait quelque chose de solennel.

Bientôt le Forward fut hors des bassins, et, dirigé par un pilote de Liverpool, dont le petit cotre suivait à distance, il prit le courant de la Mersey. La foule se précipita sur le quai extérieur qui longe les docks Victoria, afin d’entrevoir une dernière fois ce navire étrange. Les deux huniers, la misaine et la brigantine furent rapidement établis, et, sous cette voilure, le Forward, digne de son nom, après avoir contourné la pointe de Birkenhead, donna à toute vitesse dans la mer d’Irlande.

|5|. — LA PLEINE MER.

Le vent, inégal, mais favorable, précipitait avec force ses rafales d’avril. Le Forward fendait la mer rapidement, et son hélice, rendue folle, n’opposait aucun obstacle à sa marche. Vers trois heures, il croisa le bateau à vapeur qui fait le service entre Liverpool et l’île de Man, et qui porte les trois jambes de Sicile écartelées sur ses tambours. Le capitaine le héla de son bord, dernier adieu qu’il fut donné d’entendre à l’équipage du Forward.

À cinq heures, le pilote remettait à Richard Shandon le commandement du navire, et regagnait son cotre, qui, virant au plus près, disparut bientôt dans le sud-ouest.

Vers le soir, le brick doubla le calf du Man, à l’extrémité méridionale de l’île de ce nom. Pendant la nuit, la mer fut très-houleuse ; le Forward se comporta bien, laissa la pointe d’Ayr par le nord-ouest, et se dirigea vers le canal du Nord.

Johnson avait raison ; en mer, l’instinct maritime des matelots reprenait le dessus. À voir la bonté du bâtiment, ils oubliaient l’étrangeté de la situation. La vie du bord s’établit régulièrement.

Le docteur aspirait avec ivresse le vent de la mer ; il se promenait vigoureusement dans les rafales, et pour un savant il avait le pied assez marin.

« C’est une belle chose que la mer, dit-il à maître Johnson, en remontant sur le pont après le déjeuner. Je fais connaissance un peu tard avec elle, mais je me rattraperai.

— Vous avez raison, monsieur Clawbonny ; je donnerais tous les continents du monde pour un bout d’océan. On prétend que les marins se fatiguent vite de leur métier ; voilà quarante ans que je navigue, et je m’y plais comme au premier jour.

— Quelle jouissance vraie de se sentir un bon navire sous les pieds, et, si j’en juge bien, le Forward se conduit gaillardement.  

— Vous jugez bien, docteur, répondit Shandon qui rejoignit les deux interlocuteurs ; c’est un bon bâtiment, et j’avoue que jamais navire destiné à une navigation dans les glaces n’aura été mieux pourvu et mieux équipé. Cela me rappelle qu’il y a trente ans passés le capitaine James Ross, allant chercher le passage du Nord-Ouest…

— Montait la Victoire, dit vivement le docteur, brick d’un tonnage à peu près égal au nôtre, également muni d’une machine à vapeur.

— Comment ! vous savez cela ?

— Jugez-en, repartit le docteur ; alors les machines étaient encore dans l’enfance de l’art, et celle de la Victoire lui causa plus d’un retard préjudiciable ; le capitaine James Ross, après l’avoir réparée vainement pièce par pièce, finit par la démonter, et l’abandonna à son premier hivernage.

— Diable ! fit Shandon ; vous êtes au courant, je le vois !