Les Cinq sous de Lavarède - Paul d'Ivoi - E-Book

Les Cinq sous de Lavarède E-Book

Paul d'Ivoi

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Extrait : "– Alors, votre réponse ? – Je vous l'ai déjà dite, monsieur Bouvreuil, jamais ! – Réfléchissez encore, monsieur Lavarède. – C'est tout réfléchi. Jamais, jamais ! – Mais vous ne comprenez donc pas que vous êtes dans ma main ; que, si vous me poussez à bout, demain je ferai vendre vos meubles, et vous serez sans abri, sans asile. – Vous pouvez même ajouter : sans argent... – Tandis que si vous consentez, c'est un beau mariage, la fortune, l'indépendance..."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335068627

©Ligaran 2015

ITINÉRAIRE D’ARMAND LAVARÈDE
ILe testament du cousin Richard

– Alors, votre réponse ?

– Je vous l’ai déjà dite, monsieur Bouvreuil, jamais !

– Réfléchissez encore, monsieur Lavarède.

– C’est tout réfléchi. Jamais, jamais !

– Mais vous ne comprenez donc pas que vous êtes dans ma main ; que, si vous me poussez à bout, demain je ferai vendre vos meubles, et vous serez sans abri, sans asile.

– Vous pouvez même ajouter : sans argent…

– Tandis que si vous consentez, c’est un beau mariage, la fortune, l’indépendance…

– Et vous croyez que je m’estimerais à mes propres yeux si je devenais le gendre de M. Bouvreuil, ancien agent d’affaires véreuses, ancien indicateur de la police…

– Un pauvre diable de journaliste comme vous êtes, doit être très honoré de devenir le gendre d’un gros propriétaire, d’un riche financier… Sans compter que ma fille Pénélope vous aime, et que je lui donne deux cent mille francs de dot, plus de fort belles espérances…

– Mademoiselle votre fille est hors de cause, monsieur ; ce n’est pas le mariage qui me répugne, ni la demoiselle que je refuse, c’est le beau-père.

– Savez-vous que vous n’êtes pas poli, monsieur Lavarède ?

– Savez-vous que je m’en moque absolument, monsieur Bouvreuil ?

Le propriétaire avait en réserve un dernier argument. Lentement il étala un certain nombre de papiers timbrés, les uns blancs, les autres bleus, des originaux et des copies, dont il commença l’énumération.

– Ici, outre vos trois quittances de loyer en retard, voici diverses créances que j’ai rachetées afin d’avoir barre sur vous. Toutes vos dettes sont payées.

– Vous êtes vraiment bien aimable ! fit ironiquement le jeune homme.

– Oui, mais je suis votre unique créancier. Si vous épousez Pénélope, je vous remets le dossier. Si vous refusez, je vous poursuis à outrance.

– Poursuivez donc à votre aise.

– Il y en a pour vingt mille francs. Avec les frais que je vous ferai, la somme ne tardera pas à être doublée.

– Vous connaissez à merveille les choses de justice à ce que je vois.

– Il faut absolument que vous preniez une décision à très bref délai, car je dois partir incessamment pour Panama. Un syndicat d’actionnaires m’a chargé d’une enquête sur place.

– Ce syndicat a singulièrement placé sa confiance, voilà tout. Quant à ma décision, je crois vous l’avoir déjà fait connaître assez nettement pour n’avoir pas à y revenir. Donc brisons là, cher monsieur, nous n’avons plus rien à nous dire… Allez chez votre huissier, allez chez vos huissiers, vos avoués, chez vos avocats. Allez-vous repaître de papier timbré, cette nourriture vous est favorable. À moi elle est indigeste. Bonjour.

M. Bouvreuil ramassa ses paperasses, mit son chapeau, sortit et fit battre la porte. Il n’était pas content.

Par les répliques échangées ci-dessus, on connaît suffisamment M. Bouvreuil, un de ces types d’enrichis sans scrupules, à qui l’argent ne suffit pas et qui ambitionnent aussi l’estime du monde.

Mais Lavarède, notre héros, demande quelques lignes de biographie.

Armand Lavarède naquit à Paris d’un père méridional et d’une mère bretonne. Il participait des deux races, empruntant à l’une son entrain primesautier, à l’autre son calme réfléchi. De plus, Parisien, il reçut ce don propre aux enfants de Lutèce, l’esprit débrouillard et gouailleur, aussi difficile à étonner qu’à effrayer.

Orphelin d’assez bonne heure, il fut élevé par son oncle Richard qui, s’il paya toutes les leçons et tous les maîtres nécessaires, ne s’occupa guère d’éduquer aussi le caractère de son neveu.

Il avait bien trop à faire, le pauvre homme, avec son propre fils, Jean Richard, cousin d’Armand Lavarède par conséquent. Celui-là avait le tempérament tout à fait contraire. Autant Armand était bien portant, joyeux et prodigue, autant Jean était maladif, triste et économe.

Jean était un peu plus âgé qu’Armand. En 1891, ils avaient le premier tout près de quarante ans, le second trente-cinq. Jean avait repris le négoce de son père, qui faisait la commission en grand et s’y était vite enrichi. De santé chétive et de caractère aigre, il avait même fini par prendre en grippe Paris, la France, ses amis et ses parents, et il était allé s’établir en Angleterre, dans le Devonshire. Un hasard commercial, un chargement de coton d’Amérique resté impayé, lui avait valu là, en remboursement, une fort belle habitation à la campagne. Devenu misanthrope, il était heureux d’aller vivre en un pays où il ne connût personne et ne fût connu de quiconque.

Pendant ce temps, Lavarède, audacieux, entreprenant, mais ami du changement, avait considérablement « roulé sa bosse », comme dit en son langage imagé l’expression populaire.

Encore gamin en 1870, il s’engagea dans un corps franc, fit le coup de feu à l’armée de la Loire, sous les ordres du général Chanzy, et commença ainsi à apprendre le courage.

Puis il reprit le cours de ses études, essaya de la médecine et ne tarda pas à se dégoûter des misères humaines, disséquées de trop près. Il se mit à travailler pour le génie maritime, navigua quelque peu, construisit de même. Et lorsqu’il sut assez de mécanique pratique pour que cet inconnu ne l’intéressât plus, sa marotte changea.

Il revint à Paris, partit comme correspondant militaire lors de la guerre turco-russe, fit la campagne, vit Plewna, poussa une pointe en Asie et, au retour, crut avoir trouvé son chemin de Damas. Ce fut un excellent reporter, le sire de Vapartout le rencontra en Tunisie, en Égypte, en Serbie, en Russie, en Espagne, etc., dans tous les pays où la presse parisienne envoyait des représentants. Ayant l’intelligence vive, la décision prompte, la santé solide, et une éducation complète lui ayant laissé une teinte superficielle de toutes les connaissances modernes, Lavarède se fit journaliste.

Et c’est dans cette situation que nous le trouvons au début de ce chapitre, en conférence assez amère avec M. Bouvreuil, son propriétaire.

Nous l’avons assez silhouetté pour que l’on comprenne aisément que, dépensant sans compter, n’ayant aucun souci du lendemain et conservant au cœur un amour immodéré pour son indépendance, Lavarède n’était pas riche. Il gagnait cependant beaucoup d’argent, mais il ne l’entassait point et vivait largement, au jour le jour.

Cependant sa conversation avec M. Bouvreuil lui avait donné à réfléchir.

– Cet animal-là, pensait-il non sans raison, va mettre opposition sur mes appointements au journal. Il fera saisir et vendre mes meubles. C’est certain et je vais être très ennuyé d’ici à vingt-quatre heures. Donc, soyons parfaitement tranquille aujourd’hui. Ce sera toujours une journée de gagnée.

Et, de fait, ce soir-là, il s’endormit avec la quiétude d’un juge au tribunal et ne fut réveillé que le lendemain par sa respectable concierge, qui avait beaucoup d’amitié pour lui.

– Monsieur Armand, voici une lettre. C’est un clerc de notaire qui l’a apportée ; il ne savait pas au juste votre adresse et a dû vous courir après, hier soir, au journal, au restaurant, je ne sais où. Enfin, il est arrivé ici très tard et m’a bien recommandé de vous la remettre dès le matin.

– Je vous remercie, ma bonne madame Dubois ; mais êtes-vous bien sûre que ce soit un clerc de notaire ?

– Dame ! il l’a dit.

– Hum ! j’ai bien peur que ce soit plutôt un clerc d’huissier… C’est Bouvreuil qui commence les hostilités.

Lavarède était doué d’une telle insouciance qu’il n’ouvrit pas tout de suite sa lettre. Il lut les journaux du matin, fit sa toilette, sortit pour déjeuner et c’est seulement dans la rue qu’il se résolut à la décacheter.

C’était bien une lettre de notaire, une convocation.

Maître Panabert l’invitait simplement à passer d’urgence, en son étude, rue de Châteaudun, « pour affaire le concernant » ; la formule banale qui ne dit pas grand-chose.

N’ayant rien de mieux à faire à cette heure-là, Armand se rendit chez le notaire, après son déjeuner. Le rendez-vous était pour deux heures.

Chemin faisant, il remarqua en passant une famille anglaise qui suivait le même trottoir que lui.

Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’étaient bien des Anglais. L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, avait la raideur classique, les favoris bien connus, et le complet à carreaux, avec l’ulster de voyage auquel tout le monde reconnaît nos voisins en route. Une vieille dame, mère ou gouvernante, avec le vilain chapeau rond au voile vert et le long caoutchouc sans forme, accompagnait une jeune fille. Celle-là, par exemple, était fraîche et jolie, blanche et rose, comme le sont les Anglo-Saxonnes lorsqu’elles se mêlent de n’être ni sèches, ni revêches.

LE TESTAMENT

Machinalement, Lavarède l’avait regardée.

Cent pas plus loin, au carrefour de Châteaudun et du Faubourg-Montmartre, trois voitures se croisaient, venant de côtés différents. La petite Anglaise en évita bien deux, mais ne vit pas la troisième, et elle allait peut-être se faire écraser, lorsque Armand s’élança et, d’une poigne solide, arrêta net le cheval aux naseaux.

Le cocher jura, le cheval hennit, les passants crièrent, mais la jeune personne en fut quitte pour la peur.

Quoique un peu pâle, elle resta fort calme. Et tendant la main à Armand, elle remercia d’un vigoureux shake hand, à l’anglaise.

– Ce n’est rien, mademoiselle, et cela n’en vaut vraiment pas la peine.

Le père et la gouvernante s’approchèrent aussi et le bras de Lavarède fut fortement secoué trois fois de suite.

– Non vraiment, disait-il avec une modestie tout à fait sincère, il semble que je vous ai sauvé la vie… Cependant, vous auriez eu tout de même le temps de passer ; nos chevaux de fiacre sont bien calmes, croyez-le.

– Vous ne m’en avez pas moins rendu service, n’est-ce pas, mon père ? N’est-ce pas, mistress Griff ?

– Certainement, opinèrent les deux interpellés.

– Et j’ai le droit de vous en être reconnaissante. C’est que je n’ai pas beaucoup l’habitude de marcher dans vos rues de Paris, et j’ai toujours un peu peur, surtout lorsque je cherche mon chemin.

– Puis-je vous renseigner, demanda très poliment Lavarède ?

C’est le père qui prit la parole et tira une lettre de son portefeuille.

– Nous allons chez un notaire.

– Tiens, moi aussi.

– Un notaire que nous ne connaissons pas.

– Parbleu, c’est comme moi.

– Qui demeure rue de Châteaudun.

– Le mien de même.

– Maître Panabert.

– C’est bien son nom.

– Hasard curious.

– Mais providentiel. Souffrez donc que je vous conduise.

Tous arrivent, remettent leur lettre de convocation et sont introduits dans le cabinet du notaire, sauf la gouvernante qui attend dans l’étude.

– C’est donc pour la même affaire, pensèrent Lavarède et l’Anglais.

La coïncidence était bizarre entre gens qui ne se connaissaient point et qui se trouvaient appelés ensemble chez un officier ministériel, dont ils ignoraient le nom la veille et le matin même.

Une salutation, une présentation, pas de préliminaires. Maître Panabert est un notaire qui n’a pas de temps à perdre. Il commence aussitôt :

– Monsieur Lavarède, monsieur Murlyton, miss Aurett, j’ai l’honneur et le regret de vous faire part du décès de l’un de mes meilleurs clients, propriétaire du château de Marsaunay, dans la Côte-d’Or, de deux maisons sises à Paris rue Auber et boulevard Malesherbes, enfin du domaine de Baslett-Castle, dans le Devonshire. J’ai nommé le regretté M. Jean Richard.

– Mon cousin, s’écria Lavarède !

– Mon voisin, répliqua l’Anglais !

Les deux hommes se regardèrent, absolument interloqués, sans méfiance, encore, rien qu’avec une évidente stupéfaction.

Le notaire reprit impassible :

– Conformément aux intentions du défunt je vous ai convoqués ici pour entendre la lecture de son testament, olographe, dûment enregistré et paraphé.

Il lut rapidement les formules légales et articula un peu plus lentement :

– « En y comprenant les maisons et propriétés ci-dessus désignées, les valeurs en rentes, actions et obligations, ainsi que l’argent liquide déposé chez mon notaire, ma fortune s’élève à quatre millions environ. Comme je n’ai ni frère, ni femme, ni enfant, ni ascendant, ni descendant directs, mon unique héritier est mon cousin Armand Lavarède… »

– Vous dites ? Interrompit Armand.

– Attendez, répliqua le notaire… « mais je ne l’institue mon légataire universel qu’à une condition expresse. Ce garçon ne connaît pas la valeur de l’argent, il prodiguerait ma fortune, la jetterait à tous les vents, ainsi qu’il advint dans un voyage d’agrément que nous finies ensemble à Boulogne-sur-Mer ; cela lui coûta deux mille francs, tandis que moi je dépensai cent soixante-quatre francs et quatre-vingt-cinq centimes.

Donc Lavarède partira de Paris avec cinq sous dans sa poche, comme le Juif errant ; et de même que ce célèbre Sémite, il fera le tour du monde sans avoir une autre somme à sa disposition. Il sera ainsi contraint d’être économe. Je lui donne un an, jour pour jour, pour exécuter cette clause.

Nécessairement, il devra être surveillé, et je désigne pour l’accompagner un homme qui aura un intérêt personnel et considérable à remplir sa mission. C’est mon voisin de Baslett-Castle, sir Murlyton, que j’institue mon légataire universel, au lieu et place d’Armand Lavarède, si celui-ci n’accomplit pas rigoureusement la condition prescrite…»

– Comment moi ?… fit l’Anglais. Mais je connaissais à peine cet original et nous étions constamment en procès.

– « Sir Murlyton, reprit imperturbablement maître Panabert, est un homme à cheval sur ses droits. Dès que l’ennui me prenait, j’avais un différend avec lui, soit à propos d’un mur mitoyen, soit pour la rivière qui sépare nos parcs, soit pour la récolte des arbres qui bordent nos propriétés.

 

Cela m’émoustillait et me rattachait à la vie fastidieuse.

Par conséquent, sir Murlyton, à qui je crée un droit conditionnel à ma fortune, saura le faire valoir. Il est entendu qu’il perd tout droit à mon héritage s’il commet un acte de trahison envers ce pauvre Lavarède. Il doit le surveiller simplement et honnêtement.

Mais j’avoue que ce n’est pas sans un malin plaisir que je vois d’avance mon beau cousin si dépensier inéluctablement déshérité. » L’ironie de la phrase finale ne parvint même pas à dérider celui qui la prononçait. Mais cette lecture produisait des effets divers sur les auditeurs.

Lavarède souriait. Peut-être ce sourire était-il jaune, mais on n’en pouvait distinguer la couleur. Sir Murlyton restait aussi calme que s’il eût été en présence d’une tranche de rostbeaf. Miss Aurett, seule, était visiblement agitée. Elle rougit d’abord, elle pâlit ensuite. Ses regards se portèrent sur les deux hommes qui allaient faire cette belle chasse dont le gibier valait quatre millions. Ce fut elle qui parla la première.

– Mon père, dit-elle, vous ne pouvez pas spolier ce jeune homme qui n’est pas votre ennemi et qui vient de me sauver la vie.

– Ma fille, répondit-il, les affaires sont les affaires ; il ne serait pas pratique de perdre cette fortune. Car il est impossible, non seulement de faire le tour du monde, mais même d’aller de Paris à Londres avec vingt-cinq farthings, le cinquième d’un schelling… Good business !

– Ainsi vous n’y voulez pas renoncer ?

Le notaire se mêla de la conversation.

– Mademoiselle, fit-il, Monsieur votre père renoncerait même à accepter la clause conditionnelle qui le concerne que M. Lavarède ne pourrait pas pour cela être envoyé en possession de l’héritage. Il n’y a droit que sous certaines réserves, expressément indiquées. Et à moins que lui-même n’y renonce…

– Vous plaisantez, exclama Armand ! Comment voilà des millions qui tombent du ciel et vous croyez que je ne ferai rien pour les gagner… D’abord ce qu’exige mon cousin n’est pas déjà si difficile. Lorsqu’on a été de la Bastille à la Madeleine sans un sou vaillant, on peut bien aller en Amérique, en Chine, au diable, avec cinq sous.

– Vous voulez essayer, dit l’Anglais, soit ! Je suis riche, mon carnet de chèques ne me quitte jamais, je ne vous lâcherai pas d’un instant et nous verrons bien si, avant deux jours, je n’ai pas gagné l’enjeu de la partie.

– Eh bien, j’accepte le duel, riposta froidement Lavarède.

Puis, s’adressant au notaire :

– Monsieur, avez-vous dans l’étude un indicateur des chemins de fer.

– En voici un, mon cher monsieur.

Lavarède le consulta.

– Il y a demain, 26 mars 1891, à neuf heures du matin, un train pour Bordeaux, en correspondance à Pauillac avec un transatlantique à destination de l’Amérique… Sir Murlyton, demain matin, je vous attendrai à la gare d’Orléans, conclut-il avec un aplomb écrasant.

Les deux rivaux se saluèrent courtoisement pendant que le notaire rangeait méthodiquement le dossier Richard et que miss Aurett souriait en voyant l’assurance du jeune homme. Celui-ci s’adressa à maître Panabert.

– Je dois être de retour dans votre étude le 25 mars 1892, avant la fermeture des bureaux.

– Au plus tard, monsieur.

– Parfait, j’y serai.

Et il sortit tranquillement.

IIÀ cache-cache

En sortant de chez le notaire, Lavarède avait allumé un cigare et marché pendant une demi-heure, tout en songeant à ce qu’il allait faire. Certes, il trouvait excellente sa première idée ; ce départ pour la conquête d’une toison extrêmement dorée souriait a son esprit aventureux.

Il n’avait pas douté de la réussite. Seulement, à la réflexion, il se rendit compte des difficultés sans nombre qu’il allait rencontrer.

Tout à coup, – il était arrivé à la Madeleine, – un sourire illumina son visage assombri. Il avait trouvé quelque chose. Mais quoi ? Il rebroussa chemin et vint à son journal, une feuille boulevardière, les Échos parisiens ; et là, il écrivit pour le numéro du lendemain matin, une chronique où, sans désigner les noms des personnages autrement que par des pseudonymes à demi transparents, il raconta toute l’histoire du testament.

Puis il passa à la caisse où une première péripétie l’attendait, sans trop le surprendre d’ailleurs. Un huissier, mandé par Bouvreuil, avait formé opposition sur ses appointements.

– Bon, dit-il, c’est le commencement.

Il alla chez lui. De même, la concierge, Mme Dubois, lui apprit qu’un autre huissier était venu pour saisir les meubles, au nom du propriétaire Bouvreuil.

– Qu’est-ce que cela me fait ? dit-il gaîment. Demain, je pars pour l’autre monde.

– Ah ! mon Dieu ! fit la bonne madame Dubois ; vous n’allez pas vous tuer, mon brave monsieur Armand… Plaie d’argent n’est pas mortelle.

– Rassurez-vous, dit-il en riant. L’autre monde où je vais est l’Amérique. J’y dois recueillir l’héritage d’un parent quatre fois millionnaire.

– Vous m’avez fait une belle peur.

Lavarède en savait assez. Il prit une voiture et se fit conduire à la gare d’Orléans, bureau des marchandises en grande vitesse. Il connaissait un des sous-chefs à qui, de temps en temps, il donnait des billets de théâtre. Il passa quelques instants avec lui, puis il alla inspecter un quai de débarquement où se trouvaient entassés toutes sortes de ballots, caisses, paniers, etc.

Satisfait sans doute de sa visite, il revint aux bureaux, écrivit une lettre d’expédition qui étonna d’abord l’employé et fit sourire le chef ami qui l’avait accompagné.

– C’est bien pour Panama ? demanda le préposé.

– Oui, pour Panama, fit Lavarède, grande vitesse. Le colis doit partir demain matin par l’express correspondant avec le paquebot des Chargeurs réunis.

Et pour plus de sûreté, il revint au quai, demanda à un homme d’équipe un pinceau et un seau de noir, et traça a grandes lettres, sur une énorme caisse en bois, le mot : Panama. La caisse avait la forme d’un piano à queue. Oblongue et vaste, elle portait déjà d’autres inscriptions qu’il effaça, d’autres timbres d’expédition et de réception qu’il enleva. Ensuite il remit une gratification aux employés qui l’avaient aidé et donna une cordiale poignée de main au sous-chef, qui ne cassait de manifester une réelle gaieté.

– Comme plaisanterie, dit ce dernier, c’est assez réussi. Mais du moins vous m’assurez que la Compagnie ne peut pas être frustrée ?

– Je vous réponds de tout. Et quand mon pari sera gagné, je vous promets un bon dîner, avec une loge pour l’Opéra ensuite.

Il remonta en fiacre et revint vers le boulevard. Il n’avait pas perdu son après-midi. Comme il interrogeait son porte-monnaie, il vit qu’il lui restait quelques louis. Il fallait les dépenser le soir même, ou dans la nuit. Ce n’était pas difficile. Quelques camarades invités, un dîner plantureux arrosé de bons vins, une soirée joyeuse en plaisirs, un souper fin au champagne en vinrent bientôt ; à bout. Il s’arrangea de telle sorte qu’au matin il n’avait plus en poche qu’une pièce de deux francs.

– C’est tout juste ce qu’il me faut !… Trente-cinq sous pour une voiture… et cinq sous pour faire le tour du monde.

Lavarède était donc porteur des vingt-cinq centimes ordonnés par le testataire, lorsqu’il débarqua à huit heures du matin à la gare d’Orléans.

Il n’avait pas dormi de la nuit, c’est vrai.

Mais, pensait-il, j’ai bien le temps de sommeiller en route.

Et aussitôt il avait disparu du côté de la gare des marchandises.

Peu après, parmi les voyageurs se disposant à prendre l’express, on en pouvait voir quelques-uns qui sont déjà de notre connaissance.

C’était d’abord l’excellent M. Bouvreuil, que sa fille Pénélope était venue conduire jusqu’à la gare, en compagnie d’une bonne.

Nous entrevoyons Mlle Pénélope. Franchement on ne pouvait pas reprocher à Lavarède de ne vouloir point unir sa destinée à celle de cette jeune personne. Trop grande pour être élégante, plutôt ; osseuse que maigre, le teint bilieux, l’expression du visage hautaine et suffisante, – ce que le peuple appelle dans sa langue vigoureuse « l’air puant », – telle apparaissait la demoiselle de ce bon monsieur Bouvreuil. Elle se savait riche, en tirait une assez sotte vanité et son orgueil avait été blessé du refus de Lavarède. C’était elle-même qui avait conseillé à son père de prendre le jeune homme par la famine.

Le vieux finaud lisait attentivement un journal, les Échos parisiens, qui venait de paraître, et, dans ce journal, la chronique de Lavarède. Comme il s’y trouvait désigné sous le nom de « M. Chardonneret, propriétaire de la race des vautours non apprivoisés », il parcourut le reste de l’article et lut « entre les lignes ». Et il passa le journal à sa fille, en lui faisant part de ses réflexions.

– Comment ! dit-elle après avoir lu, ce monsieur qui ne veut pas de moi hériterait de quatre millions, s’il réussit à faire un tel voyage sans argent ?…

– Tu vois bien qu’il est fou, rien que de l’entreprendre.

– Aussi, j’espère qu’il n’y parviendra point.

– Sois tranquille, avant peu, il reviendra à Paris, penaud et repentant. Et il s’y trouvera traqué de telle sorte dans mon réseau de papier timbré qu’il sera bien heureux d’accepter la paix, avec ta main.

Pénélope soupira. Déjà pas très belle au repos, elle était fort laide quand elle soupirait.

– C’est qu’il est charmant, le monstre, fit-elle en roulant vers le ciel des yeux de carpe pâmée.

À ce moment, des hommes d’équipe transportaient dans le fourgon des bagages une caisse dont la forme et les proportions inusitées attirèrent tous les regards.

– Tiens, dit Bouvreuil, voilà un colis qui va faire le même voyage que moi.

– Il va à Panama ? demanda Pénélope.

– Oui, c’est écrit dessus.

– Ce doit être un piano, hasarda la demoiselle.

– Quelqu’ingénieur de là-bas qui veut charmer ses loisirs, sans doute.

– Prends bien garde aux fièvres, papa.

– Rassure-toi, avec de l’argent, on achète une hygiène parfaite. Au surplus, je n’aurai pas à y demeurer. Le temps d’inspecter les chantiers, de vérifier l’utilité des dépenses et l’état des travaux. Je ne ferai que prendre des notes et je rédigerai mon rapport pour mon syndicat sur le bateau, en revenant… Quinze jours me suffiront largement.

– Avec les deux voyages d’aller et de retour et le séjour que tu prévois, cela fait une absence de six semaines environ.

– Six semaines au plus. Je te télégraphierai par le câble la date de mon arrivée là-bas et celle de mon départ.

Ce disant, Bouvreuil s’installa dans un compartiment de première classe, où ne tardèrent pas à le rejoindre deux autres personnes.

Sir Murlyton, escorté de sa fille, miss Aurett, et de la gouvernante, mistress Griff, étaient arrivés à la gare à l’heure dite, avec la précision et l’exactitude des insulaires de la Grande-Bretagne. Cherchant de tous côtés, ils ne virent point Lavarède. Celui-ci, nous le savons, ne pouvait être à la gare des voyageurs.

– Est-ce qu’il aurait déjà renoncé à l’aventure, se demanda l’Anglais.

– Ce n’est pas probable, répondit miss Aurett.

Cependant l’heure passait, le moment du départ approchait et Lavarède ne paraissait toujours pas.

– Aoh ! fit sir Murlyton mécontent.

– Tu dois raccompagner.

– Pour cela, il faudrait qu’il fût là.

– Mais peut-être a-t-il trouvé prudent de partir de Paris pour Bordeaux, seul, avant toi.

– C’est cela, afin que je ne puisse pas vérifier s’il a pris son ticket qui coûte plus de vingt-cinq centimes, ajouta-t-il en riant.

Ils firent une rapide inspection des wagons déjà bondés de voyageurs. Lavarède n’était pas parmi eux. Tout à coup, miss Aurett eut une idée.

– Mon père, à Paris, dans le mouvement de la gare, tu cours le risque de le perdre de vue. Mais en allant l’attendre à Bordeaux, là, tu es sûr de ne pas le manquer. Pour embarquer dans le packet-boat, il n’y a qu’un seul chemin, la planche. Il a dit que le train correspond à Pauillac avec la ligne des vapeurs, tu devrais quand même aller jusque-là.

Oh ! nous autres Anglais, grands voyageurs, ce n’est pas cela qui peut nous gêner beaucoup. Une simple promenade après tout.

Oui, et si tu étais bien gentil, je t’y accompagnerais, pour te donner le baiser d’adieu avant ton départ pour le tour du monde.

Mais si ce monsieur arrive tout à l’heure, en retard, après le départ de l’express, comment le saurai-je ?

– Mistress Griff l’a vu, dans la rue, hier, et aussi chez le notaire. Elle n’a qu’à rester ici et à attendre. Elle le reconnaîtra bien et nous enverra une dépêche à Bordeaux-Pauillac, en gare, ou bien à la tente des Messageries maritimes.

– C’est juste.

On expliqua à la gouvernante le rôle qu’elle avait à jouer. Et l’on prit deux tickets. Miss Aurett, avec la gaieté de ses vingt ans, était ravie de cette courte excursion qui ressemblait à une escapade de pensionnaire. Gravement mistress Griff l’embrassa.

– À après-demain, n’est-ce pas, miss ?

– À demain peut-être. Le bateau part ce soir, on ne couche même pas à Bordeaux ; je reprendrai donc un train de nuit, et il est plus que probable que je serai de retour demain et non pas après-demain.

– Alors je reviendrai ici vous attendre.

– Un télégramme vous préviendra.

Le père intervint.

– Une dernière recommandation, mistress. Dès que ma fille sera de retour, vous quitterez Paris et vous retournerez chez nous, en Devonshire. Je ne peux savoir si mon absence sera longue ou courte, ni même si je m’embarquerai ; cela ne dépend pas de moi, mais de l’autre. Dans tous les cas, je préfère vous savoir à la maison, at home, en Angleterre.

Mistress Griff s’inclina respectueusement. Murlyton et Aurett montèrent dans le seul compartiment encore disponible en partie. Ils étaient assis en face de M. Bouvreuil qu’ils ne connaissaient point.

Celui-ci avait tiré de sa poche un portefeuille énorme, le portefeuille de l’homme d’affaires ; et, en attendant le départ du train. Il prenait quelques notes, pendant que Mlle Pénélope cherchait des yeux sa bonne qui avait disparu. Bouvreuil écrivait sur une feuille blanche :

« 1° Choisir de préférence les hôtels anglais, ils sont plus confortables.

2° Éviter la société des Français, excepté celle des ingénieurs de la Compagnie.

3° Ne parler politique avec personne.

4° En cas de difficultés, aller voir d’abord le consul de France. »

Il en était là de ces sages prévisions lorsque sa fille accourut vers le compartiment ; son visage semblait bouleversé, mais rayonnant.

– Papa, dit-elle, papa !… en voilà une nouvelle !…

– Qu’y a-t-il ?

– Il y a que M. Lavarède doit être dans le même train que toi.

– Dans le train… je ne l’ai pas vu.

– Ni toi ni personne. Il est dans la caisse ?

– Quelle caisse ?

– Tu sais bien, la grande caisse à destination de Panama.

– Celle que nous croyions renfermer un piano ?…

Murlyton et sa fille ne purent s’empêcher d’échanger un regard et une parole.

– Aoh ! M. Lavarède…

– Je te le disais bien, fit miss Aurett.

Bouvreuil les regarda, tout étonné d’entendre prononcer par ces étrangers le nom de Lavarède. Mais il avait le temps de les interroger là-dessus, tandis que les contrôleurs fermaient déjà les portières des compartiments et qu’il allait être séparé de Pénélope. Se penchant à la fenêtre, sa fille étant debout sur le marchepied, il demanda encore :

– Mais comment sais-tu cela ?

– Par la bonne.

– Ah bah !

Un des hommes d’équipe est son « pays », de Santenay, dans la Côte-d’Or. Ils se sont reconnus là et cet homme lui a raconté, en riant, qu’il avait vu un individu entrer dans la caisse, au dépôt des marchandises. Le signalement est celui de M. Lavarède, impossible de s’y tromper. Un sous-chef de bureau est venu, très gaiement, refermer les planches qui forment la porte et a recommandé à l’employé témoin de garder le silence…

– Qu’il s’est empressé de rompre.

– Oh ! avec sa payse, cela lui a semblé sans importance. Mais il paraît que personne ne sait cela dans la gare.

– Très bien, je le tiens ! Je le ferai pincer à Bordeaux, ses quatre millions sont flambés.

– Merci, papa, et dis-lui qu’il n’a qu’à venir à la maison, que je l’autorise à me faire sa cour et que nous nous marierons dans cinq semaines, à ton retour.

– C’est entendu.

Miss Aurett et son père n’avaient pas perdu un mot de cette conversation, tenue du reste à voix haute.

Un coup de sifflet, un signal. Le train s’ébranle. Bouvreuil, toujours penché à la portière, fait un geste d’adieu. Et voilà tout notre monde parti pour Bordeaux-Pauillac, Lavarède dans sa caisse. Murlyton, Aurett et Bouvreuil dans leur compartiment.

Monsieur Lavarède !…

On sait la discrétion des Anglais, qui ne parlent jamais les premiers aux gens qu’ils ne connaissent point. Ce fut donc Bouvreuil qui commença.

– Je vous demande pardon, fit-il à ses voisins, mais tout à l’heure vous avez paru connaître ce monsieur Lavarède, dont ma fille me parlait.

– Nous le connaissons en effet, dit sir Murlyton. Mais, à qui ai-je l’honneur ?…

– Bouvreuil, propriétaire, financier, président du syndicat des porteurs d’actions du Panama, répondit-il en présentant sa carte.

– Parfaitement, honorable gentleman. Moi je suis sir Murlyton et voici ma fille Aurett.

– Ah bah !… Est-ce que c’est vous l’Anglais désigné dans l’article des Échos sous le nom de Mirliton Esquire.

– Je ne connais pas cet article.

– Tenez, lisez-le.

Après un rapide examen, l’Anglais reprit :

– Oui, ce doit être moi. Et vous, c’est l’oiseau de l’espèce « vautour ? » – Juste… Ah ! le gredin !…

– Vous n’êtes pas de ses amis, à ce que je vois…

– Oh ! non.

Miss Aurett interrompit avec son gentil sourire :

– Pourtant, mademoiselle votre fille, tout à l’heure… Est-ce qu’il n’était pas question de mariage entre elle et lui ?

– Ma fille le désirerait, mais c’est lui, le pendard, qui n’en veut pas entendre parler.

– Aoh ! pardon…

Et un sourire bizarre, énigmatique, se dessina sur ses lèvres, à la place du sourire courtois et de bonne compagnie quelle esquissait d’abord. Miss Aurett avait vu le visage et la personne désagréable de Mlle Pénélope. Miss Aurett dans son for intérieur donnait raison à ce M. Lavarède. Dans sa petite idée, ce pauvre garçon qui lui avait sauvé la vie, – elle n’en démordait pas, – méritait mieux que cette épouse peu avenante.

Mais les deux hommes continuaient de causer.

– Oui, disait Bouvreuil, je vais lui faire manquer son héritage ; dès ce soir, il sera arrêté ; cela doit vous satisfaire puisque vous êtes son concurrent ; et vous allez m’y aider.

– Oh ! moi, je ne puis rien contre lui. C’est une question d’honneur, prévue par le testament. Je dois vérifier seulement, sans lui créer moi-même d’obstacle.

– Qu’à cela ne tienne, j’agirai seul et il ne dépassera pas Bordeaux.

Après un voyage de quatorze heures, les bagages sont descendus près du quai d’embarquement aux bateaux. Bouvreuil n’a pas perdu de vue la caisse où est son ennemi. Et, en se frottant les mains, il se dirige vers le bureau de la douane. Au même instant, tout à côté de la caisse, on entend frapper sur les planches, et une jolie petite voix bien douce appelle :

– Monsieur Lavarède !… monsieur Lavarède !

C’était miss Aurett qui, d’instinct, sans réflexion, prenait le parti de Lavarède contre Bouvreuil. Ce faisant, elle se mettait bien aussi contre son père. Mais elle n’y songeait même pas. Son premier mouvement, le bon, – le meilleur a dit Talleyrand, – la poussait à protéger le jeune contre le vieux, le beau contre le laid, le pauvre contre le riche. Ne lui reprochons pas cette générosité naturelle. Elle est si rare dans la vie ! Mais elle est assez commune au bel âge de miss Aurett. La vingtième année n’est-elle pas celle des illusions ?

Il est certain que si la petite Anglaise avait été une personne de sens rassis, si elle avait pris en pension l’habitude de compter, si on lui avait enseigné la valeur de l’argent, elle se serait dit :

« Voilà un gaillard qui me semble assez décidé. Si on ne l’empêche, il est capable de gagner les millions du voisin Richard. Or, ces millions doivent me revenir un jour, ou peut-être me servir de dot. Tandis qu’en laissant faire ce vilain oiseau qui a nom Bouvreuil, le jeune voyageur sera arrêté, mis en prison, condamné au moins à une amende, qu’il lui faudra payer. De toute façon, il sera obligé de perdre du temps, de revenir, de s’expliquer, de plaider, de gagner de l’argent par son travail. Pendant ce temps, les jours passeront, peut-être les mois. Et les beaux millions voyageront tout seuls, sans lui, pour revenir bientôt au papa Murlyton. »

Ce raisonnement, logique et sensé, n’entra pas dans sa virginale cervelle. Son esprit honnête se refusa même à la muette et tacite complicité du « laisser faire ». Et tout naturellement, comme si c’eût été son devoir, elle s’en vint toquer de ses doigts mignons sur la caisse recéleuse et répéta :

– Monsieur Lavarède !

Aucun bruit, aucune réponse. Toujours à mi-voix, elle reprit :

– N’ayez pas de défiance, je vous en prie. Un danger vous menace et je viens vous en avertir.

Alors, du dedans, surgit un organe étouffé :

– On dirait votre voix, miss Aurett.

– Oui, fit-elle joyeuse ! Sortez bien vite de là.

– Non, mademoiselle, je n’en sortirai que lorsque ma chambre à coucher sera embarquée à bord du paquebot et que le mouvement m’aura indiqué que le bateau est en marche vers Colon.

– Mais on ne l’embarquera même pas, votre… ce que vous venez de dire de shocking.

– Eh ! pourquoi donc, mademoiselle ? demanda-t-il, frappé du ton désespéré de la jeune Anglaise.

– Parce que monsieur… je ne sais pas son nom, l’oiseau de la race des vautours…

– Monsieur Bouvreuil ?…

– Justement… vient d’aller chercher les douaniers et les employés pour vous faire « pincer dans la boîte ! »

– Pincer !… fichtre !

Ce disant, il entrouvrit la porte. Miss Aurett était toute rouge.

– Oh ! fit-elle confuse, « pincer » est peut-être un mot pas joli… C’est lui qui ! a prononcé tout à l’heure, – il a dit aussi « la boîte. » – quand il a prévenu mon père.

– Mais que diable fait-il ici ?

– Mon père ?… mais il vous escorte comme il le doit.

– Non, pas, monsieur votre père… l’autre.

– Lui, il nous a raconté qu’il allait à Panama.

– Bien, bien, merci, miss… Ainsi M. Murlyton est du complot ?…

– Oh ! non… papa est correct. Il s’est engagé à ne rien faire. Aussi il s’est éloigné.

– Pour laisser faire l’autre ?

– Il ne peut pas l’empêcher, monsieur… Mais moi…

– Vous ! s’écria Lavarède en sautant sur le pavé du quai… vous, vous êtes la Providence ; c’est peut-être pour remplir ce rôle que le bon Dieu vous a faite si jolie…

– Pas de compliments, monsieur mon sauveur. Et cachez-vous vite, car les voici.

– Merci, mon bon ange.

Et lançant un baiser du bout des doigts, Armand se dissimula derrière des ballots et des barriques qui formaient une pile énorme non loin de là. Miss Aurett, légèrement troublée au fond, mais le visage calme, vit venir Bouvreuil avec un douanier et un employé du chemin de fer. Elle avait eu la précaution de refermer la caisse.

– Il est là, dit Bouvreuil, avec un geste qui n’était pas sans analogie avec celui que dut faire Napoléon à Marengo.

– Là-dedans, fit l’employé un peu ahuri, vous dites qu’il y a un homme ?

– Peut-être un malfaiteur qui se cache, ajouta Bouvreuil.

– En tout cas, viande vivante, chair humaine, marchandise non déclarée, procès-verbal, articula le préposé des douanes.

Les deux hommes ne savaient comment ouvrir pour vérifier le contenu. Bouvreuil non plus. Tous trois l’essayèrent vainement, devant miss Aurett qui avait peine à garder son sérieux. Mais leurs tentatives eurent un résultat, celui de bousculer, d’ébranler la caisse, ce qui fit aussitôt reconnaître à ces hommes accoutumés à manier des colis qu’elle était légère et partant qu’elle devait être vide.

– Vous êtes fou, mon brave, dit à Bouvreuil l’employé de la gare. Il ne peut pas y avoir un homme là-dedans.

– Mais si ! affirma-t-il.

– Mais non, insista l’autre, tenez, je la retourne d’une main, sans effort.

– C’est juste, opina le douanier.

– Pourtant, je vous atteste, comme je l’ai déclaré, qu’à Paris…

– À Paris, mes collègues se sont moqués de vous.

– Enfin, il n’y a qu’à l’ouvrir, on verra bien.

– Seulement, nous n’avons pas d’outils ici, et puis je n’oserai déclouer les planches qu’en présence d’un de mes chefs. Je vais aller chercher des camarades pour transporter ce colis suspect au bureau.

– Et moi, ajouta le préposé, je vais chercher mon brigadier, nous assisterons à l’autopsie.

– C’est cela ! fit Bouvreuil en levant les bras au ciel d’un air navré… et pendant ce temps-là, le brigand qui est là-dedans s’enfuira de sa caverne !

– Eh bien, restez en faction devant et vous verrez bien s’il sortira, dirent les deux autres en s’en allant.

Il est là…

Bouvreuil était donc seul à faire les vingt pas dans un petit espace de terrain demeuré vide entre des monticules de caisses, de tonneaux, de ballots, de paniers, de marchandises de toutes les provenances et de toutes les espèces, venant des Amériques ou y allant.

Nous disons qu’il y était seul, car miss Aurett, un peu avant, s’était approchée de la cachette de Lavarède qui lui avait fait un signe de détresse.

– Je vous en supplie, miss, dit-il à voix basse, ne restez pas là… Il ne faut pas qu’il y ait un seul témoin de ce qui va se passer.

Sans répondre, elle salua Bouvreuil et s’éloigna pour retrouver son père qui s’était dirigé, lui, vers l’appontement du paquebot.

– Eh bien, ma fille ?… demanda-t-il.

– Eh bien, rien de définitif.

– Aoh !… Et M. Lavarède ?

– Je crois qu’il va s’embarquer.

– Alors je vais régler le prix de mon passage.

– De notre passage, mon père.

Sans s’émouvoir, sir Murlyton dit

– Vous voulez venir aussi avec moi ?

Aussi froidement, en véritable Anglaise, elle répondit :

– Oui, mon père, cette petite excursion à Panama peut être instructive ; je n’ai pas encore parcouru le centre de l’Amérique.

– Les voyages forment la jeunesse… Mais quel bagage ayez-vous :

– Ma valise de promenade et mon nécessaire de toilette.

– Pensez-vous que cela suffise ?

– Non ; mais je vais rapidement faire les achats indispensables.

– All right ! Mais mistress Griff ?

– Je profiterai de mes courses pour lui télégraphier qu’elle doit retourner tout de suite et seule dans notre cottage de Devonshire.

– Alors, tout est prévu. C’est bien.

Ils échangèrent une poignée de main et se séparèrent, elle pour aller aux abords de la gare maritime de Pauillac, lui pour monter sur le bateau et y retenir deux cabines. Ni l’un ni l’autre ne s’étaient un instant départis du classique flegme britannique. Ils allaient en Amérique comme ils seraient allés à Asnières, toujours avec le même calme. Pendant que cette petite scène se passait devant la Lorraine, le transatlantique commandé par le capitaine Kassler, voici celle qui se passait devant la caisse coupable. Brusquement Lavarède, souriant, apparut aux yeux de Bouvreuil rageant.

– Ah ! je savais bien, fit celui-ci d’un air triomphant.

– Vous saviez quoi ? interrogea gracieusement le jeune homme.

– Que vous étiez là, – et il désignait la boîte.

– Vous vous trompez, cher monsieur, j’étais autre part.

– Je sais ce que je dis.

– Pas aussi bien que moi, croyez-le. Je me promène, en attendant de faire un petit tour en Amérique, comme vous, d’ailleurs… Seulement, moi, c’est pour fuir vos huissiers, vos aimables huissiers.

Bouvreuil eut un air d’ironique pitié.

– Oui, vous voulez comme vous dites filer en Amérique, mais en voyageant d’une manière frauduleuse, à l’aide d’une machination ténébreuse.

Le fait est, dit Armand gouailleur, qu’on n’y voit pas très clair dans ces planches. Ténébreux est le mot.

– Tandis que moi, continua le financier d’un ton suffisant, je voyage au grand jour, en payant ma place, moi, monsieur ?… en retenant la cabine numéro 10, moi, monsieur !… en ne m’enfouissant pas dans les profondeurs d’un inavouable colis, moi, monsieur !…

Et, chaque fois qu’il appuyait sur ce « moi ! monsieur, » sa voix s’enflait, prenant des inflexions majestueuses, prudhommesques et mélodramatiques. Timidement, Lavarède riposta :

– Je fais ce que je peux, moi, monsieur !

Et d’un mouvement rapide et brusque, il ouvrit la porte de la caisse, y fit entrer de force l’infortuné propriétaire, et repoussa les planches avec vivacité. Seulement, il fit déclencher le secret de la fermeture sous un effort violent, de telle sorte que M. Bouvreuil ne pouvait plus sortir de cette boîte infernale. Il commença par crier, par appeler. Mais bientôt sa voix s’estompa. Une ombre l’altérait. Est-ce que la colère l’avait étouffé ? Ou bien, était-ce la raréfaction de l’air respirable ?

Lavarède ne se posa même pas cette question. Prestement, il décampa au plus vite et, tout courant, s’en alla vers le pont où s’embarquaient les passagers de Lorraine. Il était temps. Deux minutes plus tard, quatre hommes d’équipe ou portefaix de la marine arrivaient sur le quai des marchandises, précédés du douanier de tout à l’heure.

– Tiens, fit-il étonné, le vieux n’est plus là.

– Il se sera impatienté, dit l’employé, il sera parti. Il a aussi bien fait.

Et les porteurs se mirent en mesure de charger la caisse.

– Oh ! oh ! fil l’un d’eux… mais elle est lourde.

– C’est vrai, elle pèse plus que tout à l’heure.

– Ah ça, il y a vraiment quelque chose dedans ?

– Oui, ça remue.

– Tenez, quand on soulève d’un côté, ça penche de l’autre.

En effet, on entendait un lourd floc.

– Mais ça roule.

Le douanier prêta l’oreille.

– Et on dirait que ça gémit.

– Ah ! ah ! nous tenons le gibier.

– C’est de la contrebande.

– Pour sûr ?

– Emportons ce colis. Je vais d’abord y mettre les plombs, les scellés.

On n’y touchera pas jusqu’à ce que le brigadier ait déjeuné. Il a donné ordre qu’on l’apporte au bureau du lieutenant des douanes. On ne l’ouvrira que devant cet officier. Ce fut fait aussitôt. Et le pauvre président du syndicat des actionnaires qui, probablement, avait perdu connaissance, put avoir le temps de se remettre. Mais ne nous occupons plus de lui pour l’instant, et retournons à bord de la Lorraine.

Tout est prêt pour le départ. Le paquebot est sous vapeur. La machine chauffe avec son grondement sourd de bête domptée. Le panache de fumée est épais et noir. Les matelots sont aux cordages ou occupés à arrimer les bagages et marchandises embarqués. Tout le monde est sur le pont. Les parents et les amis viennent de quitter le navire après les derniers adieux. La planche va être retirée. Le second achève l’appel des voyageurs.

– Voyons, personne ne manque… Nous avons les cabines 8 et 9 qui viennent d’être retenues.

– 8 et 9, c’est pour moi et ma fille, répond sir Murlyton.

– Bon ! vous êtes à abord… Mais, il y a le 10 qui n’a pas encore répondu. Voyons où est le n° 10… retenu à Paris, à l’Agence maritime ?

Un homme se précipite sur la planche, juste au moment où le matelot de service allait l’enlever.

– Le numéro 10, c’est moi, me voilà… crie-t-il tout effaré.

– Quel nom ? demande le second du navire.

– Bouvreuil, de Paris.

– C’est bien ça… En route.

Coup de sifflet, coup de cloche. La Lorraine démarre majestueusement.

On est parti. Deux passagers se rencontrent nez à nez au pied de la dunette.

– Aoh ! dit l’un… monsieur Lavarède.

– Parfaitement, sir Murlyton, et mademoiselle votre fille est-elle retournée à Paris ?

– Non, monsieur, elle est ici.

– À bord ! enchanté vraiment de commencer notre voyage en sa gracieuse compagnie.

– Pardon, sir ?… Mais comment vous trouvez-vous ici ? Je sais le prix du passage, je viens d’en régler deux et cela dépasse la somme que vous devez avoir en poche.

– Assurément… aussi ne l’ai-je point payé et voici mes vingt-cinq centimes encore intacts. Vous pouvez le vérifier, mon sévère contrôleur.

– Soit, mais cela ne répond pas à ma question.

– C’est bien simple. J’ai la cabine numéro 10, dont le prix a été soldé par cet excellent M. Bouvreuil ; voyage en première classe et nourriture, tout est compris.

– Il a soldé… pour vous ?

– Non, pour lui.

– Aoh !… Je ne comprends pas.

– Eh bien, quoi ? Je suis dans sa cabine.

– Ah !… et lui ?

– Lui ? il est dans ma caisse, parbleu !…

– La caisse est à bord ?

– Non pas… elle est restée à terre.

– Et lui dedans ?

– Certainement… lui dedans.

Sir Murlyton songea quelques secondes, puis sourit à sa fille qui, s’approchant, avait entendu les derniers mots.

– Pas du tout correct, dit-il avec gravité, mais fort ingénieux.

Puis il tourna les talons et alla s’accouder au bastingage. Les deux jeunes gens échangèrent quelques paroles.

– Vous avez réussi, monsieur, je vous en félicite.

– Si j’ai franchi ce premier danger, miss, c’est à vous que je le dois, je ne l’oublie pas.

– Oh ! monsieur, nous ne sommes pas quittes encore.

– Vous tenez donc bien, fit-il en souriant, à me devoir la vie ?

– Je tiens surtout à ne pas nuire a vos intérêts.

– Même aux dépens des vôtres ?

Miss Aurett ne répondit pas et se rapprocha de son père. Il était naturel qu’Armand y suivit cette jeune fille si peu cupide ; sa nouvelle amie d’ailleurs l’y autorisa d’un regard. Leur groupe réuni, elle dit :

– Vous allez me trouver bien curieuse, monsieur Lavarède, mais lorsque, par hasard, – elle rougit vivement en prononçant ces mots, – lorsque par hasard la porte de votre petit appartement de voyage s’est ouverte il y a une heure, il m’a semblé apercevoir comme un siège capitonné… Me suis-je trompée ?

– Pas du tout, miss.

– Aoh ! comment et pourquoi capitonné ? demanda sir Murlyton.

– Parce que cela avait été préparé tout exprès pour faire un long voyage, des Pyrénées à Paris, par un fantaisiste dont j’avais raconté l’aventure dans mon journal. Je m’en suis souvenu. Je me suis assuré que cette caisse, dont tout Paris a parlé, était encore à la gare d’Orléans… et je m’en suis servi, voilà toute l’histoire.

– Je disais bien, fit l’Anglais… vous êtes un gentleman fort ingénieux.

Un sourire de la jeune fille confirma l’opinion de son père.

Accoudé sur le bastingage, sir Murlyton promenait sa jumelle marine sur le passage de terre qui commençait à disparaître dans la brume du lointain. Pourtant quelque chose frappa son regard.

– Voyez donc, monsieur Lavarède, dit-il en lui passant la longue-vue… Ne distinguez-vous pas quelque chose qui s’agite sur le môle, au bout de la jetée ?

Armand regarda.

– Oui, un homme court, en faisant de grands gestes… Mais il est poursuivi… On peut même se rendre compte qu’il y a des uniformes parmi ceux qui lui donnent la chasse. Ce sont des gendarmes sans doute.

– Qu’est-ce que cela peut être ?

– Oh ! sans hésiter, je pense que c’est Bouvreuil… Il n’est pas mort d’apoplexie sur le coup… Allons, tant mieux, tant mieux.

Cependant la Gironde fut vite traversée et aucun signal ne rappela la Lorraine. Lavarède se croyait donc tranquille pour tout le temps du voyage.

IIIEscales

Les deux premiers jours de ce voyage furent des plus agréables pour Lavarède. Chaque matin, il se retrouvait sur le pont en compagnie de sir Murlyton et de miss Aurett. Et c’étaient avec la jeune fille de douces causeries, où se révélait l’âme délicieuse et fraiche de la petite Anglaise. Seulement, s’ils parlaient un peu de tout, si les nombreux voyages d’Armand et du père fournissaient ample matière à d’intéressantes conversations, il était un sujet que miss Aurett évitait avec soin.

Jamais le nom de Mlle Pénélope ne fut prononcé. Jamais ne fut faite la moindre allusion aux projets de mariage que Bouvreuil avait avoués, en wagon, au départ de Paris. Il semblait que cette idée répugnait à la jeune Anglaise. N’y avait-il pas là un de ces petits secrets que renferment les cœurs mystérieux des jeunes filles ?

Lavarède ne pouvait pas songer à cela, pour deux raisons : La première est qu’il ignorait complètement que miss Aurett fût au courant des idées conçues par Mlle Pénélope Bouvreuil ; la seconde est que celle-ci n’occupait pas du tout son esprit, et que, tout entier au charme amical qu’il subissait inconsciemment et involontairement, il ne pensait pas le moins du monde à cette longue et désagréable personne.

Un matin, après avoir échangé le bonjour quotidien, il dit :

– Comment se fait-il, mademoiselle, que vous, qui êtes étrangère de naissance, vous parliez si purement notre langue ?

– Rien d’étonnant, cher monsieur. Comme la plupart des jeunes filles bien élevées de mon pays, une fois mes études terminées à Londres, j’ai été envoyée sur le continent pour me perfectionner dans la langue française. Mon père m’avait placée dans une institution de Choisy-le-Roi, celle de Mme Laville, où je rencontrai une douzaine de mes compatriotes, pensionnaires comme moi, mais assez libres, vu leur âge et l’éducation anglaise ; et nous venions ensemble presque tous les jours à Paris.

– En sorte que vous êtes presque une petite Parisienne ?

– Avec, en moins, la coquetterie, ce mot qui n’a pas de traduction littérale en anglais.

– Mais avec, en plus, l’aplomb et le calme que donnent l’initiative et la liberté, – un côté spécial de la façon dont sont élevées les jeunes personnes de votre nationalité.

– C’est cela… D’ailleurs, Paris nous est une ville très connue. Mon père l’a longtemps habité ; il était à la tête de la succursale qu’avait rue de la Paix notre maison de Londres ; et j’ai fait, à diverses reprises, d’assez longs séjours dans votre capitale.

– Eh bien, je vous avoue, miss, que vous m’êtes plus sympathique encore depuis que je peux vous considérer comme une compatriote.

L’expression « sympathique » dont il s’était servi n’avait pourtant rien que de très poli, de très convenable. Cependant, miss Aurett rougit et parut embarrassée. Elle ne répondit rien. Et les deux jeunes gens eussent été peut-être un peu gênés de reprendre la conversation si le père, M. Murlyton, n’était venu fort à propos les avertir que l’heure du déjeuner avait sonné.

On sait que la table des voyageurs de première classe est plantureusement servie à bord de nos grands bateaux transatlantiques. Le luxe y est pour ainsi dire princier. Et c’est merveille de trouver, en pleine mer, où l’on pourrait se croire loin des ressources culinaires abondantes et délicates, un menu et un service dignes des premiers restaurants parisiens. Ce confortable est apprécié et admiré par les voyageurs de tous les pays.

La table est présidée par le capitaine. Les officiers du bord sont en fréquentation quotidienne avec les passagers et les passagères ; et rien n’est plus agréable que ces relations mondaines et rapides avec nos courtois marins.

À Lavarède, on donnait du « Bouvreuil » chaque fois qu’on lui parlait.

Pour tout le monde à bord, il était M. Bouvreuil, titulaire de la cabine n° 10. Et il avait fait à ce nom une excellente réputation. Plein d’esprit, la répartie toujours vive, la riposte alerte et point mordante, la mémoire bourrée de faits piquants et d’anecdotes intéressantes, il avait plu à tous. C’est d’un aimable sourire que le commandant et son second saluaient deux fois par jour l’apparition de Lavarède à la table commune.

Quel joyeux compagnon vous êtes ! lui dit une fois le second de la Lorraine. Quand je pense que vous avez failli manquer le départ à Bordeaux !

– Ah ! le fait est que si j’étais arrivé cinq minutes plus tard, le bateau parlait sans moi. Mais aussi qui pouvait prévoir ?…

– Et la cause de ce retard, monsieur Bouvreuil, est-il indiscret de la demander ?

– Pas le moins du monde et je vais vous la dire.

Alors, avec son merveilleux aplomb qui faisait sourire miss Aurett et son grave père, Lavarède fit le petit récit et le gros mensonge suivant :

– Imaginez-vous que je suis poursuivi à Paris, et cela depuis assez longtemps, par une espèce de toqué, un journaliste, ou du moins se disant tel, du nom de Lavarède, je crois, qui a la manie de se faire passer pour moi.

– La manie ?…

– Oui. C’est au point qu’il est arrivé à se convaincre que sa folie est devenue la raison. Il est persuadé que Bouvreuil est lui-même. C’est une forme particulière de l’aliénation mentale. Au demeurant, pour tout le monde, sa folie est douce et il n’est pas nécessaire de l’enfermer. Après tout, cela ne gêne que moi, et j’en ai pris mon parti.

– Mais cela doit vous causer maints désagréments ?

– Oh ! peu de chose jusqu’ici et m’en voilà débarrassé pour ce voyage.

Seulement, lorsqu’il me voit, lorsque je maintiens que je suis bien, moi,

Bouvreuil, et qu’il est lui, Lavarède, il entre quelquefois dans des colères très vives. Une simple douche d’ailleurs et quelques jours de repos viennent facilement à bout de ces violents accès. Au surplus, devant ces rages folles, je ne me suis jamais départi de mon calme.

– C’est la seule conduite qu’un homme sensé puisse tenir en présence d’un malheureux dont les idées sont déséquilibrées.

– N’est-ce pas ?… telle est bien mon opinion. Mon individu m’a relancé jusqu’à Bordeaux et j’ai eu beaucoup de peine à m’en défaire. Sans quelques douaniers et employés de la ligne, je n’aurais pu m’en débarrasser à temps pour embarquer… Mais c’est assez parler de ces choses, tristes malgré leur apparence plaisante. Où se dirige la Lorraine pour le moment, vers Lisbonne ?

– Non, Lisbonne est l’escale des Messageries ; notre première escale, à nous, est San lancier.

– Est-ce que nous prendrons des passagers là ?

– Oh ! non, il n’y a plus de cabines. Une seule est disponible, mais elle a été retenue télégraphiquement par un voyageur qui nous attend aux îles Açores, où nous toucherons après avoir vu le Portugal.

– Ce voyageur est-il Français ? est-ce un compatriote ?

– Je ne le pense pas… du moins à en juger par son nom, ou plutôt par ses noms : Don José de Courramazas y Miraflor.

– Oh ! oh ! cela sent en effet son hidalgo.

La traversée se poursuivit sans encombre ; le surlendemain du départ on était en vue de la côte d’Espagne ; on atterrissait à Santander, où l’on devait rester un jour, et nos amis débarquèrent.

La belle floraison de ce pays, le ciel d’un limpide azur, n’étaient pas ce qui les étonna le plus. C’est en visitant la cathédrale-mayor de Santander qu’ils trouvèrent leur plus curieuse impression de voyage.

Moyennant un franc vingt-cinq, Murlyton acheta au bedeau une indulgence, portant absolution pour le crime d’assassinat. Il avait le droit de tuer un homme et d’aller au ciel tout de même, mais à la condition de ne pas quitter Santander ; hors du diocèse, l’indulgence n’est plus valable.

Lavarède s’en amusait fort en revenant de visiter la ville pour se rembarquer avec les deux Anglais. Mais au moment où la Lorraine, accostée à quai, allait virer vers la pleine mer, un incident se produisit, qui ne laissa pas de l’inquiéter et de lui faire oublier la pittoresque acquisition.

Une voiture du pays, basse avec de grandes roues, accourait à fond de train. Elle contenait un voyageur à l’œil hagard, à l’air égaré, aux cheveux en désordre, à qui sa barbe poussée depuis trois ou quatre jours donnait une singulière apparence. On eût dit un fou ou un malfaiteur.

C’était Bouvreuil.

Il sauta de voiture, s’élança sur la planche, et parut sur le pont du paquebot, en criant :

– Le capitaine ?… Où est le commandant ?

– Le commandant est encore à terre, dit un matelot, il fait signer les papiers par le correspondant. On démarre dès qu’il sera rentré à bord.

– Mais je veux parler à une autorité.

– Eh bien, voici le second. Adressez-vous à lui.

Lavarède causait précisément avec cet officier.

– C’est mon fou, fit-il à voix basse.

– Comment ?… Il est venu jusqu’ici ?…

Mais Bouvreuil s’étant approché du second, sans voir encore Lavarède.

s’écria aussi Lot :

– Monsieur, je suis Bouvreuil !

L’autre lui rit au nez.

– Connu, mon pauvre homme. M. Bouvreuil est à bord depuis Bordeaux.

– Dans la cabine n° 10, sans doute ?

– Naturellement, puisque c’est la sienne.

– Ah ! c’est trop fort… Mais la cabine est à moi, mais je suis Bouvreuil de Paris, moi.

– Alors, dit le second d’un air goguenard, lui, notre passager, qui est-il ?

– Est-ce que je sais !…

– Lavarède, peut-être ?

Bouvreuil bondit, il avait vraiment l’aspect d’un fou.

– Lavarède ! cria-t-il, le brigand… C’est lui. Ah ! je le retrouve… Au voleur !

Il fallut le calmer. Deux marins le tinrent solidement.

– Mais j’ai mes papiers, hurlait-il.

L’officier se tourna vers Lavarède et les autres passagers que le bruit avait attirés, parmi eux sir Murlyton et sa fille.

– Il a un accès, dit l’officier. Je vais le faire doucher.

– Non, intercéda Lavarède, laissez-moi lui parler.

– Comme il vous plaira. Mais la douche vaudrait mieux.

Pendant que s’échangeaient ces mots, Bouvreuil venait d’apercevoir l’Anglais.

– Ah ! voici du moins quelqu’un qui me connaît et pourra affirmer si je suis ou non un imposteur.

Miss Aurett se pencha vers son père et, rapidement, à voix basse :

– Papa, vous ne pouvez rien dire… vous ne devez pas prendre parti contre M. Lavarède… question d’honneur.

– Mais cependant…

Ou bien, rappelez-vous que vous perdez vos droits aux quatre millions.

– C’est juste.

Bouvreuil s’adressa à sir Murlyton :

– Voyons, monsieur, dites-leur donc qui je suis.

– Moi… mais je ne vous connais pas.

Un cri de rage lui répondit, lancé par Bouvreuil.

– Mais c’est à devenir fou, cria-t-il.

– Hélas ! c’est fait depuis longtemps, mon bonhomme, riposta le second du bord.