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Extrait : "– Certainement, Sir John, je vous suis le plus obligée de votre complaisance... Mais de là, à mettre mon cœur en douce palpitation de fiancée, il y a un fossé large, large plus que la Tamise. – Ne me donnerez-vous pas l'espoir au moins ? – J'ai donné, je pense... – Vous avez dit l'impossible. – Cela n'est point mon avis. J'ai dit : Ma fortune, mes banknotes en monceau, cela me cause l'ennui... Et votre richesse de même..."
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Seitenzahl: 731
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335068597
©Ligaran 2015
– Certainement, Sir John, je vous suis le plus obligée de votre complaisance… Mais de là, à mettre mon cœur en douce palpitation de fiancée, il y a un fossé large, large plus que la Tamise.
– Ne me donnerez-vous pas l’espoir au moins ?
– J’ai donné, je pense…
– Vous avez dit l’impossible.
– Cela n’est point mon avis. J’ai dit : Ma fortune, mes banknotes en monceau, cela me cause l’ennui… Et votre richesse de même… Quand je m’écrie : Je veux ceci, ou bien, je veux cela… Il suffit d’ouvrir le carnet de chèques pour acheter… Je ne puis pas dépenser un petit morceau de temps à désirer… et je suis furieuse de ne pas désirer… Et alors j’ai proposé vous trouviez, d’imaginative façon, une chose intéressante pour ma pensée, et que mes livres ou gainées ne pourraient pas acheter… Trouvez, je répète, le chemin de m’intéresser, et je serai de suite fiancée contre vous-même.
Cette bizarre conversation était murmurée, sur la terrasse du Mirific-Hôtel de Nice, par Miss Violet Mousqueterr et Sir John Lobster.
Tous deux avaient vu le jour en Angleterre ; mais là s’arrêtait la ressemblance.
Miss Violet (les Saxons prononcent Vaïolett), de taille moyenne que sa minceur aristocratique faisait paraître grande, montrait ce charme un peu déhanché de l’Anglo-Saxonne sportive. Très jolie avec ses cheveux d’un blond presque fauve, son teint éblouissant, ses grands yeux gris-bleus, à la fois naïfs et hardis, elle possédait au plus haut degré cette grâce un peu raidillonne d’outre-Manche, si opposée à la grâce française, mais qui n’en est pas moins captivante.
Sa « trotteuse » blanche, son corsage blouse de même couleur, ses chaussures de tennis indiquaient qu’elle rentrait du cercle britannique de lawn… Elle pouvait avoir vingt ans.
Sir John Lobster, plus âgé de deux lustres comprimait son torse court, envahi par une obésité précoce, dans un veston de flanelle blanche coupée de larges bandes roses ; un « inexpressible » de même étoffe emprisonnait ses jambes massives, laissant saillir deux longs pieds chaussés de boxcalf jaune.
Il tenait à la main un léger chapeau de paille, adorné d’un ruban vert, et découvrait ainsi sa chevelure rouge, son visage écarlate, si rouge, si écarlate que l’on se demandait, dans le monde sélect réuni sur la Côte d’Azur, si Lobster était pour lui un nom véritable ou un sobriquet.
Ce gros homme était du reste membre de la Chambre des Communes et figurait, dans l’annuaire du London and Country, parmi les plus riches propriétaires fonciers du Royaume-Uni de Grande-Bretagne.
Violet, elle, se trouvait de son côté être l’unique héritière de feu Jem Mousqueterr, de son vivant fabricant illustre de conserves à Brisbane (Australie).
Tout le monde se souvient de l’origine de la fortune de ce hardi spéculateur.
Parti d’Angleterre avec une petite fortune de 25 000 livres (625 000 francs), il s’était rendu en Australie où il avait d’abord passé pour fou.
Comment en effet désigner autrement un homme qui employait une grosse part de son capital à élever d’immenses hangars qu’il remplissait d’appareils coûteux et étranges… Le plus fort, c’est qu’aux questionneurs il répondait en souriant :
– Je ne sais pas encore quelle industrie fixera mon choix… Pour être prêt, je fais toujours construire l’usine.
C’était un insensé pour parler ainsi !
Or, ce fou avait remarqué que toute l’Australie souffrait d’un mal effroyable, la pullulation des lapins.
Ces rongeurs, en nombre incalculable, ravageaient les plantations, les récoltes… Les cultivateurs hurlaient, les assemblées législatives s’émouvaient ! Un beau jour, on décida par une loi la destruction de l’ennemi à quatre pattes.
Une battue géante s’organisa. Plus de cinq cent mille chasseurs se ruèrent au massacre. En six jours, on extermina près de cent millions de lapins.
Jem Mousqueterr n’attendait que cela. Des courtiers, engagés de longue date, parcoururent le pays, achetant en bloc, chair et peau, les lapins qui, vu leur abondance, étaient tombés à un prix dérisoire. En un mois, l’usine de Jem transformait en « pâtés » trente millions des intéressants rongeurs, avec un bénéfice net d’environ six pence (0 fr. 60) par unité, et la fortune de l’usinier passait de 625 000 francs à dix-huit millions.
Ses détracteurs s’épuisaient à présent en clameurs d’enthousiasme. La marque « Jem » concurrençait victorieusement les plus célèbres conserves américaines, et quand Sir Mousqueterr, conseiller privé de la Nouvelle-Galles du Sud, décoré de quarante-trois ordres, tant Anglais qu’étrangers, baronnet, etc., etc., rendit sa belle âme au Seigneur, il laissait à son héritière, élevée dans les meilleurs établissements scolaires d’Angleterre, la bagatelle de deux cent soixante-quinze millions.
Le « Roi du Lapin » avait bien fait les choses. De nombreux gentlemen songèrent à faire mieux encore, en canalisant à leur profit cette fortune si honorablement acquise. On demanda la main de Violet pour trois lords, pour un duc héréditaire allemand, pour un prince prétendant à l’un des trônes Balkaniques ; un grand-duc russe même, épouvanté par la marche de la révolution au pays moscovite, ne craignit pas de se mettre sur les rangs.
Violet refusa tous les aspirants à sa jolie main, fine, longue, aux ongles roses. Croyait-elle mériter mieux que ces soupirs intéressés ? Non. Tous ces messieurs l’ennuyaient, voilà tout. Elle souhaitait désirer une chose, que la fortune ne lui pût donner… Quoi ? Elle n’en savait rien et dans son ignorance de ce qui lui semblait devoir lui amener le bonheur, elle avait décidé, de façon irrévocable, qu’elle épouserait seulement celui qui lui donnerait la sensation neuve, inconnue, cherchée vainement jusqu’à ce jour ; celui qui serait doté d’un esprit assez original pour découvrir à ses yeux une joie, un plaisir, que l’or ne lui pût procurer.
Elle voyageait beaucoup. Seul, John Lobster s’était acharné à la suivre.
Ce représentant de la Chambre des Communes s’était juré à lui-même que miss Violet serait sa femme, la gardienne charmante de son home. Et, en homme qui a réussi à conquérir les suffrages de ses concitoyens électeurs, il ne doutait pas d’obtenir un jour celui de la jolie orpheline.
Il s’évertuait donc à satisfaire ses moindres caprices. À cette heure même, sur la terrasse du Mirific-Hôtel, dominant le jardin, fleuri en dépit de la saison d’hiver, et aussi les palmiers de la promenade bordant la mer bleue, où se reflétait le soleil radieux, John apparaissait chargé d’une multitude de petits paquets.
Il les dénommait tout en les posant sur un guéridon de jardin.
– Aoh ! Vous dites des choses douloureuses pour l’entendement d’un aimant fiancé, dear Violet, mais je pense mes soins vous feront prendre un avis différent… Voici le face-à-main écaille et argent, que vous avez regardé hier… Et aussi les nouvelles balles de tennis créées par l’ingénieur Strible… et encore la loge pour le théâtre… Voici, de plus, votre raquette égarée… Elle avait été emportée par mégarde… C’est le prince Nielsa, vous savez, qui réside à Monte-Carlo, Buckingham-Palace, chez la tout aimable et spirituelle Mme Norès. Il a renvoyé la raquette par un groom avec force excuses et ce bouquet.
Distraitement, la jeune fille murmura :
– Tout cela s’adresse à mon argent… N’est-il donc rien qui soit inachetable ?
– Poor Violet… Toujours ce rêve.
– Toujours.
– Vous cherchez l’impossible.
– Lui seul m’attire.
– Eh bien…, un désir irréalisable, cela existe, by Jove… ! Désirez la lune, vous ne l’aurez pas.
Elle fronça ses jolis sourcils.
– Une Anglaise n’est point une folle… Elle ne saurait marquer des désirs de ce genre.
– Cela est droit, en effet… Seulement si vous repoussez aussi les folies, je ne vois pas du tout la voie pour vous faire entrer en satisfaction.
Violet secoua mélancoliquement sa tête charmante :
– Moi non plus, hélas !… De là mon ennui… Oh ! une chose difficile, mais réalisable…, qui mette un petit morceau d’intérêt, un soupçon d’excitation, dans ma si monotone existence.
La jeune fille s’accouda sur la terrasse, tournant le dos aux paquets déposés sur le guéridon, et du même coup à sir John plus rouge que jamais.
Et ce fiancé entêté la considérait avec un sourire indulgent, lequel démasquant ses longues dents jaunes au milieu de sa face empourprée, faisait involontairement penser aux mascarons polychromes d’une décoration espagnole. Soudain, il cessa de sourire, prêtant l’oreille.
Violet, elle aussi, avait levé la tête, regardant au-dessous d’elle dans le jardin.
Au seuil de la grille basse longeant la promenade, venait d’apparaître un homme de vingt-sept à vingt-huit ans, ni grand, ni petit, ni gras, ni maigre, ni beau, ni laid, en complet de flanelle blanche et casquette de yachting, et ce personnage fredonnait tout en paraissant lire avec attention un journal froissé enveloppant une grosse touffe de violettes pâles. C’était la voix du nouveau venu qui avait attiré les regards des deux Anglais.
– M. Max Soleil, chuchota Violet.
– Peuh… Cet écrivain français… petit personnage… Ses écrits valent à peine vingt mille francs par an.
Agressive, Violet coupa la réflexion de Lobster :
– Oui, mais un homme heureux… toujours souriant… Il est seul et il chante… Il s’intéresse à tant de choses… Chut ! ne répondez pas, il n’a pas besoin d’entendre que l’on parle de lui.
La recommandation n’était pas inutile.
Max Soleil, puisque tel était son nom, avait abandonné sa lecture, et d’un pas vif, alerte, suivait l’allée sablée conduisant à la terrasse de l’hôtel. Il allait, fredonnant toujours. En trois bonds, il escalada les douze marches, au haut desquelles il s’arrêta net. Une jolie voix venait de prononcer :
– Good morning… Vous avez déjà promené ce matin ?
Miss Violet Mousqueterr s’avançait vers lui la main tendue.
Max serra amicalement les doigts de la multimillionnaire, puis ceux beaucoup plus lourds de John ; enfin, jetant sa casquette sur le guéridon :
– Je suis sorti, oui, car j’étais navré…
– Navré, vous toujours si joyeux ?
– Oh ! un désespoir… j’ai été obligé de faire mourir Marthe Lussan. Violet et sir John eurent un soubresaut.
– Vous auriez tué ?… balbutièrent-ils.
– Oh ! rassurez-vous, en imagination seulement. Marthe Lussan est l’héroïne du roman que me publie, en ce moment le Malin… mais j’ai tant travaillé ce caractère, tellement caressé les détails, que je me suis pris de tendresse pour Marthe… Il m’a fallu un gros effort pour me décider à obéir à la stricte logique qui la conduisait au tombeau.
Lobster fit entendre un gros rire. La jeune fille ne se dérida point.
Elle regardait l’auteur, remarquant son front large, aux lignes harmonieuses se fondant dans les cheveux châtains coupés court ; puis ses yeux d’un gris vert, transparents, limpides, affirmant la sincérité, la résolution, et aussi une chose indéfinissable qui troublait, quand leur regard se posait. Alors, on avait l’impression que le rayon brillant qui s’en échappait pénétrait au-dedans de l’être, se glissait jusqu’aux retraites où s’abritent les pensées réelles.
L’écrivain, du reste, n’était point personnage banal.
À dix-huit ans, il avait réussi à entrer à l’École Polytechnique. Il en était sorti avec le numéro neuf, c’est-à-dire avec le droit de choisir parmi les fonctions civiles ou militaires. Et avec une tranquillité, qui stupéfia ses amis et connaissances, il avait opté pour… la littérature.
Renonçant à la carrière d’ingénieur ouverte devant lui, il s’était lancé en plein journalisme, plaçant au hasard de la chance, nouvelles, variétés, articles scientifiques. Deux ans plus tôt, une comédie-vaudeville de lui avait connu le retentissant succès sur la scène des Variétés. Six mois plus tard, il publiait un roman feuilleton d’un dramatique achevé, puis une comédie en quatre actes, qui fit courir tout Paris au Gymnase. À vingt-sept ans, Max Soleil connaissait la gloire… Éditeurs, directeurs de théâtre ou de périodiques, sollicitaient sa collaboration, et comme l’avait dit trop dédaigneusement sir John, il gagnait au bas mot vingt mille francs par an.
Peut-être Violet songeait-elle à ces choses.
– Donc, reprit Max gaiement, j’ai voulu secouer ma douleur… J’ai assisté au match de Mlles Ladscheff et Hurtington au Golf-link (enclos du jeu de golf), puis un peu remis par la vue des exercices d’autrui, je revenais, en flânant. Je rencontre une bouquetière, chargée de violettes… Ces fleurs, association d’idées, me font songer à vous ; j’en pris pour vous les rapporter, ce qui me rendit le plus heureux des hommes.
Elle l’interrompit en le menaçant du doigt.
– Oh ! Français, inventeur du madrigal, vous allez aussi me faire la cour.
– Comme chacun ici et ailleurs, grommela Lobster.
Max ne prêta aucune attention aux paroles de ce dernier. Il avait eu un mouvement de contrariété à la remarque de l’Anglaise.
– Mademoiselle, dit-il, voici quinze jours que nous nous rencontrons dans cet hôtel, et j’espérais ne passer à vos yeux ni comme fat, ni comme cupide.
– Fat, cupide ? répéta Violet surprise.
– Sans doute… Vous faire la cour, serait supposer que je puis vous inspirer une passion… fatuité !… Ou bien que je vise votre fortune vraiment trop grosse pour moi… cupidité !
– Ou bien un simple flirt…, s’exclama le gros Lobster toujours souriant.
– Je ne flirte jamais, riposta sèchement l’auteur… Le flirt est une parodie d’un sentiment vrai… à l’usage des faibles de cœur et d’esprit.
Il s’arrêta net. La gentille Anglaise lui tendait la main.
– Serrez ma main, je prie… J’ai parlé avec légèreté et je m’excuse.
Sans rancune, il pressa la petite main dans la sienne.
– Je vous remercie. Comme cela, je pourrai partir en emportant le souvenir d’une bonne petite camarade, presque d’une amie.
– Comment, vous partez ?
– Ce soir… C’est le bonheur dont je parlais.
– Le bonheur ! Mais vous deviez rester encore deux semaines…
– C’est vrai.
– Et comme vous expliquiez, l’autre soir, votre existence : onze mois de travail, de vie simple et méthodique… Un mois de vacances, à Nice, avec la vie de millionnaire… Je vous avoue, je ne conçois pas le bonheur qui abrège le mois de fortune.
– Qui multiplie, voulez-vous dire.
– Vous parlez par énigmes.
– La chose la plus intéressante !
Elle eut un grand geste :
– Vous avez trouvé une chose intéressante, vraiment ?
Il y avait un rayonnement anxieux dans ses yeux doux.
– Au moins pour moi… Le point de départ d’un roman extraordinaire… Un mystère que les polices française, anglaise et russe, ont été impuissantes à déchiffrer ; un mystère que je veux expliquer, moi.
– Mais vous disiez le bonheur venu en achetant les violettes.
– Justement, tenez, Mademoiselle, prenez-les.
Et lui mettant des violettes entre les doigts, il montra le journal qui les enveloppait.
– Voilà le bonheur… donné par la bouquetière et par-dessus le marché.
– Ce journal ?
– Un Petit Marseillais, vieux de quatre mois.
– Je continue à ne rien comprendre…
– Ce journal, reprit Max est du mois d’octobre dernier. Ma bouquetière l’a sans doute acheté dans un lot de papiers destinés à envelopper ses bottillons de fleurs… Comment fut-il entre ses mains, je n’en ai cure… La veine, comme dit cet excellent Capus, la veine est que mes yeux ont ôté attirés par ce sous-titre suggestif.
Et scandant les syllabes, comme pour amplifier l’effet, l’écrivain lut :
SINGULIER CAS DE FOLIE DOUBLE. LE MYSTÈRE DE MARSEILLE.
SONT-CE DES NIHILISTES ? L’OBSCURITÉ S’ÉPAISSIT.
– Folie double ?
– Nihilistes ?
Ces exclamations jaillirent des lèvres des Anglais. Le romancier s’inclina légèrement, recommanda le silence du geste, puis reprenant sa lecture :
« Hier, – c’est-à-dire le 23 septembre dernier –, les agents Peyral et Barbon, faisant une tournée de service sur la promenade de la Corniche…
– À Marseille ?
– Oui… Les agents Peyral et Barbon découvrirent deux jeunes femmes, élégamment vêtues, plongées dans un sommeil profond… Ils eurent beau les appeler, les secouer même, les dormeuses n’ouvrirent point les yeux.
– Ah bah ! s’exclama Miss Violet, dont les joues rosées, les regards brillants exprimaient l’intérêt.
– Attendez, attendez… Ceci n’est rien encore… Je poursuis : Las de leurs vains efforts, les agents conclurent que le sommeil des inconnues n’était point naturel. Sur ce, Barbon se détacha, réquisitionna des porteurs et des civières, et les mystérieuses belles au bois dormant, furent transportées au commissariat de police le plus proche. Là, il fallut plus de trois heures pour ramener les énigmatiques personnes à la conscience des choses, M. Bellugga, le sympathique commissaire, en avait conclu de suite que les dames subissaient l’étreinte d’un narcotique puissant.
– Oh ! un narcotique !
– On a l’impression d’un roman d’Anne Radcliffe !
– Tout cela n’est rien encore, fit Max en souriant. Écoutez la suite :
Les étrangères revenues à elles, M. Bellugga les interrogea.
L’une, adorable blonde, âgée de vingt printemps à peine, ne répondit que par ces phrases incohérentes : « La nuit est la complice… Vers la lumière… Là-bas… l’Orient… la clarté. »
La seconde déclara être la duchesse de La Roche-Sonnaille, épouse du clubman parisien bien connu. Sa compagne, d’après elle, répondait au nom de Mona Labianov, et était fille du général qui eut l’honneur de représenter le gouvernement russe au dernier congrès de la Paix.
Puis la jeune femme raconta une étrange histoire, si étrange que M. Bellugga n’hésita pas à aviser le parquet.
Il s’agissait d’une immense conspiration asiatique dirigée contre l’Europe, de l’enlèvement de M. et Mme de la Roche-Sonnaille en plein voyage de noces, de leur entraînement dans une formidable intrigue menaçant tous les gouvernements européens établis en Asie. Et elle semblait dire une page d’histoire moderne vécue, car certains détails, tels que ceux de la colonie allemande du Chan Toung, des passes de Kilua, au Tonkin français, dont nous avons entretenu nos lecteurs en temps utile, s’encadraient dans ce récit palpitant.
Avec une clarté, une précision admirables, la duchesse ajouta qu’elle et sa compagne étaient arrivées de Calcutta par le paquebot Oxus, des Messageries maritimes, et qu’aussitôt débarquées, elles s’étaient rendues chez le docteur Rodel, au bastidou Loursinade sur la route d’Aubagne… Elle prétendait avoir assisté là à une scène terrible, à la suite de laquelle avait sombré la raison de sa compagne.
Or, l’enquête immédiatement entreprise, a démontré que le docteur Rodel était décédé, depuis plus d’un an… et que, depuis cette époque, la Villa Loursinade n’eut aucun locataire.
Notre reporter, qui a pénétré dans la maison, a pu s’en convaincre. Les parquets disjoints, couverts de poussière, les murs humides et salpêtres, ne laissent aucun doute à cet égard. Comme sa jeune amie, Mme de la Roche-Sonnaille est donc atteinte de démence.
Raisonnable d’apparence, lorsqu’elle s’entretient de tout autre objet, elle retombe dans sa douloureuse hallucination aussitôt que l’on prononce en sa présence le nom du bastidou Loursinade.
Quoi qu’il en soit, des télégrammes furent aussitôt expédiés : à Paris, aux familles de La Roche-Sonnaille et Lillois ; à St-Pétersbourg, à Son Excellence le général Labianov. Ils reçurent tous, cette réponse stupéfiante : Disparus sans laisser d’adresse.
Quel est le mystère angoissant où a sombré la raison des deux jeunes femmes, qui semblent bien être, comme elles l’affirment, la duchesse de la Roche Sonnaille, disparue, il y a environ dix-huit mois, ainsi que son mari, au cours de son voyage de noces aux bords du Rhin, et la fille unique du général Labianov ?
Le nom du plénipotentiaire russe fait craindre que la main des révolutionnaires russes, des nihilistes, soit dans tout ceci.
Il serait temps que le gouvernement prît des mesures contre cette secte violente, à laquelle notre pays accorde une hospitalité trop facile.
Que les nihilistes bouleversent la Russie, cela les regarde et nous n’avons rien à y voir ; mais qu’ils viennent molester des citoyens français, voilà qui ne saurait être admis. »
Un instant, Max Soleil garda le silence.
Son regard lumineux se posa sur miss Violet.
La jeune fille ne bougeait pas. L’œil étonné, sa bouche rose entrouverte, elle semblait attendre encore. Pour une fois, elle paraissait ressentir cet intérêt, qu’une demi-heure plus tôt, elle se plaignait de ne pas éprouver.
– Eh bien ? interrogea-t-il enfin.
Elle parut sortir d’un rêve et d’une voix indécise :
– C’est extraordinaire.
– Ne pensez-vous pas qu’il serait passionnant de résoudre ce problème ?
Elle fit oui de la tête.
– Sans compter que, sans doute… en trouvant un roman vrai, j’accomplirais, j’en suis certain, une bonne action.
– Une bonne action ?
Le romancier leva les bras en l’air en un geste éloquent :
– J’oubliais…
Et tournant la page du journal.
– Ceci… Dernière heure. – Voyez :
« Mme de la Roche-Sonnaille et Mlle Mona Labianov, vu leur état mental, ont été conduites à la maison de santé du docteur aliéniste Elleviousse.
Tout le monde connaît l’éminent praticien, ses cures merveilleuses, ses ouvrages qui ont révolutionné les théories de la folie. Tout le monde a, sinon tenu entre les mains, du moins entendu parler de ses Essais sur les fuites de la raison et leurs causes.
Nous nous sommes rendus à sa maison de santé, et avons eu la bonne fortune de surprendre le savant dans son laboratoire, où il poursuit ses études touchant l’influence des rayons de lumière colorée sur l’évolution de la démence. Le docteur Elleviousse, comme tous les êtres d’élite, est un apôtre. Au contact des aliénés, il ne s’est point blasé sur leurs souffrances. C’est avec une tristesse profonde qu’il nous a confirmé la folie réelle de ses nouvelles pensionnaires et son peu d’espoir de les guérir.
Il nous a été donné de voir ces infortunées victimes d’un mystère, dont l’obscurité semble ne devoir jamais être percée.
Mlle Mona Labianov, jolie comme un ange hagard, blonde ainsi que les blés, continue à prononcer ces phrases dépourvues de sens :
– L’Orient… la lumière…
Dans le jardin de l’établissement, il semble qu’une secrète attraction l’oblige à regarder sans cesse vers l’Est.
Quant à Mme la duchesse de La Roche-Sonnaille, une des plus charmantes représentantes de l’armorial de France, elle nous a entretenus avec beaucoup de bon sens tout d’abord. Par malheur, les nécessités de notre profession, le désir de renseigner nos lecteurs, nous ayant amenés à nous enquérir du bastidou Loursinade nous le regrettâmes aussitôt, car l’infortunée se prit à délirer, répétant l’invraisemblable histoire dont l’enquête a établi l’impossibilité. C’est le cœur serré que nous avons quitté la maison de santé du docteur Elleviousse, où nous laissions ces pauvres femmes victimes d’une inexplicable fatalité. »
Et d’un ton paisible, Max ajouta :
– Vous concevez pourquoi j’ai employé les mots : bonne action. Ou bien une secousse effroyable a bouleversé l’esprit de ces dames… et alors remonter jusqu’au coupable est une œuvre de justice, ou bien cette duchesse, si raisonnable sur tous les points, l’est peut-être encore quand elle parle du bastidou Loursinade…
– Quoi ? Vous croiriez qu’elle n’est pas folle ?
– Je ne crois rien. Je me mets à la recherche de la vérité… J’examine donc les deux hypothèses.
– Vous ne penchez vers aucune ?
– À vous parler franchement, si…, d’intuition, j’incline à la croire parfaitement saine d’esprit.
– Mais alors, c’est épouvantable d’être enfermée dans une maison de fous.
La gentille Anglaise avait joint les mains. Son attitude exprimait l’horreur.
– Bon, ne vous troublez pas ainsi… Ce n’est point une certitude… Je veux même commencer mon enquête en me libérant de cette idée… La logique seule doit me conduire.
– Et vous commencerez l’enquête… ?
– Elle l’est. J’ai télégraphié tout à l’heure au docteur Elleviousse, en le priant de me recevoir demain… Prétexte : Un roman sensationnel… Aussitôt sa réponse arrivée, je pars pour Marseille.
Avec une animation inaccoutumée, Violet Mousqueterr s’écria :
– Oh ! réussissez… Je fais des vœux, vous savez… Je ne puis dire combien beaucoup m’intéressent ces pauvres chères malades.
Un bruyant éclat de rire fit sursauter la jeune Anglaise. Sir John Lobster se contorsionnait dans une tonitruante hilarité.
– Allons bon… Pull up ! Vous voilà intéressée… Pas pour longtemps, car avec quelques banknotes…
– Des banknotes ?
– Yes… Je vais expédier un télégramme au chef de la police marseillaise… J’offrirai une prime de 2 000 livres (50 000 francs) à l’agent qui apportera le mot de l’énigme… Et sous peu j’aurai le résultat sans troubler moi-même le moins du monde.
Et railleur, il conclut :
– Ce n’est point là encore une chose qui ne puisse s’acheter.
Le visage de la jeune fille s’assombrit à cette déclaration, mais Max riposta :
– Je crois que vous vous trompez.
– Oh non !
– Je vous demande pardon. Le gouvernement russe s’est montré généreux, il a offert une prime de cent mille roubles, l’on n’a cependant rien découvert.
Et Violet se rassérénant à ces mots, Sir John piqué s’exclama :
– Avec cette prime, on n’a rien trouvé… Pourquoi pensez-vous être plus heureux ?
– Parce que je m’embarque dans l’affaire, non pour gagner de l’argent, mais pour donner satisfaction à deux choses que j’aime cent fois plus.
– Et quelles donc, je vous prie ?
– Mon cœur et mon raisonnement.
Le représentant de la Chambre des Communes n’eut pas le temps de répliquer. Miss Violet frappait joyeusement ses mains l’une contre l’autre.
– Cela est tout à fait droit… Vous partez aujourd’hui, Master Max ?
– Sitôt la réponse Elleviousse reçue.
– Pourquoi sitôt, puisque le rendez-vous, n’est que pour demain ?
– Parce que je veux tenter quelques démarches qui me démontreront si Mme de la Roche-Sonnaille est insensée.
– Aoh ! grommela Lobster, puisque de célèbres médecins jugent ainsi… La jeune fille lui coupa la parole.
– C’est que,… Master Max…, si vous attendiez demain… Je voudrais tant voir aussi ces ladies…
Elle se faisait câline, suppliante. Vraiment la petite personne, si ennuyée naguère, se passionnait pour le mystère de Marseille.
Le romancier secoua doucement la tête.
– Je me ferai un plaisir de vous accompagner demain, mais je partirai aujourd’hui.
– Pourquoi ?
– Je vous le raconterai au Cosmopolitan-Hôtel, où je descendrai.
– Alors demain, à quelle heure ?
– Le docteur Elleviousse me le télégraphiera.
– All right…
Et avec un adorable sourire, la multimillionnaire conclut :
– C’est tout à fait curieux… Il semble je vis, depuis un quart d’heure… Oh ! les chères ladies, les douces petites choses ? Pourvu qu’il soit très difficile de travailler à leur bonheur…, afin que je ne retombe pas vilement dans l’ennui.
Lobster, plus rouge que jamais, grogna d’un ton dépité :
– Oh ! vous retomberez.
– Vous êtes insupportable.
– No, je suis dans la logique…, tout autant que Master Max Soleil.
D’un coup de sa paume, il assura sur sa chevelure ardente son canotier au ruban vert, et, se dirigeant vers l’escalier du jardin :
– Je vais confectionner le message télégraphique au chef de la police de Marseille… J’offre la prime de dix mille livres (250 000 francs), j’achète l’enquête que vous désirez.
Soufflant, marmonnant, il descendit aussi vite que le lui permettaient ses courtes jambes, laissant Miss Violet Mousqueterr furieuse de son obstination à l’empêcher de s’intéresser à quelque chose, une fois au moins dans sa vie.
L’horloge extérieure marquait six heures, lorsque Max sortit de la gare de Marseille.
Le docteur Elleviousse lui avait télégraphié sans retard, confirmant la présence, dans sa maison de santé, des deux pauvres démentes, Mona Labianov et Sara de la Roche-Sonnaille, et se déclarant heureux de recevoir le lendemain, à deux heures, M. Max Soleil, dont le beau talent lui était connu.
Sur ce, le jeune homme, après un shake hand cordial à Miss Violet, un secouement de mains à sir John, avait quitté Nice, n’emportant qu’une valise, ses malles devant être expédiées à son domicile, à Paris, par les soins du Mirific-Hôtel.
Dans la cour de la gare, il avisa l’omnibus de l’hôtel Cosmopolitan… Il lui remit sa valise, chargeant le valet de pied de lui retenir une chambre.
Puis débarrassé ainsi, Max sauta dans une voiture de place, en lançant au cocher :
– Agence des Messageries Maritimes !
Le véhicule se mit en route.
Insensible au mouvement de la ville affairée, Max réfléchissait.
– Le journal est muet sur un point. Les deux dames sont-elles bien arrivées de Calcutta par le steamer Oxus ? Si oui, je possède un ensemble de faits qui semblent se coordonner normalement. La duchesse et son mari, en voyage de noces sur les bords du Rhin, disparaissent… Dix-huit mois se passent. Elle reparaît à Calcutta, s’embarque sur l’Oxus et rentre à Marseille. Elle explique que de Hollande elle a été entraînée contre sa volonté dans l’Inde… Ce voyage involontaire entre deux voyages voulus, n’a rien d’illogique… Sur toute cette partie de son aventure, Mme de la Roche-Sonnaille aurait donc dit la vérité… Mais si cela était, il y aurait gros à parier qu’elle a continué à parler sensément pour le reste.
Il hocha la tête :
– Ne nous emballons pas… Vérifions l’affaire de l’Oxus… C’est elle qui déterminera, pour moi, si cette jeune femme jouit de ses facultés ou non.
Max s’appliqua un coup sur la tête.
– Niais ! Si cela était vrai, les magistrats, les policiers enquêteurs n’auraient pas conclu à la folie ? Je suis idiot d’aller aux Messageries Maritimes.
Et déjà il ouvrait la bouche pour ordonner au cocher de le mener tout uniment au Cosmopolitan, quand il se ravisa soudain :
– Non, cela n’est pas un argument… Ils l’ont déclarée folle, tout simplement parce qu’ils n’ont pas conduit leur enquête normalement.
Puis avec un sourire.
– Ces braves gens ne savent pas bâtir un roman. Ils ignorent qu’il est indispensable, pour lui donner une charpente solide, de prendre le fait de début et de s’appuyer sur lui pour aller plus loin. Naturellement, ils ont couru à la maison de la route d’Aubagne, pour arrêter le personnage mystérieux, auquel la duchesse attribuait la folie de sa compagne… Là, ils ont appris que le dit personnage était mort depuis un an, que le bastidou Loursinade n’était point habité… Poussière, humidité, toiles d’araignée, l’affaire a été entendue… Ceci était faux ; donc tout était faux… Une fois cette idée préconçue ancrée dans leur cerveau, les enquêteurs se trouvaient dépistés… Si l’on ajoute l’avis du docteur Elleviousse…, les aliénistes voient des fous partout… et je pense que, quand ils se regardent dans un miroir, ils ont envie de s’ordonner la douche et la camisole de force… Leur erreur s’explique ainsi… un point de départ qui a faussé leur jugement.
Ici, le jeune homme ne put se tenir de rire :
– Il me sied bien de critiquer les autres… Je m’évertue à me démontrer qu’ils se sont trompés, alors que je ne suis pas du tout certain que les voyageuses aient pris passage sur l’Oxus.
Et regardant autour de lui.
– Seulement mon incertitude ne sera pas de longue durée.
En effet, la voiture s’arrêtait devant l’office des Messageries Maritimes, que de grandes affiches annonçant les « départs » signalaient à l’attention.
Son cocher soldé, Max entra dans le bureau.
– Monsieur désire, demanda-un groom… Passage, fret, renseignement ?
– Puis-je parler au Directeur de l’Agence ?
– M. Ponchel… ; je vais voir… Qui annoncerai-je ?
Pour seule réponse, Max tira une carte de son portefeuille et au-dessous de son nom
MAX SOLEIL
traça cette ligne au crayon :
En train de vivre un roman futur. Désire un renseignement.
Deux minutes plus tard, le groom reparaissait, et, avec une nuance de considération, née de l’empressement manifesté par son chef à recevoir le visiteur :
– M. Ponchel attend Monsieur.
Il précédait Max, s’approchait d’une porte close, l’ouvrait et s’effaçait gravement pour laisser passer le jeune homme.
Le directeur vint à lui la main tendue.
– Entrez donc… Très heureux de faire votre connaissance. Ravi si je puis vous être agréable.
– Trop aimable vraiment.
– De quoi s’agit-il ?
– Je viens de vous l’écrire, d’un roman que je prépare depuis ce matin. M. Ponchel ouvrit des yeux ébahis.
– Ce matin ?
– Oui… Un journal du mois d’octobre dernier m’est tombé sous les yeux… Un mystère admirable, unique, d’une originalité… bref, un quotidien est trop concis en pareil cas, et je me livre à une petite enquête afin d’augmenter mes notes.
– Si je puis vous aider ?…
– Je l’espère. Il s’agit de Mme de la Roche-Sonnaille et…
Les deux pauvres folles… Vous avez raison… Avec votre talent… Mais vous souhaitez savoir.
– Si le paquebot Oxus les a bien amenées…
– De Calcutta, certainement… J’ai, vous le concevez, été interrogé à ce sujet.
– Je le supposais… et j’ai pensé que vous consentiriez à m’apprendre ce que vous savez d’elles… Par exemple, à bord, ont-elles donné des marques de dérangement d’esprit ?
– Ah diable ?
Un instant le directeur demeura perplexe, puis se décidant tout à coup :
– Attendez… je vais vous donner connaissance du rapport établi par le lieutenant de vaisseau Alice, capitaine de l’Oxus… C’est une pièce confidentielle, mais du moment où elle peut nous procurer le plaisir d’une œuvre de vous…
Il fourrageait dans un carton.
– Ah ! voici… Les deux voyageuses n’ont donné lieu à aucun trouble à bord. Elles paraissaient cependant étranges. Ainsi, au début de la traversée, elles semblaient très mélancoliques… Elles se montrèrent impatientes d’arriver… Plusieurs fois chaque jour, elles s’inquiétaient de la vitesse de marche, du chemin parcouru… consultant les cartes…
– Avouez que beaucoup de passagers agissent de même.
– Certainement… Mais en entrant à Marseille, elles ont carrément fait preuve de bizarrerie excessive.
– Puis-je abuser de votre complaisance… ?
– Vous n’abuserez jamais… Figurez-vous que, le navire à quai, elles débarquent, laissant leurs bagages à bord… Elles se rendent au tramway conduisant à la route d’Aubagne.
– Où se trouve le bastidou Loursinade ?
– Justement… Le conducteur de la voiture qui les a amenées s’est présenté de lui-même à l’enquête… D’après sa déposition, Mlle Labianov paraissait assez calme, tandis que la duchesse se montrait au contraire très agitée… Elles s’informèrent du bastidou Loursinade.
– Ah ! ah !
– Oui, l’employé a même supposé qu’elles allaient visiter la villa, avec l’intention de la louer.
– Et elles descendirent… ?
– Au terminus du tram, à huit ou neuf cents mètres de la maison mystérieuse… Alors tout s’embrouille. La duchesse prétend n’être restée que vingt-quatre heures dans le bastidou… Et pourtant on ne les a retrouvées, sur la promenade de la Corniche, que huit jours après l’arrivée de l’Oxus.
Le romancier écoutait de toutes ses oreilles.
– Mais, remarqua-t-il, ces dames connaissaient donc cette propriété ?
– Je vous ai prévenu qu’ici tout s’embrouille. D’après la version de la malheureuse hallucinée, elles devaient y trouver le docteur mort un an avant leur arrivée à Marseille… C’était un ami à elles qui leur avait donné cette indication dans l’Inde… Il y a une histoire de télégramme…, que sais-je ?… Nous sommes en plein brouillard de folie.
Évidemment, pour le fonctionnaire, l’insanité des pensionnaires de la maison de santé Elleviousse était un article de foi.
Max comprit qu’il n’y avait pas lieu de discuter.
Aussi fut-ce d’un ton indifférent qu’il reprit :
– Et les bagages de ces infortunées, ces bagages laissés à bord de l’Oxus ?
– Ont été remis au docteur Elleviousse…
– Bien… Mais les magistrats les ont examinés ?
– Sans doute… C’est même ainsi qu’ont été découverts les papiers établissant avec certitude l’identité des voyageuses.
– Mais en dehors de ces papiers, rien, aucun objet corroborant leurs dires ?
– Non… De fiches étoffes hindoues et chinoises, quelques bijoux précieux… Au demeurant, les curiosités que rapporte toujours un touriste riche, retour d’Asie.
M. Ponchel avait certainement exprimé tout ce qu’il savait. Max se leva. Avec force remerciements, il prit congé de l’aimable homme, puis du pas lent d’un flâneur il se dirigea vers le Cosmopolitan-Hôtel.
– Elle a dit la vérité, cette petite duchesse, se confiait-il. Elle n’est point folle du tout… Oui, oui,… Elle savait l’existence du docteur Rodel du bastidou Loursinade… Elle pensait le rencontrer… Qui l’avait envoyée vers lui… ? Son mari…, ou le fiancé de Mona, ces deux hommes disparus… Mais pourquoi ?
Un instant, il demeura sur place, les sourcils froncés, le front barré par un pli annonçant l’acuité de ses réflexions. Enfin, il reprit sa marche :
– Bon ! Je la verrai demain… Elle me le dira… et alors…, j’écris à l’ordinaire mes romans, celui-ci je l’agirai… ; il me passionne vraiment.
Il secoua gaiement la tête :
– Là, à présent, nous allons songer à bien dîner. Il faut nourrir la machine, si l’on veut qu’elle fonctionne bien…
Comme une légère hésitation passa sur ses traits mobiles, bientôt remplacée par un sourire :
– D’ici à demain… J’emploierai le temps à visiter cette maison de la route d’Aubagne… qui sait !…
Sur cette réflexion énigmatique, Max parvint au seuil de l’Hôtel Cosmopolitan.
Au bureau, on lui indiqua la chambre que le valet de l’omnibus lui avait retenue selon ses ordres, et déjà il s’engageait dans l’escalier, quand une voix le fit tressaillir.
– Pardon, Madame, sir John Lobster n’est pas encore arrivé ?
John Lobster ! le romancier se retourna tout d’une pièce.
Un homme assez gros se tenait sous le vestibule, la main appuyée sur le bouton de la porte vitrée du bureau.
Sans doute, on lui répondit d’une voix abaissée qui ne parvint pas jusqu’à Max, car le personnage referma la porte, avec ces mots :
– Grand merci… Je reviendrai demain.
Mais il s’interrompit :
– Hein ? Quoi ? Vous voulez ?
L’écrivain, sautant quatre marches, venait de tomber à côté de lui comme un aérolithe et lui appuyait la main sur le bras.
– John Lobster est mon ami… Il viendra me rejoindre demain. Je l’ai quitté ce matin à Nice.
– Ah ! alors, ce n’est pas un mythe, ce monsieur ?
– Du tout… Ah çà ! vous le demandez et vous ne semblez pas certain de son existence.
– Puisque vous étiez à Nice, vous êtes peut-être au courant… M. Lobster a envoyé au bureau central de police, une dépêche…
– Offrant une prime à qui débrouillerait le mystère de la route d’Aubagne.
– Juste.
– Et vous êtes agent…
– Agent secret, Monsieur…, Landré pour vous servir… Dodo, comme on m’appelle dans la partie… à cause de ma théorie policière… Pour voir dans le jeu des coquins, faut fermer les yeux… le chat qui dort, vous savez… les souris se défient moins.
– Et vous êtes chargé de l’affaire ?
Landré, dit Dodo, se prit à rire.
– Oh ! elle est toute débrouillée, allez, Monsieur… Les pauvres femmes que soigne le docteur Elleviousse sont folles, folles à n’en pas douter.
Max ne sourcilla pas…
– Ah ! vous croyez.
– Parbleu ! J’ai reconstitué l’affaire sans peine : l’habitude des enquêtes, n’est-ce pas… Vous êtes au courant, je suppose,
– Oui, M. John Lobster m’a raconté.
– Très bien… Alors, voilà… La duchesse de la Roche-Sonnaille et Mona Labianov se rencontrent à la Haye.
– Mais il y avait aussi le duc et le fiancé de la jeune Russe.
– Parfaitement !… Les dames n’avaient pas encore perdu la tête… Alors, je ne sais pas pourquoi, mais cela n’a pas d’importance, ils sont allés en Asie, comme le raconte la folle.
Un tressaillement imperceptible courut sur le corps de Max Soleil.
– C’est votre opinion… ?
– Ce n’est pas discutable. Elles sont revenues par l’Oxus… Pour revenir de Calcutta, il faut bien y être allé.
– C’est juste. Mais les deux hommes ?
– Ah voilà !… Ils sont restés là-bas… Un drame quelconque… Suppliciés par des tribus du Thibet…, dévorés par des tigres…, victimes de serpents… Des milliers de gens disparaissent ainsi chaque année, en Asie… Alors les deux dames ont voulu rentrer en Europe, chercher des consolations en famille.
– Alors… en s’embarquant… à votre avis, elles jouissaient encore de leur raison ?
L’agent eut un grand geste :
– Parfaitement… Elles étaient même raisonnables encore en arrivant à Marseille.
– Ah ! murmura seulement le jeune homme.
Cela le troublait de voir le policier adopter la même hypothèse que lui-même… L’erreur de l’enquête n’avait point été aussi absolue qu’il le pensait un instant plus tôt… Et de cette constatation, sa conviction se sentait affaiblie. Cependant, il fit effort pour reprendre :
– Vous inclinez donc à penser qu’elles ont versé dans… ?
– Dans le détraquement… au bastidou Loursinade, Monsieur.
Et avec autorité, détachant les syllabes comme pour les mieux enfoncer dans l’esprit de son interlocuteur, Landré continua :
– Elles arrivent, fatiguées, les nerfs fortement ébranlés par la catastrophe qui les a séparées de ceux qu’elles aimaient… Elles se rendent chez un docteur Rodel, mort depuis un an… Elles ignoraient cela, puisque leur absence a duré dix-huit mois… C’était un ami sans doute…, un ami d’autrefois. Elles comptent sur lui pour un service,… peut-être tout simplement pour préparer leurs parents à les revoir… Elles trouvent le bastidou vide… Cela n’est rien, mais dans certaines circonstances, un grain de poussière embraie un moteur de 4 000 chevaux… La fêlure se produit… ; à dater de cet instant, elles divaguent, confondent la réalité et leurs hallucinations…
– Vous l’affirmez ?
– Et je le prouve, Monsieur. De deux de leurs allégations que je pouvais contrôler, j’ai été amené à conclure à la fausseté de toutes les autres.
Le cœur de Max se contracta dans sa poitrine.
L’agent détruisait son rêve. Il ramenait à une chose, banale en somme, une aventure qu’il avait jugée mystérieuse et étrange.
– Quelles allégations ? fit-il d’une voix sourde.
– Celles-ci : La duchesse avait déclaré que la maison était meublée, tendue de riches étoiles, les planchers couverts de moelleux tapis. Elle avait affirmé que le docteur Rodel l’avait reçue ainsi que sa compagne… Pour un homme décédé depuis plusieurs mois, c’était très aimable ; mais parfaitement invraisemblable…
– Un criminel avait pu prendre sa place.
– Bien improbable, Monsieur. J’ai néanmoins procédé comme si cela était. Le docteur Rodel, toujours au dire de la pauvre femme, s’était rendu le jour même à Marseille, et avait expédié de sa part une dépêche en style convenu à un certain M. Dodekhan, à Calcutta. La réponse avait été apportée, le soir même, par un employé télégraphiste. Eh bien, Monsieur… Il a été impossible de retrouver trace du télégramme expédié à Calcutta…, impossible de retrouver l’agent qui a rapporté la réponse. Or, vous admettrez bien qu’un télégraphiste venant au bastidou Loursinade, où, depuis le trépas du vrai Rodel, le service n’appelait évidemment personne, n’aurait pas oublié pareille circonstance et se serait fait connaître.
– C’est vrai, consentit le romancier d’un ton navré.
– De même, poursuivit le policier…, une dépêche, en style convenu, c’est-à-dire bizarre, aurait attiré l’attention du commis qui l’a reçue… En admettant la perte de l’original même…
– Oui, oui.
– Donc, les pauvres petites dames sont absolument toquées… Votre ami, M. Lobster, a promis une grosse prime qui ne lui coûtera pas bien cher… J’espère seulement qu’il m’accordera une petite gratification, s’il est d’avis que mes renseignements offrent bien la physionomie réelle de l’affaire de la route d’Aubagne. Sur ce, Monsieur, à demain…
– Venez vers onze heures, il arrivera par le train de dix heures trente.
– Merci du renseignement, Monsieur… et bien votre serviteur.
Landré salua et gagna la rue. Sous le vestibule, Max demeurait absorbé.
– Oh ! grommela-t-il… Oui… les déductions de ce brave homme sont frappées au coin de la logique…, tout a pu se passer ainsi… et pourtant…
Il frappa du talon le dallage de marbre.
– Pourquoi le duc et la duchesse, nouveaux mariés, partis de Paris pour un voyage de noces sur les bords du Rhin…, ont-ils fait ce crochet formidable par l’Asie… ? Cela vient de Mona Labianov, de son fiancé Dodekhan, c’est un nom asiate, celui-là. La désinence khan semblerait même indiquer un originaire du Turkestan… Le Turkestan, territoire vaste comme quatre ou cinq fois la France, partagé entre l’empire russe et l’empire chinois… Dodekhan ! voilà le lien entre le Rhin et Calcutta…
La cloche l’interrompit, annonçant le dîner.
Tout préoccupé, le jeune homme gagna la somptueuse salle à manger de l’Hôtel Cosmopolitan. Mais, lui qui s’était promis de si bien dîner, absorba distraitement les plats artistement préparés composant un menu de gourmet.
Le repas achevé, Max monta enfin à sa chambre, répara le désordre de sa toilette, puis redescendit.
En remettant sa clef au bureau, il annonça qu’il se rendait au théâtre, où l’attendait un sien ami. Il termina par cette recommandation :
– Que l’on ne m’attende pas. Peut-être ne rentrerai-je que demain matin.
Là-dessus, Max s’en alla, entra au hasard dans le premier music-hall qu’il rencontra sur son chemin, assista au spectacle sans en entendre un mot, et, la représentation terminée, il se retrouva dans la rue.
– Minuit moins vingt, dit-il en consultant sa montre, le dernier tram pour la route d’Aubagne part à onze heures cinquante-cinq, après cela la route sera déserte. Je pourrai sans être remarqué visiter l’étrange bastidou.
À minuit treize minutes, le tramway déposait Max Soleil à son terminus de la route d’Aubagne.
Le jeune homme perdit quelques instants à rouler une cigarette, opération laborieuse, car tous les autres voyageurs avaient disparu quand il l’eut achevée.
Il constata avec un sourire qu’il était seul, et sans hâte, il s’engagea sur la chaussée poudreuse qui, malgré l’obscurité, traçait une blancheur au milieu des clos, jardins et champs baignés d’ombre.
– Environ un kilomètre à parcourir, murmura-t-il…, un bois d’olivier et ensuite les murs du jardin Loursinade… crêtés de faïences bleues de Vallauris… Oh ! le garçon d’hôtel m’a minutieusement renseigné.
Au bout de cinq cents mètres, il reconnut le lot d’oliviers annoncé.
Il le longea de très près, comme s’il voulait se confondre dans ses ténèbres plus opaques.
Un instant même, il se jeta sous les arbres. Une légère voiture passait au trot allongé d’un vigoureux cheval.
Max remarqua que les lanternes du véhicule n’étaient point allumées.
– Voilà des gens qui se dirigent vers la ville, grommela-t-il… Ils vont trouver une contravention.
Il avait à peine exprimé sa pensée, que la voiture tourna dans un chemin latéral, qui semblait côtoyer le fourré d’oliviers sur sa face perpendiculaire à la route.
– Non, ils n’entrent pas en ville… Moins imprudents que je ne pensais.
Pourquoi le romancier s’occupait-il de ces passants inconnus… ? Par cette raison que l’homme, seul dans la campagne, éprouve le besoin de fixer son attention sur un objet quelconque. L’oisiveté complète de la faculté d’observation est, en effet, une souffrance que l’on combat inconsciemment.
Max avait repris sa marche. Les oliviers restaient en arrière. À peu de distance en avant du promeneur se profilait vaguement la silhouette régulière d’un mur de clôture.
– Ce doit être là, murmura-t-il.
En approchant, il reconnut qu’il ne s’était pas trompé… C’était bien la maçonnerie, portant au sommet les terres vernissées que lui avait annoncées le garçon de l’hôtel.
Pas très haut ce mur, de deux mètres à peine… ; facile à escalader pour toute personne possédant des éléments de gymnastique.
– Voyons, reconnaissons les lieux.
Et lentement, le jeune homme fit le tour de la propriété.
Au jugé, il estima que le jardin enclos devait figurer un parallélogramme presque carré de cinquante mètres en longueur sur environ quarante-cinq dans l’autre sens. À l’intérieur, le mur devait être bordé d’arbres taillés, au feuillage très épais ne permettant pas d’apercevoir la maison d’habitation.
Sur la route seulement une grille laissait le regard distinguer vaguement au bout d’une pelouse, ceinturée de massifs d’arbustes, la toiture du logis.
– C’est la demeure de gens qui tiennent à échapper aux curiosités du voisinage, se confia le romancier.
Et, promenant ses regards autour de lui :
– Un voisinage pas très inquiétant cependant. Le bois d’oliviers d’une part…, ce verger vis-à-vis sur la route, ce hall d’une fabrique quelconque, isolent le bastidou du reste du monde. Ma parole, on aurait voulu un endroit retiré, aux portes de la ville, que l’on n’aurait pu trouver mieux.
Cela était vrai. De quelque côté qu’il portât ses regards, sa vue était arrêtée à peu de distance par des obstacles naturels ou artificiels.
Il fallait être appuyé à la grille pour reconnaître l’emplacement de la maison… et encore au moyen du toit qui, seul, dépassait les verdures masquant le logis.
– À la rigueur, s’affirma Max, on pourrait fort bien emménager et déménager sans être remarqué par personne. Une voiture chargée de meubles arrive, je suppose, vers cette heure-ci. La grille est ouverte. Le véhicule entre dans le jardin, disparaît derrière les massifs… Et cent promeneurs passeront sur la route, sans soupçonner que l’on charge ou décharge des meubles, tentures ou autres. Il s’est écoulé huit jours entre l’arrivée de l’Oxus et la découverte des jeunes femmes sur la promenade de la Corniche. Le ou les individus qui se sont joués de leur bonne foi, ont eu, par suite, tout le temps de « truquer » le bastidou à leur guise.
Il affirma d’un mouvement de tête volontaire.
Une satisfaction montait en lui. Cette joie de sentir que l’on s’avance sur un terrain solide. Toute son argumentation, tous ses calculs de probabilités se développaient normalement, sans infirmer l’hypothèse que la duchesse de la Roche-Sonnaille avait pu dire la vérité.
– Maintenant, murmura le jeune homme, il s’agit de pénétrer dans la place.
Et avec un sourire :
– Escalade, peut-être effraction… Cas grave… ; par bonheur le logis Loursinade est inhabité et non meublé… Donc…
Néanmoins, par mesure de précaution, le romancier décida de franchir la clôture dans sa partie la plus éloignée de la route.
De cette façon, il avait la certitude à peu près complète que nul n’aurait vent de sa bizarre expédition.
Bizarre n’est point trop fort. Il est certain que, le jour où paraîtra le volume que prépare Max Soleil, le jour où sa Préface apprendra au public de quelle façon le jeune auteur s’est documenté, a vécu le roman…, les malins qui, n’ayant jamais accompli un travail consciencieux, nient la conscience des autres, crieront à l’invraisemblance, au bluff.
La réflexion traversa l’esprit de Max, sans rien modifier du reste de sa décision.
Il fila le long du mur, atteignit le point qu’il s’était désigné, exécuta un saut qui permit à ses mains de s’agripper au sommet de l’obstacle. Une traction, un rétablissement, et il se trouva à califourchon sur les faïences bleues de Vallauris.
Passer la jambe à l’intérieur, se laisser glisser, tomber sur le sol en fléchissant sur les jarrets, fut, pour le curieux auteur, l’affaire d’un moment.
Il se releva. Il était dans le jardin de la maison mystérieuse. Une émotion le pénétra… Jusqu’à ce moment, il avait marché vers le secret qu’il pressentait tragique ; maintenant, il entrait dans le drame, dans le décor qui l’avait vu se dérouler.
Mais, ainsi qu’il advient fatalement chez l’écrivain de race, Max était avant tout un homme d’action. L’exécution d’une œuvre littéraire n’est pas comme on le croit généralement à tort, une opération de rêve. Pour créer, il faut agir… ; le rêveur ne produit pas… L’auteur vrai est une sorte de machine vivante apte à transformer la pensée en action.
Donc, Max fouilla dans sa poche, en tira une petite veilleuse électrique automatique, s’assura que son revolver glissait facilement dans la poche ad hoc de son vêtement, puis se lança dans les sentiers étroits qui serpentaient au milieu des massifs.
Comme on le voit, il avait bien préparé son expédition.
Deux minutes plus tard, il s’arrêtait devant la façade postérieure du bastidou. Précédée d’un perron de deux marches, une petite porte de service se découpait à droite, presque à l’angle du bâtiment. Il s’en approcha…, actionna sa lampe et en dirigea le rayon sur la serrure.
Une couche épaisse de rouille la recouvrait, foisonnant en mousse rougeâtre, ainsi que cela se présente lorsque le métal est, selon l’expression technique, pourri ; en d’autres termes, quand le fer est oxydé à ce point que l’on ne saurait plus l’utiliser, quelque nettoyage auquel l’on procède.
De toute évidence, la porte n’avait pas été ouverte depuis fort longtemps.
Max introduisit la lame de son canif dans la serrure, tâtonna un instant et le pêne glissa sans claquement, avec un bruissement cotonneux. Cette absence de toute détente confirmait la première impression du visiteur.
Le battant ayant tourné péniblement sur ses gonds, le romancier aperçut un étroit couloir, entre les parois duquel s’élevait un escalier de quatre marches, aboutissant à une seconde porte.
Celle-ci, ouverte à son tour, au moyen d’un simple bouton de cuivre vert-dégrisé, l’explorateur se trouva dans une salle carrelée, que l’évier à la pierre usée et noire, et le fourneau aux faïences sales, lui firent reconnaître pour la cuisine.
Sur le sol, la poussière du temps, lentement accumulée, avait conservé des traces de pas. Le jeune homme les examina, mais presque aussitôt il se releva avec un haussement d’épaules.
– Les pas des policiers qui vinrent, il y a quatre mois, contrôler les assertions de la duchesse… Parbleu ! Ceux qui ont enlevé les meubles, ne sont pas des naïfs… Ils auraient évidemment fait disparaître des traces aussi apparentes.
Et, promenant autour de lui un regard aigu :
– Non, rien, allons plus loin. Cette entrée vitrée doit conduire aux appartements.
Il désignait une porte dont le panneau supérieur était remplacé par deux vitres, abominablement encrassées.
– Mâtin, murmura encore l’écrivain… Si la duchesse a exprimé la vérité… ses ennemis se sont donné bien du mal pour resalir comme cela, après leur coup fait.
Les carreaux, en effet, apparaissaient tellement maculés qu’ils en étaient complètement opaques :
– Comme la poussière s’amasse en quatre mois dans ce pays marseillais, plaisanta le jeune homme. Elle va bien la poussière de Marseille.
Et hochant la tête :
– Il est vrai qu’il s’agissait de démontrer que le bastidou était inhabité depuis une année…
Il ouvrit, allongea au dehors la main tenant l’ampoule électrique, et examinant le verre par transparence :
– C’est bien cela… On a mouillé les vitres avec de l’eau légèrement gluante…, probablement de l’eau contenant un peu de farine… Et là-dessus, on a projeté de la poussière fine… ; on a laissé sécher, puis on a frotté avec un chiffon, un papier, peu importe, afin de détacher les grumeaux…
Il rit silencieusement.
– Seulement, on n’a pu ainsi faire disparaître les lignes liquides tracées par l’éponge, dont on s’était servi pour « coller » la surface des carreaux… La police n’y a rien vu… C’est qu’il fallait regarder par transparence… Et elle n’a pas pris cette peine, parce que, aussitôt avisée du décès antérieur du docteur Rodel, elle avait admis, ipso facto, que le bastidou n’avait pas été habité depuis. Allons, allons, madame la duchesse, la faculté et la police vous tiennent pour insensée ; mais un simple auteur vous croit très raisonnable… Cela n’a l’air de rien, c’est cependant quelque chose.
Derrière la porte vitrée s’allongeait un couloir tapissé d’un papier en lambeaux, moiré par l’humidité et présentant de nombreuses solutions de continuité. Max ne s’y arrêta pas.
Au centre de la paroi de droite, une porte, recouverte d’une couche de peinture écaillée, lui donna accès dans une pièce assez spacieuse, qu’à la disposition des boiseries, il reconnut être une salle à manger.
Soudain, il demeura immobile cloué sur place.
La lumière de sa lampe dessinait un cercle de clarté sur le plancher poussiéreux, où se marquait une empreinte de pied.
Ah ! un pied qui ne pouvait être confondu avec ceux dont il avait constaté le passage dans la cuisine.
Celui-ci, chaussé sans doute de pantoufles de feutre, apparaissait petit, cambré, élégant. La netteté de la trace permettait d’affirmer que ce pied se posait légèrement et résolument sur le sol, qu’il était alerte, mutin même.
Une femme de taille à peine moyenne, ou un jeune garçon avaient pu seuls révéler ainsi leur passage.
Max se pencha sur l’empreinte. Oh ! évidemment elle était plus récente que les autres, car le rebord de poudre qui la cernait, avait conservé ses arêtes aiguës… Le pourtour ne s’était point arrondi par le lent glissement des molécules sur la pente du modelage en creux.
– On est venu ici depuis la visite de la police… Qui diable se livre à pareille expédition ?
Et regardant mieux, le romancier s’aperçut que l’empreinte était précédée et suivie d’autres traces analogues.
Leur propriétaire était entré par une porte située en face de celle par laquelle Max avait pénétré dans la salle.
Il avait marché jusqu’au milieu de la pièce, s’était arrêté là un instant ; des marques plus profondes, plus accentuées le démontraient, puis il était revenu sur ses pas pour sortir.
Mû par une curiosité soudainement éveillée en lui, Max suivit la piste. À la porte, une surprise l’attendait. Celle-ci s’entrebâillait. Le visiteur ou la visiteuse n’avait pas pris le soin de la refermer ; il ou elle l’avait simplement tirée sur ses talons.
– Qui cela peut-il être ?
Murmurant la question, l’auteur fit tourner le battant… Il arriva ainsi dans le vestibule ; à sa droite, l’entrée principale, réservée dans la façade regardant la route, le lui indiquait.
Mais cette entrée, elle, n’était point close. L’un des battants s’ouvrait au large, ramené contre la muraille où se fixaient ses gonds.
Et le dallage conservait encore les traces mystérieuses.
Elles traversaient franchement le vestibule et disparaissaient derrière une porte, sise exactement vis-à-vis celle de la salle à manger.
Max comprit que le bastidou avait été construit suivant la distribution classique des petites propriétés de banlieue. Vestibule au centre, d’un côté, la salle à manger, de l’autre le salon.
L’être inconnu s’était donc introduit dans cette dernière pièce. Qu’allait-il y faire ?
Ma foi, ses empreintes parleraient pour lui… Les suivre était le plus sage. Mais rien n’est parfois plus difficile que les choses qui semblent aisées.
À peine Max Soleil mettait-il la main sur la poignée de la porte du salon, que celle-ci s’ouvrit brusquement. Une silhouette humaine, en qui l’écrivain crut reconnaître un jeune garçon, bondit dans le vestibule, fit sauter en l’air la petite lampe électrique qui s’éteignit, et se précipita au dehors par l’issue principale, laquelle se referma avec une résonnance sourde qui se répercuta dans toute la maison vide.
Un instant surpris, Max s’élança à la poursuite de l’apparition inconnue ; mais la porte du jardin était fermée… Son couteau eut facilement raison de la serrure, seulement quelques instants furent perdus ainsi.
Quand le jeune homme sortit, le visiteur avait disparu.
Cependant, en prêtant l’oreille, il lui sembla discerner le bruit à peine perceptible d’une course légère. Cela venait du fond du jardin, du côté opposé à la route. Sans hésiter, Max se lança dans cette direction.
Il avait à peine parcouru vingt mètres, quand un fracas se produisit… On eût cru entendre une pierre tombant et se brisant sur le sol.
– Il escalade le mur… Il a fait glisser une des plaques vernissées de la crête.
Et le jeune homme redouble de vitesse. Voici le mur. Mais il n’y a plus personne. À terre, on distingue les fragments d’une des plaques bleues de Vallauris.
Max s’élance. Ses doigts saisissent la crête. Il n’achève pas de se hisser. À peu de distance, le roulement d’une voiture résonne dans la nuit. Un éclat de rire passe dans l’obscurité.
Il se laisse retomber sur le sol du jardin. Il a compris. Le fugitif est en sûreté. Un véhicule l’emporte à grande allure, il n’est pas possible de le rejoindre.
Malgré lui, le jeune homme songe à cette voiture, aux lanternes non allumées, qu’il a remarquée sur la route d’Aubagne. Y a-t-il un rapprochement à faire entre ceci et cela ? Mais il a un haussement d’épaules.
– Rentrons… les traces de ce singulier promeneur m’indiqueront peut-être ce qu’il cherchait dans cette maison abandonnée.
De nouveau, Max traverse le jardin. Il rentre dans le vestibule. Une allumette qu’il enflamme lui fait retrouver sa lampe électrique, qui a roulé jusqu’au fond de la salle.