Les dernières Aventures de Sherlock Holmes - Arthur Conan Doyle - E-Book

Les dernières Aventures de Sherlock Holmes E-Book

Arthur Conan Doyle

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Beschreibung

Nous avions, Holmes et moi, un faible marqué pour le Bain Turc. Là, dans la bonne lassitude du séchoir, au cours d’une fumerie, je le trouvais moins réticent, plus intime que partout ailleurs. L’établissement de Northumberland Avenue offre, en son dernier étage, un coin meublé de deux couchettes jumelles. Nous y étions étendus l’un et l’autre le 3 septembre 1902, jour où débute cette histoire. Comme je demandais à Holmes s’il n’avait aucune affaire en train, il projeta brusquement hors des couvertures qui l’enveloppaient ses bras nerveux, longs et minces ; puis, d’une poche intérieure de son veston pendu près de lui, il tira une lettre.
— Ceci peut n’être, dit-il, que la démarche inconsidérée d’un esbroufeur, d’un homme qui se donne de l’importance. À moins que nous ne soyons, au contraire, devant une question de vie ou de mort. Je n’en sais pas plus que n’en contient ce message.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Les dernières Aventures de Sherlock Holmes

Arthur Conan Doyle

1926

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383836025

PRÉFACE DE L’AUTEUR

Je crains que M. Sherlock Holmes ne finisse par ressembler à ces ténors célèbres qui, survivant à leur époque, restent toujours tentés de multiplier les adieux à leurs indulgents auditoires. L’heure est venue pour lui de disparaître, d’aller où va toute chair, réelle ou fictive. On aime à penser qu’il y a, pour les enfants de l’imagination, une sorte de limbes fantastiques, un lieu étrange, impossible, où les « beaux » de Fielding continuent de faire les galants auprès des « belles » de Richardson, où les héros de Walter Scott se pavanent comme naguère, où les délicieux cockneys de Dickens ne cessent pas de soulever le rire, où les mondains de Thackeray persévèrent dans leurs égarements. Peut-être Sherlock et son ami Watson trouveront-ils place pour un temps dans quelque humble coin de ce Walhalla, tandis qu’un autre limier de police plus astucieux, doublé d’un compagnon moins astucieux encore, occupera le théâtre qu’ils auront laissé vide.

La carrière de Sherlock a été longue, quoiqu’il ne faille rien exagérer : quand des messieurs décrépits viennent me raconter que la lecture de ses exploits captiva leur enfance, ils ne reçoivent pas de moi l’accueil qu’ils paraissent attendre. On n’aime guère à se voir rappeler sans ménagement ses dates personnelles. Exactement parlant, Holmes fit ses débuts dans Un crime étrange et La marque des quatre, deux petits romans publiés entre 1887 et 1889.

C’est en 1891 et dans le Strand Magazine que s’ouvrit, par Un scandale en Bohême, la nombreuse série des contes dont il allait être le héros. Le public non seulement les apprécia, mais parut en désirer d’autres. En sorte qu’échelonnés à intervalles divers sur une période de trente-six ans, ils se sont trouvés n’être pas moins de cinquante-six, répartis en volumes dans les Aventures, les Mémoires, le Retour et la Nouvelle Chronique de Sherlock Holmes ; en plus de quoi restaient les douze qui font la matière de ce livre. Holmes avait commencé sa carrière au déclin de l’ère victorienne ; il la poursuivit durant le règne trop court d’Édouard ; il s’est arrangé pour garder sa petite place jusqu’en nos jours fiévreux. Ceux qui dans leur jeunesse ont lu ses premiers exploits peuvent voir aujourd’hui leurs enfants devenus grands en lire la suite dans le même magazine. Exemple frappant de la patience et de la fidélité du public britannique.

J’avais fermement résolu d’en finir avec Sherlock au terme des Mémoires ; il me semblait n’avoir pas à canaliser dans une seule direction mon activité littéraire. Cette figure au profil net, au corps dégingandé, prenait une part excessive de mon imagination. Je fis comme j’avais décidé. Par bonheur, le coroner n’avait point rendu son arrêt sur le cadavre, si bien qu’après un long intervalle il ne me fut pas difficile de répondre aux flatteuses exigences du lecteur en revenant sur une conclusion précipitée. Je ne m’en suis jamais repenti, ayant constaté dans la pratique que ces esquisses ne m’empêchaient point de m’essayer ni de trouver mes limites dans des genres littéraires aussi variés que l’histoire, la poésie, le roman historique, la recherche psychique et le drame. Holmes n’eût-il pas existé, je n’aurais pas fait plus : peut-être seulement a-t-il jeté un peu d’ombre sur la partie plus sérieuse de mon œuvre.

Ainsi donc, lecteur, adieu à Sherlock Holmes ! Je vous remercie pour l’attachement que vous lui avez montré, espérant qu’en retour il vous aura distrait des soucis de la vie et procuré, parfois, ce réconfort d’un divertissement spirituel qu’on ne trouve que dans le royaume enchanté du romanesque.

ARTHUR CONAN DOYLE

IL’ILLUSTRE CLIENT

— Cela ne peut plus nuire à personne, me répondit Sherlock Holmes quand je lui renouvelai pour la dixième fois la demande que je lui adressais depuis des années.

Et c’est ainsi que j’obtins l’autorisation de rendre public un épisode de sa carrière qui en marqua, sous certains rapports, le couronnement.

Nous avions, Holmes et moi, un faible marqué pour le Bain Turc. Là, dans la bonne lassitude du séchoir, au cours d’une fumerie, je le trouvais moins réticent, plus intime que partout ailleurs. L’établissement de Northumberland Avenue offre, en son dernier étage, un coin meublé de deux couchettes jumelles. Nous y étions étendus l’un et l’autre le 3 septembre 1902, jour où débute cette histoire. Comme je demandais à Holmes s’il n’avait aucune affaire en train, il projeta brusquement hors des couvertures qui l’enveloppaient ses bras nerveux, longs et minces ; puis, d’une poche intérieure de son veston pendu près de lui, il tira une lettre.

— Ceci peut n’être, dit-il, que la démarche inconsidérée d’un esbroufeur, d’un homme qui se donne de l’importance. À moins que nous ne soyons, au contraire, devant une question de vie ou de mort. Je n’en sais pas plus que n’en contient ce message.

Le message venait du Carlton Club, il était daté de la veille au soir. Je lus :

« Sir James Damery présente ses compliments à M. Sherlock Holmes. Il voudrait aller le voir demain à quatre heures et demie de l’après-midi. Le sujet dont il aurait à l’entretenir est non seulement très délicat, mais très grave ; il espère donc que M. Holmes fera le possible pour lui accorder ce rendez-vous et le lui confirmer au Carlton Club par téléphone. »

— Inutile, de vous dire que le rendez-vous est déjà confirmé, Watson, fit Holmes quand je lui remis la lettre. Savez-vous rien de ce Damery ?

— Je sais que son nom est très répandu dans la société.

— J’en sais un peu davantage. On lui prête une sorte de talent pour arranger les affaires délicates en les dérobant à la curiosité des journaux : rappelez-vous ses négociations avec Sir George Lewis à propos du testament Hammerford. C’est un homme du monde qui a un penchant naturel pour la diplomatie. J’aime à croire qu’en la circonstance actuelle il ne se fourvoie pas et qu’il a véritablement besoin de notre assistance.

— Notre ?

— Oui, si je puis compter sur vous, Watson.

— C’est un honneur que vous me faites.

— Alors, entendu : demain après-midi, quatre heures, quatre heures trente. Nous avons jusque-là pour n’y plus penser.

J’habitais à cette époque un appartement personnel dans Queen Street, mais je ne fus pas moins en avance chez Holmes. À quatre heures et demie tapant, le colonel Sir James Damery se faisait annoncer. À peine est-il nécessaire que je le décrive, bien des gens n’auront pas oublié ce personnage rond, épanoui, honnête, sa large face rasée et, surtout, sa voix d’une douceur si plaisante. La franchise reluisait dans le gris de ses prunelles irlandaises, un sourire de bonne humeur jouait sur ses lèvres mobiles. Son huit-reflets, sa redingote sombre, le moindre détail de sa toilette, depuis la perle piquée dans sa cravate de satin noir jusqu’à ses guêtres couleur de lavande et jusqu’à ses chaussures vernies, tout, chez lui, accusait la méticuleuse élégance pour laquelle il était célèbre. Dans la petite chambre, cet aristocrate avait vraiment grand air.

— Je m’attendais bien à trouver ici le docteur Watson, dit-il en s’inclinant avec courtoisie. Sa collaboration nous sera précieuse, monsieur Holmes, car nous avons aujourd’hui contre nous un homme à qui la violence est familière, un de ces hommes qui, littéralement, ne reculent devant rien : je n’en vois pas de plus dangereux en Europe.

— Plusieurs de ceux que j’ai eus à combattre méritèrent avant lui cette flatteuse épithète, fit en souriant Holmes. Vous ne fumez pas ? Alors, vous m’excuserez d’allumer ma pipe. Si votre homme est plus dangereux que feu le professeur Moriarty ou que le très vivant colonel Sébastien Moran, il vaut la rencontre. Vous demanderai-je comment il s’appelle ?

— Avez-vous entendu parler du baron Gruner ?

— L’assassin autrichien ?

Le colonel Damery leva au ciel des mains gantées de chevreau ; et partant de rire :

— Ah ! voilà un trait digne de vous, monsieur Holmes. Admirable ! Ainsi, vous avez déjà jaugé notre baron ?

— Il m’appartient de connaître les criminels du Continent. Qui aurait pu lire le procès de Prague sans être fixé sur la culpabilité de l’accusé ? C’est uniquement un point de droit et la mort suspecte d’un témoin qui le sauvèrent. Je le tiens pour l’assassin de sa femme aussi fermement que si j’avais assisté au prétendu accident du col de Splugen. Je n’ignorais pas qu’il fût venu en Angleterre et j’avais le pressentiment que tôt ou tard il me donnerait de la besogne. Eh bien, voyons, en quoi relève-t-il de nous ? Ce n’est pas le vieux drame qui ressuscite, je suppose ?

— C’est plus sérieux que cela. Punir le crime a son importance, le prévenir en a plus encore. Il est affreux, monsieur Holmes, de voir se préparer un événement redoutable, se développer une situation dont l’issue ne fait aucun doute, et de n’avoir qu’à se croiser les bras. Concevez-vous pour un être humain quelque chose de plus pénible ?

— Non, peut-être.

— Alors, vous sympathiserez avec le client dont je représente ici les intérêts.

— J’ignorais que vous ne fussiez qu’un intermédiaire. Le principal intéressé, quel est-il ?

— Là-dessus, laissez-moi vous demander de ne pas insister, monsieur Holmes. Je dois pouvoir assurer votre client que le nom très honoré qu’il porte ne sera pas prononcé. S’il intervient, c’est pour les motifs les plus respectables, les plus chevaleresques ; mais il préfère ne point paraître. Une juste rémunération vous est garantie, vous aurez toute liberté de mouvements. Dans ces conditions, n’est-ce pas, un nom de plus ou de moins ne vous serait pas de grand’chose ?

— Pardonnez-moi, dit Holmes. Qu’il y ait du mystère à l’un des bouts des affaires que je traite, j’en ai l’habitude ; qu’il y en ait aux deux bouts, c’est trop. Je regrette d’avoir à décliner la mission dont on veut me charger.

Notre visiteur manifesta un grand trouble ; sur son visage sensible, l’émotion se reflétait autant que la déception.

— Vous ne vous rendez pas compte de l’effet de votre refus, monsieur Holmes. Vous me placez devant un grave dilemme. Car certainement vous seriez fier de prendre l’affaire en mains si j’avais le droit d’en révéler tous les détails ; mais je suis formellement tenu à être discret. Du moins, m’autorisez-vous à vous l’exposer dans la mesure du possible ?

— Oui, s’il est bien compris que je ne m’engage à rien.

— C’est compris. Et d’abord, vous connaissez sans doute de nom le général de Merville ?

— Le héros de Khyber ? En effet, je le connais de nom.

— Il a une fille, Violette de Merville, jeune, riche, accomplie, merveilleuse sous tous les rapports. C’est d’elle qu’il s’agit, de cette enfant charmante et innocente. Nous essayons de l’arracher aux griffes d’un bandit.

— Le baron Gruner ? Il aurait donc quelque empire sur elle ?

— Le plus fort qui se puisse exercer sur une femme, l’empire de l’amour. Le baron, vous le savez peut-être, est un homme d’une beauté extraordinaire ; il a des manières captieuses, une jolie voix, cet air de romanesque et de secret qui impressionne tant une femme. Enfin, il passe pour tenir à merci le beau sexe et pour avoir usé largement de ses faveurs.

— Comment un pareil homme a-t-il pu se rencontrer avec une jeune fille aussi haut placée que miss Violette de Merville ?

— À l’occasion d’un voyage d’agrément dans la Méditerranée. Les passagers du yacht, bien que choisis, payaient leurs places. Quand les organisateurs de la partie s’avisèrent de ce qu’était le baron, il avait déjà fait son œuvre. Il avait su, par ses empressements, gagner le cœur de miss de Merville. Dire qu’elle l’aime, ce n’est pas assez dire. Elle en raffole, elle en est obsédée. Hors de lui, rien n’existe pour elle sur la terre. Elle ne supporte pas qu’un mot soit articulé contre lui. On a tout fait pour la guérir de cette passion insensée, mais en vain. Et comme elle est majeure, comme, en outre, elle a une volonté de fer, on est à bout d’expédients pour la préserver d’un coup de tête.

— Sait-elle l’affaire d’Autriche ?

— Le fourbe lui a tout avoué des scandales de sa vie, en les lui présentant de telle sorte qu’il prenait figure de martyr méconnu. Elle a une foi absolue en sa parole et n’écoute personne d’autre.

— Diable ! Mais n’auriez-vous point, par inadvertance, trahi le nom de votre client ? Ce doit être le général de Merville ?

Notre visiteur s’agita sur son siège.

— Je pourrais vous le laisser croire, je vous tromperais, monsieur Holmes. De Merville est un homme démoralisé, brisé. Lui qui jamais n’avait eu de défaillance sur le champ de bataille, il a perdu aujourd’hui toute énergie ; ce n’est plus qu’un vieillard affaibli, cassé, hors d’état de lutter contre un scélérat brillant et résolu comme l’Autrichien. Quant à mon client, ami intime du général, lié avec lui depuis des années, il portait déjà un intérêt paternel à miss de Merville alors qu’elle était une fillette en jupes courtes. Il ne peut voir de sang-froid se consommer le désastre. Et comme il n’y a pas là de quoi faire appel à Scotland Yard, il m’a prié de venir vous trouver, à la condition expresse, toutefois, que je ne le mettrais pas en cause. Certes, monsieur Holmes, vous êtes, si vous le voulez, de force à l’identifier malgré moi ; mais je vous demande sur votre honneur de vous en abstenir et de ne pas chercher à percer son incognito.

Holmes eut un étrange sourire.

— Je crois, dit-il, ne pas trop m’engager en vous le promettant. Au surplus, votre problème m’intéresse, je suis prêt à l’étudier. Comment resterai-je en communication avec vous ?

— On saura toujours où me trouver au Carlton Club. Néanmoins, dans le cas d’urgence, vous n’auriez qu’à demander le numéro de téléphone XX. 31.

Holmes prit note du numéro, et, toujours souriant, son agenda ouvert sur ses genoux :

— L’adresse actuelle du baron, s’il vous plaît ?

— Vernon Lodge, près de Kingston. C’est une grande maison. Des spéculations assez louches mais heureuses ont enrichi le baron, ce qui en fait un adversaire d’autant plus redoutable.

— Est-il chez lui à cette heure-ci ?

— Oui.

— Pouvez-vous me donner sur lui quelques renseignements supplémentaires ?

— Il a des goûts onéreux, la passion des chevaux, par exemple : il figura dans les parties de polo à Hurlingham, mais cela ne dura pas, il dut s’effacer après le bruit soulevé par le procès de Prague. Il collectionne les tableaux et les livres. Il a un côté artiste très développé. Si je ne me trompe, il jouit d’une autorité reconnue en matière de porcelaines chinoises, et il a écrit là-dessus un ouvrage.

— Esprit complexe, fit Holmes. Il en va ainsi de tous les grands criminels. Mon vieil ami Charlie Peace avait la bosse du violon. Wainwright était un artiste peu ordinaire. Je pourrais allonger la liste. Allons, Sir James, prévenez votre client que je m’occupe du baron Gruner. Je ne vous en dis pas davantage. J’ai sur son compte mes petits renseignements personnels. Nous trouverons bien un moyen d’engager l’affaire.

Notre visiteur parti, Holmes se perdit si longtemps dans ses pensées que je crus qu’il avait oublié ma présence. Enfin, tout d’un coup, il redescendit sur terre.

— Eh bien, qu’en pensez-vous, Watson ?

— Que vous devriez voir au plus tôt la jeune personne.

— Si son pauvre vieux père, dans le désespoir où il est, n’a pas de prise sur elle, comment en aurais-je davantage, moi étranger ? Non pas que votre idée soit absolument mauvaise ; mais nous devrions, je crois, pour commencer, procéder différemment. Peut-être le concours de Shinwell Johnson ne nous serait-il pas inutile.

L’occasion m’a jusqu’ici manqué de nommer Shinwell Johnson dans ces mémoires, parce que rarement j’emprunte mes cas à la dernière période de la carrière d’Holmes. Durant les premières années du siècle, Johnson nous devint un auxiliaire très appréciable. Il s’était fait auparavant, j’ai regret à le dire, la réputation d’un malfaiteur dangereux, et avait purgé deux condamnations à Parkhurst. Venu enfin à résipiscence, il avait lié partie avec Holmes, auquel il servait d’agent dans les bas-fonds criminels de Londres : les renseignements qu’il en rapportait se trouvèrent être souvent d’une importance capitale. Mouchard de la police, il n’eût pas tardé d’être éventé ; mais comme il s’occupait d’affaires qui jamais n’allaient directement devant les tribunaux, on ne se méfiait pas de lui. Le prestige de deux condamnations lui donnait son entrée libre dans tous les établissements clandestins, maisons de débauche et tripots de Londres ; et la promptitude de son observation, la vivacité de son intelligence en faisaient un indicateur idéal. C’est à lui que parlait de recourir aujourd’hui Sherlock Holmes.

Des obligations professionnelles m’empêchèrent d’être auprès de mon ami lorsqu’il prit ses premières mesures. Mais un soir, sur son invitation, j’allai le voir au Simpson. Là, devant une petite table, à une fenêtre d’où nous regardions rouler le flot torrentueux du Strand, il me fit connaître l’état des choses.

— Johnson est en quête, me dit-il. J’ai l’espoir qu’il ne fera pas buisson creux. C’est dans les profondeurs souterraines où le crime prend ses racines que nous devons lever les secrets de notre baron.

— Mais si miss Violette n’accepte pas ce qui est connu de tout le monde, quelle découverte nouvelle la détournerait de son dessein ?

— Sait-on jamais, Watson ? Un cœur et un esprit de femme sont d’insolubles énigmes pour le mâle. Un crime se pardonne ou se justifie, un tort moindre révolte. Le baron Gruner m’a fait remarquer…

— Comment, vous a fait remarquer ?

— Ah ! mais, c’est vrai, je ne vous ai pas dit mon plan. Eh bien, voilà : quand j’en ai à quelqu’un, j’aime à l’approcher le plus possible, à le regarder dans les yeux, à tâter le bois dont il est fait. Sitôt mes instructions données à Johnson, je sautai dans un cab et me fis porter à Kingston, où je trouvai le baron Gruner dans les dispositions les plus affables.

— Il vous reconnut ?

— Sans peine : je lui avais fait passer ma carte. C’est un digne antagoniste, froid comme glace, voix de velours, façons caressantes, homme du monde autant que pas un de vos consultants, venimeux autant qu’un cobra. Il a ce qu’on nomme de la branche. C’est, véritablement, un grand seigneur du crime : au dehors, les grâces d’un salon aristocratique, au dedans la cruauté de la tombe. Je suis heureux qu’on ait appelé mon attention sur le baron Gruner.

— Vous dites qu’il fut affable ?

— Un chat qui ronronne quand il croit voir venir une souris. L’affabilité de certaines gens est plus mortelle que la violence des âmes grossières. Il me fit un accueil caractéristique :

« — Je pensais bien que nous nous rencontrerions tôt ou tard, monsieur Holmes. Le général de Merville vous a probablement chargé d’empêcher mon mariage avec sa fille Violette ? Convenez que je ne me trompe pas ?

« J’en convins.

« — Mon cher monsieur, vous ne réussirez qu’à ruiner une réputation bien acquise. Ce n’est pas ici un cas où vous puissiez triompher. L’entreprise ne vous rapportera rien. Et je ne parle pas des dangers qu’elle offre. Croyez-en l’avis que je vous donne, restez-en là.

« — C’est curieux, répondis-je, mais, en fait d’avis, j’allais vous donner le même. Je fais grand cas de votre intelligence, baron, et, si peu que je vous aie vu, le sentiment que j’avais de vous n’en est pas affaibli. Parlons d’homme à homme. Personne ne désire fouiller dans vos antécédents ni vous tracasser hors de propos. Ce qui est réglé est réglé, vous nagez en eaux calmes. Mais, à persister dans votre idée de mariage, vous susciteriez contre vous un monde d’ennemis puissants ; on n’aurait de cesse qu’on ne vous eût rendu l’Angleterre intenable. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Vous ne seriez que sage de laisser tranquille miss Violette. Il vous déplairait sûrement qu’on rappelât au jour le passé.

« Le baron avait sous le nez deux brins de poil cosmétiques, pareils aux antennes d’un insecte, qui frétillaient de plaisir pendant que je parlais. Enfin, dans un petit rire :

« — Excusez ma gaieté, monsieur Holmes, me dit-il ; franchement, je vous trouve comique d’engager cette partie sans un atout dans votre jeu. Personne, j’en suis certain, ne jouerait mieux que vous, mais votre résolution est quand même touchante. Non, pas un atout dans votre jeu, monsieur Holmes, pas le moindre.

« — À ce qu’il vous semble.

« — À ce que je sais. Et souffrez que je vous le prouve ; car mon jeu est tel que je puis me permettre d’étaler mes cartes. Ma chance veut que j’aie entièrement gagné l’affection de miss Violette ; et cela, sans lui avoir rien caché des accidents de ma vie passée. Je l’ai avertie, de surcroît, que certaines personnes mal intentionnées, au nombre desquelles vous vous reconnaîtrez, j’espère, ne manqueront pas de lui en venir faire des commentaires. Je lui ai enseigné la façon de leur répondre. Vous avez entendu parler de la suggestion post-hypnotique, monsieur Holmes ? Eh bien, vous verrez comment elle opère : car un homme doué de personnalité peut user de l’hypnotisme sans simagrées, sans passes. Ainsi, miss Violette est prête à vous recevoir. Ne doutez pas que, si vous le voulez, vous obteniez d’elle un rendez-vous ; elle ne demande qu’à satisfaire aux volontés de son père, sauf uniquement sur le petit point qui nous occupe.

« Il semblait, Watson, que le dernier mot fût dit. Je pris donc congé du baron avec toute la hauteur dont je me sentis capable. Mais comme je tournais le bouton de la porte, il m’arrêta.

« — À propos, monsieur Holmes, vous connaissez Le Brun, le policier français ?

« — Oui.

« — Et vous savez ce qui lui arriva ?

« — J’ai compris qu’il avait été attaqué et pour jamais estropié par des apaches de Montmartre.

« — On ne peut être plus exact, monsieur Holmes. Par une coïncidence bizarre, ce Le Brun avait, la semaine d’avant, fureté dans mes affaires. Gardez-vous de l’imiter, cela ne porte pas bonheur, d’autres que lui s’en sont aperçus. Conclusion : ne vous mettez pas en travers de mon chemin. Adieu.

« Et voilà, Watson. Maintenant, vous êtes, suivant l’expression du jour, à la page.

— Le gaillard m’a l’air dangereux.

— Extrêmement dangereux. Je dédaigne les fanfarons ; mais il est, lui, de ces gens qui en disent moins qu’ils ne pensent.

— Avez-vous à intervenir ? Qu’importe qu’il épouse la jeune fille ?

— Étant donné qu’il a, sans contredit, tué sa première femme, je prétends qu’il importe beaucoup. Et puis, songez à notre client. Bon, bon, inutile de discuter. Quand vous aurez fini votre café, vous ne ferez pas mal de m’accompagner chez moi. Le joyeux Shinwell doit m’y attendre.

Effectivement, nous trouvâmes Shinwell chez Holmes. C’était une sorte de géant grossièrement bâti, rougeaud, à mine de scorbutique ; sa cauteleuse intelligence ne se trahissait qu’à l’éclat de ses yeux. Il avait, paraît-il, exploré à fond le domaine dont il avait fait son royaume, et il en avait ramené une personne que nous vîmes assise près de lui, une jeune femme mince, longue comme une flamme, figure intense et pâle, flétrie par la mauvaise vie et le chagrin, déjà marquée du stigmate des années comme d’une lèpre.

— Voici miss Kitty Winter, dit-il en nous la présentant d’un geste de sa main grasse. Ce qu’elle ne sait pas… Mais à elle le crachoir. Une heure après votre message, je la tenais, monsieur Holmes.

— Pas malin de me trouver, fit la jeune femme. Mon adresse ? L’Enfer, Londres ; la même que pour le gros Shinwell. On est des vieux copains, nous deux, le gros. Mais, tonnerre ! je sais un particulier qui mériterait un enfer encore plus bas, s’il y a une justice au monde : c’est l’homme qui vous intéresse, monsieur Holmes.

Holmes sourit.

— Vos désirs pourraient fort bien se réaliser, miss Winter.

— Pour peu qu’on puisse vous aider, j’en suis jusqu’à la gauche ! s’écria-t-elle avec une énergie farouche.

Et son blême visage exprimait une résolution de haine comme on en voit rarement chez une femme, sinon même chez un homme.

— Ne vous inquiétez pas de mon passé, monsieur Holmes, ça n’a pas d’importance ; ce que je suis, c’est par Adelbert Gruner que je le suis. Ah ! pouvoir le démolir !

Serrant frénétiquement les poings et les brandissant :

— Pouvoir le pousser à l’égout, comme il y en a poussé tant d’autres !

— Vous savez de quoi il retourne ?

— Le gros Shinwell m’en a dit deux mots. Encore une qui se laisserait enjôler, cette fois pour le bon motif. Mais vous ne voulez pas de ça. Vous le connaissez assez, le démon, pour ne pas vouloir qu’une brave demoiselle ayant toute sa raison s’en aille habiter la même paroisse.

— Elle n’a plus toute sa raison. L’amour lui brouille la cervelle. Elle a tout appris sur le compte de cet homme : rien n’y fait.

— On lui a raconté l’assassinat ?

— Oui.

— Bon Dieu ! Elle en a, du cran !

— Tout ce qu’on lui raconte n’est pour elle que calomnies.

— Pourquoi ne pas lui fournir des preuves ?

— Auriez-vous les moyens de nous y aider ?

— Est-ce que déjà je n’en suis pas une ? Qu’on me mette en face de cette femme, qu’on me laisse lui dire comment il s’est comporté envers moi…

— Vous feriez cela ?

— Si je le ferais !…

— Eh bien, cela vaut peut-être la peine qu’on essaye. Mais il lui a déjà, de lui-même, confessé la plupart de ses torts ; elle les a pardonnés ; je crois bien qu’elle ne veut pas qu’on lui en reparle.

— Je lui dirai des choses que, pour sûr, il ne lui a pas dites. J’ai quelque idée d’un ou deux meurtres en dehors de celui qui a fait tant de bruit. À propos de quelqu’un qui lui avait un jour gêné le passage, je l’ai entendu déclarer, sans baisser les yeux : « Un mois plus tard, c’était un homme mort. » Je ne vivais pas toujours tranquille avec lui. Mais n’importe, voyez-vous, je l’aimais. Tout ce qu’il faisait, je le prenais comme le prend aujourd’hui votre malheureuse. Une chose, une seule, me porta un coup ; et, parbleu, s’il n’avait eu cette langue empoisonnée, cet art de mentir et de flatter quand il s’explique, je l’aurais lâché le soir, même. Il devait être gris, ce soir-là, ou bien il ne m’aurait pas montré ce livre…

— Quel livre ?

— Un livre qu’il possède, relié de cuir brun, avec ses armes en or sur la couverture. Cet homme, monsieur Holmes, se fait gloire de collectionner les femmes. Il les collectionne comme d’autres les papillons. Il les a réunies dans un livre, en photographies, avec les noms, les détails, tout ce qui les concerne. C’est un affreux livre, un livre comme n’en aurait pas composé un autre homme, même sorti du ruisseau. Et c’est pourtant son livre. « Les âmes que j’ai ruinées », aurait-il pu écrire en tête. Mais à quoi bon vous dire cela ? Le livre ne vous servirait à rien, même si vous pouviez l’avoir.

— Où est-il ?

— Comment le saurais-je maintenant ? Voilà un assez long temps qu’Adalbert et moi on n’est plus ensemble. C’est un homme précis, rangé, sous bien des rapports ; il est donc possible que le livre se trouve encore au fond du bureau ancien, dans la pièce intérieure attenante à son cabinet de travail. Vous connaissez la maison ?

— Je connais le cabinet.

— Vrai ? Faut croire que vous ne flânez pas si vous n’êtes à l’œuvre que depuis ce matin. Le cher Adelbert a peut-être cette fois trouvé son maître. La pièce de devant est celle où il a toutes ses porcelaines de Chine dans la grande vitrine entre les deux fenêtres. Derrière la table à écrire se trouve une porte donnant sur la petite pièce intérieure : c’est là qu’il range ses papiers.

— Il ne craint pas les voleurs ?

— Il n’est pas froussard, ses pires ennemis ne lui en feraient pas le reproche. D’ailleurs, il sait se garder. Il a une sonnerie d’alarme pour la nuit. Et puis, enfin, qu’est-ce qu’un voleur trouverait à prendre chez lui en dehors de ses porcelaines ?

— Mauvaise affaire, la porcelaine, prononça Shinwell d’un ton d’expert. Aucun recéleur ne se soucie d’une marchandise qui ne peut ni se fondre ni se vendre.

— Très juste, fit Holmes. Et maintenant, dites-moi, miss Winter, voudriez-vous revenir ici demain matin ? J’aurai, dans l’intervalle, étudié votre idée d’une rencontre avec miss Merville. Je vous suis très obligé de votre coopération. Il va de soi que mes clients sauront reconnaître largement…

— Quant à ça, non, monsieur Holmes ! s’écria la jeune femme. Ce n’est pas l’argent qui me fait marcher. Assister à la chute de cet homme, pouvoir piétiner dans la boue sa maudite figure, c’est tout ce que je souhaite. Je serai payée à ce prix-là. Comptez sur moi pour demain, et pour tous les jours qu’il faudra. Le gros sait toujours où l’on me trouve.

Je ne revis Holmes que le lendemain soir, à notre restaurant du Strand où nous dînâmes une fois de plus. Il haussa les épaules quand je lui demandai le résultat de son entrevue avec miss de Merville. Et il me fit alors le récit qu’on va lire, et que j’arrange à peine pour atténuer ce qu’il avait, dans la réalité, de sec et de bref.

— Je n’eus pas de peine à obtenir un rendez-vous, car, dans toutes les questions secondaires, miss de Merville affecte une obéissance filiale absolue, manière de racheter son insubordination dans l’affaire de son mariage. Le général m’avait téléphoné qu’on m’attendait ; l’implacable miss Winter m’avait ponctuellement rejoint ; à quatre heures et demie, un cab nous déposait devant le 104 de Berkeley Square, où habite le vieux soldat. C’est un de ces terribles châteaux londoniens, tout gris de couleur, près desquels une église paraîtrait un lieu frivole. Un valet de pied nous introduisit dans un grand salon à rideaux jaunes. Miss de Merville était là, pâle, pudique et taciturne, aussi distante et inaccessible qu’une statue de neige sur un mont.

« Je ne sais comment vous marquer cela, Watson. Peut-être la rencontrerez-vous avant que nous en ayons fini avec elle : ce sera le cas d’exercer votre talent verbal. Elle est belle, mais de cette beauté éthérée qui semble étrangère à notre monde et particulière à certains fanatiques dont la pensée habite très haut. De pareils visages, je n’en ai vu que dans les tableaux des maîtres du moyen âge. Qu’un homme de proie ait pu allonger ses griffes sur cet être de l’au-delà, c’est ce que je n’arrive pas à concevoir. Vous aurez probablement observé à quel point les extrêmes ont de l’attrait l’un pour l’autre, le spirituel pour l’animal, l’homme des cavernes pour l’ange ? Il n’y en eut jamais de pire exemple.

« Elle savait le motif de notre visite : le traître avait eu soin de nous noircir dans son esprit. Elle ne laissa pas, je crois, d’être surprise en me voyant accompagné de miss Winter ; cependant, elle nous indiqua nos sièges respectifs de l’air d’une mère abbesse recevant deux mendiants lépreux. Si vous avez des dispositions à l’arrogance, mon cher Watson, allez vous perfectionner chez miss Violette de Merville.

« — Mon Dieu, monsieur, dit-elle d’une voix glacée comme une brise du pôle, votre nom ne m’est pas inconnu. Vous venez, je présume, diffamer auprès de moi mon fiancé, le baron Gruner ? Je ne vous reçois que parce que j’en suis priée par mon père, et je vous informe d’avance que tout ce que vous pourrez me dire n’aura sur moi aucune influence.

« Je fus désolé pour elle, Watson. Un moment, je me donnai l’illusion qu’elle était ma propre fille. Je ne suis pas souvent éloquent, j’use plus de mon cerveau que de mon cœur. Mais, vraiment, je plaidai sa cause avec toute la chaleur dont je suis susceptible. J’évoquai l’horrible situation d’une femme qui ne découvre qu’après le mariage le caractère de son mari, et qui doit subir les caresses de mains ensanglantées, de lèvres perfides. Je ne ménageai rien, j’exposai les hontes, les terreurs, les affres, les désespoirs d’une pareille existence. Si véhémentes que fussent mes paroles, elles n’amenèrent ni un soupçon de couleur sur ces joues d’ivoire, ni un éclair d’émotion dans ces yeux perdus au loin. Je me rappelai ce que m’avait dit le baron au sujet de l’influence post-hypnotique : on aurait pu croire que miss de Merville planait au-dessus de la terre, ravie d’extase dans un rêve. Et, toutefois, il n’y eut rien que de net dans sa réponse.

« — Je vous ai patiemment écouté, monsieur Holmes, me dit-elle. L’effet de vos paroles est exactement celui que je vous avais prédit. Je sais qu’Adelbert, mon fiancé, a mené une existence orageuse, qu’il a déchaîné contre lui des haines féroces, un décri injuste. Vous n’êtes pas le premier qui m’apportiez vos calomnies. À bonne intention, peut-être, bien que je vous sache un agent mercenaire qui eût pris aussi volontiers le parti du baron. Quoi qu’il en soit, je tiens à vous déclarer tout de suite que je l’aime, qu’il m’aime et que l’opinion du monde entier ne compte pas plus pour moi que les criailleries de ces oiseaux dans les arbres. Si sa noblesse naturelle a pu l’abandonner un instant, il se peut aussi que je lui sois envoyée tout exprès pour le relever et le rendre à lui-même. Mais je ne vois pas…

Ce disant, miss Violette regardait miss Winter.

« — … Je ne vois pas qui peut être mademoiselle.

« J’allais répondre, quand miss Winter éclata soudain comme un coup de vent. Si jamais vous avez vu s’affronter la flamme et la glace, c’était le spectacle qu’offraient ces deux femmes.

« — Je vais vous le dire, qui je suis ! s’écria-t-elle en bondissant de sa chaise, la bouche tordue par la passion. Je suis la dernière maîtresse de cet homme, l’une, entre cent autres, de celles qu’il a tentées, abusées, ruinées, avant de les jeter au rancart, comme il vous y jettera. Seulement, le rancart, pour vous, ce sera sans doute la tombe ; et après tout, cela vaudra mieux. Folle que vous êtes ! le mariage avec lui, c’est, pour vous, comme le suicide. Qu’il vous brise le cœur ou les os, il vous aura. Je ne vous parle pas ainsi par amitié : vivez, mourez, je m’en moque. Mais je le hais ; ce qu’il m’a fait, je veux le lui rendre. Cela revient au même. Allez, ne me regardez pas de ces yeux-là, ma belle, il est possible qu’avant longtemps vous soyez tombée plus bas que moi !

« — Je préfère ne pas entrer dans une discussion de ce genre, répondit froidement miss de Merville. Laissez-moi vous dire cependant que je sais, dans la vie de mon fiancé, trois occasions où il se laissa capter par des femmes artificieuses, et que je suis assurée de son repentir sincère pour le mal qu’il a pu causer.

« — Trois occasions ! hurla ma compagne. Folle ! inqualifiable folle !

« — Monsieur Holmes, je vous prie de mettre fin à cet entretien, fit la voix glaciale. J’ai, en vous recevant, obéi au désir de mon père ; mais je ne suis pas tenue d’écouter les radotages de cette personne.

« Miss Winter proféra un juron, s’élança comme une flèche ; si je ne l’avais saisie par le poignet, elle eût pris aux cheveux la pauvre miss de Merville. Je l’entraînai vers la porte et fus assez heureux pour la remettre en voiture sans provoquer une scène publique : car elle était hors d’elle. Moi-même, sans le montrer, je me sentais furieux, Watson, tellement étaient exaspérantes la hauteur, la présomption de la femme que je voulais sauver. À présent, vous savez aussi bien que moi où nous en sommes. Il faut, de toute évidence, que je mène autrement la partie, ce premier coup n’aboutira pas. Je resterai en contact avec vous, car, vraisemblablement, vous aurez votre jeu à jouer, bien qu’à mon idée ce qui va suivre dépende moins de nous que des autres.

Effectivement, c’est des autres ou, plutôt, du baron, que le prochain coup devait venir ; car je ne saurais croire que miss de Merville en fût instruite. Il me semble que je monterais encore le pavé que je foulais quand, mes yeux étant tombés sur un placard de journal, un frisson d’horreur me saisit jusqu’à l’âme. C’était entre le Grand Hôtel et la gare de Charing Cross, le surlendemain de ma dernière conversation avec Holmes. Un camelot à jambe de bois criait les journaux du soir. Il tenait déployée devant lui une feuille jaune où s’étalaient, en caractères noirs, ces lignes terribles :

 

TENTATIVE DE MEURTRE

SUR

SHERLOCK HOLMES

 

Je demeurai un instant frappé d’hébétude. Après cela, je me revois, comme dans un rêve, sautant sur un journal, rappelé par l’homme que j’oubliais de payer, enfin m’arrêtant devant la vitrine d’une pharmacie pour lire la fatale nouvelle.

« Nous apprenons avec regret, disait-on, la tentative de meurtre dirigée ce matin contre le célèbre détective privé M. Sherlock Holmes, dont l’état n’est pas sans inspirer de l’inquiétude. Les détails manquent encore. Cependant, nous croyons savoir que l’agression s’est produite vers midi dans Regent Street, devant le Café Royal. Deux hommes armés de matraques se jetèrent sur M. Sherlock Holmes, qu’ils frappèrent à la tête et par tout le corps. Au dire des médecins, les blessures seraient des plus sérieuses. Transporté à l’hôpital de Charing Cross, M. Holmes a demandé avec insistance qu’on le ramenât chez lui. Ses agresseurs étaient, paraît-il, deux individus correctement vêtus, qui ont réussi à s’enfuir en traversant le Café Royal pour gagner la Glasshouse Street, située par derrière. On ne doute pas qu’ils n’appartiennent à cette fédération du crime qu’a si souvent inquiétée l’ingénieuse activité de leur victime. »

Mes yeux avaient à peine dévoré ces lignes que je bondissais dans un hansom et me faisais porter à Baker Street. J’y trouvai dans le vestibule le fameux chirurgien Sir Leslie Oakshott, dont le coupé attendait contre le trottoir.

— Pas de danger immédiat, me dit-il. Une double plaie frontale par arrachement du cuir chevelu, et des contusions graves : il a fallu faire des points de suture et une injection de morphine. Le blessé a grand besoin de repos ; cependant je ne m’oppose pas à ce que vous le voyiez quelques minutes.

Profitant de la permission, je me glissai dans la chambre demi-obscure. Holmes ne dormait pas, je l’entendis chuchoter mon nom d’une voix rauque. Par le store de la fenêtre, baissé aux trois quarts, un rayon de soleil venait toucher le bandage de sa tête. Une tache rouge souillait la blancheur du linge. Je m’assis près d’Holmes, et je me penchai vers lui.

— Tout va bien, Watson, ne prenez pas cette mine d’enterrement, murmura-t-il. Mon état n’est pas si mauvais qu’il semble.

— Dieu soit loué !

— Comme vous savez, je pratique assez bien la canne : j’ai paré la plupart des coups. Mais j’avais deux adversaires.

— Que puis-je faire, Holmes ? Je devine trop d’où part l’attentat. Un mot de vous, et je pèle tout vif le misérable.

— Brave vieux Watson ! Non, nous sommes désarmés si la police ne met pas la main sur mes agresseurs. Il est certain qu’on avait ménagé leur fuite. Attendez un peu, j’ai mon plan. Et d’abord, il s’agit d’exagérer la gravité de mes blessures. On viendra vous demander de mes nouvelles. Poussez au noir, Watson : j’aurai de la chance si je vis encore une semaine. Parlez de traumatisme cérébral, de délire, de tout ce que vous voudrez… allez-y sans crainte.

— Mais sir Leslie Oakshott ?

— Bah ! il n’y verra que du feu, je m’en charge.

— Rien d’autre à me dire ?

— Si. Recommandez à Shinwell Johnson d’éloigner miss Winter. Elle va maintenant avoir sur le dos toutes ces dames. On ne peut plus ignorer qu’elle est de mèche avec moi. Si l’on a osé me traiter de la sorte, on ne la négligera pas. Il est urgent qu’elle s’éclipse. Voyez Shinwell ce soir-même.

— J’y vais de ce pas. Est-ce bien tout ?

— Mettez mon tabac sur la table. Avec la blague. Bon ! Revenez me voir tous les matins, nous organiserons notre campagne.

Dans la soirée, je pris, avec Johnson, des dispositions pour que miss Winter fût conduite dans une banlieue tranquille où elle pût vivre en sûreté jusqu’à ce que tout danger eût été écarté.

Pendant six jours, le public eut l’impression qu’Holmes était à deux doigts de la mort. Les bulletins de santé étaient inquiétants, les renseignements des journaux sinistres. Mes visites continuelles me rassuraient. La constitution sèche et nerveuse d’Holmes, jointe à sa détermination, était la plus forte. Il se remettait vite, plus vite qu’il n’en voulait convenir avec moi. La confiance, chez lui, alternait singulièrement avec la réserve ; de là maints effets dramatiques, mais ses amis en étaient réduits à conjecturer ce qu’il méditait. Plus près de lui que personne, je n’en gardais pas moins, toujours, le sentiment qu’il maintenait entre nous un vide.

Le septième jour on enleva les points de suture, en dépit de quoi la presse parla d’érysipèle. Dans les journaux du soir parut une information dont je ne pouvais pas ne pas donner connaissance à mon ami, qu’il fût ou non malade : le Ruritania, bateau de la Compagnie Cunard, qui devait partir de Liverpool le vendredi, compterait parmi ses passagers le baron Adelbert Gruner, appelé aux États-Unis par le règlement d’importantes affaires financières, avant son prochain mariage avec miss Violette de Merville, fille unique de… etc., etc. Holmes m’écouta sans broncher lui lire la nouvelle ; mais je vis à la pâleur de sa figure le coup qu’il recevait.

— Vendredi ! s’écria-t-il. Rien que trois jours ! Notre bandit veut prendre du champ. Mais cela ne sera pas. Non, Watson, par le diable, cela ne sera pas ! Il faut que vous me rendiez un service.

— Je suis là pour ça, Holmes.

— Eh bien, vous allez, pendant vingt-quatre heures, étudier d’arrache-pied la céramique chinoise.

Il ne me donna pas d’explications et je ne lui en demandai point : une longue habitude m’avait enseigné le prix de l’obéissance. Mais sitôt que je l’eus quitté, je me préoccupai des moyens d’exécuter un ordre aussi étrange. Finalement, je me fis conduire en voiture à la Bibliothèque de Londres, dans Saint-James Square. Là, j’exposai mon dessein au sous-bibliothécaire, mon ami Lomax ; et je rentrai chez moi emportant sous mon bras un magnifique volume.

On prétend que l’avocat obligé d’étudier une affaire avec assez de soin pour pouvoir, le lundi, passer au crible le témoignage d’un expert, a, le dimanche suivant, tout oublié de ce qu’il avait su par force. Certes, je n’aimerais pas à faire l’autorisé en matière de céramique, et pourtant, tout ce soir-là, toute la nuit d’après, toute la matinée du lendemain, après un bref intervalle de sommeil, je me farcis la tête de notions, je confiai des noms à ma mémoire. J’appris les marques de fabrique des grands artistes décorateurs, le mystère des dates cycliques, les caractères du Hung-ou, les beautés du Yung-lo, les inscriptions du Tang-ying, les gloires de la primitive époque des Sung et des Yuan. C’est muni de tout ce bagage que je me présentai chez Holmes le lendemain soir. Il était hors de son lit, ce qu’on n’aurait pu prévoir à la lecture des journaux ; tassé au fond de son fauteuil favori, il soutenait d’une main sa tête bandée.

— Ma foi, Holmes, lui dis-je, si l’on écoutait la presse, on vous croirait à l’article de la mort.

— C’est justement, me répondit-il, ce que je veux faire croire. Mais vous, savez-vous bien votre leçon ?

— Du moins, j’ai essayé de l’apprendre.

— Bon. Vous vous tireriez convenablement d’une conversation sur la céramique chinoise ?

— Je l’espère.

— Alors, passez-moi la petite boîte qui est là, sur la cheminée.

Il souleva le couvercle, retira de la boîte un tout petit objet, très soigneusement enveloppé dans un morceau d’une magnifique soie orientale qu’il déplia, et découvrit à mes yeux une exquise soucoupe, d’un bleu foncé admirable.

— Voilà qui veut être traité avec ménagement, Watson. Une porcelaine authentique du temps des Mings, fragile comme une coquille d’œuf. Jamais plus beau bibelot n’a passé dans les mains de Christie. La collection complète vaudrait la rançon d’un roi, je doute qu’elle existe ailleurs qu’au palais impérial de Pékin. Un vrai connaisseur deviendrait fou à la vue de cet exemplaire.

— Que faut-il que j’en fasse ?

Holmes me tendit une carte de visite au nom du docteur Hill Barton, 369, Halt Moon Street.

— C’est ainsi que vous vous appelez ce soir, Watson. Vous allez vous rendre chez le baron Gruner. Je suis un peu au courant de ses habitudes : après huit heures et demie, il sera probablement libre. Un mot l’aura prévenu de votre visite. Vous lui direz que vous venez lui soumettre un spécimen d’un lot de porcelaines absolument uniques, de l’époque des Mings. Autant vaut-il que vous soyez médecin, puisque c’est un rôle que vous pouvez jouer au naturel. Vous êtes collectionneur, le hasard vous a fait rencontrer ce lot de porcelaines, vous savez la passion du baron, vous ne refuseriez pas de les lui vendre pour un prix convenable.

— Quel prix ?

— Très bien, votre question, Watson. Vous énonceriez certainement un prix dérisoire si vous ignoriez la valeur de votre marchandise. Cette soucoupe m’a été procurée par sir James ; elle vient, si j’ai bien compris, de la collection de notre client inconnu. Vous n’exagérerez pas en affirmant qu’elle n’a guère sa pareille au monde.

— Je pourrais offrir de faire estimer par un expert le lot tout entier.

— Bravo encore, Watson ! Vous étincelez aujourd’hui. Proposez Christie ou Sotheby. Votre délicatesse vous interdit de fixer un prix vous-même.

— Mais si le baron refuse de me recevoir ?

— Soyez tranquille, il vous recevra. Il a, sous sa forme la plus aiguë, la manie de la collection, spécialement en ce qui touche les porcelaines de Chine ; c’est un domaine où son avis a le plus grand poids. Asseyez-vous, Watson, je vais vous dicter votre lettre. Elle ne réclamera pas de réponse. Vous vous annoncez, simplement, en indiquant l’objet de votre visite.

C’était un chef-d’œuvre que cette lettre, brève, courtoise, bien faite pour piquer la curiosité d’un connaisseur. Nous l’envoyâmes par messager. Le soir même, nanti de l’inestimable soucoupe, ayant en poche la carte du docteur Hill Barton, je partis pour mon aventure.

La beauté de la maison et de ses entours montrait que le baron Gruner, ainsi que nous l’avait dit sir James, jouissait d’une énorme fortune. Une longue avenue serpentante, que bordaient, de l’un et l’autre côtés, des arbustes rares, débouchait sur un vaste terre-plein sablé, orné de statues. Bâtie, au temps de la grande poussée sur les mines, par un roi de l’or sud-africain, la maison, plus étendue que haute, et flanquée de tours, était un cauchemar d’architecture ; mais elle imposait par sa masse et sa solidité. Un huissier qui n’eût point déparé un concile épiscopal me remit à un valet de pied en livrée de velours, qui m’introduisit auprès du baron.

Je trouvai celui-ci debout devant la grande vitrine, en ce moment ouverte, qui occupait l’espace entre les deux fenêtres et contenait une partie de sa collection chinoise. À mon entrée, il se retourna, tenant un petit vase brun.

— Veuillez vous asseoir, docteur, me dit-il. J’étais en train de regarder mes trésors et me demandais si vraiment il était possible d’y ajouter encore. Ce petit spécimen Tang, qui date du dix-septième siècle, vous intéresserait sans doute. Je n’ai jamais vu travail plus achevé ni couleur plus riche. Avez-vous là cette soucoupe Ming dont parle votre lettre ?

Je dépaquetai précautionneusement la soucoupe et la lui tendis. Il s’assit alors devant son bureau, tourna le bouton de la lampe, car la nuit commençait à venir, et se mit à examiner l’objet. La lumière tombant en plein sur ses traits, je pus l’étudier à mon aise.

Assurément, il était d’une beauté remarquable et justifiait à cet égard sa réputation européenne. De taille moyenne, il présentait dans toute sa structure des lignes gracieuses et souples. Son visage basané, quasi oriental, aux longs yeux langoureux et sombres, devait exercer sur les femmes une irrésistible fascination. Ses cheveux étaient d’un noir lustré, comme ses moustaches que le cosmétique relevait en deux brèves pointes. Rien n’eût manqué à la régularité, à l’agrément de sa physionomie, sans l’étroitesse et la minceur de la bouche. Si jamais je vis une bouche de meurtrier, c’est bien celle-là, cruelle, dure comme une estafilade sans le visage, serrée, inexorable, terrible : il avait le plus grand tort de la dégager, car elle était le signal du danger, l’avertissement de la Nature à ceux qu’il choisissait pour victimes. Le charme insinuant de la voix s’alliait chez lui à la perfection des manières. Comme âge, je ne lui aurais pas donné beaucoup plus de trente ans ; je sus dans la suite qu’il en avait quarante-deux.

— Très beau, dit-il enfin, très beau, certes. Et vous en avez six du même genre ? Ce qui m’étonne, c’est d’avoir toujours ignoré d’aussi magnifiques spécimens. Dans toute l’Angleterre je n’en connais qu’un de comparable à celui-ci, et je ne pense pas qu’il soit à vendre. Serais-je indiscret en vous demandant, docteur Hill Barton, comment vous l’avez eu ?

— Cela peut-il avoir une importance ? demandai-je de l’air le plus innocent possible. L’authenticité de cette pièce ne fait aucun doute ; quant à sa valeur, je m’en remets à l’estimation d’un expert.

— Bien mystérieux ! fit le baron, et l’éclair d’un soupçon alluma une seconde ses sombres prunelles. Vous concevrez qu’avant d’acheter un objet de cette valeur on désire s’entourer de toutes les références. Que la pièce soit authentique, je n’en ai aucun doute, en effet, aucun. Mais supposez, car je suis tenu d’envisager toutes les éventualités, supposez que plus tard il soit prouvé que vous n’aviez pas le droit de la vendre ?

— Je vous garantirais contre toutes réclamations de cette sorte.

— Resterait à savoir ce que vaudrait votre garantie.

— Mes banquiers vous le diraient.

— Soit. Mais toute cette affaire me paraît avoir quelque chose d’insolite.

— Prenez ou laissez, à votre guise, répliquai-je avec indifférence. Vous êtes, en qualité de connaisseur, le premier à qui j’offre cet objet ; mais je ne suis pas en peine de m’en défaire.

— Qui vous a dit que je fusse connaisseur ?

— Je sais que vous avez écrit un livre sur la matière.

— Vous l’avez lu, ce livre ?