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"Les éléments contraires T1 : Initiation"
En 3226, les temps ont changé, la vie a évolué, mais a surtout été bouleversée par l’arrivée des Léons. Venus d’une autre planète, ils ont essayé d’exploiter la Terre et l’ont réduite en cendres. L’espèce humaine, depuis 300 ans, cherche à se remettre de cette invasion, mais il subsiste encore quelques anomalies, notamment les hybrides ; des créatures transformées par la magie et façonnées pour être apathiques.
Serena est l’une d’entre elles : la digne guerrière, la Serdonis de sa majesté le Rex.
Lorsque sa route croise celle d’un esclave pouilleux et sarcastique, elle ne se doute pas à quel point sa destinée est liée à celui-ci. Bien malgré elle…
"Les éléments contraires T2 : Miroir"
Le Hom connaît des jours peu glorieux. En réalité, il est sur le point de fléchir et de se consumer.Serena, la Serdonis du royaume, n’a plus foi en personne et est déterminée à déceler des vérités qui l’affligent, quitte à y laisser quelques plumes. Celles-ci viennent se déposer au sol à mesure que la réalité s’impose à elle et qu’elle met des mots sur ce que représente son existence.Calvis, un esclave dont le destin n’inquiète personne, risquerait de se montrer bien plus important qu’il n’y paraît ; prêt à ramasser chaque plume à terre.Mais est-ce pour les faire briller ou bien pour les embraser ?
À PROPOS DE L'AUTRICE
Era Moon est une passionnée de lecture depuis sa tendre enfance… Non, pas tout à fait, elle commence par détester lire, puis finit par tomber amoureuse des livres lorsqu’elle découvre des fan-fictions sur Internet.
Un jour, elle se dit qu’elle n’aurait rien à perdre d’essayer à son tour ; alors son amour pour l’écriture est né et est devenu son échappatoire. Pour Era, l’écriture est à la fois une thérapie et un moyen d’exprimer sa créativité aux travers d’aventures humaines et imaginaires.
Le premier tome de son roman « "Les éléments contraires" » sera publié chez Imaginary Edge en décembre 2023. »
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Seitenzahl: 516
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Couverture par Ecoffet Scarlett
Maquette intérieure par Ecoffet Scarlett
Correction par Sophie Eloy
© 2024 Imaginary Edge Éditions
© 2024 Era Moon
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés.
Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou production intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
ISBN 9782385721237
Des thèmes sensibles peuvent être abordés dans ce roman. Il vous appartient de juger s’ils sont en adéquation avec votre sensibilité.
À vous qui m’avez inspirée,
À ceux qui, sans cesse, sont là pour me soutenir.
Le monde a été ravagé. Pas seulement par les cendres, mais aussi par la peur ; celle qui nous habite et nous enserre le cœur.
La population restante est divisée en clans qui s’affrontent, se volent, se violentent, se tuent. Notre voie est tracée, on ne choisit pas pour qui notre corps doit s’abandonner et mourir. On se bat contre nos semblables pour le pouvoir, pour soumettre notre prochain.
Nous n’avons jamais eu à décider de notre sort, nous n’avons fait que subir notre condition.
Nous ne sommes pas comme eux, nous n’avons pas la même essence, la même constitution.
Nous sommes différents, mais à quel point ?
****
Les Léons1, des êtres hybrides venus d’ailleurs, ont choisi la Terre pour sa richesse, ses plaines nombreuses, son eau potable, sa technologie avancée et ses ressources multiples. Venant d’une planète lointaine au bord de l’implosion, leur chance de survie se limitait au pillage et à la destruction. Ils n’avaient que faire de la vie humaine, insignifiante et sans valeur à leurs yeux, voire faible en comparaison avec leur puissance.
Ils ont anéanti la vie, la rendant rare et fragile, et les survivants ont connu des jours, ainsi que des années, difficiles et cruelles. La faim nouait les estomacs, la peur tailladait les esprits et la vengeance avait pris une place centrale dans les discussions.
La Terre a été plus qu’endommagée, les contrées détruites et les continents brûlés. Tout ceci a forcé les survivants à se rassembler sur une même terre appelée Terre de réunification. Elle se trouve à cheval où l’on pouvait autrefois avoir la France, l’Italie et la Suisse. Cette partie de la planète a longtemps été un refuge pour les combattants et citoyens terriens, car elle se trouvait souvent épargnée par les explosions. Un an après le début des hostilités, des remparts ont été construits afin de protéger au mieux cette zone, pour qu’elle puisse un jour redevenir prospère en termes d’agriculture, mais aussi de pollution.
La guerre n’aura pas duré longtemps, seulement quatre ans, mais cela aura suffi pour incendier les cultures et insuffler un climat de peur.
La bataille s’est achevée sur une trahison au sein de la population hybride, qui a finalement été bien plus destructrice que toutes les armes humaines. Leur chef est tombé et le nouveau commandant a décidé de mettre un terme à cette lutte acharnée, mais surtout profondément injuste, et a mis les voiles vers une autre destination, un nouveau départ. Ce nouveau départ s’est fait également ressentir chez le peuple humain qui a vu sa population être réduite à environ sept millions d’habitants, selon le registre officiel du Hom, la capitale de la Terre de réunification.
La Terre, tant bien que mal, s’est reconstruite avec les rescapés et des clans se sont finalement formés dans les quarante ans qui ont suivi la guerre. Lorsque la famine n’était plus la priorité et que la majorité des hybrides étaient repartis, les Hommes sont redevenus ce qu’ils étaient : des êtres perfides et envieux. Alors même que la planète suffoquait et que ses habitants souffraient, les chefs de clans se sont montrés intransigeants sur leur façon de régner et de redresser le monde. Un nouveau gouvernement est né : l’Imperium Novae Mundi ou plus communément appelé l’INM, soit le gouvernement du nouveau monde.
L’INM trouve sa base dans la capitale, le Hom, qui vante sa diplomatie, mais concerne également les autres clans qui sont le clan des Titans, un peuple pacifique, les Marginaux, un camp rassemblant les Léons déchus et le clan des Sauvages, regroupant les hybrides revanchards souhaitant se rebeller contre la répression du Hom qui cherche à les éradiquer.
Le premier clan à voir le jour a été celui du Hom, dont le nom vient du terme anglais Home2. Il a tenté d’instaurer un nouveau système, basé sur les conditions de vie actuelles de la fin des années 2900 aux années 3000. De nouveaux moyens ont été trouvés et développés pour filtrer l’eau, cultiver, ou encore l’invention du livre des lois suprêmes qui est venu définir un système politique et une hiérarchie précise. Il recueille de nombreuses lois venant apporter une structure au Hom et ces règles ont finalement été étendues à l’ensemble de la Terre de réunification.
Tous n’ont pas adhéré à ce système et c’est ce pour quoi trois autres clans se sont formés. Le clan des Titans, surnommé ainsi pour la quantité de titane que l’on peut retrouver sur leur terre, est un peuple qui regroupe de nombreux scientifiques souhaitant étudier les hybrides afin d’en comprendre l’origine. Ils n’ont pas été en accord avec la première règle du Hom : l’éradication définitive des Léons.
Le clan des Marginaux est quasiment né au même moment que le Hom. C’était à l’origine un peuple nomade constitué de Léons blessés par la guerre ou bien par ceux qui ont été punis et abandonnés par leurs semblables. Ils n’avaient pas de terre définie et se déplaçaient de contrée en contrée afin d’éviter de se faire prendre par les soldats du Hom. La capitale n’a cessé de se développer et de devenir de plus en plus dangereuse, notamment lorsqu’elle a créé sa propre armée, qui est venue surveiller les remparts entourant la Terre de réunification. Les fuites par la mer étant déjà compliquées, car il fallait avoir accès à la technologie nécessaire, mais aussi parce que l’eau était devenue extrêmement toxique depuis la guerre ; avec l’armée du Hom, quitter la Terre de réunification est aujourd’hui impossible.
Après de nombreuses batailles entre le Hom et les Léons rescapés, leur cheffe a réussi à obtenir un traité de paix et a négocié un territoire. En échange, les Marginaux doivent se plier aux règles du Hom et ont aussi l’obligation de neutraliser les ennemis de la capitale.
C’est à ce moment-là qu’il y a eu la création, à l’initiative du Hom, de deux documents administratifs cruciaux : les serments. À l’âge de la raison qui a été établi à dix ans, ces documents doivent être signés, engageant la population à deux niveaux. Le premier regroupe plusieurs commandements qui sont à respecter par l’ensemble des personnes vivant sur la Terre de réunification. On peut notamment y retrouver des règles de répression et d’autres assez floues :
« Commandement premier : Allégeance aux membres décisionnaires »
« Treizième commandement : Chaque territoire doit veiller à ses sujets »
« Commandement second : Aucun territoire ne doit rompre le traité de paix unissant le Hom, les Marginaux et les Titans »
Dans les serments concernant le Hom, quelques lois diffèrent, notamment les trois premières :
« Commandement premier : Éradication définitive des Léonset des membres appartenant à leur espèce »
« Commandement second : La pleine justice est détenue par le Rex »
« Troisième commandement :Allégeance aux membres de la cour : le Rex3, la Serdonis4, la Regina5 et laPrincipissa6 »
Le dernier clan a été surnommé le clan des Sauvages, notamment parce que leur barbarie est devenue légendaire. Partout où ils passent, les morts s’accumulent et le sang ne s’arrête jamais de couler. Pour prouver leur mécontentement et leur opposition face à la suprématie du Hom, ils montrent une colère dépassant l’entendement. Ils ont pillé et détruit pour obtenir une terre à leur image : hostile, sombre et déserte.
Le peuple humain a connu des jours plus heureux, il a aujourd’hui tout perdu. Quelques vestiges de l’ancien temps persistent : quelques voitures, quelques armes, un peu de nourriture, mais le nouveau monde est dur et insensible à la tourmente. La plupart des clans ont mis en place une surveillance rigide sur les naissances, parce que les maladies ont ravagé les Hommes à cause du manque d’hygiène, de soin et d’abris. Le contrôle est partout et l’oppression enserre les poitrines jusqu’à les écraser.
Les faibles et les rejetés sont devenus des esclaves : certains étant manipulés, torturés, utilisés, et d’autres traités comme des domestiques dont on se moque et que l’on méprise.
Trois-cents ans après la guerre, nous sommes en 3 226 et l’espèce humaine se bat toujours autant pour survivre, cherchant à supprimer des êtres hybrides qui leur ont tout pris : leur toit, leur famille, leur liberté... Mais bien qu’aujourd’hui ils soient pour la plupart inoffensifs, ayant perdu de leur puissance, ils n’en sont pas moins redoutables.
Je ne comprends pas ce que je fais là. Pourquoi je m’obstine à faire semblant d’être quelqu’un que je ne suis pas.
Mes bras sont douloureux, on ne fait que tirer sur eux et je ne peux rien faire pour me défendre. Les mains liées et le cou emprisonné par un anneau en cuir accroché à une laisse, je ne peux qu’avancer à la suite de mes bourreaux.
Ils rient de la situation, se racontent des craques tandis que j’aimerais leur cracher à la gueule. Par moments, ils se trouvent drôles à tirer plus fort sur la corde qui me relie à eux et à me faire trébucher sur le bitume.
J’avance, tant bien que mal, sur ce sol que je n’aurais jamais pensé fouler un jour. Nous entrons dans la cour de notre très cher Rex, l’homme qui nous a tous soumis à son autorité, à sa dictature. Il a remporté l’opinion de ses sujets par la force, en les affamant et en les humiliant.
Les rebelles ont été réduits au silence, par la mort ou l’esclavagisme depuis la fin de la guerre. Mais, l’un comme l’autre, la souffrance est telle que le suicide apparaît presque comme une balade de santé.
La foule nous avale et perce nos tympans de sa symphonie. Alors que le monde s’assombrit, il est l’heure de faire la fête dans le Hom. Notre Principissa a vingt-quatre ans aujourd’hui, et quinze dans sa tête ; elle est connue à travers la Terre de réunification pour ses frasques, son immaturité et ses caprices. Elle est la personne la plus peste de tout le Hom, et il y a du monde, au sein du clan.
Évidemment, qui dit anniversaire, dit cadeau, et je suis le présent en question.
On ne me l’a pas explicitement annoncé, mais je me doute que je n’aurais jamais mis les pieds ici si ça n’avait pas été le cas.
Ils tirent à nouveau sur la laisse et mes jambes faiblissent pour me guider jusqu’au sol. Ayant les mains prisonnières, mon visage percute brutalement la terre. Mes poings se referment sur eux-mêmes, mais cette colère est inutile. Je ne pourrai jamais l’utiliser ; ma condition ne me le permet pas.
Après tout, je ne suis qu’un esclave.
Je ne suis rien pour ces gens qui vivent dans l’opulence et le confort. Une simple vermine, n’existant que pour les servir.
Une foule est amassée dans la cour, réunissant les paysans et la bourgeoisie. Évidemment, les statuts ne se mélangent pas, la mixité n’existe pas au Hom. La cour est immense, se trouvant sur le chemin terreux menant à une tour semblant toucher les nuages. Elle fait office de demeure pour les différents membres de la haute société. Il paraît que cette tour est un vestige de l’ancien temps qui a par la suite été rénovée à de nombreuses reprises, voire réinventée. Aujourd’hui, son architecture est plutôt contemporaine, mais il m’est difficile de la comparer avec d’autres styles puisqu’il n’existe plus beaucoup d’ouvrages montrant ce qui a pu un jour exister.
Et puis, ce n’est pas comme si j’avais accès à ce type de documentations.
Les gens s’écartent sur notre passage, formant une allée d’honneur, non pas par respect, mais pour éviter de se retrouver contaminés par ma pourriture, par ma puanteur.
Je suis sale, plein de cicatrices, suintant d’une odeur nauséabonde. Elle s’échappe de mon corps, bandant mes narines. Je me sens minable ainsi, diminué.
On me regarde avec dégoût et supériorité. J’essaie de ne pas m’attarder sur eux, de tracer ma route.
Soudain, mon cœur se resserre et une douleur sourde vient me saisir le ventre. Mon corps se défend contre cette souffrance ; j’en ai les doigts qui tremblent.
La faim me tiraille l’estomac, venant s’ajouter à la grimace que m’arrache ma chute.
Suis-je mal tombé ?
Toujours au sol, on me tire brutalement pour me relever. Ils sont obligés de s’y mettre à plusieurs afin de soulever mon poids.
Une fois debout, mon corps se calme et la douleur semble s’estomper. Seul mon visage reste en feu, méchamment rappé par le bitume, ainsi que la brûlure qui me tord les entrailles et me fait soupirer d’inconfort.
Je prends une inspiration avant de poursuivre ma route.
Au bout d’une longue marche où les Homiens7 s’amusent à me jeter toutes sortes d’objets, dont des cailloux, nous arrivons finalement devant la famille royale ; ils portent des joyaux, comme dans l’ancien temps, afin de montrer leur vanité, leur suffisance. Du beau monde est attroupé autour d’eux : des nobles, des guerriers, des conseillers, des politiques.
Je détourne le regard, ne voulant pas brûler mes rétines d’un spectacle aussi loufoque. Ils ne connaissent rien à la dureté de la vie, pourtant ils sont aux commandes du clan. Ce sont eux qui prennent les décisions, en ne sachant rien de ce que signifient les mots : famine, peur, châtiment.
Je ne les déteste pas, je ne fais pas partie des extrémistes, contrairement à la plupart des personnes de ma condition. Je les vomis juste, ils ne sont qu’une bande d’incapables, cherchant à faire mumuse avec le peu de pouvoir qu’ils peuvent gratter. Ça les fait rire d’envoyer des soldats faire le sale boulot à leur place, se battre pour des biens qui ne leur reviendront jamais, pour des causes qui ne leur appartiennent pas.
— Eh bien, que voyons-nous là ! s’exclame le Rex, la bouche pleine de raisins.
C’est un homme qui semble bien plus âgé que ce que je pensais. C’est la première fois que je le vois, en dehors des portraits qui peuvent circuler un peu partout. Il a la bedaine et ses muscles me paraissent davantage faits pour être moulés à un fauteuil qu’à participer aux différentes batailles. Il a un visage où les rides sont nombreuses et son nez ne cesse de se retrousser, créant de nouvelles rides sur son front. Ses longs cheveux blancs ne laissent aucun doute sur la réelle fonction qu’il occupe : passer son temps à se divertir. Il me paraît évident que cela fait longtemps qu’il n’a pas tenu l’épée présente dans son fourreau : il est trop vieux.
— Bien le bonjour ! Pour notre belle Principissa, nous vous apportons ce présent, pour vous prouver notre gratitude envers la cour de Sa Majesté le Rex, s’empresse de répondre l’un de mes tortionnaires.
Lui et sa femme m’ont acheté à mes parents lorsque j’avais sept ans ; ils ne me voulaient plus. Selon leurs dires, mes parents étaient nobles, mais ne pouvaient s’accommoder d’un enfant aussi antipathique et déplorable que moi.
J’en suis alors là, des années plus tard, à me faire vendre à nouveau, comme une vulgaire marchandise qui a fait son temps.
— Un esclave ? s’offusque celle que j’imagine être la Principissa.
Elle se met ensuite à ricaner en chuchotant quelque chose à l’oreille de l’une de ses amies. Cette dernière s’esclaffe comme une truie, la main cachant à peine son sourire insolent.
La Principissa n’apparaît sur aucun portrait, comme si elle ne faisait pas partie de l’histoire. On ne peut alors que se la représenter par la pensée ou en fonction de ce que les rumeurs en disent. Elle est tantôt blonde, tantôt brune, parfois mince ou bien opulente. Elle est couvée comme le mystère du Hom, mais en réalité elle est simplement blonde et fine, avec un regard transperçant et méprisant. Si son ego est à l’image de la robe qu’elle porte, je crains qu’elle ne passe pas les portes.
La voix d’une femme s’élève alors, mettant fin aux messes-basses :
— Pourquoi voudrions-nous d’un esclave ?
Son timbre est rauque, pareil à un disque rayé. Assise dans une chaise immense, un coude nonchalamment posé sur l’appui prévu à cet effet, et une jambe repliée sur l’autre, elle me toise avec suffisance.
Elle capte mon attention un instant. J’incline légèrement la tête en plissant les yeux. J’ai l’impression d’avoir déjà vu cette femme, sans réellement m’en souvenir. Ce ne sont pas ses traits qui me disent quelque chose, même si son portrait a déjà fait le tour de la Terre de réunification, mais son aura.
— Il s’agit du meilleur esclave de tout le Hom, ma Serdonis. Il peut soulever les plus lourdes charges sans s’en plaindre et fait également un merveilleux esclave sexuel.
Il est vrai que je ne me plains pas, surtout depuis que j’ai compris que les coups de fouet sont plus forts quand je résiste.
Je ne préfère pas m’attarder sur la deuxième partie de sa réponse.
— Voyez-vous ça ! Pensez-vous vraiment que notre Principissa a besoin d’un esclave pour obtenir des faveurs sexuelles ? Vous osez vous présenter à la cour en vous montrant désobligeant ?
Elle a un rire noir et je sens l’atmosphère changer. Un léger vent se lève, visiblement d’avis avec la Serdonis. Celle-ci se met debout et descend les quelques marches qui nous séparent. La foule semble reculer, impressionnée par la colère qui se dégage de son attitude.
Même mes bourreaux font quelques pas en arrière, méfiants, tandis que je ne bouge pas et attends qu’elle arrive à ma hauteur. Cette femme est gigantesque, et je le sais pour être moi-même extrêmement grand. Depuis quelques centaines d’années, la population s’est mise à grandir jusqu’à ce qu’un homme moyen mesure environ 1m85.
— Ma dame, nous ne nous serions jamais permis d’offenser volontairement notre Principissa. Nous venons afin de lui montrer...
— Votre gratitude, je sais. J’ai entendu.
Une fois à quelques mètres de moi, j’observe son regard d’un noir corbeau, aussi brumeux que mon esprit. Celui-ci est recouvert d’un trait d’eyeliner qui lui durcit les traits, s’accordant parfaitement à son teint hâlé. Elle s’arrête un instant, songeuse, puis reprend sa marche comme si de rien n’était.
Elle est vêtue de l’habit traditionnel des soldats de la capitale : une tunique noire qui vient épouser chaque courbe du corps, comme une seconde peau. Il paraît qu’elle est faite pour résister à presque tous les imprévus allant de la simple pluie, aux balles et même aux incendies. Cette combinaison paraît presque magique. La seule chose qui différencie sa tenue avec celle des autres guerriers est l’écusson qu’elle porte au niveau de son sein gauche. Le sien n’arbore pas le symbole du Hom, son pourtour est doré, ce qui indique qu’elle occupe une place importante, tandis que, en son centre, on retrouve des flammes prises au piège par un tourbillon d’eau.
— Que penses-tu pouvoir apporter à la Principissa, esclave ? demande-t-elle avec fermeté.
Un demi-sourire incurve mes lèvres, ce qui la contrarie d’office, mais cela semble également la déstabiliser. Je le sens.
— Rien de plus que ce qu’elle a déjà, ma dame, réponds-je honnêtement en insistant bien sur les derniers mots, me moquant ouvertement de la place qu’elle occupe dans le nouveau monde.
— La colère qui brille dans tes yeux est celle qui allume ton feu intérieur et ça m’est bien égal qu’elle existe. Elle te permet probablement de survivre. Mais si tu t’avises de la retourner contre l’un d’entre nous, je peux t’assurer que le feu de ta rage ne sera pas qu’intérieur.
Mon sourire se fane ; il faut dire qu’elle ne se démonte pas. Elle me rappelle, en quelques mots, ma condition et l’autorité presque naturelle qu’elle a sur moi.
— Ça ne serait pas la première fois.
Elle ricane en se tournant vers le Rex, qui a arrêté de manger ses raisins, pleinement concentré sur notre joute verbale.
Lorsque son visage se tourne à nouveau vers moi, j’ai l’impression d’être percuté par une balle. Elle s’approche encore, jusqu’à ce que ses pieds viennent heurter les miens. Je baisse la tête pour plonger mes yeux dans la noirceur de cette femme.
— J’admire ta frénésie, mais elle te perdra, lâche-t-elle dans un souffle pour que personne n’entende. À ce jeu-là, je n’ai jamais perdu, esclave.
Je hausse un sourcil. Vraiment ?
— Il y a un début à tout, ma dame.
— J’espère pour toi que tu sais ce que tu fais, tu risquerais de te brûler les ailes à trop vouloir jouer.
Elle se retourne et part s’assoir sur son espèce de trône.
— Qu’en penses-tu, Serena ? demande le Rex, en s’adressant à la femme à la chevelure d’ébène.
— Prenons-le, mon Rex. Et s’il vous nuit, je me ferai un plaisir de lui brûler ses arrogantes ailes.
Ma vie a-t-elle un sens ? Celui-ci m’a échappé, il y a de cela un long moment, un moment que je vois s’écouler sans que je ne puisse le rattraper, le chérir, le comprendre.
3 semaines plus tard...
La réunion s’éternise et personne ne s’entend sur ce qu’il est convenable de faire. J’ai essayé de suivre les instructions du Rex et me montrer diplomate, mais la patience ne fait clairement pas partie de mes compétences.
Je me lève soudainement, frappant le poing sur la table. L’assemblée sursaute et braque leurs yeux ébahis sur ma personne. La plupart d’entre eux se recroquevillent, sagement.
— Le clan des Sauvages ne cesse de gagner du terrain, et tout ce qui vous paraît important, c’est la quantité d’or qu’il va falloir dépenser pour fonder une plus grande armée ? râlé-je en commençant à faire les cent pas autour de la table. Ce qu’il nous faut, c’est une stratégie. Il faut qu’elle soit subtile, à la limite de la sournoiserie. Ils ne doivent pas se douter de notre riposte.
Différents politiques, conseillers et soldats gradés se trouvent devant moi, et ne prononcent pas un mot. Ils ne m’aident pas, ce sont des incompétents. Le Hom repose entièrement sur mes épaules. Le Rex lui-même est tellement occupé à batifoler qu’il ne se montre même plus aux réunions.
J’essaie de prendre une grande inspiration, afin de me calmer. L’impulsivité est ma plus grande qualité, mais elle peut me jouer des tours que je ne suis pas prête à parer. Ces gens sont de mon côté, j’essaie de me le répéter jusqu’à ce que ma respiration s’apaise.
— Il est temps d’infiltrer leurs rangs, de semer la pagaille sans qu’il nous voie venir. Trouvez une personne de confiance, j’opterais pour une femme, qui séduirait leur chef. Il faut absolument qu’ils baissent la garde, et lorsqu’ils l’auront fait, c’est là que nous interviendrons. Mais pour ça, nous avons besoin d’obtenir des informations sur leur fonctionnement. Il nous faut quelqu’un de l’intérieur.
— Et pour l’armée, Serdonis ? demande l'un de mes soldats.
— Envoyez des messages à tous nos alliés et nous verrons ce que nous pourrons faire. Rassemblez le plus de monde possible, n’hésitez pas à faire appel à vos élèves, Solis.
Solis est mon bras droit et le seul homme à qui je confierais un de mes orteils. Non, je ne confierais ma tête à personne.
— Je crains qu’ils ne soient pas encore assez entraînés, ma dame. Ne pourrions-nous pas arrêter de contrôler les naissances, pour que nos rangs augmentent ?
— Nous n’avons pas le temps, et je n’ai pas de pouvoir là-dessus. Il faudra directement vous adresser au Rex.
Alors qu’il débite sa réponse, mon regard se dirige vers la porte, au fond de la salle. Une petite pointe au cœur me saisit, j’ai une profonde envie de quitter les lieux, mais je n’y fais plus attention lorsque j’entends Solis m’appeler.
— Serdonis !
— Oui, Solis ! Je vous entends, mais ce que vous dites ne m’intéresse pas le moins du monde. Si on ne réagit pas, c’est la guerre qui nous attend, vous comprenez ?
Un bruit nous sort de cette tension ambiante. Notre nouvel esclave rentre dans la salle sans relever la tête en poussant un chariot rempli de nourriture et de boissons en tout genre.
Quelques sourires fleurissent sur certaines bouches. Je n’arrive pas à comprendre comment l’on peut penser à manger alors que la mort nous guette. Nous sommes à la croisée des chemins et nous sommes en train de perdre. Notre clan a diminué depuis la dernière épidémie et les rebelles augmentés.
— Et voilà notre bonne ! lance l’un de mes collègues en s’adressant à l’esclave.
Cela fait au moins trois semaines qu’il a rejoint la cour et, jusqu’ici, personne ne s’en est plaint. Il effectue les tâches qu’on lui demande, ne jacasse pas, ne polémique pas. La seule à un tantinet le regretter est la cuisinière, qui le traite d’ogre à chaque fois qu’elle le croise.
Peut-être ne mangeait-il pas à sa faim avant d’arriver ici ?
— Il lui manquerait plus qu’un tablier et il ferait une parfaite petite dame de maison, se moque Jase en le lorgnant.
Je souffle en secouant la tête. Ils m’exaspèrent.
Jase est un bourgeois à la langue bien trop pendue à mon goût. Il oublie trop souvent qu’il est un politique uniquement parce qu’il possède de l’or.
— À trop le regarder comme un dessert ambulant, je me demande qui porte la jupe, tranché-je avec véhémence.
Jase se racle la gorge avant d’ouvrir la bouche. Mon regard sur lui se veut brûlant et il se décide finalement à ne rien dire.
Bon garçon.
Mes yeux tombent sur l’esclave qui m’observe étrangement. Notre échange ne dure que quelques secondes avant qu’il ne se reconcentre sur sa tâche. Je finis par me rassoir et bois à ma gourde, afin de relâcher la pression.
L’esclave arrive à ma hauteur avec un cupcake au chocolat, saupoudré de spéculos. Il ne se trompe pas dans les gourmandises qu’il distribue ; il semble déjà connaître la liste des goûts de chacun.
Ses yeux d’un gris translucide viennent percuter les miens tandis que je remarque la pâleur de sa peau. Comment son échine peut-elle être si claire alors que tous les hommes de sa condition ont la peau rougie par l’effort et le soleil ?
Il dépose la sucrerie devant moi, puis attrape ma gourde presque vide pour la remplir. Je trouve alors nécessaire de lui préciser les choses, afin qu’il ne se fasse pas d’idées erronées :
— Je n’ai pas répondu à l’un de mes hommes pour te défendre, que ce soit clair, mais parce que ce qu’il raconte est profondément stupide.
Il relève les yeux sur moi un instant, celui de trop puisqu’il fait tomber de l’eau par terre.
J’observe le liquide se répandre sur le sol alors que l’esclave s’affole et prend rapidement un chiffon afin de l’essuyer.
— Quel incompétent ! s’acharne Jase en grinçant des dents.
Je ne suis pas une femme qui fait dans les sentiments et l’empathie, j’ai été façonnée pour ne rien ressentir. Je suis une hybride après tout, mais je ne m’amuse pas pour autant à rabaisser mon prochain, surtout quand celui-ci n’est pas en mesure de se défendre. Bien que, étant donné la carrure de l’esclave, je ne pense pas que Jase cherche à entrer dans un combat à mort.
Comme je ne supporte plus ses attaques gratuites, je me concentre un moment sur sa boisson. Tout à coup, le liquide s’élève dans les airs et vient s’étaler sur le visage et la chemise de Jase. Il sursaute en faisant racler les pieds de sa chaise, complètement trempé par son jus d’orange.
Tous les regards se portent sur la scène, puis ceux-ci finissent leur chemin sur moi, la responsable de ce petit numéro. Jase m’assassine du regard, pourtant il ne dit rien. Il ne peut rien contre moi, non seulement parce qu’il est sous mes ordres, mais également parce qu’il sait de quoi je suis capable.
Je lui envoie mon rictus le plus hypocrite et c’est en bougonnant comme un enfant qu’il quitte la salle pour se changer.
L’esclave me dévisage, il semble comprendre ce que je suis vraiment et cela l’agace. Je sens son agressivité qui vient étouffer ma poitrine.
C’est étrange, je n’ai pas pour habitude d’avoir ce genre de sympathie. Les évènements concernant le Hom sont en train de me bouffer le cerveau et de m’empoisonner l’esprit.
— Je n’avais pas besoin que vous me défendiez, s’agace-t-il.
— Si je voulais te défendre, esclave, il serait mort.
Mon existence se résume à faire ce que l’on attend de moi, sans poser de questions, sans regarder les dégâts que je cause, sans me préoccuper de ce qui m’entoure.
Le lendemain
Je plie les serviettes et range les effets personnels de la Principissa durant son absence. Je n’ai fait que ce genre de choses depuis que je suis à la cour. J’en viens presque à regretter le travail de maçonnerie auquel j’étais affecté.
Je me suis rapidement adapté à ma nouvelle vie, probablement parce que j’ai rarement eu le temps de penser. J’ai vite compris qu’ici je n’avais pas de maître attitré, je me dois d’obéir à tous ceux qui ont un titre honorifique. C’est-à-dire à peu près toutes les personnes résidant au sein de la tour principale du Hom. Je vis également dans ce lieu, ce que je n’aurais jamais pensé possible. Jamais je n’avais imaginé que je foulerais ce sol, mais la vie en a décidé ainsi. Finalement, je ne me sens ni chanceux, ni complètement malheureux. Pour une fois, je mange presque à ma faim et j’ai même un tout petit studio rien qu’à moi ! Mais surtout les coups de fouet se font plus rares ici.
Mon principal travail consiste à m’agacer à repasser derrière tous ceux qui se sentent trop importants pour débarrasser leurs effets personnels. Ils ne semblent pas être capables de ramasser ce qu’ils font tomber.
Cette jeune femme laisse toujours ses appartements dans un désordre hallucinant, ne prenant aucunement soin de ses affaires. Pas même de sa couronne qu’elle laisse traîner sur une chaise, entre quelques vêtements roulés en boule.
Je m’applique à remettre de l’ordre, puis à sortir sa chemise de nuit pour la poser sur son lit. Alors que je m’apprête à quitter les lieux, la Principissa Rosaline fait son entrée dans ses quartiers.
Je retiens de peu un soupir de lassitude à la voir déambuler jusqu’à moi, la tête haute et l’attitude fière.
— Bien le bonsoir, esclave !
Comme toujours, personne ne m’appelle par mon nom, ne me donne une identité qui m’est propre. Je ne suis que leur serviteur, après tout.
— Bonsoir, Principissa, réponds-je d’une voix pleine d’ennui.
Je ne peux m’en empêcher. Cette décontraction apparente est ma force, celle qui me permet de me détacher de ce qui m’entoure, de cette situation dont je ne sortirai jamais.
— Tu as fini ? me demande-t-elle d’une voix traînante, presque suave.
Mais ce n’est pas naturel, c’est un trait qu’elle force. C’est évident.
— Oui, je me retire, si vous me le permettez, déclaré-je en prenant la direction de la porte.
— Attends ! Tu as oublié quelque chose, il me semble.
Je me retourne, surpris par cette affirmation.
Lorsque je fais à nouveau face à la Principissa, je la vois, la poitrine offerte à ma vue, sans pudeur. Je détourne le regard, peu sûr de moi, et remarque du coin de l’œil son chemisier abandonné au sol.
— Ne fais pas l’étonné, on m’a vanté tes mérites, chantonne-t-elle en s’avançant pour me rejoindre.
Une fois suffisamment proche, sa main se pose sur mon torse, qu’elle commence à caresser. Ses doigts vont et viennent le long de ma clavicule et descendent jusqu’à mon ventre.
Je serre les dents et mon corps se crispe. La respiration presque arrêtée, les poings serrés, j’attends la suite.
— Les nobles femmes de ton village m’ont parlé de ton endurance à toute épreuve.
Elle me tourne autour, comme un prédateur le ferait avec sa proie. Sa main reste vissée à mon corps, glissant de mes abdos jusqu’à mon dos. Elle se met sur la pointe des pieds, sans pour autant parvenir à mon oreille. Elle tente tout de même de m’y chuchoter quelque chose :
— Je suis sûre que l’on n’a jamais essayé de te séduire, pas vrai ?
Sa voix dégoulinante d’une sensualité feinte, elle m’entoure de ses bras pour approcher ses doigts de ma ceinture.
Je lève les yeux vers la porte pendant un instant, espérant que celle-ci s’ouvre d’un coup, interrompant la scène dans laquelle je suis piégé. Je sais que des gardes se trouvent derrière cette porte, qu’ils me prendront toujours pour le responsable, peu importe que je fuie, m’énerve ou subisse.
Je ferme les yeux, appréhendant la suite.
Sa main vient se faufiler sous la barrière de mon jean et, ne tenant plus, je tente de me sortir de cette impasse.
— Il y a quelque temps, vous sembliez d’accord avec le fait que vous n’aviez pas besoin d’un esclave pour obtenir des faveurs sexuelles.
Ma phrase tombe et semble geler l’instant. Sa main se fige dans mon pantalon ; l’humiliation prend le dessus sur son désir et elle retire précipitamment ses doigts.
Elle me contourne pour se trouver à nouveau devant moi. Sa bouche est froissée par un rictus de colère tandis que ses traits se froncent. Elle remet rapidement son chemisier et se rassure tant bien que mal en croisant les bras sur sa poitrine.
— Tu fais bien de me rappeler ta condition, esclave. Rien qu’à te regarder, je pourrais déjà attraper une bonne centaine de maladies sexuelles. Va savoir où tu as traîné ! se défend-elle vainement.
Elle choisit de m’humilier en retour afin de ne pas perdre la face, mais ça ne prend pas avec moi. Je sais qu’elle souhaitait jouir de mon corps, probablement parce qu’elle se montre trop sotte pour qu’un homme veuille, de son plein gré, la toucher.
— Puis-je prendre congé, Principissa ?
Elle me toise avec superficialité, les bras toujours croisés, protégeant inutilement sa dignité et ses valeurs inexistantes.
— Bien.
Voilà la seule chose qu’elle ose répondre, me tournant déjà le dos pour vaquer à ses occupations.
Je ne perds pas plus de temps et quitte son appartement. Je ne prête pas attention aux gardes qui se trouvent effectivement devant la porte et trace mon chemin. Je traverse plusieurs couloirs, comme chaque jour, soufflant tout l’air contenu dans mes poumons.
J’ai échappé à d’affreux souvenirs ce soir. Pour cette fois, je me suis tiré d’une situation qui m’aurait hanté pour toujours et se serait ajoutée aux stigmates de mon passé.
Mon cœur se resserre à ces pensées. Cette nouvelle habitation me rend faible d’esprit, comme si une sensibilité nouvelle m’apparaissait et venait prendre le contrôle de mes émotions. Émotions que, autrefois, je parvenais à maîtriser.
Je m’arrête devant une nouvelle porte. Celle devant laquelle je me stoppe tous les soirs. Parmi les couloirs sombres de la tour et les portes marron, celle-ci est noire et ornée de dorée.
J’entends les notes d’un piano venir jusqu’à mes oreilles tous les soirs, à la même heure. J’essaie alors de me convaincre que c’est pour cette raison que je fais une fixette sur cet appartement. En réalité, je ne sais pas pourquoi. Je n’ai jamais éprouvé d’attrait particulier pour la musique, mais celle-ci me détend, apaise la brûlure de mon cœur.
Les notes s’enchaînent, s’arrêtent, puis reprennent ; la mélodie est douce et saisissante. Je me mets à respirer à nouveau et une force nouvelle s’empare de moi.
C’est lorsque j’ouvre les yeux que je m’aperçois que je les avais fermés un peu plus tôt. Je fixe un moment la porte en sachant pertinemment qui se trouve à l’intérieur, mais en ignorant si le son provient d’une radio ou de l’instrument présent dans l’habitation.
Comme chaque jour, je regarde le numéro d’appartement : le 320.
Je me redresse, puis m’éloigne de cette porte qui m’ensorcelle à chaque fois que je passe devant.
Comment puis-je me regarder dans le miroir ? Je n’aime pas ce que le reflet me renvoie, il me rappelle le chemin que j’ai emprunté, celui qui fait de moi un être dépourvu d’esprit, de choix, de sensibilité.
2 jours plus tard...
Mes coups pleuvent. J’envoie mes poings dans le sac à un rythme régulier, tantôt plus forts, tantôt plus faibles. Je m’économise. Mon entraînement se déroule dans la cour, devant l’immense tour où se trouve mon appartement, mais aussi ceux de la famille royale, leurs esclaves, ainsi que certains gardes et politiques. L’espace de détente dédié à la bâtisse se trouve à l’avant du gratte-ciel abritant mon domicile. Cet immeuble offre une vue magnifique sur une bonne partie du Hom vu qu’il est en son centre. Les habitations qui entourent le cœur de la capitale sont celles du peuple et, même si leurs maisons sont bien moins imposantes, elles restent confortables et chaleureuses.
La salle de sport est actuellement en rénovation, alors plutôt que de tourner en rond chez moi, j’ai enfilé mes gants et suis partie affronter le sac de frappe accroché sous le petit préau devant l’immeuble.
Je ne sais pas très bien ce qui m’arrive, mais en ce moment, j’ai la sensation d’être dans un étau qui se referme toujours un peu plus sur moi. J’ai rarement ressenti autant d’incertitudes et de poids sur mes épaules. Je connais la douleur d’une blessure, l’instinct de survie lorsqu’un coup doit être porté, l’excitation d’avoir gagné une bataille... Mais la peur et l’angoisse ne sont pas des émotions qui me sont familières. En fait, je passe mon temps à éviter que ce genre de sentiments m’envahisse.
Les hybrides sont connus pour leur antipathie, leur froideur, leur indifférence. Je ne déroge pas à la règle ; je suis solitaire pour certains, sans cœur pour d’autres. Je me suis fait à cette façon de vivre ; j’ai fait le deuil de ces états d’âme qui ne me concernent pas, que l’on ne me permet pas de vivre.
J’ai d’ailleurs été façonnée ainsi. Le peuple ne m’accepte que parce qu’il ignore que je ne leur suis pas assujettie. Parmi les hybrides, nombre d’entre eux ont des aptitudes en rapport avec la télékinésie, la téléportation ou encore la guérison. Mais le Rex m’a adoptée pour une bonne raison, mes compétences rares. En effet, je suis une hybride maîtrisant l’élément eau : je suis une hyqua8. Les hybrides capables de contrôler un élément sont tellement introuvables que pendant longtemps le peuple pensait qu’il s’agissait surtout d’une légende.
Pourtant, j’existe bel et bien.
Le Rex n’a pas pu laisser passer cette occasion de faire de moi l’un de ses meilleurs soldats. Mais pour cela, il devait faire en sorte que ses sujets m’acceptent alors que je suis clairement leur ennemi numéro un. Je ne suis pas une Léonne, mais je reste tout de même une « des membres appartenant à leur espèce »9.
Asgel10, alors que je n’étais qu’une enfant, a fait appel à monsieur Nilaï, son guide spirituel, mais également un grand mage, pour veiller à mon contrôle. Cette information est gardée secrète, car cet homme est un Léon sous la protection du Rex, en échange de ses services. Depuis toujours, j’étais destinée au rôle de cheffe de l’armée royale, mais il fallait pour cela que je devienne malléable. Mes émotions et mon libre arbitre étaient donc inutiles, voire une contrainte, puis qu’ils pouvaient contribuer à un désir de rébellion. J’ai subi la magie de monsieur Nilaï pour qu’elle inhibe certaines parties de moi afin que les Homiens n’aient plus l’impression que je suis une menace pour eux.
Cette magie puissante, mais surtout noire, est venue brûler ma peau jusqu’à la taillader. En pleurs, j’ai enduré ce supplice pour le bon plaisir de Sa Majesté. Je pensais bien faire, je devais résister pour lui plaire, pour qu’il ne m’abandonne pas. J’ai donc encaissé, mais rien n’y faisait.
Après plusieurs jours de torture, j’ai croisé le regard de monsieur Nilaï, peiné de voir que sa magie ne fonctionnait pas comme il l’espérait. D’un commun accord silencieux, nous avons scellé notre secret.
J’avais toujours mon libre arbitre, mais nous n’étions que deux à le savoir. Mes émotions, elles, je les perdais à chaque fois que je faisais couler du sang le long de mon épée.
J’enchaîne les coups ; droite, puis gauche, puis droite à nouveau. Je me suis enfermée dans une bulle, celle qui me coupe du monde, ainsi que du jugement des autres.
D’habitude, la coutume veut que tous les hybrides soient tués dès que leur nature est découverte, parce qu’ils peuvent se montrer incontrôlables. Selon nos lois, je n’aurais jamais dû continuer à vivre. Mais je suis tout de même là. C’est ce pour quoi je reste mal vue au Hom et que la plupart des gens me fuient.
Je tape encore, plus fort cette fois.
Je lève à nouveau mon poing et, avant que je ne puisse l’abattre sur le sac, une chose se place devant mon défouloir.
— Qu’est-ce que tu me veux, le mioche ? râlé-je en laissant retomber mon bras le long de mon corps.
L’adolescent, pas plus haut que la moitié de mon buste, est planté là, à me fixer étrangement.
— Bon, tu causes ou tu te casses, hein ! m’énervé-je parce que, encore une fois, l’impulsivité reste ma plus belle qualité.
Il ne recule pas face à ma colère, ce qui est rare. Ou inconscient, je ne saurais pas le déterminer.
— Vous pourriez m’apprendre ?
Sa voix sonne comme un murmure que je peine à entendre. Il regarde précipitamment autour de lui, comme s’il avait peur de se faire prendre.
— T’apprendre quoi, au juste ?
— À me battre ! Quand je serai grand, je veux être Serdonis, moi aussi ! dit-il, des étoiles pleins les yeux.
Je ris, ne pouvant pas m’en empêcher.
— Tu as quoi, onze ans ? Douze ans, peut-être ?
Il me coupe la parole avant que je ne poursuive.
— J’ai treize ans et je sais ce que vous allez dire : je suis trop petit pour penser à tout ça. Mais je suis prêt, je veux être Serdonis.
Qui est cet adolescent ? À son intonation, j’y décèle une certaine détermination, une volonté de fer, et j’ai rarement vu un tel regard. Pas même dans celui de mes soldats, pourtant entraînés à être coriaces.
— Comment t’appelles-tu ?
— Deamon Voldor, ma dame, déclare-t-il en faisant une révérence.
On ne fait plus cela depuis des siècles, mais avec le respect qu’il me témoigne, je ne lui fais aucun commentaire.
Soudain, une femme s’approche de nous et prend la main du petit garçon.
— Pardonnez l’insolence de mon fils, Serdonis. Cela ne se reproduira pas, je le jure, dit-elle d’une voix tremblotante, légèrement rauque.
— Bien.
C'est le seul mot qui m'est venu à l’esprit. Son fils est, en effet, extrêmement impertinent, mais foutrement courageux. Pas comme son père, qui n’est autre que Jase Voldor, un politique aussi bête que ses pieds et qui s’en souvient sûrement grâce au jus d’orange présent sur sa chemise.
Ils prennent tous les deux congé et je ne peux m’empêcher de les suivre du regard. Ils se dirigent vers le père de famille qui prend immédiatement le bras de son fils, le serrant tellement fort que ce dernier en a le rouge aux joues. Mais il ne dit rien, il attend patiemment que l’orage passe.
Une conversation houleuse s’installe entre les trois personnages dont je n’entends que de lointains échos, mais qui, je l’imagine bien, me concerne.
Une fois la crise passée, Jase traîne son fils jusqu’à l’entrée de la tour.
Mon attention dérive alors sur l’esclave qui a les yeux fixés sur l’adolescent. Il a le regard dur et les muscles tendus à l’extrême. La scène qui nous a happés ne semble pas lui plaire davantage qu’à moi.
Nos yeux s’accrochent alors et nous échangeons un message silencieux. J’ai l’impression de comprendre ce qu’il me dit sans qu’il n’ait à ouvrir la bouche.
Accroupi, les mains dans la terre, en train de jardiner, il ne voit pas Jase arriver et le pousser pour qu’il tombe. Le politique lui fait un commentaire que je n’entends pas, mais que j’imagine insultant. L’esclave se remet immédiatement dans la position qu’il avait adoptée plus tôt, sans m’dresser un regard de plus.
Cette fois-ci, je ne le défends pas, il n’a qu’à se débrouiller tout seul.
Ma volonté et mes souhaits ont été évincés de la partie ; ils ne comptent pas.
Cela doit faire au moins six heures que je suis debout, à tourner et virer dans tous les sens. D’abord en cuisine, puis au ménage et enfin ici, au service hôtelier.
La table vient d’être dressée pour tout l’immeuble et je commence à distribuer les plats. Il y a environ cinquante couverts, mais nous ne sommes que deux pour assurer le service. Lys, esclave depuis l’enfance également, est une habituée de la cour royale. Elle ne se trompe pas dans les commandes ni dans la disposition des objets sur la table. Depuis que je suis arrivé, j’ai remarqué que chaque chose et personne avait sa place et que, si elle venait à se déloger de leur moule, la punition pourrait être plus sévère qu’on ne le pense. J’imagine que ça doit avoir ses avantages : ne pas avoir à douter de sa destinée, avoir un chemin tout tracé, ne pas avoir besoin de remettre sa vie en question.
Je suis installé dans une routine, mais elle est tout sauf confortable. Pour l’instant, j’ai plutôt l’impression de ressembler à un genre d’assistant, un peu comme un sous-fifre à qui l’on confie n’importe quelle tâche, de la plus insignifiante à la plus ingrate.
D’ailleurs, même les tabliers ne sont pas conçus pour des hommes comme moi, voire pour des hommes tout court. Ce qui est profondément sexiste ! À chacun de mes mouvements, je sens le tissu craquer, ne demandant qu’à être libéré de ma carrure.
Nous avons établi une sorte de stratégie avec Lys, en nous répartissant les tâches. J’ai alors vingt-cinq tables à dresser, dont celle de Voldor et de sa petite famille.
Lorsque je viens prendre leur commande, monsieur Voldor ne m’accorde même pas un regard ni un merci en me décrivant ce qu’il souhaite – non, ce qu’il exige – manger.
— Monsieur, nous prendrons la même chose, si vous le voulez bien, rétorque madame Voldor.
Je suis sincèrement surpris par sa courtoisie, de celle qu’on ne croise pas beaucoup ici, notamment envers les personnes telles que moi.
— Je vous apporte cela, réponds-je à la dame, sans me tourner vers l’homme.
Alors que je donne aux cuisiniers les notes que j’ai prises, j’entends un scandale éclater dans mon dos. Je me retourne, à l’image de toutes les têtes présentes dans la salle, et remarque qu’une dispute a éclaté entre le père et le fils Voldor. Ce n’est pas la première fois que l’enfant sert de défouloir.
Le père s’arrête de crier lorsqu’il comprend que toute l’attention est portée sur eux et se lève abruptement en embarquant son fils d’une main ferme. Sa femme tente de se lever, mais d’un geste il lui indique de se rassoir.
Ils quittent la salle, laissant une mère complètement angoissée et un verre d’eau renversé sur la table.
Est-ce pour cela que le père s’est énervé ? Pour un verre d’eau renversé ?
Lorsque mon regard se porte à nouveau sur la mère, elle semble paralysée, tétanisée, comme si le monde allait lui tomber sur la tête. La mienne se tourne vers le chemin qu’a emprunté le reste de sa famille. Quelque chose ne tourne pas rond, c’est assez évident pour que moi, un simple esclave, m’en aperçoive.
— Lys, dis-je en la croisant. Je vais aux toilettes, peux-tu me remplacer un instant ?
— T’abuses, on est en plein service là, râle-t-elle, mais elle me fait de grands gestes, m’indiquant d’y aller. Dépêche-toi !
Je ne me fais pas prier et accélère le pas. Je sors de la salle et marche un petit moment, le regard attentif. Au détour d’un couloir, dans un recoin sombre, je remarque du mouvement. Je m’approche discrètement, jusqu’à voir monsieur Voldor secouer son fils par les épaules.
— Tu ne fais jamais attention ! En plus d’être maladroit, tu n’es bon à rien. À part ta stupide épée et te mêler de mes affaires, tu ne t’intéresses à rien. Comment j’ai pu mettre au monde un enfant aussi incompétent que toi ? Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ?
L’adolescent ne rétorque pas ; il a la tête baissée, le dos voûté et les mains agitées. Il se montre passif face à l’agressivité de son père, il doit probablement le redouter. Ou bien il sait que cela sera pire s’il tente de se rebeller. Il me rappelle étrangement ma condition d’esclave.
Je m’avance jusqu’à me montrer et inspire profondément, cherchant à rester calme.
— Votre plat a été servi, Monsieur Voldor, lui dis-je, alors que je ne sais même pas si c’est le cas.
Tous deux tournent la tête vers moi, étonnés.
— Tu ne vois pas qu’on est occupés là ? s’indigne le père.
— Je ne voudrais pas que votre plat refroidisse, monsieur, ajouté-je, alors que je m’en fous complètement.
— Il a raison, dit faiblement le petit garçon. Nous devrions y aller, sinon ils vont se poser des questions.
J’admire le courage qu’il a fallu à cet enfant pour prononcer cette phrase, mais sa rébellion n’est pas au goût de tout le monde. La gifle part.
— Ne me contredis pas. Jamais.
Le regard du gamin se montre coléreux, même s’il n’ajoute rien. Prenant cela comme un affront, son père se prépare à envoyer une seconde gifle, alors je m’interpose, guidé par mon instinct.
L’homme suspend un instant son geste, puis relève franchement la tête. Mesurant bien trente centimètres de plus que lui, il semble hésiter pour la suite. Je me redresse encore, cherchant à l’intimider pour qu’il ne pense même pas à la suite.
Mais il se montre inconscient et se met à me crier dessus.
— Tu n’es qu’un pauvre esclave, tu n’as pas le droit de t’opposer à moi. Si tu ne sais pas qui je suis, tu vas bientôt l’apprendre ! Je suis bien placé, je pourrais te faire exécuter pour cette offense !
Je ne l’écoute que d’une oreille, pas très intéressé par ce qu’il peut raconter. On m’a menacé des milliers de fois dans ma vie pour ne serait-ce que respirer. Une fois de plus ne changera pas grand-chose, je peux encaisser les châtiments, pas cet adolescent.
— Viens là, Deamon ! crache-t-il lorsqu’il comprend qu’il n’obtiendra aucune réaction de ma part. Putain, mais viens là, s’énerve-t-il en tentant de me contourner pour attraper son fils.
Ma poitrine m’oppresse en réponse et, avant même que je ne le réalise, j’attrape le col de cet homme pour le plaquer contre le mur. Je sens la fureur m’habiter, me consumer. J’ai une soudaine envie de lui tordre le cou, de voir apparaître le vide dans ses yeux.
Je ne comprends pas très bien ce qui me prend. Mon sang-froid perdu, mes mains se mettent à trembler d’anticipation. L’anticipation face au sang, celui qui se déverse et fait quitter la vie de son propriétaire. Alors que je tente de reprendre mes esprits, je me retrouve brusquement aspergé par une violente vague qui me propulse contre le mur d’en face. Entre les gouttes, j’aperçois la Serdonis s’approcher, entourée de deux gardes. Elle me toise d’un regard noir, puis, lorsqu’elle baisse la main, l’eau s’évapore et me libère.
— Cet esclave mérite bien quarante coups de fouet et la mort ! s’empresse d’ajouter monsieur Voldor.
— C’est à moi d’en juger. Partez, dit-elle fermement.
Mais, avant de suivre son père, l’enfant se tourne vers elle.
— Il n’a fait que me défendre, ma dame.
Je me lève le matin en sachant que la journée qui m’attend ne fera que ressembler à hier, et ne me laissera pas l’opportunité de me réveiller, de me révéler, d’être ce que je suis.
L
’un de mes gardes part chercher un fouet et nous laisse tous les trois dans la grande pièce presque vide, d’un blanc immaculé. Un second garde reste devant la porte tandis que j’avance, accompagnée de l’esclave.
Nous entrons dans une chambre où ne se trouvent que des éléments rudimentaires tels qu’un matelas posé par terre, un lavabo et un seau. Personne ne souhaite venir ici. En plus de ressembler à une prison, tout le Hom sait que l’on peut subir de graves châtiments en entrant dans cette pièce.
L’esclave est pourtant décontracté, comme résigné par son sort. Il ne me supplie pas, ne quémande pas, ne prononce pas même un mot.
Je profite du fait que l’on soit légèrement isolés pour lui glisser quelques mots :
— Je peux savoir ce qui t’a pris ?
Il me fixe un instant du gris translucide de ses prunelles ; ses yeux sont d’une intensité à couper le souffle, pourtant je ne suis pas du genre impressionnable.
— Je ne sais pas, ma dame, répond-il d’une voix lasse.
— Ah bon, parce que ça t’arrive souvent de ne pas savoir pourquoi tu agresses les gens ?
Il soupire, mais ne rétorque pas. Sa passivité m’irrite au plus haut point.
— Je suis Serdonis, esclave. Mon rôle est de faire régner l’ordre et la sécurité.
— Faudrait peut-être penser à revoir votre équipe alors, s’agace-t-il en grinçant des dents.
— Pardon ?
Il m’envoie un sourire ironique, m’indiquant clairement qu’il ne répétera pas ce qu’il vient de dire. À la place, il réplique :
— Bien sûr, l’ordre et la sécurité. C’est très important, se moque-t-il en me tournant le dos pour inspecter la pièce.
— Je ne le dis pas souvent, mais est-ce que tu es en train de te foutre de ma gueule ? Non, parce qu’il vaut mieux pour toi que ça ne soit pas le cas.
Il me fait à nouveau face, puis incline la tête sur le côté, l’air intrigué. Je sais que j’ai actuellement les yeux d’un bleu vif, exprimant pleinement ma nature d’hyqua. Ces derniers jours, je me montre plus impulsive, plus irritable, alors il n’a pas intérêt à continuer à me chercher.
— Vous êtes quel genre d’hybride, au juste ? me demande-t-il, et la surprise me calme légèrement.
— Ça ne te regarde pas le moins du monde.
Il hausse alors une épaule, comme s’il avait seulement posé la question par courtoisie et non par intérêt. Pourtant, j’ai vu la curiosité traverser son regard.
— Par contre, toi, tu es quel genre d’esclave ? Celui qui veut mourir en moins d’un mois ?
À nouveau, il hausse l’épaule. Quel est son problème ?
Je n’ai pas le temps de lui poser la question que le garde est de retour, un fouet en main.
— À genoux, esclave.
Il ne m’obéit pas tout de suite, le regard fixé sur moi. J’ai l’impression qu’il tente de communiquer, ce qui me déstabilise un instant, mais je ne comprends pas ce qu’il cherche à me dire. Peut-être veut-il enfin plaider sa cause ?
Il s’agenouille finalement et je prends un malin plaisir à le trouver ainsi, à ma merci.
— Enlève ton tablier, ainsi que ton t-shirt.
Il soupire, mais, encore une fois, il s’exécute. Sa peau est d’une pâleur extrême, presque plus que celle de son visage. J’essaie de ne pas porter attention à son torse dénudé, mais mon regard se pose presque malgré moi sur les blessures qui ornent son corps. Il n’en est pas à ses premiers coups de fouet, visiblement. Avec son esprit revêche, je ne suis pas vraiment étonnée.
Je remarque seulement maintenant qu’un collier en cuir lui enserre fermement le cou. Je sais que certains esclaves en portent afin de les maintenir en laisse et ça ne m’étonne pas que celui-ci en porte un, vu son caractère.
— Attachez-lui les mains derrière le dos, ordonné-je.
Le garde s’active tandis que notre contact visuel perdure. On ne se quitte pas des yeux, on se défie, attendant que l’autre témoigne la moindre faiblesse. Mais c’est lui qui se trouve en mauvaise posture, pas moi.
— Sais-tu pourquoi tu vas subir une punition ?
— Parce que j’ai agressé un homme. Non, parce que j’ai agressé un politique, lâche-t-il, sereinement.
Le garde me lance une œillade, persuadé que je vais lui arracher la tête. Or, je n’en fais rien, et j’en suis la première étonnée.
Je croise les bras et l’observe. Cette fois, c’est moi qui incline la tête, intriguée. Il ne se défend pas, pourtant j’ai bien entendu l’adolescent m’indiquer que l’esclave n’avait fait que s’interposer. Je suis curieuse de voir le moment où il va craquer, dénoncer Voldor et me supplier d’arrêter le châtiment.
— Combien de coups de fouet, déjà ? demandé-je ironiquement au garde.
— Il me semble que monsieur Voldor a parlé de quarante coups, Serdonis, répond-il.
L’esclave fait une grimace, il sait qu’il va passer un sale quart d’heure.
Quelque chose à ajouter peut-être ?
Je lui laisse une dernière chance, mais sa bouche reste fermée. Les genoux à terre, les poignets attachés dans son dos, le torse saillant et le visage impassible, il m’a tout l’air d’attendre son heure. Cet homme me fascine, je dois bien le reconnaître.
— Allez-y.
Le premier coup part. Ses lèvres se pincent tandis que son corps bascule légèrement vers l’avant, sous le coup de l’impact. Je me sens immédiatement bizarre, presque inconfortable. Je me sens surtout injuste.
— Compte, esclave ! exigé-je, mais je n’obtiens aucune réponse.
Je m’accroupis devant lui et lui chope la mâchoire. Ses yeux gris percutent les miens, devenus aussi bleus que l’océan. Son contact me brûle légèrement, mais je persiste. De l’eau se met à tournoyer autour de nous, éloignant quelque peu le garde.
— Une hyqua, souffle-t-il en ne me quittant pas des yeux.
Je suis effectivement une hyqua ; je maîtrise l’eau, sous toutes ses formes.
— Continuez, ordonné-je au garde qui n’osait plus approcher lorsqu’il a vu que mes pouvoirs s’étaient déclenchés.
Je me redresse et quelques coups pleuvent encore, qu’il se met à compter, et cela me rend de plus en plus inconfortable.
— Ça suffit, l’interromps-je dans son élan.
— Mais nous ne sommes qu’à quinze, ma dame.
— Je sais compter, merci bien.
Je fixe l’esclave et il fait de même, interloqué que je stoppe la séance de torture. Je me penche à nouveau vers lui pour le regarder bien en face.
— Jase est un trou du cul, je sais que tu n’as rien fait. Mais je vais te laisser ici jusqu’à demain, histoire que tu aies le temps d’apprendre ce qu’est un plaidoyer.
Le présent que je construis est à l’image de ce que l’on attend de moi, mais dans ce chaos, ai-je un pouvoir de décision ? Voire un avenir possible ?