Les Etranges Noces de Rouletabille - Gaston Leroux - E-Book

Les Etranges Noces de Rouletabille E-Book

Gastón Leroux

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Extrait : "La vérité est qu'il font les deux choses à la fois. Ils veulent atteindre avant d'être atteints !... - En avant ! en avant ! crie Rouletabille. Que fait donc, "entre deux feux", le jeune reporter de l'Epoque et quelle est cette sorte de rage qui l'anime ?"

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EAN : 9782335008395

©Ligaran 2015

ILa grande traîtrise d’Ivana

C’était le 21 octobre 1913, en plein Balkan, dans les sombres défilés de l’Istrandja-Dagh… le soir tombait…

Précédant les premiers détachements bulgares qui, à la première heure de la première guerre des Balkans, envahissaient le nord de la Thrace et avaient mission d’occuper Almadjik, quelle est cette petite troupe de cavaliers qui filent comme le vent et ne connaissent aucun obstacle ? Ils sont si curieusement placés entre les premiers soldats de l’envahisseur et les derniers fuyards turcs que l’on ne saurait dire exactement s’ils fuient ou s’ils poursuivent.

La vérité est qu’ils font les deux choses à la fois. Ils veulent atteindre avant d’être atteints !

– En avant ! en avant ! crie Rouletabille.

Que fait donc, « entre deux feux », le jeune reporter de l’Époque et quelle est cette sorte de rage qui l’anime ? C’est par des paroles sans suite qu’il encourage ses compagnons à le suivre ; et sa bouche est pleine de malédictions.

On n’a jamais vu chez Joseph Rouletabille une fureur pareille ! Eh ! en vérité, elle est bien excusable chez un jeune homme qui est connu dans le monde entier pour avoir pénétré les plus obscurs mystères, pour avoir démêlé les intrigues criminelles les plus compliquées, et qui se trouve tout à coup, et pour la première fois de sa vie, devant le mystère du cœur féminin auquel il ne comprend rien du tout !

Le « bon bout de sa raison » qui, jusqu’à ce jour, l’avait soutenu dans les pires épreuves en le conduisant irrésistiblement sur le chemin de la vérité, ne lui est plus bon à rien. C’est en vain qu’il l’a appelé à son secours… quelle défaite ! « Le bon bout » de la raison l’a laissé en route ; ni plus ni moins que s’il avait été le mauvais… Et la cause d’une pareille catastrophe ? Une femme ! une simple jeune fille que Joseph Rouletabille aimait naguère de tout son cœur et qu’il prétend détester maintenant de toute son âme : Ivana Vilitchkov !

C’est elle qu’il poursuit en cette fin de jour tragique… c’est derrière elle qu’il court… quelle aventure !

Pour essayer de la comprendre, faisons comme Rouletabille qui, dans sa triste cervelle en feu, cherche, dans les évènements passés à Sofia et au sinistre Château Noir, le fil de cet insondable mystère… Résumons les faits : Envoyé par son journal dans la capitale de la Bulgarie, pour y étudier de près les évènements qui s’y préparaient, Rouletabille avait retrouvé à Sofia une jeune fille, la nièce du général Vilitchkov, qu’il avait connue à Paris où elle était venue commencer ses études de médecine et pour laquelle il avait ressenti tout de suite un sentiment des plus tendres.

À Sofia, Rouletabille est reçu chez l’oncle d’Ivana et il ne cache pas à la jeune fille qu’il l’aime et que son désir le plus ardent est de l’épouser. Celle-ci, qui semble nourrir également des sentiments assez vifs pour le jeune homme, lui répond cependant en tentant de le détourner de son dessein. Ivana se prétend vouée, comme son père et sa mère et sa petite sœur Irène, morts tous trois assassinés par un ennemi de la famille, à une destinée tragique. Cet ennemi s’appelle Gaulow, un Bulgare chassé de Bulgarie et qui s’est fait turc, mahométan, pomak, ce qui est tout dire. Il habite dans une sorte de forteresse extraordinaire, au cœur des montagnes du nord de la Thrace, dans l’Istrandja-Dagh, et de là, vient de temps à autre, pour de mystérieuses et cruelles besognes, en Bulgarie. Nul n’a encore pu l’atteindre ! Gaulow brave le genre humain dans son redoutable Château Noir (Karakoulé) !

Toute cette affaire n’est point, comme bien l’on pense, pour refroidir l’amour de Rouletabille. Il arrivera, bien, lui, à débarrasser la famille Vilitchkov, de l’affreux Gaulow qui s’appelle aussi en Turquie Kara-Selim.

Il demande seulement à la jeune fille de bien vouloir lui accorder sa main. Celle-ci ne dit pas non, mais elle ne dit pas oui. « Seriez-vous promise ? » demande le reporter anxieux et Ivana de répondre : « Nul ici-bas n’a le droit de se dire mon fiancé. »

Voilà de nouveau Rouletabille plein d’espoir, quand pendant la nuit suivante, nuit atroce qui rappelle les horreurs de la tragédie historique du Konak de Belgrade, Gaulow et sa bande font irruption dans l’hôtel du général Vilitchkov, assassinent le général et ses serviteurs et emmènent Ivana en captivité dans le Château Noir.

Rouletabille jure de venger tant de malheurs et de sauver Ivana ; il tentera de reprendre aussi, par la même occasion, certain « coffret byzantin » dans le tiroir secret duquel se trouvent les plans précieux de la mobilisation bulgare. Cela, il le promet formellement au général-major Stanislawoff, l’une des gloires les plus pures de son pays, ami de la France, et célèbre depuis pour avoir mis son épée au service de la Russie lors du prodigieux conflit qui devait, l’année suivante, embraser l’Europe et déshonorer la Bulgarie. Et le voilà parti en expédition.

Il emmène avec lui son fidèle reporter La Candeur et un jeune Slave très débrouillard mais d’une moralité assez relâchée qui s’appelle Vladimir. Un cousin d’Ivana les accompagne également : C’est Athanase Khetew qui, lui aussi, voudrait bien sauver sa cousine qu’il aime au moins autant que peut l’aimer Rouletabille et pour l’amour de laquelle il voudrait bien aussi tuer l’affreux Gaulow. Quant à Rouletabille et à Athanase, ils ne s’aiment guère mais sont assez sages pour contenir leur animosité réciproque.

Toute la bande arrive au Château Noir, où les attendent les aventures les plus extraordinaires, dans le moment que Kara-Selim célèbre ses noces avec sa captive Ivana. Ils se donnent pour des journalistes égarés et se mettent immédiatement à l’ouvrage. Ils n’ont pas une heure à perdre. Ivana consent à être la femme de Gaulow, l’assassin de ses parents, pour rentrer en possession du coffret de famille dans lequel se trouvent les plans de mobilisation. Il faut donc que les jeunes gens sauvent, à la fois, Ivana et ravissent le coffret.

Au milieu des fêtes somptueuses qui sont données à la Karakoulé, Rouletabille accomplit des exploits surhumains. Il réussit à emporter Ivana jusqu’au fond du donjon où les reporters se barricadent. Entre temps, bien qu’il n’ait pas pu s’approprier le coffret byzantin, Rouletabille en a deviné le secret et a pu constater que les plis précieux y sont toujours et que nul encore n’y a touché ; aucun pomak n’en soupçonne même la présence. Athanase reçoit de Rouletabille la mission d’aller porter cette formidable nouvelle aux armées du général Stanislawoff, lesquelles, dès lors, pourront descendre, en toute sécurité, à travers les montagnes de l’Istrandja, sur Kirk-Kilissé.

Athanase jure de réussir dans sa difficile entreprise et de revenir, avec ses compagnons d’armes, délivrer Ivana et les journalistes français. Avant de se sauver du donjon où les reporters sont retranchés, il est parvenu à capturer Gaulow qu’il a remis aux bons soins d’Ivana, laquelle a fait le serment sur les mânes de ses parents de le tuer de sa propre main.

Les jeunes gens subissent un siège des plus violents, aux péripéties tragico-comiques et qui se termine de la façon la plus singulière du monde. Ivana non seulement n’a pas tué Gaulow, qu’elle prétend garder comme otage, mais Rouletabille la surprend au moment où elle fait évader le monstre… et cela, à la minute même où Gaulow allait recevoir le châtiment de ses crimes, où les armées conduites par Athanase Khetew apparaissent à l’horizon !

Quel est donc cet affreux mystère ? Rouletabille ne peut imaginer qu’Ivana aime cet homme qui a assassiné les siens et qui avait juré la perte de son pays ? Alors ? Alors ? Alors, il faut agir… on réfléchira en agissant… Les bandits de la Karakoulé, à l’approche des armées, se sont enfuis, Gaulow, lui aussi, s’est enfui… Ivana, sous prétexte de rattraper Gaulow, a enfourché un cheval et court derrière Gaulow… Ivana ne se doute pas que Rouletabille a été témoin de son infamie, l’a vue dérouler elle-même la corde au bout de laquelle se balançait Gaulow, délivré par elle !

Rouletabille se jette à son tour à cheval et court derrière Ivana. Les reporters et leur domestique Tondor courent derrière Rouletabille… telle est la situation très nette et cependant très incompréhensible pour qui a connu Ivana, dans le moment que nous tombons en plein dans la chevauchée des reporters.

Rouletabille grince entre ces dents : « Elle court rejoindre Gaulow !

« … Ah ! tu as beau aller vite, va, traîtresse, je ne te lâcherai pas ! Moi aussi, je serai au rendez-vous… Et je verrai bien de mes yeux ce que tu vas en faire, de ton Gaulow ! »

Ce qu’elle en ferait ? Elle le lui avait dit ; oui, avant d’enfourcher son cheval, elle avait eu l’effronterie de lui crier, à lui, à lui qui avait vu la chose énorme, elle avait eu le cynisme de lui jurer qu’elle voulait, de sa propre main, offrir à sa patrie, comme première victime expiatoire, la tête de Gaulow ! Comment ne lui avait-il pas éclaté de rire au nez ? Comment n’avait-il pas craché au visage de cette petite fille barbare, sanguinaire et menteuse…

Comment avait-il eu le courage de retenir la généreuse fureur qui gonflait ses veines de jeune amant bafoué et d’ami trahi jusqu’à la mort, car de cette trahison ils avaient failli tous mourir ! Comment ? Pourquoi ne lui avait-il pas dit : « J’ai vu ! Tais-toi ! J’ai vu ! je t’ai vu le sauver de tes mains, et si tu cours après lui c’est pour tomber dans ses bras ? » Oh ! d’abord simplement parce qu’elle ne lui en avait pas laissé le temps ; ensuite parce qu’il était vraiment curieux de voir jusqu’où pouvait aller Ivana dans le mensonge et dans le crime ! Et puis aussi, parce que, le cœur plein de rage, il rêvait à son tour d’une vengeance ou tout au moins de quelque juste châtiment !

C’est que peut-être encore, au plus obscur de lui-même, commençaient à se poser les termes du problème psychologique le plus curieux qu’il eut jamais à démêler et aussi le plus mystérieux en même temps que le plus bizarre.

Enfin, s’il l’avait suivie dans cette course insensée vers le Sud, c’est qu’il se souvenait qu’il était correspondant de guerre et qu’il avait grand-hâte de trouver, maintenant qu’il était délivré, un bureau de poste avant de tomber sous la censure féroce des Bulgares ! Entre les deux armées, toujours ! ni dans l’une ni dans l’autre… est-ce que telle n’était pas sa formule, celle qu’il avait toujours prônée à Vladimir et à La Candeur ? Est-ce que, dès Sofia, tel n’avait pas été son plan ? Plan dangereux sans doute, mais qui ne l’en séduisait que davantage ! Aussi quand, dans cette fuite insensée de la Karakoulé, La Candeur, qui avait par miracle retrouvé son mecklembourgeois, lui demandait derrière lui, secoué sur sa selle : « Où allons-nous ? » avait-il pu lui répondre : « Faire du reportage ! »

Ainsi ils n’avaient même pas attendu les troupes ! La félonie d’Ivana les traînait en trombe derrière elle…

Oui, félonie ! félonie ! C’est à cela que Rouletabille revenait sans cesse, bien que son esprit cherchât ailleurs… mais il était trop irrité pour ne plus retomber à cela : félonie ! Il ne voulait plus douter que l’amour dont il n’avait jamais encore jusqu’à ce jour mesuré la force, eût accompli l’abominable miracle de transformer une héroïne en une pauvre fille, capable de tout pour satisfaire sa folle passion.

Cette ignoble conversion avait dû se produire pendant ces moments d’absence que le reporter avait trouvés souvent inexplicables : Ivana les passait certainement auprès du prisonnier, dans le cachot du souterrain ! Que de fois ne s’était-il pas étonné de ne point la voir à son côté, au plus fort du combat ! et avec quelle singulière figure elle réapparaissait tout à coup, racontant qu’elle avait pris la garde pour laisser reposer le katerdjibaschi. Enfin, elle ne sortait pas de ce souterrain, sous un prétexte ou sous un autre ! Et Rouletabille, qui avait redouté que ce fût pour s’y livrer à quelque abominable torture, se reprochait de s’être laissé tromper comme un enfant ! Il se rappelait la phrase turque prononcée en dernier par Kara-Selim délivré, et adressée par lui (avec quel hideux sourire de remerciement !) à Ivana surprise, sans qu’elle s’en fût aperçue, par Rouletabille sur la tour. Le reporter se retourna sur sa selle et demanda à Vladimir :

– Que signifient ces mots : Benem ilé guel !

– Cela veut dire, répondit Vladimir : « Viens avec moi ! Viens me rejoindre ! »

– Parbleu ! gronda Rouletabille ! moi aussi, je vais avec elle ! je vais avec eux ! et si Dieu est juste, il me permettra de leur faire expier leur crime !

Il pouvait être cinq heures du soir quand ils virent poindre les toits d’un gros village en avant d’Almadjik…

La route qu’ils avaient prise commençait de montrer certaines particularités qui les étonna tout d’abord mais auxquelles, par la suite, ils devaient facilement s’habituer chaque fois qu’ils eurent à pénétrer dans un village, bourg ou bourgade, enfin dans ce qui avait été, à un titre quelconque, une « agglomération » : sur les côtés du chemin tout était dévasté. Les cabanes des paysans paraissaient avoir été éventrées par quelque cataclysme qui s’était acharné à défoncer portes et fenêtres et avait çà et là allumé des incendies.

Sur le seuil de ces sinistres chaumières, il n’était point rare d’apercevoir des cadavres de femmes et d’enfants qui gisaient parmi des mares de sang et dans le plus pitoyable état.

D’autres corps privés de vie jonchaient également la route et faisaient trébucher à chaque instant les chevaux ; de telle sorte qu’en fait « d’agglomération », il y avait surtout là agglomération de cadavres.

Et toutes ces dépouilles toutes fraîches étaient celles des paysans d’origine bulgare, bien reconnaissables à leurs costumes. Certains avaient dû se réfugier chez eux pour attendre l’arrivée des troupes du Nord, dont la venue avait été signalée ; d’autres étaient sortis du village pour courir au-devant d’elles, mais les uns et les autres avaient été rejoints et atteints par les Turcs du village même et de la contrée environnante, lesquels, avant de se retirer devant l’envahisseur, faisaient place nette et passaient au fil de l’épée ou du pal tout ce qui appartenait à la race ennemie…

Un petit ruisseau roulait, en chantant joyeusement, des troncs sans tête…

Mais ce fut en entrant dans le village même que nos jeunes gens qui, à chaque instant, laissaient échapper des cris d’horreur, purent juger de l’importance du massacre et de l’ampleur prise par le sacrifice que MM. les Turcs avaient offert, en guise d’adieu, au Dieu de la guerre ! Têtes abattues, troncs empalés, femmes éventrées, enfants embrochés, mamelles coupées, rien n’avait manqué à cette fête du sang.

– C’est horrible ! c’est abominable ! hurlait La Candeur, derrière Rouletabille qui ne disait rien et qui avait été préparé à toutes ces horreurs par ce qu’il avait vu de près, au Maroc et au Caucase, particulièrement à Bakou et à Balakani, lors des massacres entre Tatares et Arméniens.

Il n’avait d’yeux que pour une silhouette cavalière qui venait de surgir au coin d’une ruelle… Ivana ! C’était elle ! Il ne pouvait en douter, c’était elle ! Les avait-elle vus ? Elle était soudain partie dans un galop de folie et avait enlevé son cheval par-dessus un monceau de décombres et de cadavres fumants…

En même temps elle avait jeté un grand cri sauvage, tiré son sabre du fourreau et, le brandissant dans un moulinet stupéfiant au-dessus de sa tête, avait disparu au coin d’une autre ruelle qui conduisait à la place de la Mosquée, dont on apercevait le haut minaret enveloppé de flammes.

Rouletabille demanda un suprême effort à son cheval qui, depuis quelques instants, montrait des signes de fatigue… Il voulut l’enlever, lui aussi ; mais la bête buta au milieu des décombres et le reporter roula sur le sol avec sa monture, contre laquelle vinrent donner La Candeur, Vladimir et Tondor. Ce fut une chute générale et fort brutale dont les reporters, ainsi que leur domestique, se relevèrent assez éclopés.

Rouletabille néanmoins se mit à courir dans la direction suivie par Ivana. Ses camarades le suivirent cahin-caha.

On entendit alors des coups de feu et un certain tumulte du côté de la place du village. Ils allaient déboucher sur celle-ci quand ils ne furent pas peu surpris d’être arrêtés par Ivana elle-même qui se trouvait à pied comme eux tous. Sa bête fumante tombée auprès d’elle, au milieu de la rue, ruait des quatre fers, en agonie, le poitrail frappé d’une balle.

Un bruit de bataille, le crépitement de la mousqueterie éclatait à quelques pas et des projectiles vinrent siffler à leurs oreilles.

Ivana était dans une agitation extraordinaire.

Elle leur ordonna, les bras étendus, de ne pas aller plus loin !

– Les Turcs massacrent tout ! Ils n’ont pas encore abandonné le village ; méfions-nous… ils ne nous épargneraient pas !

– Et Gaulow ? demanda Rouletabille.

– Il a rejoint les Turcs ! répondit-elle d’une voix sombre. Il s’en est fallu de quelques minutes que je ne le rattrape…

– Gaulow s’est donc échappé ! gronda une voix bien connue. Tous se retournèrent. Athanase Khetew venait d’arriver derrière eux, tout juste pour entendre la phrase d’Ivana. Il eut un geste de malédiction sur sa bête fumante et regarda avec mépris les reporters.

– Je vous l’avais confié… dit-il simplement. Ivana prit la parole :

– Nous avons été trahis au dernier moment par le Katerdjibaschi (chef des muletiers)… C’est lui qui lui a procuré la corde pour s’échapper du donjon. Aussitôt que nous nous en sommes aperçus, nous ne vous avons même pas attendu, Athanase Khetew ! malgré tout le désir que nous avions de vous revoir et de vous féliciter (ici une voix étrangement douce et câline) et nous avons couru après le monstre !

– C’est donc une revanche à prendre ! fit Athanase qui était devenu singulièrement rouge en regardant Ivana Vilitchkov…

– Et une partie à recommencer ! déclara-t-elle avec désinvolture.

– Vous devez regretter de ne point lui avoir coupé la tête quand je vous l’ai amené ! continua Athanase d’une voix sourde…

– Évidemment, mon cher !

Et elle lui tourna le dos pour s’intéresser à autre chose. Athanase semblait très occupé à dompter une irritation peu ordinaire. Rouletabille écoutait et regardait. Le cynisme incroyable d’Ivana le mettait, lui aussi, en fureur. Les regards du reporter et du Bulgare se croisèrent. Les deux hommes se comprirent-ils ? Athanase dit :

– Nous retrouverons Gaulow !

– Oui, fit Rouletabille… et, cette fois, nous nous arrangerons pour ne pas le laisser échapper !

Ivana tressaillit. Cependant elle demanda sur un ton qu’elle voulait rendre indifférent :

– Qu’allons-nous faire ?

– Vous allez me suivre ! dit Athanase. Ordre du général commandant la division. Il ne veut point qu’on le précède et il craint qu’une imprudence annonce vos mouvements… j’ai répondu de vous… Vous irez où je vous conduirai, où plutôt il m’a ordonné de vous conduire…

– Mon cher Athanase, je vous suivrai au bout du monde ! dit très vivement Ivana. Rouletabille pâlit, mais elle ne s’occupait point du reporter…

– Et où irons-nous, monsieur ? demanda Rouletabille d’une voix glacée.

– Tenez ! nous allons faire une petite excursion par-delà ces monts, fit Athanase en désignant l’horizon vers l’Est, puis nous descendrons, tout doucement vers le Sud, sans être gênés par les troupes…

– Je vous crois ! nous ne les verrons même pas…

– Que vous importe ? répliqua Athanase, si je vous donne ma parole d’honneur que je vous ferai déboucher sur le champ de bataille au moment le plus intéressant !

– Ça va ! cria Vladimir.

– Ne nous faites pas « déboucher » dans un endroit trop dangereux, exprima La Candeur avec une certaine mélancolie.

Rouletabille dit :

– C’est bien, monsieur, nous vous obéissons. Nous sommes maintenant vos prisonniers, ou à peu près.

Derrière Athanase, il venait d’apercevoir une petite troupe de cavaliers, que conduisait un sous-officier.

– Vous êtes mes amis ! répondit simplement Athanase, je me suis arrangé pour que vous retrouviez vos tentes, vos mules et tous vos impedimenta que j’ai trouvés en passant à la Karakoulé. Enfin, vous allez avoir des bêtes fraîches…

– Vous pensez à tout, monsieur !

– C’est un type épatant ! proclama Vladimir.

Ils rebroussèrent chemin et atteignirent avant la nuit la crête des monts à l’Ouest. Avant de descendre dans la vallée, les reporters purent apercevoir l’armée bulgare et même l’entendre, car elle chantait.

Qu’elle était belle, cette journée du 21 octobre 1913 où les soldats du général Radko Dimitrief pénétraient enfin en Turquie sur un front de plus de vingt kilomètres, dans un pays qui n’était connu que des muletiers et des bergers ! où les colonnes de la cinquième division, ne sentant même pas la fatigue d’un pareil effort, sans s’accorder une heure de repos, continuaient leur route en chantant, vers les champs de bataille d’Estri-Polos, Pitra, Kara-Kof, glorieuses étapes avant le coup de foudre : Kirk-Kilissé ! Cette armée, fait mémorable en ce siècle de chemin de fer, de téléphone, et de télégraphie sans fil, on n’en avait même pas soupçonné la présence ! Elle avançait, se sentant pleine de force et de mystère… On la croyait vers la Maritza, à l’Est ! Et de cime en cime, cependant, c’était encore la chanson de la « Maritza », rivière où se mêlèrent pendant des siècles le sang des Bulgares et des Osmanlis que les bataillons se renvoyaient ! Alors, cette chanson-là n’avait pas encore été chantée par des traîtres à leur race et à leur destin :

 Coule Maritza
            Ensanglantée,
            Pleure la veuve
            Cruellement blessée.
    Marche, marche, notre général !
    Un, deux, trois, marchez, soldats !
    La trompette sonne dans la forêt,
En avant marchons, marchons, hourrah !
    Hourrah ! Marchons en avant !

Qu’elle était belle, cette première aurore où il n’y avait sous le soleil que des jeunes gens pleins de vie et sûrs de la victoire, où le sang n’avait pas encore été versé, où la rage du massacre n’avait pas encore ouvert ses gueules sauvages, où l’espoir sacré de délivrer des frères opprimés gonflait les poitrines, où chacun se tendait la main du Balkan au Rhodope et plus loin encore, tout là-bas jusqu’au fond de l’Épire et de la douce Thessalie ! Pour ce beau jour, des races ennemies s’étaient réconciliées et étaient parties ensemble, dans le bruit des trompettes, d’un tel élan que le monde a pu croire un instant que rien ne les séparerait plus ! Hélas ! le monde avait oublié qu’il y avait à Sofia un Cobourg qui veillait sur d’autres intérêts que ceux de sa patrie d’un jour !

Cette vision disparut bientôt aux regards des reporters, qui, derrière Athanase s’enfoncèrent dans un pays coupé de pics, de rochers, de ravins abrupts, rappelant véritablement une zone alpestre mais beaucoup plus désolée. Le Bulgare et les reporters se firent part en peu de mots de leurs mutuelles aventures. Chacun pensait à Gaulow.

Les tentes furent dressées ; on soupa, car Athanase Khetew avait apporté des provisions. Après souper, Ivana se retira, sur un bonsoir bref, sous sa tente, et Rouletabille dicta un article à La Candeur. Ce dernier, les articles terminés, les glissait dans de grandes enveloppes sur lesquelles il inscrivait le titre et la date de l’article ; puis il mettait le tout dans une serviette de maroquin qui ne le quittait jamais. Ainsi faisait-il, depuis que les jeunes gens avaient quitté Sofia et qu’ils étaient entrés dans l’Istrandja-Dagh.

Quand l’article fut achevé, Vladimir s’écria :

– Je vois d’ici le nez de Marko le Valaque, quand « notre journal » publiera la série des « correspondances » de Rouletabille ! Ce pauvre Marko en fera certainement une maladie !

Nous avons déjà eu l’occasion de dire que Marko le Valaque était un journaliste d’occasion, comme il en surgit toujours dans les moments troubles ; fort méprisé – avec raison – des professionnels, ayant fait tous les métiers et ayant montré dans chacun une bien petite conscience. Son rôle, dans le moment, lui paraissait immense. Il ne manquait point en effet d’importance. En attendant l’arrivée de l’envoyé spécial de la Nouvelle Presse de Paris, grand quotidien dont le tirage rivalisait avec celui de l’Époque, il restait le maître d’expédier les télégrammes les plus saugrenus à une feuille qui était lue dans le monde entier. Connaissant la réputation de Rouletabille et ayant reçu de Paris des instructions pour ne point se laisser distancer par le reporter de l’Époque, il n’avait point manqué, à Sofia, de surveiller celui-ci et n’avait pas cessé d’inventer des bruits sensationnels, des nouvelles de la dernière heure qui bouleversaient la Bourse. Il était la bête noire de Vladimir Pétrovitch, qui l’accusait de manquer de moralité !

– Fiche-nous la paix, avec ton Marko ! gronda La Candeur ; on dirait que tu ne penses qu’à lui…

– Croyez-vous toujours qu’il nous a suivis dans l’Istrandja ? demanda Rouletabille sur un ton assez ironique.

– Monsieur, vous avez tort de vous moquer de moi ! répliqua Vladimir.

– Quand je pense, reprit La Candeur, que, dans les premiers jours de notre voyage, Vladimir regardait à chaque instant derrière lui pour voir s’il n’apercevait pas à l’horizon le nez de Marko !

Et il se mit à rire.

– Ne « blague » pas ! protesta Vladimir, je t’en supplie, ne « blague » pas… Tu ne sais pas ce que peut entreprendre un Valaque qui s’est fait journaliste !

– Enfin, qu’est-ce qu’il pourrait nous faire ?

– Est-ce qu’on sait ? je vous assure que le dernier soir qui a précédé notre arrivée dans le pays de Gaulow, quand nous avons eu cette vision d’une ombre qui s’enfuyait de la tente de La Candeur, et que La Candeur s’est écrié qu’on lui avait volé sa serviette en maroquin, j’aurais mis ma main à brûler que nous avions affaire à Marko !

– Cette ombre, répliqua La Candeur sur un ton assez méprisant, n’a jamais existé que dans l’imagination de Vladimir… et quant à ma serviette que je croyais avoir mise dans ma cantine, je l’ai trouvée au pied de mon lit, où je l’avais certainement déposée moi-même avant de me coucher…

– Et mes articles étaient toujours dedans ? demanda Rouletabille en manière de plaisanterie.

– Oui, oui, Rouletabille, tes articles sont là !

– Remettez-vous donc, Vladimir Pétrovitch ! et cessez de médire de la Valachie…

– Ah ! monsieur, si vous connaissiez Marko ! Je vous dis, je vous répète qu’il est capable de tout… Rien ne m’étonnerait de lui, c’est un type qui vendrait son père et sa mère pour un morceau de pain et qui a eu de vilaines histoires avec les femmes ! Je vous affirme, monsieur, que c’est un garçon qui n’a aucune moralité !

– Au lit, au lit tout le monde ! c’est à moi la garde commanda Rouletabille.

Et il prit la garde. Aucun bruit ne venait des tentes. La campagne paraissait abandonnée. De-ci, de-là, sur de lointaines cimes des feux apparaissaient puis disparaissaient presque aussitôt. Rouletabille, le menton sur le canon de sa carabine, regardait le mur de toile derrière lequel reposait Ivana. Reposait-elle ? Rêvait-elle ? À qui ? Énigme !

IIVladimir raconte une étrange histoire à Rouletabille

Relevé de sa garde par Tondor (le domestique transylvain de Vladimir, le seul qui restât à la petite troupe depuis la mort héroïque de Modeste et du Katerdjibaschi), Rouletabille rentra dans sa tente, qu’il partageait avec Athanase Khetew.

Le Bulgare dormait profondément, enveloppé dans son manteau qui lui servait de couverture. À la lueur de la bougie plantée dans le goulot d’une bouteille, Rouletabille considéra assez longtemps ce rude visage. Pendant le sommeil, il était vraiment apaisé, c’était là une figure d’honnête homme qui ne reflétait aucun remords et qui se reposait de tous les tourments des jours mauvais, lesquels depuis plus de dix ans avaient creusé leurs sillons terribles dans cette chair encore jeune. « Il est digne d’être aimé ! » se dit Rouletabille, mais il pensa qu’Ivana ne l’aimait pas et que c’était une traîtresse qui avait trompé tout le monde. Là-dessus, il se déshabilla, fit ses ablutions comme chez lui, éteignit le fourneau à pétrole et se glissa sous les couvertures de son lit de camp. À tout hasard, sur la tablette, il avait mis une carabine toute chargée à portée de sa main. Il s’endormit en pensant à sainte Sophie et il rêva qu’il se noyait dans une cataracte.

Depuis une heure, il somnolait ainsi quand il se dressa tout à coup sur son séant, l’oreille au guet.

Il entendait, derrière sa toile, à quelques pas de là, des voix, un chuchotement rapide, puis de sourdes exclamations ; et il reconnut ces voix : tantôt c’était celle de Vladimir Pétrovitch et tantôt celle de La Candeur ; celle de Vladimir marquait la plus farouche mauvaise humeur, et celle de La Candeur une extraordinaire satisfaction.

– À toi ! disait l’un.

– Non, c’est à toi ! répondait l’autre et puis il y avait un silence, et puis encore des exclamations.

Rouletabille se glissa dans sa culotte. Il voulait savoir ce qui se passait à côté, et pourquoi ces deux hommes ne dormaient pas, eux qui avaient affecté une telle fatigue.

Sans faire de bruit et sans éveiller Athanase, qui ronflait doucement, il sortit de sa tente et s’approcha de celle de La Candeur et de Vladimir, qui laissait passer, par les interstices de la toile mal jointe, des rais de lumière.

Rouletabille dénoua fort adroitement les ficelles qui rattachaient la porte flottante et apparut tout à coup aux regards médusés du bon La Candeur et du triste Vladimir. Rouletabille remarqua que La Candeur était écarlate, tout en sueur et dans un état d’exaltation peu ordinaire, tandis que Vladimir était fort pâle.

– Ah çà, mais est-ce que vous vous fichez du monde ? souffla le reporter, vous jouez ?

Il y avait, en effet, entre les deux jeunes gens une petite table portative, et sur cette table un jeu de cartes et un morceau de papier, sur lequel quelques notes étaient écrites au crayon.

Rouletabille bondit sur le jeu de cartes. Il leur en avait déjà confisqué deux dès le début du voyage et il pensait bien qu’ils n’avaient plus de cartes. Cette passion du jeu les empêchait de prendre un repos nécessaire.

– Vous jouez au lieu de dormir ? Vous n’êtes pas enragés, dites ? Vous n’avez pas honte ? je vous l’ai pourtant assez défendu ! Dès le premier soir il a été entendu que je ne verrais plus entre vos mains un jeu de cartes ! M’avez-vous juré que vous ne joueriez plus, oui ou non ?

– Rouletabille, ne te fâche pas, émit La Candeur, conciliant, je vais te dire : nous avons essayé de dormir, mais le sommeil n’est pas venu !

– Tas de menteurs ! Vous ne vous êtes même pas déshabillés et votre couchette n’est pas défaite ! Mais vous n’aviez plus de cartes ! Où donc avez-vous trouvé ce sale jeu-là ? Il est ignoble !

– C’est le sous-off qui accompagnait m’sieur Athanase, murmura La Candeur en baissant la tête, qui l’a laissé tomber de sa poche !

– Tu le lui as acheté, oui, bandit ! ou Vladimir le lui a volé !

– Monsieur ! monsieur ! pour qui me prenez-vous ?

– Et à quoi jouiez-vous ?

– Mais, fit La Candeur, à ce petit jeu russe dont je t’ai parlé autrefois et qui est si amusant…

– Et qu’est-ce que vous jouez ? fit le reporter en saisissant le papier qui était sur la table et sur lequel il lut : « Bon pour cinq cents francs ». Signé : « Vladimir Pétrovitch ».

Il arracha le billet et, furieux :

– Tu es encore plus bête que je ne croyais, dit-il à La Candeur… Que tu joues de l’argent contre de l’argent, passe encore, mais contre la signature de Vladimir Pétrovitch…

– Je n’ai pas osé « faire Charlemagne », expliqua La Candeur.

– Je joue sur signature parce qu’il m’a gagné tout mon argent, dit Vladimir qui n’avait point une bonne mine.

– Tu en avais beaucoup ?

– Demandez-le à La Candeur.

– Voilà… dit La Candeur en rougissant. Voilà comment les choses se sont passées… Au commencement, c’est moi qui n’avais pas d’argent et je savais que Vladimir en avait. C’est triste de voyager sans argent. J’ai proposé à Vladimir de lui jouer mon épingle de cravate qui est le dernier souvenir qui me reste de ma sœur morte en me maudissant.

– Pourquoi ta sœur t’a-t-elle maudit, La Candeur ?

– Parce que je m’étais fait journaliste ! Tu comprends que je ne tenais pas énormément à ce souvenir-là. Je m’étais débarrassé de tous les autres. Je jugeais l’occasion bonne pour mon épingle de cravate. Mais ce sera pour une autre fois, car comme tu le vois, je ne l’ai pas perdue !

– Et avec elle tu as gagné tout l’argent de Vladimir ? Dis-moi, combien…

– Je vais te dire… je vais te dire… on a commencé d’abord par jouer petit jeu… tout petit jeu… Mon épingle vaut bien soixante-quinze francs… Vladimir me l’a jouée contre vingt-cinq ! ça n’était guère… le malheur, pour Vladimir, est que de vingt-cinq, en cinquante, en cent… (car Vladimir a le tort de poursuivre son argent, je le lui ai assez dit) je lui ai gagné tout ce qu’il avait dans sa poche… Maintenant, comme je ne suis pas un mufle, je lui joue des billets qu’il me fait. À ce qu’il paraît qu’il a encore de l’argent à toucher sur l’invention de sa cuirasse !

– La Candeur, tu vas me dire combien tu as gagné à Vladimir !

– Qu’est-ce que ça peut te faire ?

– Cela me fait que j’ignore d’où vient cet argent-là…

– Puisqu’il vient de la cuirasse !.

– Assez, combien ?

La Candeur, de plus en plus écarlate, fit :

– Je ne sais plus au juste… et il se décida à fouiller dans l’une de ses poches d’où il tira trois ou quatre billets de banque de cent levas (francs).

– Ce n’est pas tout ! fit Rouletabille.

– Non, grogna La Candeur, en voilà encore…

Et il tira, cette fois, cinq billets de cinq cents levas.

– Fichtre ! tu te mets bien ! c’est tout ?

– Je crois que c’est tout, susurra le bon géant en détournant la tête.

Mais Rouletabille se précipita sur lui, le fouilla et le vida d’une quantité incroyable de billets de banque qu’il avait entassés au petit bonheur dans la fièvre du jeu et qu’il se laissait enlever avec des soupirs de soufflets de forge…

Rouletabille compta :

Il y avait là quarante mille levas (quarante mille francs) !

Rouletabille regardait La Candeur, mais La Candeur n’osait pas regarder Rouletabille.

– C’est la première fois que j’ai eu de la veine ! balbutia-t-il.

– Attends ! dit Rouletabille, d’une voix légèrement oppressée, car il ne s’attendait point au déballage de cette petite fortune, attends. Nous en parlerons tout à l’heure de ta veine.

Et il ajouta :

– C’est donc cela que tu proposais toujours à ces messieurs du Château Noir, une rançon de quarante mille francs !

– Mais oui, gémit La Candeur ; j’ai bon cœur, moi !

– Avec l’argent des autres c’est facile d’avoir bon cœur, émit Vladimir. À ce moment-là, j’avais encore presque tout mon argent dans ma poche, mais La Candeur n’hésitait pas à en disposer comme s’il était déjà dans la sienne !

– C’était pour le bien de la communauté, répliqua La Candeur…

– Tu as bon cœur, gronda Rouletabille, mais je me demande si, au fond, tu n’es pas aussi crapule que Vladimir !

– Monsieur, dit Vladimir en se levant, j’affirme que vous me faites beaucoup de peine !

Et il voulut s’esquiver, mais Rouletabille le retint et lui demanda sur un ton sec, qui fit pâlir le jeune Slave :

– D’où vient l’argent ?

– Monsieur, je vous assure qu’il vient fort honnêtement de la vente de l’invention de ma cuirasse… je tiens cette cuirasse d’un de mes amis de Kiew, qui a passé plus de dix ans de sa vie à l’inventer, à la perfectionner, enfin à en faire un véritable objet d’art militaire pour lequel il a dépensé une véritable fortune. Désespéré, lors de la dernière guerre de la Russie avec le Japon, de n’avoir pu vendre sa cuirasse au gouvernement russe, il est entré dans les bureaux de la censure, à Odessa, et m’a fait cadeau du fruit de ses veilles et de la cause de tous ses malheurs. Plus favorisé que lui, monsieur…

Rouletabille l’interrompit.

– Assez, Vladimir Pétrovitch ! Je te jure que si tu ne me dis pas comment tu as eu tout cet argent, je te livre aux autorités bulgares pieds et poings liés ! Tu leur raconteras, à elles, l’histoire de ta cuirasse.

Vladimir vit que c’était fini de rire et commença, en soupirant comme un enfant malade :

– Eh bien, je vais vous dire la vérité ! Elle est beaucoup moins grave que vous ne croyez, et toute cette affaire est arrivée, mon Dieu ! presque sans que je m’en aperçoive.

– Va !

Rouletabille pensait : « Il est capable de tout ! Pourvu qu’il n’ait assassiné personne ! »

La Candeur, avec une désolante mélancolie et une grandissante inquiétude, regardait du coin de l’œil ces beaux billets dont la possession lui avait causé tant de joie et qui étaient maintenant la cause d’une explication difficile dont, certes ! il se serait très bien passé.

Vladimir commençait :

– Rappelez-vous, monsieur, ce jour où, à Sofia, en sortant de l’hôtel Vilitchkov, vous nous trouvâtes, La Candeur et moi, enveloppés, à cause du froid, en des vêtements de fortune. La Candeur avait une couverture et moi, monsieur, j’avais une fourrure, une fourrure magnifique, une fourrure que vous avez admirée, monsieur…

– Oui, la fourrure d’une amie à vous, m’avez-vous dit, la fourrure d’une princesse… je me rappelle très bien, fit Rouletabille, qui fronçait terriblement les sourcils… Après ?

Vladimir s’épouvanta tout à fait.

– Oh ! monsieur, s’écria-t-il, vous n’allez pas croire que je l’ai vendue !

– Ah ! tu ne l’as pas vendue ?

– Monsieur, pour qui me prenez-vous ?

– Qu’en as-tu donc fait ?

– Remarquez, reprit Vladimir, en clignotant de ses lourdes paupières et en roucoulant de sa plus douce voix, car il se remettait peu à peu et, ayant fait un rapide examen de conscience, il en était sans doute arrivé à se demander pourquoi il avait essayé de dissimuler un acte qui ne lui apparaissait point si répréhensible… Remarquez, monsieur, que j’aurais pu la vendre ! Ne vous récriez pas ! Vous connaissez la princesse ?

– Oui… heu ! je l’ai entraperçue…

– Oh ! vous lui avez parlé…

– C’est elle qui m’a parlé… je me rappelle m’être heurté sur votre palier contre une grande dégingandée vieille dame aux cheveux couleur de feu qui paraissait un peu folle et qui sortait de chez vous sans manteau, et le chapeau en bataille sur son postiche qui avait perdu tout équilibre.

– Oh ! monsieur Rouletabille, que vous a fait la princesse pour que vous la traitiez de la sorte ?

– Elle m’a dit tout simplement ceci, mon cher monsieur Vladimir : « C’est bien à monsieur Rouletabille que j’ai le plaisir de parler ? Vladimir m’a beaucoup parlé de vous. Je vous prie ! permettez-moi de me présenter à vous ! Je suis une vieille amie de la famille de Vladimir et je m’intéresse à ce garçon qui a beaucoup de talent et qui envoie au journal l’Époque de Paris de si jolis articles, ma parole ! »

– La princesse vous a dit cela ? fit Vladimir qui, cette fois avait rougi jusqu’à la racine des cheveux.

– Naturellement… je lui ai même répondu : « Mais parfaitement, madame… c’est Vladimir qui écrit mes articles et c’est moi qui porte à la poste les articles de Vladimir ! »

– Dieu, que c’est drôle ! exprima assez nonchalamment Vladimir.

– Pour savoir si c’est drôle, j’attendrai la suite de l’histoire… déclara, d’une voix menaçante, Rouletabille.

Rappelé à l’ordre, Vladimir toussa et continua :

– Je vous disais donc, à propos de cette fourrure, qu’il n’eût tenu qu’à moi de la vendre, car enfin la princesse – la princesse Kochkaref… de la fameuse famille Kochkaref de Kiew… les Kochkaref sont bien connus…

– Allez ! mais allez donc…

–… Car enfin la princesse, qui est une vieille amie de ma famille et qui me veut beaucoup de bien, m’a dit plus d’une fois, cependant que j’admirais ce magnifique manteau : « Vladimir, s’il vous fait envie, mon ami, il est à vous ! »

– Petit misérable ! jeta Rouletabille…

– Ah ! monsieur, calmez-vous, je ne mange pas de ce pain-là ! interrompit Vladimir avec une admirable expression de dégoût ! C’est ce que, chaque fois qu’elle parlait ainsi, j’ai fait comprendre à la princesse qui, voyant qu’elle me froissait dans mes sentiments naturels, voulut bien ne pas insister. Mais voici ce qui arriva. Ce manteau était l’objet de la jalousie de quelques amies de la princesse qui en discutaient le prix de façon fort déplaisante et qui ne voulaient point croire qu’elle l’eût payé cinquante mille roubles à un marchand de Moscou… à cause de quoi la princesse m’avait dit :

« – Vladimir, pour les faire taire, ces péronnelles, vous devriez un jour ou l’autre porter ma fourrure au clou, la faire estimer, refuser bien entendu le prix que l’on vous en offrirait, et revenir avec mon manteau en proclamant la somme que l’on était prêt à vous avancer dessus ! »

« Voilà ce que m’avait dit la princesse, et voilà ce que j’ai fait, monsieur, pas autre chose ! je le jure !

– Et moi, je jure que je ne comprends pas très bien, dit Rouletabille.

– Vous allez comprendre, monsieur, et vous auriez déjà compris si votre impatience ne vous faisait m’interrompre tout le temps… Voilà la chose… Elle est simple… Le jour même de notre départ de Sofia, quand vous nous eûtes annoncé que nous partions pour une grande et longue expédition, quel a été mon premier mouvement ? Mon premier mouvement a été de courir chez la princesse pour me débarrasser de ce précieux manteau, que je ne voulais pas conserver plus longtemps sous ma responsabilité ; le hasard fit que je pris justement par la rue où se trouve le Mont-de-Piété, et que, me trouvant en face de cette institution dont il avait été si souvent question entre la princesse et moi, je me suis mis à penser : « Tiens ! voilà l’occasion de faire estimer le manteau ! » J’entrai. On m’offrit de me prêter dessus la valeur de 43 000 francs !

– Et vous avez accepté ?

– Non, monsieur, j’ai refusé. J’ai dit : Non !

– Alors ?

– Alors, je ne sais par quelle fatalité, l’employé, qui était sans doute distrait, comprit que je lui répondais : Qui. Et voilà comment on m’allongea 43 000 levas sans que j’aie eu même le temps de protester !

– Mais vous avez eu le temps de les ramasser !

– Ne me jugez pas mal, monsieur. En sortant du Mont-de-Piété, mon premier soin a été de renvoyer à la princesse sa « reconnaissance ! »

– Ah ! ah ! vous lui avez renvoyé sa « reconnaissance »… répéta Rouletabille, stupide devant un si prodigieux toupet…

– Oui, monsieur, c’est comme je vous le dis ! Je lui ai renvoyé sa « reconnaissance », et ainsi elle pourra retirer son manteau quand elle le voudra !

– Oui-da ! j’espère que la bonne dame vous sera reconnaissante d’une aussi délicate attention !

– Elle n’y manquera point, monsieur, je la connais…

– Et qu’elle vous remerciera d’avoir pensé à un aussi infime détail…

– Monsieur, entre nous, je lui devais bien ça !

– Mais vous lui devez aussi les 43 000 francs !

– Qui est-ce qui le nie ? monsieur. En même temps que je lui faisais parvenir sa « reconnaissance », qu’elle pourra montrer à ses amis, ce qui lui sera, comme elle le désirait, un motif de triomphe, je la prévenais que, partant le soir même, je n’avais pas le temps de passer chez elle, mais que je lui rapporterais cet argent dès mon retour à Sofia !

– Brigand ! Vous avez usé de cet argent comme s’il vous appartenait !

– Eh ! monsieur, la première chose que j’ai faite a été, à cause de mon bon cœur, de prêter quinze cents levas à La Candeur puis d’en distraire quinze cents pour moi, ce qui nous a permis à tous deux de nous présenter devant vous avec un équipement convenable.

– Non content de payer vos effets avec de l’argent qui ne vous appartenait pas, vous avez joué le reste et vous l’avez perdu !

– Eh, monsieur, voilà pourquoi vous me voyez si ennuyé ! Perdre son argent n’est rien, mais celui des autres peut vous causer bien des désagréments !

Rouletabille se retourna vers La Candeur.

– Tu ne voudrais pas conserver cet argent volé ? lui dit-il.

– Et pourquoi donc ? répondit La Candeur avec des larmes dans la voix, je ne l’ai pas volé, moi, cet argent ! je l’ai honnêtement gagné, il est à moi !

Rouletabille ne répondit à cette parole égoïste et peu scrupuleuse que par un regard de mépris qui fit courber la tête à La Candeur. Finalement, le chef de l’expédition fit disparaître la liasse de billets dans sa poche.

– Ah ! mon Dieu ! gémit le géant, je ne les reverrai plus.

– Non, tu ne les reverras plus, fais-en ton deuil ! Je les remettrai moi-même à la princesse Kochkaref, à notre retour à Sofia !

Vladimir déclara à son tour d’une voix plaintive et non dénuée d’amertume :

– Du moment, monsieur, que vous trouvez que j’ai mal fait, c’est encore la meilleure solution. Au fond, que l’argent de cette dame soit dans votre poche ou dans celle de La Candeur, le résultat n’est-il pas le même pour moi ?

– Mais pour moi, canaille ! crois-tu que c’est la même chose, glapit La Candeur en sautant sur Vladimir.

Rouletabille dut les séparer.

– Excuse-moi, Rouletabille, fit le pauvre La Candeur, en se laissant tomber sur son lit de camp qui, illico, s’effondra, c’était la première fois que je gagnais !

Rouletabille, sortit sans répondre, raide comme la justice. En rentrant sous sa tente, il trouva Athanase Khetew, éveillé, qui avait tout entendu.

– Vous avez bien fait, lui dit le Bulgare, de leur prendre tout cet argent. Il pourra nous servir par les temps qui courent !

Et il se retourna du côté de la toile pour continuer son somme, interrompu.

Rouletabille en resta les bras ballants, puis il se remit, se coucha et s’endormit en se disant :

– Décidément, je n’ai encore rien compris à l’âme slave !