Les exilés de la décombre - Pascal Céhair - E-Book

Les exilés de la décombre E-Book

Pascal Céhair

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Beschreibung

Dans ce récit anticipé et trépidant, les résidents d’un village tranquille prennent le courageux parti de se lancer dans une expédition vers une cité en décomposition, inconscients des mystères qui les guettent. Leur audacieuse recherche sera parsemée de défis et de catastrophes imprévues, ayant des conséquences significatives non seulement sur leur propre destin, mais aussi sur le futur de toute l’humanité.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Rédigé en 1997, Les exilés de la Décombre est resté en hibernation pendant un temps. Après avoir publié deux romans, L’enfant des ténèbres et Déviation, Pascal Céhair décide enfin de soumettre cet ouvrage à la lecture.

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Seitenzahl: 279

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Pascal Céhair

Les exilés de la Décombre

Roman

© Lys Bleu Éditions – Pascal Céhair

ISBN : 979-10-422-0174-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Pépé.

Chapitre I

Il était temps que la moisson s’achève. Une brise légère tente d’assécher le front des faucheurs en sueur. Ils se tiennent droits dans leur mouvement de balancier. Mais de lourds nuages roulent sur la crête des montagnes et viennent s’étaler sur la vallée, assombrissant le ciel d’un mauvais présage. Au milieu du champ de blé, le vieux Rémi s’est figé, le nez tendu, il hume l’air. Les deux pieds ancrés dans le sol, il semble défier les éléments et quémander à des forces occultes le sursis qui permettra de rentrer la récolte au sec. Il a oublié les travailleurs qui s’affairent autour de lui à faucher les épis, les rassembler en gerbes et les charger dans le char.

Naïl lui jette un regard furtif et tente de lire dans les yeux du vieux un augure bénéfique. Il n’a pas ralenti son mouvement, et sa faux avec une précision d’horlogerie couche les épis pour reprendre aussitôt son élan. Il préfère regarder droit devant lui, mesurant ainsi l’étendue de la tâche à accomplir. Sûr qu’il faut aller vite, qu’il faut finir ce soir de crainte que la tempête ne gâte le grain, mais il s’efforce de ne pas accélérer son mouvement pendulaire afin de ne pas le dérégler. Il a appris que vouloir aller plus vite gâchait le bel ouvrage et lui nouait les épaules, le rendant alors moins efficace.

Cette année, la récolte sera maigre, les épis ont fait de la paille et peu de grains. La communauté qui doit en vivre cet hiver devra se restreindre pour nourrir toutes les bouches. Seul le foin a été abondant et les bêtes n’auront pas à pâtir. Maigre consolation. À bonne fenaison, mauvaise moisson, dit le dicton.

L’échine courbée, le vieux Rémi rejoint enfin le groupe. Plusieurs têtes se tournent vers lui dans un silence interrogateur. Mais rien ne transparaît dans ses yeux plissés sur ses secrets. Il se replace devant les bœufs qui, dociles, l’attendaient, et fait avancer le char déjà à moitié plein. Le cerclage des roues soulève une poussière sèche et creuse deux sillons parallèles dans le sol. Les femmes saisissent les gerbes au passage et les jettent sur celles qu’elles ont déjà chargées. Là-haut, Daniel les attrape au vol et les aligne avec méthode. Le chargement dépend de sa précision et il veille à ce que son char soit parfaitement équilibré afin de pouvoir monter le plus haut possible et éviter d’inutiles allers-retours au silo du village. Ce travail que lui seul sait accomplir avec autant de dextérité lui permet, dans sa situation élevée, de contempler, à son aise, le postérieur des femmes qui, courbées jusqu’au sol, glanent les épis de la précieuse céréale. Il les voit se relever et d’un revers de la main éponger un front trempé de sueur, avant de découvrir leur visage rougi de fraîcheur qu’éclaire un sourire malicieux. C’est qu’elles sont belles les femmes de Roche Claire, et Daniel, malgré un âge plus que mûr, y reste fort sensible.

Devant les bœufs, Rémi roule une feuille de tabac qu’il allume avec son briquet d’amadou. Ce geste n’échappe à personne et ils savent à présent que le temps ne presse pas tant que ça. Rassérénés, ils continuent leur tâche avec une ardeur encore plus belle. La voix rauque de la vieille Blandine s’élève dans l’air et se répand dans le champ comme une vague qui fait onduler la brise. La mélodie d’un blues d’antan vient caresser les oreilles et tordre les âmes. Les femmes reprennent en chœur le lancinant refrain, sans cesser leur travail, et le champ s’anime d’une ferveur retrouvée. Le vieux Rémi sourit imperceptiblement. Il se souvient d’avant, quand tous avaient tout, sans effort, et aucune nostalgie pour cette époque, où oisiveté et ennui ont conduit l’humanité au Grand Désastre, ne peut venir ternir sa sérénité.

La ligne d’hommes, dont Naïl fait partie, avance inexorablement, ne laissant derrière elle que des épis couchés en bon ordre. Ils ne prendront pas le temps d’une pause, si ce n’est pour sortir la pierre de l’étui pendu à leur ceinture et affûter la lame en la faisant chanter.

Le premier roulement de tonnerre retentit quand les hommes déposent leur faux et se retournent pour apprécier l’étendue arasée et la satisfaction du dur labeur achevé. Ils accrochent leur précieux outil au char et aident les femmes à charger les dernières gerbes. Il faut se hâter, au cas où Rémi se soit trompé.

Le retour au village se fait avec la lenteur habituelle. Le char est bourré à craquer et Daniel, perché au sommet, ballotté sans ménagement par les cahots, jette, quand la gîte s’accentue, des regards inquiets au bouvier indifférent. Derrière lui, la colonne des moissonneurs s’étire en silence. Chacun se ressource dans l’odeur sèche du blé, que le vent en tourbillonnant pousse vers eux par brassées entêtantes.

Bien avant d’être en vue des premières maisons, une bande de gamins excités les rejoint en courant. Ce n’est qu’à une dizaine de mètres du char qu’ils s’arrêtent, exténués. Tout en reprenant leur souffle, ils annoncent dans un tohu-bohu général que des étrangers sont arrivés au village.

— D’où viennent-ils ? demande Blandine qui est venue à côté de Rémi.

— De la Grande Décombre.

— Cela faisait longtemps, marmonne Rémi en reprenant sa marche.

Sa tête se courbe sous le poids des souvenirs et son regard se perd dans la terre du chemin, sans accrocher les pierres qui menacent d’entraver ses pas.

****

La Grande Décombre, c’est ainsi que la nouvelle génération appelle à présent la ville en ruine située à plus d’une centaine de kilomètres de Roche Claire.

Rémi se souvient du temps où il en était le citoyen encore jeune et totalement irresponsable. À cette époque, il n’avait que dix-sept ans et trouvait la vie facile sans être belle. Tout n’était que luxe dans une ville scintillante de lumière, et si l’air y était devenu irrespirable dans les rues sillonnées d’une population trop dense, la Cité regorgeait de richesses auxquelles plus personne n’accordait de valeur. On vivait dans le désœuvrement complet, dans une opulence sans joie. Les gens ne se parlaient plus, tous étaient occupés à se laisser engraisser de denrées toutes prêtes et d’images artificielles projetées sur les écrans lumineux qui tapissaient les façades des immeubles et les murs de chaque habitation. On ne travaillait pas et les besoins de chacun étaient confiés à la Machine qui pouvait les assouvir. L’ordre semblait immuablement établi quand le Grand Désastre arriva, sans que nul ne sache ce qui s’était passé exactement.

C’était arrivé pendant la nuit, mais était-ce bien la nuit ? Car on ne distinguait plus tellement le soleil à travers l’épais nuage qui coiffait la ville. Un sourd grondement venu du sol s’était lentement amplifié, les murs s’étaient mis à trembler et les écrans s’étaient éteints pour la première fois. Une foule, rapidement assemblée dans les larges artères, demeurait hébétée et suffocante. L’air vicié emplissait les poumons et certains s’étaient déjà effondrés, à moitié asphyxiés. Ce fut alors une grande stupeur quand, levant les yeux, les hommes, tassés les uns contre les autres, virent les murs des immeubles hauts de plusieurs centaines de mètres se lézarder avant que ne tombent les premiers morceaux de béton, écrasant une partie de la population tétanisée par l’horreur. Après ce moment d’hébétude, une panique toute aussi dévastatrice s’empara des rescapés. Les plus chanceux couraient en tous sens, hurlant et crachant leurs poumons en feu. Beaucoup moururent piétinés par cette horde sauvage.

Le cauchemar avait duré cinq jours, sans répit, jusqu’à ce qu’il ne reste de la grande ville de lumière qu’une montagne de décombres et un nuage de poussière étouffant. Nulle trace de vie jusqu’à ce que des ombres fantomatiques au visage gris éclairé d’un regard halluciné sortent enfin de leur trou. Les rares survivants erraient dans les rues, tournant sur place à la recherche d’un but. Il fallut trouver de quoi se nourrir et les premiers pillages avec leur cortège de crimes avaient commencé. Puis la ville avait été désertée, chacun la fuyant pour ne pas y mourir assassiné ou dévoré durant leur sommeil par les rats qui l’envahissaient, attirés par les cadavres en voie de décomposition.

Rémi n’était jamais sorti de la ville auparavant. Pour quoi faire d’ailleurs, et qu’y avait-il au-dehors ? On racontait beaucoup de choses à ce sujet autrefois, des contes à faire frémir si on y attachait quelque importance. Mais nul ne se souciait de l’extérieur, la ville fonctionnait par elle-même, en vase clos, semblait-il.

En fait, nul ne savait ce qu’il y avait en dehors de la grande enceinte ni même d’où provenaient les richesses dont chacun disposait. On consommait, on s’engraissait, on mourait et tout continuait ainsi.

Il mit cinq jours pour atteindre l’enceinte. Ce qu’il découvrit alors le glaça d’effroi. Une foule cosmopolite errait en hardes. Les yeux creusés par la faim jetaient des lueurs inquiétantes et funestes. Il se rendit compte alors que lui aussi leur ressemblait. Il n’était plus un homme, mais un animal aux abois parmi ses congénères. Certains autour de lui grattaient dans les ruines à la recherche d’une trouvaille providentielle qui lui permettrait de se maintenir en vie un jour de plus. D’autres, plus audacieux, avaient remis en état de vieux véhicules à moteur crachant une fumée noire et pestilentielle. Ceux-là osaient revenir dans les anciens quartiers et tentaient de ravitailler les exilés en pillant les vieux stocks.

Mais à présent, le nombre de réfugiés augmentant et les réserves s’amenuisant, la famine guettait. C’est alors qu’apparurent les premiers comportements depuis longtemps oubliés : tout d’abord, ce furent de menus larcins qui laissèrent ébahis et pantois leurs victimes, puis le vol organisé. Les premiers actes de violence apparurent et les hommes redécouvrirent leurs instincts ancestraux.

Rémi surprit une fois un groupe de cinq garçons qui cherchaient à s’emparer d’une gamine et s’amusaient à la traquer dans un ancien dépôt. Il resta pour les voir jouer, le sourire aux lèvres, jusqu’à ce qu’il comprît leurs intentions. Car la fille tomba effectivement entre leurs mains et fut jetée sur le sol. Un des garçons ôta sa combinaison et ordonnant aux autres de la tenir, il se vautra sur le corps sans défense de la pauvre enfant. Il la prit comme on faisait autrefois pour procréer, alors que depuis longtemps on n’avait plus recours à cette pratique bestiale. La gamine se mit à hurler quand le garçon la pénétra. Il ne resta en elle que quelques secondes, étonné lui-même de l’acte qu’il venait de commettre et des sensations nouvelles qu’il découvrait. Les autres riaient et l’un d’eux le poussa pour prendre sa place. La scène se reproduisit avec la même brièveté et le deuxième garçon parut aussi décontenancé que le premier. La fille eut beau se débattre, ils lui passèrent tous dessus, sous le regard pétrifié de Rémi qui ne savait si cette vision était bien réelle. Le mot de viol lui revint en mémoire et troublé, il sentit du fond de lui monter une vague de chaleur. Peut-être pourrait-il lui aussi en profiter pour essayer, mais il ne sut ce qui le retenait et se contenta de rester là en spectateur béat. Il ne sortit de sa torpeur que quand le groupe abandonna le petit corps inerte secoué de petits sanglots plaintifs. Rémi quitta les lieux sans plus s’inquiéter. Indifférence, oui, et alors ? Pourtant, depuis ce jour, ce souvenir revient le hanter régulièrement et un profond dégoût de lui l’envahit. Jamais il n’avait parlé à quiconque de ce qu’il avait vu ce jour-là, sachant pourtant que ces actes étaient devenus courants.

La nourriture devenant de jour en jour plus rare et la consommation d’eau croupie généralisée, on vit apparaître de nouvelles maladies. Femmes et hommes se vidaient les tripes et en quelques jours, voire quelques heures, ils agonisaient silencieusement sous des yeux indifférents. Les cadavres étaient abandonnés sur place, le service de purification n’intervenant plus. L’odeur devint rapidement insupportable dans tous les campements improvisés et l’épidémie se généralisa sans que personne ne sache quoi faire et envisage même de réagir. En ce temps, ce qui pouvait arriver à autrui ne concernait personne, et intervenir pour porter de l’aide eût été impensable.

Rémi comprit rapidement que rester plus longtemps dans ce cloaque le conduirait à une mort certaine. Retourner dans la ville eût été un suicide, et la fuir était absolument inconcevable. Ce fut pourtant cette seconde solution qu’il retint après de longues semaines d’hésitation. Chaque fois qu’il tentait de s’éloigner du gigantesque tas de ruines, il était pris d’une peur panique et revenait précipitamment se blottir au milieu des morts-vivants auxquels il ressemblait de plus en plus. Il sentait ses forces diminuer de jour en jour et les maigres provisions qu’il avait pu mettre de côté s’amenuisaient.

Ce fut par un jour comme les autres qu’il entreprit de marcher droit devant lui, avec pour seule consigne l’interdiction de se retourner. Il devait avoir de la fièvre et ne garde pas un souvenir très net de ce moment-là. Combien de temps marcha-t-il et quelle contrée traversa-t-il ? Il ne s’en souvient pas. Il s’écroula, certainement à bout de force, et perdit connaissance. Il ne lui était même pas venu à l’idée d’emporter avec lui de l’eau et quelques vivres, la prévoyance ne faisant pas partie de son éducation.

Quand il se réveilla, il était entouré d’un groupe qui l’observait avec curiosité. Il tenta de se redresser, mais les forces lui manquant, il dut y renoncer. Un homme se baissa et prudemment lui tendit une poche souple. Jamais il n’avait vu oser un geste de générosité et ne comprit pas tout d’abord ce qu’il signifiait. Ce fut presque malgré lui qu’il s’empara de la gourde et s’abreuva. Quand il eut partiellement étanché sa soif, il la serra contre lui, bien décidé à ne pas la rendre, ce qui provoqua à son grand étonnement un fou rire général. Ils s’assirent autour de lui et attendirent. Rémi fut gagné d’un sentiment nouveau, et il croit bien aujourd’hui que c’était de la honte.

Ils étaient une dizaine au total, des hommes et quelques femmes, et lui parlèrent calmement, autant pour l’apprivoiser que pour se rassurer eux-mêmes. Ils lui dirent qu’eux aussi venaient de la ville et la fuyaient pour tenter de survivre dans ce nouveau milieu. C’est alors que Rémi découvrit le paysage. Il était couché au cœur d’une immense plaine, dans une herbe haute et rare, balayée par un vent violent. Au loin, il discernait une chaîne de montagnes qui bouchait l’horizon. Il ne sut jamais comment il était arrivé jusque-là.

— Tu as de la veine que nous t’ayons aperçu, car nous aurions pu passer à côté de toi sans te voir et même t’écraser.

L’homme regarda à sa droite et Rémi suivant son regard, découvrit à une cinquantaine de mètres un engin de transport qu’il ne connaissait pas et auquel était attelée une remorque-citerne.

— Nous avons l’essentiel là-dedans, ou du moins nous l’espérons. Tu peux venir avec nous si tu veux.

Rémi hésita, tout était si nouveau que cela échappait à son entendement. Il accepta par soumission plus que par sagesse. Les hommes le relevèrent et le portèrent jusqu’au véhicule. Celui-ci avait une vingtaine de mètres de longueur et des cartons soigneusement empilés obstruaient toute la partie arrière. Rémi fut assis dans un siège et s’endormit immédiatement.

Combien de temps dormit-il ? Tout ce dont il se souvient, c’est qu’en ouvrant les yeux, il remarqua l’objet insolite qu’il serrait contre sa poitrine. Il n’avait pas lâché la gourde et immédiatement y porta ses lèvres. Le liquide lui coula dans la gorge et son énergie lui revint. L’eau de la vie !

Il regarda autour de lui et constata que les autres passagers dormaient. L’engin roulait à vive allure, soulevant un nuage de poussière et le paysage défilait rapidement. Il n’y avait pas de conducteur, bien entendu, le pilote automatique gérait la situation.

Son voisin entrouvrit les yeux et le considéra d’un œil vague. Rémi lui demanda alors :

— Qu’y a-t-il dans tous ces cartons ?

— Des livres. Et l’homme se rendormit.

Rémi ferma les yeux, le visage serein, il était satisfait du seul fait d’être encore vivant et persuadé qu’il allait vers une mort plus douce, mais tout aussi certaine.

Chapitre II

Leur entrée au village n’est pas saluée par la liesse habituelle. En fait, c’est l’indifférence générale. Trois chariots stationnent au milieu de la place. Ils dégorgent d’objets hétéroclites et suscitent l’étonnement et la curiosité de tous les badauds qui se pressent autour. Les nouveaux arrivants se noient dans la masse des villageois et Rémi sourit tristement en pensant que la procédure d’isolement n’est toujours pas respectée.

Blandine l’a rejoint et, accompagnant le vieil homme par la pensée, l’a pris par le bras pour l’inciter à l’indulgence. Rémi ne s’arrête pas et oblique sa route jusqu’au silo. Bien que piqués par la curiosité, ceux qui suivent le char font de même. Les premières gouttes de l’orage viennent s’écraser à leurs pieds sur la terre battue et créent des petits cratères en soulevant de fugitifs nuages de poussière.

Le déchargement attendra le lendemain. Les bœufs sont dételés et Jean s’occupe de les panser tandis que les autres rangent les faux. Les femmes se sont dirigées vers le groupe qui s’est formé sur la place. Les hommes les rejoignent d’un pas plus lent. La foule s’ouvre devant eux et Rémi peut enfin voir les nouveaux arrivants qui restent près de leur chariot. Ils sont cinq : un jeune garçon, une gamine et trois femmes. Le garçon est pubère et la petite qui lui tient la main ne tardera pas à l’être. Deux jeunes filles encadrent une femme d’âge mûr et Rémi les embrasse d’un regard bienveillant.

— Soyez les bienvenus à Roche Claire. Vous trouverez gîte et couvert le temps qu’il vous plaira.

— Nous vous en remercions, répond la femme, et nous voudrions prendre quelque repos dans le respect de votre loi. Nous sommes des errants à la recherche d’une installation.

— C’est entendu, et vous êtes conviés dès ce soir à notre délibération. En attendant, vous allez être conduits en dehors du village dans lequel vous n’auriez jamais dû entrer. Ne voyez en cela aucune offense, mais de simples mesures de précautions sanitaires.

Cette remarque s’adresse plus aux villageois qu’aux nouveaux arrivants. De petits rires confus émis par les plus jeunes détendent un peu l’atmosphère. La femme fait un signe à ses compagnons et prend la tête du convoi, guidé par tous les gamins en liesse.

Blandine tire le vieux de sa rigidité :

— Alors Rémi, toujours peur d’une épidémie ?

Rémi hausse les épaules.

— C’est la règle, il faut la respecter.

Leur regard se croise, un torrent de tendresse l’envahit, chargé du poids des souvenirs qu’ils ont en commun et que nul ne peut partager.

— Je retourne sous mon toit. On se retrouve tout à l’heure.

Et les deux doyens se séparèrent, remballant chacun au fond de lui la vague de ressentiments venus d’un autre temps.

La place se vide rapidement quand le premier coup de tonnerre précédé d’un éclair fulgurant rappelle sa menace. La pluie s’abat aussitôt après et disperse les villageois.

Rémi est accueilli sous son toit par Nadj, la jeune sœur de sa compagne Sin. Cette dernière, assise sur un tabouret bas, livre une bataille inégale contre son vieux métier à tisser vertical. Depuis qu’elle a décidé de confectionner cette couverture pour l’hiver, elle harcèle Rémi pour qu’il lui construise un métier à tisser plus moderne. Nadir est là aussi, il assouplit des lanières de cuir qui seront utilisées pour atteler les bêtes. Rémi le regarde avec tendresse. Il appartient à la génération nouvelle et c’est lui qui le remplacera auprès de Sin quand il sera trop vieux. Celle-ci se retourne à son entrée et lui tend la main. Rémi se dirige vers elle, se penche et lui dépose un baiser dans le cou. Elle est encore belle et appétissante malgré sa quarantaine et le dur labeur qu’elle accomplit au quotidien. Sa peau est restée rosée, et ses seins largement découverts et bien gonflés par les balconnets d’une tunique moulante éveillant en Rémi des désirs qui le surprennent lui-même. Il glisse ses doigts noueux sous l’étoffe et sent poindre le museau d’une aréole gourmande de caresses.

— Tu me veux ? demande Sin ingénument.

— Quand je serai propre et restauré. Je vois que tu as commencé ta couverture.

— Il fallait bien, mais tu sais, si j’avais…

— Je sais !

Rémi bat lâchement en retraite. Demain, il commencera à préparer le bois destiné à ce fichu métier. S’il en a le temps…

Sin, résignée, reprend alors son ouvrage tandis que Rémi se dirige vers la pierre d’évier pour se rafraîchir le visage et faire un brin de toilette. Nadj confectionne un repas rapide afin de ne pas perdre de temps et libérer rapidement la petite communauté pour l’assemblée de ce soir. Ce genre de réunion est une petite fête pour le village qui va peut-être à son issue s’enrichir de nouvelles âmes.

Quand tout est prêt, tous se rassemblent autour du tapis posé à même les carreaux de terre cuite. Rémi s’assoit en tailleur comme il en a l’habitude, Sin s’agenouille près de lui sur un petit coussin. Nadj et Nadir préfèrent s’allonger.

— Les enfants ont mangé ?

— Je ne sais pas, certainement, répond Nadj.

Comme cela n’a aucune importance, les enfants étant libres de leur vie, chacun plonge successivement une main dans la coupe à fruits et entame son repas.

— Comment vont les chevaux, Nadir ?

— Trois étalons sont complètement dressés, et cet après-midi, j’ai débourré les deux derniers. Ils seront prêts dans une semaine.

Les chevaux sont la fierté de Nadir. Il se souvient de la première capture de ces bêtes alors sauvages. Il n’avait que douze ans à cette époque et avait pu participer à l’expédition dans la savane, à deux jours de marche du village. Quel ne fut pas son étonnement quand il vit pour la première fois ce grand animal plein d’élégance, l’œil sauvage et craintif, qui s’enfuyait au moindre bruissement d’herbe. Les anciens avaient dit que l’animal pouvait être dressé et leur être utile. Ils se devaient d’en ramener le plus possible, sans trop savoir comment les capturer ou les conduire. Heureusement, les choses furent plus simples que prévu, car la horde qu’ils découvrirent comprenait un grand nombre de bêtes et parmi elles de nombreux jeunes. La tactique, quoique fruste, s’avéra efficace. Le troupeau fut encerclé en pleine nuit par une quarantaine d’hommes munis de torches et rabattu dans un cul-de-sac. Là, il fallut attendre le petit matin en entretenant des feux qui lui interdisaient la sortie. Nadir a encore en mémoire les piaffements énervés des sabots sur la roche dure et les frémissements de naseaux apeurés qui se répercutaient contre la paroi abrupte. Quand le soleil s’était levé, le gamin était au comble de l’excitation. Les enfants furent rassemblés sur une hauteur et mis sous la garde des plus grands. Les hommes, pendant ce temps, préparaient leur lasso et en assouplissaient le chanvre dans un silence recueilli. Aucun bruit n’avait été fait dans le campement afin de ne pas paniquer la horde. Nadir vit la troupe s’éloigner vers le fond du canyon. Profitant de ce que tous les gosses les regardaient partir, il s’éclipsa, et se glissant derrière les rochers, il les suivit à distance. Au bout d’un quart d’heure de cette lente approche, il aperçut les chevaux et entre eux et lui, les chasseurs rassemblés en petits groupes de quatre ou cinq et qui hésitaient quant à la démarche à adopter. La charge, aussi inattendue que confuse, interrompit ce moment de flottement. Un superbe étalon fonça dans la trouée, immédiatement suivi de tous les autres. Les hommes se dressèrent en gesticulant pour les arrêter. Cela ne fit aucun effet, et les bêtes sublimes de beauté sauvage se rapprochaient d’eux dans un galop effréné. Le bruit des sabots se répercutait contre les murs du défilé et montait, déferlant comme une vague dans un grondement assourdissant. Le sol trembla et sortit Nadir de sa torpeur. Il se blottit derrière un rocher et se boucha les oreilles. Mais la curiosité était trop forte, il grimpa sur la roche et vit la horde foncer sur les hommes. Ceux-ci faisaient courageusement face, lasso en main. Un nuage de poussière accompagnait la charge et les engloutit bientôt. Nadir ne vit plus rien que les animaux de tête qui fonçaient dans sa direction. Elles le dépassèrent rapidement sans prêter attention à lui et il fut noyé dans le brouillard de poussière et le vacarme des sabots. Il ne voyait que la croupe des chevaux qui passaient près de lui, le frôlant le temps d’un éclair. C’est à cet instant qu’il sût qu’il les monterait.

Il fallut de longues minutes avant que la scène s’éclaircisse. Il ne sortait de ce nuage que des cris d’hommes qui tentaient de se retrouver et de s’organiser. Certains appelaient à l’aide, et Nadir ne put savoir s’il y avait des blessés. Il y en eut effectivement et même assez grave, mais le pire fut de retrouver un homme piétiné, roulé dans la terre et complètement déchiqueté par les sabots. Celui-là n’avait pas eu le temps de se mettre à l’abri suffisamment tôt et avait été avalé par la masse furieuse. Mais ce qui fascina le plus Nadir, ce fut de voir les huit poulains qui tiraient sur leur longe, les yeux exorbités et le naseau frémissant, fermement maintenus par les hommes haletant sous l’effort et crachant la terre qu’ils avaient avalée.

Il courut alors à leur rencontre et s’approcha de celui qu’il trouva le plus beau dans sa robe noir de jais et l’œil étincelant de fureur. Ignorant le risque de se blesser, il piaffait, et bottait en tous sens avant de se cabrer ou de tirer au renard. Rien n’y fit, et après une courte et intense bataille, il dut se résigner à rester sous l’emprise de ses nouveaux maîtres.

Peu à peu, le canyon retrouva son calme. Les blessés étaient rassemblés et couchés sur des civières. Le mort fut enterré sans grande cérémonie, chacun prononçant une brève parole pour sa mémoire. La troupe reprit la direction du campement, les animaux encadrés par les hommes fourbus. Nadir marchait contre l’encolure de son protégé et personne ne lui fit aucun reproche de se trouver là. Quand ils atteignirent la sortie du défilé, les autres gamins les rejoignirent en silence afin de ne pas effaroucher leur trésor chèrement acquis.

Il fallut trois jours pour regagner le village. Il ne restait plus de vivres et très peu d’eau, mais tous arrivèrent saufs. Il se souvient aussi du visage de Candi quand elle ne vit pas son homme dans la troupe. Elle comprit immédiatement le drame et des larmes roulèrent sur ses joues. Elle devenait chef de son toit par son âge et n’avait plus que le jeune Djaïr pour la soutenir à présent.

Les poulains furent rapidement apprivoisés, puis dressés pour la monte par des hommes qui comblaient leur inexpérience par un patient entêtement. Au prix de quelques vertèbres molestées, Nadir sut rapidement monter avec une remarquable aisance, et ses aptitudes instinctives l’emmenèrent à devenir responsable du haras dès sa seizième année. Depuis lors, c’est lui qui s’en occupait toujours avec la même passion.

C’est la caresse de Sin qui sort Rémi de sa rêverie.

— Pense à manger, mon homme, j’ai besoin de tes forces.

Il sourit en croisant son regard. Sin est douce avec lui. Elle sait si bien l’initier au plaisir de l’amour. Il saisit l’extrémité de ses doigts et les baise. Sin se renverse en riant et lui tend le plat de riz.

— Tiens, pour le moment, c’est de cela dont tu as besoin.

Il croise le regard de Nadir.

— Tu viens à l’assemblée ce soir ? lui demande Rémi.

— Si Sin reste, je préfère lui tenir compagnie.

Rémi sourit au jeune garçon à qui le sang monte au visage. Il a un tel appétit de la chair, que Rémi ne s’inquiète pas pour l’avenir de son toit. Sin se retourne en direction du vieux et lui adresse un regard pétillant de malice. Elle aussi a le rouge aux joues.

— J’irai moi. Annonce Nadj.

— Alors, dépêche-toi, c’est l’heure.

Chapitre III

La place est déjà noire de monde. Le demi-cercle s’est formé et les gamins en occupent le devant par leurs jeux bruyants. Nadj et Rémi trouvent un endroit herbeux pour s’asseoir et commentent, avec leurs proches voisins, l’arrivée des étrangers.

Comme à chaque fois dans ce cas-là, Jean se lève et attend le silence. Les gamins quittent leur espace de liberté et se regroupent derrière les adultes.

— Les arrivants sont au nombre de cinq. Deux enfants – un garçon et une fille – et trois femmes en âge de procréer. Ils sont affaiblis par leur voyage, car deux villages avant le nôtre les ont rejetés et ont refusé de les ravitailler.

Un murmure de désapprobation couvre sa voix, mais le calme se rétablit rapidement.

— Leur état de santé est globalement satisfaisant et dans quelques jours, ils seront frais et dispos. Ils ont manifesté pendant leur auscultation, le désir de s’installer si nos lois leur conviennent, sinon de reprendre leur route vers l’ouest ou le sud.

Jean s’accroupit et le silence retombe à nouveau.

Un homme se lève :

— Sais-tu ce qu’ils ont comme bagage ?

Les regards se tournent vers le médecin qui hoche la tête en signe de dénégation. Tous sont en effet intéressés par le chargement des chariots qui pourrait contenir de nouveaux outils ou mieux encore des livres de connaissance. C’est en effet à partir des ouvrages récoltés par les premiers colons dans la Grande Décombre que les hommes ont reconstruit une nouvelle société et réappris les anciennes techniques de culture, de construction, et tout le reste. Les livres sont vénérés comme un trésor collectif et possèdent leur propre toit où chacun vient régulièrement les consulter.

Rémi se lève alors et les regards se tournent vers lui, attendant patiemment que sa vieille carcasse se redresse.

— Si personne ne s’y oppose, on peut les faire venir.

Personne ne réagit. Jean se lève alors et s’éloigne du groupe. Il revient rapidement, accompagné par le petit groupe qu’il dirige face à l’assemblée. Il les laisse là et reprend sa place parmi les autres.

C’est la femme qui prend la parole.

— Je m’appelle Lada. Nous venons de la Ville. Voici mon fils Rad. La gamine s’appelle Haïs, elle vit avec moi depuis deux ans. Les jeunes femmes sont Naïla et Pétal. Elles se sont associées à nous au moment du départ. Nous cherchons à nous installer, mais auparavant nous désirons connaître vos lois.

Rémi hésite à se lever, mais constatant que la plupart des yeux se braquent sur lui, il prend son courage à bras le corps et s’arrache du sol.

— Notre communauté existe depuis une cinquantaine d’années. Ses fondateurs, dont je suis, avaient choisi une devise : « Rien n’est vrai, tout est permis ». Il n’y a pas encore de loi écrite. Chaque différend est réglé par les intéressés et, s’il n’est pas résolu, par une assemblée librement réunie. Le travail des terres est collectif et nous vivons en petits clans sous nos toits. La coutume veut qu’une femme capable de procréer soit accueillie sous un toit par un homme de la génération précédente ou le fonde si elle choisit un homme de la génération qui la suit. Dans le second cas, le village participe à sa construction. Chez nous, c’est le plus ancien qui gère le toit de sa communauté. La polygamie est recommandée et la filiation de la progéniture se fait par la mère.

— Et si on choisit un homme de sa génération ?

Une vague de désapprobation suit la remarque de Naïla qui sous sa longue chevelure brune commence à s’impatienter. Son regard sombre scrute Rémi de façon provocante.

— Cela ne s’est jamais produit jusqu’à présent, reprend Rémi, mais il n’y a pas d’interdit. Les conditions d’installation dans ce cas ne sont pas définies. Mais nous voyons dans cette union de nombreux inconvénients.

Rémi ne désire pas entrer dans une explication plus approfondie et attend d’autres questions.

— Est-il possible à une femme de quitter son toit sous lequel elle vit pour en fonder un autre ?

Rémi, un peu décontenancé, cherche un secours parmi les autres. Ne recevant aucune aide si ce n’est de petits rires sous cape, il poursuit.