Les îles-cultures - Laurent Benarbia - E-Book

Les îles-cultures E-Book

Laurent Benarbia

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Beschreibung

Les humains ont la capacité de créer des symboles, des mythes et des récits, dont certains deviennent sacrés. Ces mythologies, souvent inconscientes, influencent profondément notre perception de la réalité, nos valeurs et nos comportements. Découvrez une géographie mythologique de la France contemporaine en arpentant les croyances de ses habitants. Ce parcours au cœur de l’inconscient collectif révèle les multiples identités culturelles françaises, traversant île après île. Explorez cet univers fascinant où les histoires sacrées façonnent notre compréhension du monde.

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Seitenzahl: 252

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Laurent Benarbia

Les îles-cultures

Géographie des mythologiques françaises

Essai

Copyright

© Lys Bleu Éditions – Laurent Benarbia

ISBN : 979-10-422-5895-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

Ethnographie structurale quantitative, avez-vous dit ?

Le livre de Laurent Benarbia vient à point nommé ou à contre-courant de l’ethnologie ou de l’anthropologie académique pratiquée en France, mais aussi ailleurs. En effet, dans sa première partie, cet ouvrage est fidèle aux principes de l’ethnologie structurale telle que Claude Lévi-Strauss les déploie dans ses trois ouvrages de référence : « Les structures élémentaires de la parenté », « La pensée sauvage », « Les mythologiques », et dans son introduction à l’œuvre de Marcel Mauss. En particulier en affirmant la dualité entre « Pensée sauvage » opératrice infrastructurelle de l’organisation symbolique de la cohésion des collectifs humains, et la pensée productive objectale qui règle les échanges de biens et services super-structuraux. Il affirme ainsi implicitement qu’il n’y a aucun « progrès » dans l’infraculture de toutes sociétés humaines depuis que Sapiens a bénéficié de la mutation du gène FoxP2, que nous avons en commun avec les oiseaux, et dont procède notre aptitude au langage parlé. Cette mutation est advenue il y a quarante mille ans et a eu pour conséquence de nous permettre d’accéder et de développer la langue syntaxique qui génère l’imaginaire réflexif. En d’autres termes, de permettre la conscience de la conscience. Et concomitamment, elle procède à la naissance des arts. Les peintures pariétales et les artefacts sculpturaux de cette époque en attestent. Sans doute, cette mutation génétique a entraîné une restructuration de l’Aire de Broca et des circuits corticaux qui en dépendent. Mais la conséquence, qui occupe en premier chef l’ethnologue quand il est structuraliste, est que cet accès à l’aptitude linguistique syntaxique débouche sur la possibilité de mythologiser. La pensée sauvage qui structure les mythes s’emploie dès ce moment de rupture, à se représenter ce qu’il en est du monde et de notre être au monde parmi les autres. Depuis lors, rien n’a changé, et la pensée sauvage est toujours à l’œuvre pour générer des cultures singulières (à l’instar des langues) s’inscrivant dans un système de transformation universelle.

Il y a sans doute concordance entre l’aptitude génératrice syntaxique, que Noam Chomsky postule, et l’aptitude qui, dans la même logique opératoire, génère les cultures. Dans toutes civilisations, dans toutes collectivités humaines, il y a toujours une infraculture symbolique, quelle que soit par ailleurs la complexité des modes de production des échanges objectaux organisée en système sociétal par la pensée technique. Cela culmine, en occident, avec l’irruption de la pensée scientifique au 16e siècle.

Claude Lévi-Strauss soutenait que certaines sociétés humaines privilégiaient la pensée sauvage symbolique, d’autres la pensée technique productive. Toutes les configurations étaient possibles entre ces deux opposés extrêmes et pouvaient être représentées dans un système de transformation. Et, dans tout collectif, dès qu’il est organisé, il y a une dimension régie par la pensée sauvage, inconsciente et opératoire, la culture, et une dimension régie par la pensée productive consciente d’elle-même, la société. L’infraculture et le sociétal entrent en dialectique et permettent l’adaptation au monde environnant. L’avènement de cette double pensée adaptative au paléolithique a sans doute déterminé un avantage concurrentiel décisif sur les autres espèces d’hominidés. Elle a fait de Sapiens une espèce la plus invasive qui soit, dont nous commençons, enfin, à en percevoir, avec angoisse, les effets.

Mais à l’encontre de Claude Lévi-Strauss, nous nous inscrivons en faux quant à sa position concernant sa prétendue impertinence de l’ethnologie structurale à rendre compte des faits sociaux de nos sociétés complexes dites « modernes ». On se souvient qu’il avait quasiment interdit à ses élèves et disciples d’étudier les faits sociétaux de nos sociétés. Il avait la même posture que les structuralistes postsaussuriens qui s’interdisent de pratiquer la philologie historique. Pour eux, les langues s’inscrivaient dans un système de transformation anhistorique et ils réfutaient qu’il puisse y avoir une langue mère à l’origine de toutes les autres. De la même manière, l’ethnologie structurale était dédiée aux sociétés de chasseurs-cueilleurs, réputées froides. À celles, donc, qui à notre époque subsistent encore. Au train où vont les choses, il n’est pas sûr qu’elles subsistent encore longtemps. Peut-être certaines auront la possibilité de perdurer, si dans notre grande mansuétude, nous daignons les protéger pour les conserver en même temps que leurs biotopes originels, et ce grâce à la toute-puissance de notre savoir scientifique et technique. On verra l’ethnologue se convertir en conservateur de ces quelques isolats culturels, où la pensée sauvage prévaut encore. Collectifs de chasseurs-cueilleurs réduits alors à n’être plus qu’une réminiscence inscrite au patrimoine mondial de l’humanité. Politique de conservation qui voit son origine au milieu du XIXe siècle avec le parc de Yellowstone. Quoique la théorie de la conservation ait été inventée par l’abbé Grégoire à la fin du XVIIIe siècle. Il est clair que dans ces conditions, l’ethnographe n’aura plus beaucoup de terrains où exercer son « observation participante », qui est sa méthode spécifique, pour étudier une culture encore dominée et organisée par la pensée symbolique mythologique.

D’ailleurs, les ethnologues contemporains, quelle que soit leur obédience théorique ou idéologique, et même ceux qui se réfèrent encore à Claude Lévi-Strauss de manière éloignée, ont tous enfreint ce tabou. On peut dire qu’il est légitime de ne plus tenir compte de cet interdit. En effet, et contre ses présupposés théoriques, ou par pessimisme noir, Lévi-Strauss a eu la tentation de croire que nos sociétés développées en avaient finis avec la pensée sauvage parce que la pensée productive scientifique l’avait définitivement emportée (et fait disparaître de notre psychisme) sur l’ordre symbolique requis par la pensée sauvage emportée par une envolée lyrique dans « L’homme nu ». Il déclare qu’à l’époque baroque, en occident, le mythe a déserté nos sociétés, et que sa structure symbolique a migré vers la musique savante (La fugue et le contrepoint) alors que son système de significations super-structurelles a investi le roman. J’évoquais l’hypothèse d’un pessimisme noir : le totalitarisme, dans ces conditions, guette.

La mort du mythe serait-elle le commencement de la fin de l’humanité ? Peut-être si tel était véritablement le cas. Toujours est-il, et ceci explique cela, que pour l’étude des faits sociaux contemporains, Lévi-Strauss s’en remettait au matérialisme historique marxiste. Cela lui paraissait la doctrine la plus scientifique pour expliquer et rendre compte de ces particularités de nos sociétés modernes. Par la même occasion, il tempère le pessimisme, que je lui attribue, parce qu’il y a, à la fin de l’histoire, les lendemains qui chantent : L’âge d’or ! Le mot est dit : « Histoire » ! Or l’ethnologie structurale est anhistorique. Un système de transformation est synchronique, comme l’harmonie en musique. C’est dire que la pensée sauvage est elle-même synchronique. Elle s’inscrit dans un espace-temps parménidien, celui de la durée. C’est-à-dire « toujours présent maintenant » comme pouvait dire Heidegger. L’histoire, quant à elle, s’inscrit dans le temps chronologique qui passe, le temps héraclitéen, et se superpose au temps suspendu mythologique. Dans cette perspective, Lévi-Strauss renie ses propres présupposés où il ne peut y avoir société humaine sans dialectique entre la pensée symbolique et la pensée productive. Et par voie de conséquence, il renie aussi le postulat téléonomique qui est inscrit au fronton de l’ethnologie structurale : les sociétés humaines fonctionnent hors de toutes finalités autres que de fonctionner. En empruntant la croyance marxiste, il se laisse aller à nouveau, à son insu, à l’illusion téléologique. Tout cela pour dire qu’il est légitime de ne pas tenir compte de cet oukase, et donc, d’appliquer les concepts de l’ethnologie structurale à l’étude de nos sociétés contemporaines, toutes converties à l’échange capitaliste généralisé. Mais sans doute pas dans la perspective qu’empruntent les ethnologues académiques d’aujourd’hui, car les disciples éloignés ou les opposants de Lévi-Strauss ont tous enfreint ce tabou. Mais pas en restant fidèle aux concepts fondamentaux de l’ethnologie structurale. Tout se passe comme s’ils s’étaient emparés de la confusion perpétrée par Lévi-Strauss quand il reprend l’aporie Maussienne, s’attache et défend le faux concept « d’échanges symboliques ». Il le considère comme une découverte essentielle sur lequel il croit pouvoir bâtir le modèle de l’ethnologie structurale. Il est avéré que le symbolique génère la structuration sociale infrastructurelle qui fait la cohésion sociale, ce n’est pas les échanges de biens, de services, et de femmes. La notion d’échange symbolique est donc une contradiction dans les termes. Dans les temps anciens, je qualifiais ce retour au noir dessein de l’obscurantisme. Ce faisant, l’ethnologue moderne a perdu toute spécificité par rapport à d’autres disciplines qui s’intéressent, ou aux faits sociaux ou aux phénomènes psychiques propres aux humains.

L’ethnologue procède alors d’une pensée syncrétique où se mêlent références historiques, relents de sociologie et même psychologie sociale, voire déterminants économiques. Cela peut être extrêmement brillant, parfois même fort intéressant. Mais ce n’est plus une approche scientifique relevant des sciences sociales. Tout se passe comme si ces ethnologues s’intéressaient quasi exclusivement à ce qui se trame socialement et politiquement. Comme si ce qui les motivaient était de trouver des remèdes aux maux prétendus qui traversent nos sociétés contemporaines. Panacées qui s’avéreront illusoires. Ce faisant, ils abandonnent la position d’extériorité d’observateur objectif qu’en principe notre discipline oblige. Il m’arrive de dire que la position de l’anthropologue devrait être de misanthropie objective. Manière de dire qu’il doit renoncer à l’humanisme classique, et à ses idéalisations sur la nature humaine, pour étudier l’organisation sociale telle qu’elle est, et qu’elle a toujours été, dans ses transformations perpétuelles. C’est évidemment une provocation. Sortir une fois pour toutes de l’eschatologie téléologique. Ce qu’à sa manière Lévi-Strauss non seulement prônait, mais qu’il actait quand il s’agissait des sociétés froides. On ne lui a pas pardonné au prétexte que cela confinait à une déshumanisation de l’homme. Il est vrai que sa méfiance à l’égard du « concept » de « sujet » pouvait induire en erreur et en incompréhension.

Ce qui fait que certains, parmi les plus brillants, se retrouvent à enfoncer des portes ouvertes, en découvrant par exemple, comme une innovation, que l’opposition entre « nature » et « culture » n’est pas une réalité, mais qu’elle procède d’une taxinomie culturelle propre à nos sociétés occidentales. Ou bien encore, que « l’état » n’est pas un fait social naturel et qu’il y a de multiples formes d’organisations différentes des nôtres, toutes aussi performantes, fondées maintenant sur le capitalisme d’abord marchand, puis industriel, enfin financier et numérique (ce qui va ensemble). Une telle naïveté de la part d’ethnologues patentés, les bras m’en tombent ! Comme si, on n’était pas totalement sorti des errements de la colonisation qui en découlent. On retombe alors chez le bon sauvage cher à Rousseau, lequel nous apprenait comment changer nos institutions pour accéder au bonheur. Ce faisant, ils quittent la recherche pure pour proposer des remèdes et deviennent de fait militants d’une cause pour pallier ou révolutionner nos structures et organisations sociales réputées défaillantes. Il y aurait donc des imperfections et des progrès possibles dans l’organisation culturelle ? Et pourquoi pas des lendemains qui chantent ?

Il ne faut pas pour autant entendre que l’ethnologie ne peut être qu’une science de l’observation. Elle peut déboucher sur une mise en œuvre dans la réalité sociale : la recherche appliquée ou la recherche-action. Ce qui en science humaine et sociale conjoncturelle équivaut à l’expérimentation en sciences physiques. Laurent Benarbia et moi-même nous nous y consacrons aussi. Mais dans un certain cadre méthodologique qui n’est jamais la défense d’une cause idéologique rédemptrice ou utopique. Elle se circonscrit à opérer dans le cadre d’un système de transformation virtuelle, mais existant. Reste que nous aussi, comme les ethnologues académiques actuels, nous considérons qu’il est normal, mais aussi légitime, voire utile, d’observer et d’agir au sein de nos sociétés contemporaines, occidentales ou autres. En effet, nous sommes longtemps intervenus en Corée avec la méthode et l’esprit de l’ethnologie structurale. N’en déplaise à Lévi-Strauss.

Du présupposé de l’ethnologie structurale qualitative, nous divergeons aussi. En effet, il nous paraît possible de procéder uniquement à des enquêtes ethnographiques qui ne seraient pas menées sous l’angle restreint de l’observation participante. Cette méthode d’enquête demande des « informateurs privilégiés ». Et pour l’ethnographe, un temps long d’imprégnation des us et coutumes qu’il documente. Ce qu’on nomme, en psychanalyse structurale « assimilation ». C’est une manière psychique particulière de traiter les informations recueillies. Non plus seulement comme une quête de savoir objectif. Évidemment, dans nos sociétés, on peut aussi faire de l’observation participante, mais à des fins sensiblement différentes de celles que l’on effectue en terrain exotique. Il s’agit essentiellement de recueillir des « discours » qui sont considérés, non pas comme relevant des « opinions » sur tel ou tel phénomène social que l’on veut étudier. Les informations recueillies sont alors considérées comme des bribes de mythes ou de rituels dont, en analysant de manière paradigmatique le contenu, on décèlera les « signifiants » majeurs. Ceux-ci peuvent alors faire l’objet d’un traitement quantitatif à partir d’une étude de type questionnaire comme en sociologie ou en marketing classique.

En effet, Lévi-Strauss a démontré magistralement dans ses « Mythologiques », mais aussi dans les « Structures Élémentaires de la Parenté », qu’il ne fallait pas aborder les mythes comme un système de significations organisé autour d’un sens caché qu’il faudrait découvrir au-delà des apparentes incohérences (les mythes ne sont pas des discours ou des récits) comme cela se faisait avant lui, mais justement à partir d’un système de « signifiants » dont il fallait découvrir les logiques de structuration et de transformation. Étant entendu que le « signifiant » n’est pas un signe : il est un composant du signe avec l’autre composant qui est le signifié, mais un symbole au même titre que le symbole concret et matériel. De fait, Lévi-Strauss traite les « signifiants » comme des symboles mathématiques qui s’organisent en pseudo équations.

Car le « signifiant » est lui aussi concret au sens où il est de la matière sonore mis en forme. Le mythe se constitue comme un agencement logique de purs signifiants portés par un système de significations en apparence incohérent. Le mythe n’est donc pas seulement un objet linguistique syntaxique opérant à partir de signes, mais un objet ethnographique à part entière composé de « signifiants », comme l’art, les matières de table, les rapports de pouvoir qui recèlent implicitement, derrière une organisation complexe, un système binaire (+/-) d’interdits et d’obligations. Système d’interdits et d’obligations qui régit les relations sociales et individuelles entre les personnes appartenant à un même collectif.

C’est pourquoi, si cette hypothèse est valide, il est possible d’envisager autrement une enquête ethnographique quantitative dans nos sociétés développées. Mais pas exactement à la manière des sociologues qui reconstituent des groupes homogènes à partir d’opinions partagées ou de comportements similaires validés par des tests de corrélations significatifs. Ils délimitent alors par ressemblances, artificiellement, des entités constituées d’individus par ailleurs hétérogènes.

Il suffit de collationner, au moyen d’enquêtes ethnographiques auprès d’informateurs multiples, un thésaurus de signifiants le plus exhaustif possible concernant un fait social particulier en cours dans une culture donnée ou pour appréhender la structuration symbolique d’une culture dans une société donnée (la nation française par exemple comme dans l’étude qui est le sujet de ce livre), et de soumettre à un nombre représentatif de personnes du terrain d’étude que l’on a décidé et choisi selon les critères statistiques habituellement retenus. Par exemple dans les études psychosociales ou sociologiques. Ils les notent comme plus ou moins représentatifs de leur culture d’appartenance. Les personnes interrogées sont alors mises à leur tour en position « d’informateurs » de l’organisation symbolique que ces signifiants constituent. Le dispositif d’enquête ne les met pas en position de donner un avis ou une opinion, mais d’informer sur leur vécu dans cette organisation symbolique.

Je viens de faire allusion à la ressemblance formelle avec les études sociologiques quantitatives. C’est là où commence, effectivement, la difficulté. Non pas dans l’organisation de cette enquête de nature ethnographique, mais dans son traitement statistique. Car il ne s’agit pas d’effectuer un traitement qui organiserait statistiquement des opinions ou des comportements, comme une étude classique, mais de reconstituer les différentes variantes de structuration mythologique, et de découvrir le système de transformation qui traverse et structure une société complexe comme la nôtre. En effet, comme je l’ai dit, on considère qu’une nation, sous l’égide de la république, fédère des clans et des tribus. Ces tribus, Laurent Benarbia les qualifie métaphoriquement d’îles-cultures. Les méthodes statistiques classiques sont inadéquates, car elles aboutissent à des regroupements par ressemblances et débouchent sur des corrélations statistiquement significatives. En ethnographie, on considère que le dévoilement des structurations symboliques se fait par opposition et non par ressemblance. Une tribu (ou une île-culture) se définit par son système d’opposition singulier d’un thésaurus de signifiants symboles. Système d’oppositions qui se différencie de celui de la tribu voisine (ou de l’île voisine), tout en constituant avec elle un système de transformation. Donc, en employant les méthodes statistiques classiques, on ne peut arriver à ce résultat. J’en ai fait l’expérience quand j’étais directeur de recherche associé à l’Institut de Recherches sur l’Environnement à Paris XII Créteil. À l’époque, nous avions, avec Jean Louis Guigou, économiste, entrepris une grande étude ethnographique sur les échanges de la terre agricole en France. En effet, il était difficile pour lui de trouver une rationalité économique aux pratiques d’échanges des terres agricoles. Il y avait énigme ! J’avais suggéré qu’il pouvait y avoir une rationalité « anthropologique », c’est-à-dire symbolique, derrière cette apparente irrationalité économique. J’avais fait appel à cette époque à Jean Paul Benzecri pour traiter les signifiants symboles recueillis qualitativement pour constituer le corpus d’une enquête quantitative basée sur un échantillon représentatif de la population étudiée (les agriculteurs propriétaires). Quoiqu’il fût un des statisticiens théoriciens les plus inventifs qui fussent, il échoua. Sans doute n’avait-il pas compris ou je n’avais pas pu lui expliquer suffisamment, clairement, les présupposés de l’ethnologie structurale qui présidaient à cette recherche. Il traita les signifiants symboles comme des comportements ou des opinions. Laurent Benarbia, lui, semble avoir réussi là où Jean Paul Benzecri a failli. Je suis bien trop ignorant des statistiques et des algorithmes de traitements pour comprendre comment il procède, mais le fait est que les résultats sont là. Ce qui est un exploit.

Dans la deuxième partie de son livre (Mythologie prospective), Laurent Benarbia prend un parti différent. Il ne se présente plus comme l’expert des études qu’il est : Il prend la position de mythologue et propose une possible évolution de l’état de fait culturel qu’il a constaté et théorisé en son début. On peut être scientifique et mythologue à la fois. Newton était à la fois le physicien génial qu’on sait, mais aussi un alchimiste. On sait aussi qu’à travers une mythologie, on peut proposer une autre vision du monde. On peut appeler ça de la prospective. Mais, pour faire de la prospective, il faut être un tant soit peu optimiste (ou pessimiste, ce qui revient au même). Pour ce qui me concerne, je considère que l’anthropologue, s’il veut rester objectif, se doit d’être misanthrope. Misanthrope au sens où il ne peut se permettre une idéalisation de la nature humaine. Avant d’être ethnologue, Laurent Benarbia est un homme d’études et de marketing. Alors quand il se laisse aller à la mythologie, il sait ce qu’il fait et pourquoi il le fait. En cela, il se différencie des ethnologues qui pensent que leur mythologisations sont scientifiques. Comme René Girard par exemple, avec sa belle histoire de boucs émissaires et de mimétisme. Et d’autres que je ne nommerai pas.

À sa manière, Laurent Benarbia rend hommage à la pensée sauvage.

Marc Lebailly

Janvier 2024

Avant-propos

Ce livre est conçu comme une invitation à la déambulation, à la rêverie, dans une France qui, au premier regard, vous paraîtra étrange tant sa cartographie est éloignée de ce dont vous avez l’habitude. Oubliez, le temps de la lecture, cette France géographique si bien balisée de mesures en tout genre pour découvrir la Nation et les tribus qui la composent, leurs rites, leurs croyances et leurs mythologies.

Entamons ensemble, un voyage au cœur de l’inconscient collectif des Français, où, passant d’une île à l’autre, les identités culturelles se révèlent en chemin. Au cours de ce voyage, on découvre des Français dont la croyance est celle du « Mythe du progrès », plus loin d’autres avec lesquels ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur le sens du mot avenir, chacun s’arc-boutant sur sa définition. Un peu plus loin, vous voici en présence de la tribu de la « Réconciliation avec la nature », elle-même à une bordée des adeptes de la « Tradition sacrée » ou ceux, trop occupés, du « Mythe de la consommation et de l’appropriation ». Poursuivez et sans doute rencontrerez-vous ceux qui appartiennent au « Mythe du contrat social » pour qui l’homme est naturellement bon tant qu’il n’est pas sous le joug de la société et du pouvoir, ou ceux de la « Primauté au clan » qui, spontanément, vous accueilleront au sein de leur groupe où se mélangent parents, enfants, amis et collègues pour former une famille élargie. Si les vents vous sont favorables, vous aborderez le rivage de l’île-fête « Quête du plaisir », dont les habitants vous feront oublier, le temps d’une illusion, les difficultés de la vie, et à l’inverse, vous ne pourrez éviter ceux de « L’incertitude face à l’avenir », angoissés et démunis, écartés des courants porteurs de la réussite puisque notre société est faite aussi de précarités et de souffrances.

Naviguer dans cet imaginaire symbolique permet de plonger à l’intérieur de nous-même, sorte d’inframonde peuplé de créatures mystérieuses aussi familières que les mots qui les décrivent. Elles nous sont si proches que, parfois, elles se confondent avec nos pensées au point que si nous sommes ce que nous pensons être, c’est qu’elles nous ont façonné tel ENKI, divinité de la mythologie sumérienne, avait façonné les hommes avec l’argile de l’ABZU, l’océan souterrain. C’est à dessein que j’utilise le terme d’inframonde qui représente le monde d’en dessous dans la mythologie Maya, car ce qui s’y déroulait était soustrait à la compréhension de tout à chacun, tout autant que l’origine et la logique de nos interdits et obligations culturelles nous sont dissimulées. Rien de ce que nous faisons, pensons ou croyons ne peut l’être sans l’assentiment aussi silencieux qu’impératif de ces créatures imaginaires, mais pourtant bien réelles qui vivent sur ces îles-cultures.

En les connaissant mieux, un voile sera levé sur les différentes mythologies actives qui plient la réalité, hors de notre conscience réflexive, puisque nous ne savons pas vivre autrement qu’en nous racontant ensemble des histoires. Des histoires imaginaires qui deviennent, à force de symboles et de rites, aussi réelles que la réalité qui nous entoure, ce qui n’est pas sans influence sur notre quotidien, et plus globalement sur la marche du monde.

Pour accéder à cet inconscient collectif, nous avons réalisé une vaste enquête en novembre 2022 auprès d’un échantillon représentatif de 2023 Français pour identifier les différentes variations culturelles ou sous-cultures qui coexistent au sein de notre nation. Une sous-culture est un ensemble de valeurs, de représentations et de comportements, propres à un groupe social ou à une entité particulière. Notre étude a permis de distinguer huit sous-cultures françaises, que nous avons représentées sous la forme d’îles sur une carte géographique imaginaire. Chaque île correspond à une sous-culture, avec ses caractéristiques propres, ses interdits et obligations sous la forme de villes, de fleuves, de routes, ou d’éléments topographiques remarquables.

Ce livre est, sans doute, le plus quantitatif des inventaires des identités culturelles qui forment la société française d’aujourd’hui, tout autant qu’une grille de lecture des mythologies qui en sont à l’origine, ces « imaginaires-réels » qui nous manipulent, à l’insu de notre plein gré.

Au terme de ce livre, ayant parcouru toutes les îles-cultures, familiarisé avec les mythes, les coutumes et les dialectes de ses habitants, notre lecteur, déjà ethnologue pour moitié autant qu’explorateur, pourra dire de son collègue, voisin, ami, ou parent, qu’il appartient au « Mythe du Progrès », ou bien à celui du « Culte de la consommation et de l’appropriation », et peut être qu’il du genre « Réconciliation de l’homme et de la nature ». Hors de ses propres préjugés culturels, il saura surmonter ceux de celui qui est étranger à ses valeurs, en respectant les obligations de sa tribu et les interdits qu’il convient d’éviter.

Si j’y parviens, ne serait-ce qu’en partie, alors peut-être aurais-je contribué à ce que la communication entre les gouvernants et les Français, mais aussi les Français entre eux, soit plus apaisée. Beaucoup de malentendus, d’incompréhensions, d’aigreurs, de colères ou de dépit résultent de ce que, souvent, les interdits des uns viennent se télescoper avec les obligations des autres.

Ainsi, pourrons-nous rétablir une cohésion sociale forte pour affronter, ensemble, cet avenir que l’on nous promet incertain et dangereux.

Introduction

Notre enquête se présente comme radicalement différente de celles qui sont menées quotidiennement, dont l’objectif est de connaître les attitudes, les opinions, les goûts, et les comportements des consommateurs ou des citoyens, soit pour éclairer l’action publique, soit à des fins marketing.

Sa particularité tient au fait qu’elle se veut à la fois ethnographique et quantitative. À ce titre, elle est originale, puisque c’est la première fois que l’on se risque à aborder les ressorts de la cohésion sociale en France, à travers le prisme de l’anthropologie1.

En même temps, jamais un inventaire des fondamentaux culturels des Français n’avait été proposé, moins encore restitué sous la forme d’une géographie culturelle, tenant au fait qu’habituellement les études s’attachent aux opinions plutôt qu’à la culture.

Dans la pratique, il n’est pas rare aujourd’hui de faire intervenir un anthropologue dans le but d’observer le comportement de petits groupes de consommateurs face à une proposition de produit ou de service. En revanche, il est plus difficile d’obtenir une connaissance globale de ce qui forme la cohésion sociale d’une nation, ses systèmes d’arbitrages interne sous forme d’interdits et d’obligations, balisant les possibles ou les impossibles dans la conduite de leur vie et dans l’élaboration de leurs opinions.

Les spécialistes des sondages décrivent, le plus souvent avec brio, les opinions et humeurs de nos concitoyens. Ils en quantifient l’expression à partir d’échantillons représentatifs et de questionnement, dans l’instant présent, en essayant ensuite d’en traduire le sens sous forme de mythologies imaginaires. Or, malgré la technicité et l’expertise de ces professionnels, ces derniers restent à l’écart des motivations inconscientes des interviewés qui pourtant favorisent l’émergence des phénomènes qu’ils mesurent. De fait, cela les contraint à s’intéresser à l’écume plutôt qu’à la vague qui l’a produite, en ignorant la marée qui l’a rendue possible.

Lorsqu’il y a mouvement d’humeur dans l’opinion, c’est qu’à un moment ou à un autre, un interdit culturel spécifique à la culture est venu à s’opposer. Un interdit, au même titre qu’une obligation, est un impératif qui détermine ce qu’il convient de faire pour appartenir de plein droit, à part entière, au collectif, d’être reconnu par ceux qui, respectant le même système d’ordres, font de nous leur semblable.

C’est exactement à cet endroit que, à la différence de ces experts de l’opinion, nous intervenons pour décrire ce qui est dissimulé à leur sagacité : la culture. Nous le ferons, en décrivant pour chacune des îles-cultures, leurs mythes, les systèmes d’interdits et d’obligations qui les organisent et qui garantissent leur cohésion sociale interne. Ces îles-cultures produisent, par leur dialectique, la société dans laquelle nous vivons.

J’ai abordé la structure de la « culture » française, selon les concepts et les méthodes de l’anthropologie structurale adaptés à nos sociétés2, en y incluant ceux issus de nos propres recherches : trajectoires mentales, système d’interdits et d’obligations, l’opposition temps chronologique/temps logique, et pour finir les espaces transitifs de transformation puisque je me risquerai à aborder les conditions nécessaires pour rétablir la cohésion sociale dont notre pays manque pour s’adapter au monde qui vient, non par le grand retour de la Nation française auquel il serait utopique de croire, après le vote de Maastricht, mais en proposant les étapes d’une fondation culturelle d’une Europe nation qui aurait dû être, dès l’origine, le sens du projet européen plutôt qu’un vaste espace économique favorisant les ambiguïtés et les égoïsmes nationaux.

Une idée tenace

Il y a des idées qui parfois sont si tenaces qu’elles finissent par vous laisser sur le front un profond sillon, telles ces rides que le bon sens populaire attribue à la marque que laisse un trait de caractère bien installé chez un individu.

Quant à celle qui s’illustre sur mon front, je la dois pour partie à mes tâtonnements, tant ethnographiques que statistiques, pour concevoir une méthodologie d’enquête afin de mesurer, décrire et expliquer la culture des Français, mais aussi, je dois humblement l’avouer, par une certaine frustration d’avoir attendu si longtemps pour trouver une oreille attentive auprès des décideurs afin de les convaincre à financer une étude sur les fondamentaux culturels des Français. Il faut dire qu’au début des années 2000, l’engouement du moment était, on s’en souvient, pour une nouvelle technologie balbutiante, Internet, qui allait révolutionner le monde tout autant que les start-up qui en étaient à l’origine, allaient révolutionner le monde de l’entreprise.

J’avais beau y mettre toute mon énergie et y consacrer tout mon temps, je n’arrivais pas à persuader mes interlocuteurs de prendre en considération ces fondamentaux à partir desquels se réalise la cohésion sociale, pourtant essentiels dans leur politique des ressources humaines et dans leur stratégie marketing. Pour autant, je me dois de reconnaître qu’il y avait toujours un intérêt intellectuel pour ce sujet, mais comme si les choses étaient par avance réglées, tels ces automates dont on peut prévoir le mouvement, l’entretien se terminait par une poignée de main condescendante sur le pas-de-porte, assortie d’un vague encouragement à poursuivre dans cette voie.