Les lettres de Stark Munro - Arthur Conan Doyle - E-Book

Les lettres de Stark Munro E-Book

Arthur Conan Doyle

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Beschreibung

Autobiographie, traité de morale personnelle et confession spirituelle.

Au début des années 1890, tout semble sourire à la famille Doyle. Le succès littéraire est là, deux enfants sont nés, Arthur peut savourer sa réussite ; réussite d’autant plus méritée qu’il ne la doit qu’à son talent et à sa persévérance. La maladie est un coup de tonnerre dans ce bonheur ; fidèle à son caractère, Arthur fait front, et cherche un sens à ce malheur, une façon de le maîtriser au lieu de le subir. Lorsqu’il décide de raconter la vie de Stark Munro, il écrit à la fois une autobiographie et un traité de morale personnelle. Mais au-delà du simple récit autobiographique, Les Lettres sont pour Arthur une véritable confession spirituelle. Il y expose les principes qu’il défend depuis son adolescence et maintiendra tout au long de sa vie : la liberté pour chacun de choisir sa propre foi, la générosité envers le plus faible, un rapport d’égalité dans le couple entre l’homme et la femme.

Plongez dans ces lettres rédigées par Arthur Conan Doyle et découvrez-y le récit d'une partie de sa vie, mais également l'exposition des principes de liberté, d'égalité et de générosité qu'il défendit tout au long de sa vie.

EXTRAIT

Naturellement, je lui disais que ses opinions étaient diaboliques, mais surtout depuis que j’ai été mis en garde par sa femme, je réduis ses propos à leur juste valeur.
Il est sérieux quand il commence, mais peu à peu, la pente à l’exagération s’accentue chez lui, et il finit par dire des choses que jamais il n’émettrait, étant de sang-froid. Mais il n’en reste pas moins un fait, c’est que nous différons énormément dans notre façon de considérer la vie médicale, et je crains que cela ne nous cause un jour des difficultés.
Vous ne vous imagineriez guère ce que nous avons fait tout dernièrement. Eh bien, nous avons bâti une écurie, rien que cela.
Cullingworth voulait en avoir une seconde dans sa maison d’affaires, autant pour les malades que pour ses chevaux, je crois, et comme il met de l’audace en tout ce qu’il fait, il a décidé qu’il la bâtirait lui-même.
Nous nous y sommes donc mis, lui, moi, le cocher, Mistress Cullingworth, et la femme du cocher.
Nous avons creusé les fondations, apporté des briques par charretées, fabriqué nous-même le mortier, et je crois que nous ne nous en tirerons pas trop mal.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Diplômée en lettres et en linguistique, Marianne Stjepanovic-Pauly est documentaliste pendant une dizaine d’années. Mais à la vie de bureau, elle préfère la compagnie des enfants et des livres. Passionnée par les mots et par la littérature, elle écrit les histoires qu’elle invente pour ses fils, des contes et des nouvelles. Elle trouve aujourd’hui dans la rédaction d’une biographie la possibilité d’explorer ses domaines de prédilection : la littérature, l’écriture et l’histoire.

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Couverture

Titre

Copyright

Illustration de couverture : Roshanak Ostad
Cette traduction a été publiée pour le première fois en  1909 par P.V. Stock Éditeur, sous le titre « Un début en médecine ».
Tous droits de reproduction, de traduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
© 2009 É

PRÉSENTATION

Les Lettres de Stark Munro
Lorsqu’Arthur Conan Doyle commence à écrireThe Stark Munro Letters, en 1893, il vient d’apprendre que sa femme Louise souffre de tuberculose. Le couple décide de séjourner en Suisse, à Davos, où de nombreux malades viennent chercher l’air pur.
Médecin, Conan Doyle entoure son épouse de soins attentifs ; écrivain, il traduit ses interrogations et ses doutes en littérature. Le titre original desLettresétaitThe Threshold, le seuil : ce roman est en effet pour lui l’occasion de revenir sur ses années de formation et de formuler ses opinions philosophiques avant de passer à une autre étape de sa vie.
Au début des années 1890, tout semble sourire à la famille Doyle. Le succès littéraire est là, deux enfants sont nés, Arthur peut savourer sa réussite ; réussite d’autant plus méritée qu’il ne la doit qu’à son talent et à sa persévérance. La maladie de Louise est un coup de tonnerre dans ce bonheur ; fidèle à son caractère, Arthur fait front, et cherche un sens à ce malheur, une façon de le maîtriser au lieu de le subir. Lorsqu’il décide de raconter la vie de Stark Munro, il écrit à la fois une autobiographie et un traité de morale personnelle.
Les aventures du jeune Munro, ses démêlés avec Cullingworth (George Turnavine Budd, un ancien camarade de l’université d’Édimbourg), personnage haut en couleurs, sa relation chaleureuse avec sa mère, plus distante avec son père, l’affection qui le lie à son jeune frère, tout cela raconte en transparence la jeunesse d’Arthur. Il décrit le personnage de Cullingworth avec une certaine indulgence et beaucoup d’humour : une manière de montrer qu’il a surmonté le chagrin de sa trahison, bien réelle et plus dramatique que dans le roman.
Mais au-delà du simple récit autobiographique,Les Lettressont pour Arthur une véritable confession spirituelle. Il y expose les principes qu’il défend depuis son adolescence et maintiendra tout au long de sa vie : la liberté pour chacun de choisir sa propre foi, la générosité envers le plus faible, un rapport d’égalité dans le couple entre l’homme et la femme.
En 1895,Les Lettres de Stark Munroparaissent en librairie ; beaucoup jugent le livre trop sérieux, et l’édition américaine supprime la fin. Néanmoins l’humour avec lequel Arthur raconte ses débuts en médecine séduit nombre de lecteurs. Il écrit alors à sa mère :« Le livre aura un retentissement religieux ou littéraire, peut-être les deux. »En 1913, devenu Sir Arthur Conan Doyle, il peut déclarer :« Il y a environ vingt ans j’ai écrit un livre intitulé The Stark Munro Letters... (...) Je me trouve pratiquement dans la même position. »
Marianne Stjepanovic-Pauly

IEN GUISE DE PRÉFACE

Les lettres que m’écrivit mon ami Stark Munro me paraissent former un tout si bien lié et constituer un récit si clair de quelques-uns des ennuis auxquels un jeune homme peut se voir obligé de tenir tête, au début de sa carrière, que je les ai remises au gentleman qui va les publier.
Il y en a deux, la cinquième et la neuvième, où quelques coupures ne feraient peut-être pas de mal, mais j’espère, tout bien considéré, qu’elles pourront être reproduites telles quelles.
Mon ami, j’en suis certain, eût regardé comme le plus précieux des privilèges, la conviction que quelque autre jeune homme, tourmenté par les maux de ce monde et les doutes sur l’autre puiserait de la force dans les pages qui lui diraient comment un frère a traversé la vallée de ténèbres qui s’étendait devant lui.
Herbert Swanborough
Lowell (Mass.)

IIPREMIÈRE LETTRE

De chez moi, 30 mars 1881.
Mon cher Bertie,
J’ai beaucoup regretté votre éloignement, depuis que vous êtes reparti pour l’Amérique, car vous êtes le seul homme en ce monde auquel j’aie pu ouvrir sans réserve toute mon âme.
Je ne sais comment cela se fait, car maintenant que je me prends à y penser, je n’ai jamais obtenu de votre part en retour une égale confiance ; mais il se peut que ce soit ma faute.
Peut-être ne me trouvez-vous pas sympathique, malgré tout mon désir de l’être.
Tout ce que je puis dire, c’est que je vous trouve tel à un degré intense, et il est possible que dès lors je compte trop sur de la réciprocité de votre part. Mais non, tous les instincts de mon être me disent que je ne vous ennuierai pas en vous prenant pour confident.
Pouvez-vous rappeler à votre mémoire Cullingworth à l’université ? Vous n’avez jamais fait partie de la troupe des amateurs d’athlétisme ; il peut donc se faire que vous n’en ayez aucun souvenir.
En tout cas, je prendrai pour un fait admis que vous ne vous souveniez pas de lui. Je suis sûr néanmoins que vous le reconnaîtriez à la vue de sa photographie, et cela parce que c’était l’homme le plus laid, la physionomie la plus bizarre de notre année.
Au point de vue physique, c’était un bel athlète, – un des forwards de rugby les plus rapides et les plus déterminés que j’aie jamais connus, quoiqu’il eût une façon si sauvage de jouer qu’il n’obtint jamais qu’on lui décernât sa casquette internationale.
Bien développé, cinq pieds neuf pouces peut-être, il avait les épaules carrées, la poitrine bombée, et une sorte de pas vif et saccadé.
Sur sa forte tête carrée se hérissaient des cheveux courts, durs, noirs.
Sa figure était d’une extraordinaire laideur, mais c’était une laideur pleine d’expression, laideur aussi attrayante que la beauté.
Sa mâchoire et ses sourcils étaient montueux, rudement taillés, son nez agressif et teint de rouge. Il avait les yeux petits et rapprochés, d’une couleur bleu clair, capable de prendre une expression pleine de jovialité, et aussi celle de la rancune la plus malicieuse.
Une légère et dure moustache couvrait sa lèvre supérieure.
Il avait les dents jaunes, grosses, chevauchantes.
Ajoutez à cela qu’il mettait rarement un faux-col ou une cravate, que sa gorge rappelait la couleur et la texture de l’écorce d’un pin d’Écosse, que quand il parlait, surtout quand il riait, on croyait entendre le mugissement d’un taureau.
Maintenant, si vous pouvez rajuster mentalement tous ces détails, vous êtes en état de vous représenter l’extérieur de James Cullingworth.
Mais l’homme intérieur était de beaucoup l’objet le plus digne d’étude.
Je ne prétends point savoir en quoi consiste le génie. La définition qu’en a donnée Carlyle m’a toujours paru la description la plus tranchante, la plus claire de ce qu’iln’est pas. Bien loin de consister en une aptitude illimitée à se donner de la peine, le trait caractéristique, autant que j’ai pu l’observer, c’est de permettre à celui qui en est doué d’atteindre par une sorte d’intuition à des résultats que les autres hommes n’obtiennent qu’avec le plus grand labeur.
En ce sens, Cullingworth était le plus grand génie que j’aie jamais connu.
Il n’avait jamais l’air de travailler, et pourtant il enleva le prix d’anatomie à tous les bûcheurs à dix heures par jour.
On pourrait ne pas donner beaucoup d’importance à cela, car il était parfaitement capable de flâner avec ostentation pendant tout le jour, puis d’étudier avec rage pendant toute la nuit, mais il y a une pierre de touche. Si vous le mettiez sur un sujet que vous possédiez à fond, alors vous appréciez son originalité et sa force.
Parle-t-on de torpilles ; il prend un crayon, tire de sa poche une vieille enveloppe sur laquelle il esquisse une invention toute nouvelle pour percer le filet protecteur et arriver jusqu’à la paroi du navire, projet qui peut-être présentera quelque impossibilité technique, mais qui est parfaitement plausible, nouveau.
Et pendant qu’il dessine, ses sourcils hérissés se rejoignent, ses petits yeux pétillent d’animation, ses lèvres se serrent, et il finit par laisser tomber à grand bruit sa main sur le papier, il pousse des cris dans son exaltation.
Vous croiriez que sa seule mission en ce monde, c’est d’inventer des torpilles.
L’instant d’après, si vous exprimez votre surprise en vous demandant comment les ouvriers égyptiens hissaient les blocs au sommet des pyramides, vous voyez aussitôt reparaître crayon et enveloppe, et il va proposer un procédé pour accomplir cette tâche. Il y met autant d’énergie et de conviction.
Cette ingéniosité était unie à un caractère des plus entreprenants.
Tout en allant et venant de son pas vif et saccadé, il parlait de prendre des brevets, de vous associer dans l’affaire. Il ferait adopter l’invention dans tous les pays civilisés, il en voyait se multiplier les applications, il faisait le compte de ses bénéfices probables, esquissait les nouvelles méthodes de tirer parti de ses gains, et finissait par se retirer avec la fortune la plus gigantesque qui se fût jamais vue.
Et vous étiez emporté par le flot de sa parole, vous étiez entraîné côte à côte avec lui, de sorte que vous éprouviez réellement une secousse en retombant à terre, en vous retrouvant pauvre étudiant, cheminant dans les rues de la ville, laPhysiologie de Kirk sous le bras, ayant en poche tout juste de quoi payer votre déjeuner.
Je relis ce que j’ai écrit, mais je reconnais que je ne vous ai pas fait réellement pénétrer dans l’intelligence diabolique de Cullingworth.
Ses idées sur la médecine étaient presque révolutionnaires, mais je puis affirmer qu’il y aura bien des choses à dire sur ce sujet, si les événements tiennent leurs promesses.
Avec ses facultés étranges, extraordinaires, ses beaux records d’athlétisme, sa façon singulière de s’habiller (son chapeau posé en arrière, la gorge nue), sa voix de tonnerre, sa figure laide et puissante, c’était l’individualité la plus marquée que j’aie jamais connue.
Sans doute vous trouverez que je m’étends bien longuement sur Cullingworth, mais selon toute apparence, on dirait que son existence doit s’enchevêtrer avec la mienne. Aussi est-ce un sujet qui m’intéresse directement, et si j’écris cela, c’est pour rafraîchir mes impressions à demi effacées, tout autant qu’avec l’espoir de vous amuser et de vous intéresser.
Il faut donc que je vous indique un ou deux autres incidents qui pourront vous faire connaître plus clairement son caractère.
Il avait en lui un peu de ce qui fait le héros. En une certaine occasion, il se trouva dans une situation telle qu’il lui fallait ou compromettre une dame, ou sauter par la fenêtre d’un troisième étage. Et sans l’ombre d’une hésitation, il s’élança par la fenêtre.
La chance le fit tomber à travers un gros massif de lauriers sur la terre d’un jardin, que la pluie avait amollie, si bien qu’il en fut quitte pour une secousse et des contusions. Si jamais j’ai à dire quelque chose qui donne de l’homme une idée fâcheuse, mettez cela dans l’autre plateau de la balance.
Il aimait les rudes jeux de mains, mais il valait mieux les éviter avec lui, car vous ne saviez jamais à quoi cela aboutirait. Son tempérament n’était ni plus ni moins qu’infernal. Je l’ai vu commencer à jouer avec un camarade dans la salle de dissection, et un instant après, l’expression facétieuse s’éteignait sur sa figure, ses petits yeux pétillaient de fureur, et les deux combattants roulaient, se battaient comme deux chiens, sous la table. On l’en arrachait tout haletant, si furieux qu’il en perdait la parole, sa chevelure rêche hérissée comme le poil d’un terrier qui se bat.
Parfois cette disposition batailleuse s’employait de façon à lui faire honneur.
Je me rappelle qu’un certain jour un éminent spécialiste de Londres nous faisait une conférence au cours de laquelle un homme placé au premier rang donna lieu à de fréquentes interruptions par des remarques qu’il jugeait amusantes.
Le conférencier fit enfin appel à son auditoire.
— Gentlemen, dit-il, ces interruptions sont insupportables, n’y aura-t-il personne pour m’en débarrasser ?
— Hé, là-bas, l’homme du premier rang, tenez votre langue, cria Cullingworth de sa voix de taureau.
— Vous allez me l’attacher peut-être ? dit l’individu, en jetant un regard dédaigneux par-dessus son épaule.
Cullingworth ferma son carnet de notes et descendit, en marchant sur le haut des pupitres, à la joie des trois cents spectateurs.
Rien de plus beau à voir que sa façon résolue d’avancer en évitant les encriers.
Lorsqu’il sauta à bas du dernier banc, son adversaire lui lança en pleine figure un coup capable de l’assommer.
Cullingworth le saisit avec sa ténacité de bouledogue et le traîna à reculons hors de la salle de cours.
Qu’en fit-il ? Je ne sais, mais on entendit un bruit comme celui du déchargement d’une tonne de charbon, et le champion de la loi et de l’ordre rentra, de l’air posé d’un homme qui a fait ce qu’il avait à faire.
Un de ses yeux ressemblait à une prune trop mûre, mais on battit trois bans en son honneur pendant qu’il regagnait sa place.
Puis on se remit à noter les dangers d’une présentation par le placenta.
Il n’était pas de ceux qui boivent beaucoup, mais une petite quantité de boisson produisait sur lui un effet des plus marqués. C’était alors que les idées surgissaient le plus abondamment de son cerveau, de plus en plus fantastiques, de plus en plus ingénieuses. Et lorsqu’il lui arrivait de dépasser la mesure, il faisait les choses les plus étonnantes.
Parfois c’était l’instinct batailleur qui s’emparait de lui ; d’autres fois, c’était le besoin de prêcher, ou bien celui du comique ; ou bien encore ces trois tendances se dessinaient l’une après l’autre, se remplaçant mutuellement avec tant de rapidité que ses camarades en étaient ébahis.
L’ivresse amenait chez lui toutes sortes de particularités bizarres. L’une d’elles consistait en ce qu’il pouvait marcher ou courir en droite ligne, mais qu’il arrivait toujours un moment où il faisait demi-tour sans s’en apercevoir et refaisait en sens inverse le chemin parcouru. Cela produisait parfois un effet étrange, comme dans le cas dont je vais vous parler.
Très calme à en juger par les apparences, mais en proie à une frénésie intérieure, il descendit un soir à la gare, s’avança vers le guichet, et demanda, de la voix la plus douce qu’il put prendre, à l’employé qui distribuait les billets, s’il pouvait lui dire quelle était la distance jusqu’à Londres.
L’employé avançait la figure pour répondre, quand Cullingworth passant le bras à travers l’ouverture, le lança avec la force d’un piston.
L’employé fut renversé de sa chaise.
Son hurlement de douleur et d’indignation amena à son aide des gens de la police et de la gare.
On poursuivit Cullingworth, mais celui-ci, aussi agile, aussi léger qu’un lévrier, les distança tous, et disparut dans l’obscurité de la longue rue droite.
Les poursuivants s’étaient arrêtés et, formant un groupe, ils causaient de l’aventure quand tout à coup, à leur grand étonnement, ils aperçurent, accourant à toute vitesse de leur côté, l’homme qu’ils recherchaient.
Son petit trait caractéristique venait de se manifester, comme vous le voyez, et tout en fuyant, il avait fait demi-tour sans le savoir.
On le jeta à terre, on se rua sur lui, et après une lutte longue et furieuse, on le traîna au poste de police.
Le lendemain, il comparut devant le magistrat, mais il fit de son banc de prévenu un discours si brillant pour se défendre qu’il gagna le tribunal et s’en tira avec une amende dérisoire.
Puis, sur son invitation, témoins et policiers le suivirent à l’auberge la plus proche, et l’affaire finit par une tournée de sodas au whisky.
Eh bien ! si, avec tous ces détails, je n’ai pas réussi à vous donner quelque idée de ce personnage bien doué, entraînant, dépourvu de scrupules, intéressant et aux aspects multiples, je dois désespérer d’y arriver jamais.
Toutefois je suppose que j’y suis parvenu, et puisque vous êtes le plus patient des confidents, je continuerai en vous racontant quelques traits de mes relations personnelles avec Cullingworth.
Lorsque le hasard me fit faire sa connaissance, il était célibataire. Mais à la fin d’une longue période de vacances, il me rencontra dans la rue, et avec sa façon volcanique de vous parler à tue-tête, avec accompagnement de tapes sur l’épaule, il m’apprit qu’il venait de se marier.
Il m’invita à monter, séance tenante, pour rendre visite à sa femme et chemin faisant, il me raconta l’histoire de son mariage, qui était aussi extraordinaire que tous ses autres actes.
Je ne vous la dirai pas ici, mon cher Bertie, car je sens que j’ai déjà enfilé pas mal de rues latérales, mais enfin c’était une histoire fort mouvementée, dans laquelle il était principalement question d’une institutrice enfermée à clef dans sa chambre où Cullingworth se teignait les cheveux.
Ce dernier détail me fait souvenir que les traces de l’opération ne s’effacèrent jamais complètement ; aussi à ses autres particularités s’ajouta depuis lors celle d’une chevelure qui, sous une certaine incidence des rayons du soleil, prenait des reflets irisés et multicolores.
Bref, je me rendis chez lui et fus présenté à Mistress Cullingworth. C’était une femme timide, petite, à figure douce, aux yeux gris, à la voix posée, aux manières placides. Il suffisait de voir quels regards elle jetait sur lui, pour se convaincre qu’elle était entièrement sous sa domination, que tout ce qu’il pourrait faire ou dire serait toujours trouvé parfaitement bien fait ou bien dit.
Elle avait peut-être de l’entêtement aussi, dans le genre doux, à la façon des tourterelles, mais cette obstination aboutissait toujours à le soutenir dans ses propos et ses actes. Toutefois je ne pus m’apercevoir de cela que plus tard.
Cette fois, lors de ma première visite, elle me parut l’une des plus charmantes petites femmes que j’eusse jamais connues. Ils menaient le genre de vie le plus singulier, dans un appartement de quatre petites pièces, au dessus d’une boutique d’épicier.
Il y avait une cuisine, une chambre à coucher, un salon, et une quatrième pièce que Cullingworth s’obstinait à regarder comme une chambre des plus malsaines, comme un foyer de maladies, bien que, dans ma conviction, cette idée ne pût lui être venue que par suite de l’odeur des fromages qui venait d’en bas.
En tout cas, avec son énergie habituelle, il ne s’était pas borné à fermer la pièce, il avait encore collé du papier verni sur toutes les fentes de la porte, afin d’empêcher la prétendue contagion de se répandre.
L’ameublement était des plus modestes. Il n’y avait, je m’en souviens, que deux chaises au salon, de sorte que quand il venait un visiteur (je crois bien avoir été le seul) Cullingworth s’asseyait à la turque sur une pile d’années duBritish Medical Journal qui était dans un coin.
Je crois le voir encore se dressant de son siège bas, arpentant la pièce à grands pas, rugissant, frappant des mains, pendant que sa petite femme restait immobile dans le coin, l’écoutant avec les yeux pleins d’amour et d’admiration.
Lequel de nous trois, lorsque nous étions là, se souciait de la façon dont il était assis, ou dont il vivait, alors que la jeunesse palpitait ardemment dans nos veines, et que nos âmes s’enflammaient aux perspectives que nous apercevions dans l’avenir.
Je me rappelle encore ces soirées de Bohème, passées dans la chambre où arrivaient des senteurs de fromage, parmi les plus heureuses que j’aie connues.
Je rendais fréquemment visite aux Cullingworth, car le plaisir que j’y trouvais s’accroissait du plaisir que j’y apportais, je l’espérais du moins.
Ils ne connaissaient personne, ils ne désiraient point faire de connaissances, si bien qu’au point de vue social, il semblait que je fusse le seul lien qui les rattachait au monde.
Je me risquais même à intervenir dans les détails de leur petit ménage.
Cullingworth avait à cette époque, comme idée fixe, la conviction que toutes les maladies de la vie civilisée sont dues à ce que nous avons renoncé à la vie de plein air que menaient nos ancêtres. En conséquence, il tenait ses fenêtres ouvertes jour et nuit.
Sa femme étant évidemment frêle, et néanmoins capable de mourir plutôt que de dire un mot pour se plaindre, je pris sur moi de faire remarquer au mari que la toux, dont elle souffrait, n’avait pas grande chance de guérir, tant qu’elle passerait sa vie dans un courant d’air.
Il fronça terriblement les sourcils en me regardant, lorsque j’intervins, et je croyais que nous allions nous prendre de querelle, mais l’orage passa, et il devint plus prudent en matière de ventilation.
À cette époque-là, nos occupations de la soirée étaient des plus extraordinaires.
Vous savez qu’il existe une substance dénommée matière cireuse, qui se dépose dans les tissus du corps pendant certaines maladies.
Quelle en est la nature, et comment se forme-t-elle ? C’est une question sur laquelle les pathologistes se sont longtemps chamaillés.
Cullingworth avait une manière de voir très nette à ce sujet. Il soutenait que la matière cireuse était en réalité identique à la substance glycogène que le foie secrète normalement. Mais avoir une idée et pouvoir en donner la preuve, font deux choses bien distinctes.
Tout d’abord, nous n’avions pas de matière cireuse pour faire des expériences. Mais la fortune nous favorisa d’une manière presque surnaturelle.
Le professeur de pathologie était devenu possesseur d’un spécimen magnifique à ce point de vue.
Il nous exhiba fièrement l’organe dans la salle de cours, avant de donner à son aide l’ordre de le mettre dans la glacière, d’où il sortirait pour servir à des préparations microscopiques dans les exercices de manipulation.
Cullingworth vit là l’occasion cherchée.
Il agit sans retard, se glissa subrepticement hors de la salle de cours, ouvrit la glacière, enroula son ulster autour de la terrible masse à reflets nacrés, referma la caisse et s’esquiva sans bruit.
Je suis convaincu que jusqu’au jour présent, la disparition de ce foie cireux est restée l’un des mystères les plus inexplicables de la carrière de notre professeur.
Ce soir-là, et bien d’autres encore, nous travaillâmes sur notre foie.
Nos expériences exigeaient qu’il fût soumis à une forte chaleur, afin d’arriver par là à séparer la substance cellulaire azotée d’avec la matière cireuse non azotée.
Étant donnée notre pauvreté en appareils, il ne nous restait qu’un moyen, c’était de le couper en tranches très minces, et de le faire cuire dans la poêle à frire. En sorte que chaque soir on eût pu assister à ce curieux spectacle d’une belle jeune femme et de deux jeunes gens, s’occupant de l’air le plus grave du monde à faire de ces fricassées macabres.
Nos peines n’aboutirent à aucun résultat.
Bien que Cullingworth fût absolument convaincu qu’il avait démontré son système, et qu’il écrivît aux journaux de médecine de longs articles à ce sujet, il n’arrivait jamais à exprimer ses opinions la plume à la main, et il laissa, j’en suis sûr, des idées fort confuses à ses lecteurs, qui devaient se demander où il voulait en venir.
Après tout, n’étant qu’un étudiant, sans aucun titre à la suite de son nom, il n’attirait que très peu l’attention, et je n’ai jamais ouï dire qu’il ait recruté un seul adhérent.
À la fin de l’année, nous passâmes tous deux nos examens, et nous fûmes qualifiés en due forme médecins.
Les Cullingworth disparurent, et je n’entendis plus parler d’eux, car il mettait son amour-propre à ne jamais écrire de lettres.
Son père avait jadis une clientèle très étendue et très lucrative dans l’Ouest de l’Écosse, mais il était mort depuis quelques années.
J’avais une vague idée, sans autre base qu’un ou deux mots dits par lui en passant, que Cullingworth était allé voir si son nom de famille lui vaudrait encore une situation avantageuse.
Quant à moi, vous vous rappelez – je vous l’ai expliqué au commencement de ma dernière lettre, – que je fis mes débuts comme aide de mon père, dans sa clientèle. Vous savez que néanmoins, elle ne lui rapporte guère que cinq cents livres au maximum, et que ce chiffre n’a aucune chance de s’accroître. Cela n’est pas assez pour nous tenir occupés l’un et l’autre.
En outre, il y a des moments où je m’aperçois fort bien que mes opinions religieuses font de la peine au bon cher vieux.
Tout bien considéré, et pour toutes sortes de raisons, je crois qu’il vaudrait mieux que je m’éloigne.
Je me suis donc adressé à plusieurs compagnies de navigation à vapeur, et j’ai sollicité au moins une douzaine d’emplois de chirurgien, mais la concurrence pour obtenir une misérable place qui rapporte cent livres par an, est aussi vive que s’il s’agissait de la vice-royauté des Indes.
En règle générale, on me renvoie mes papiers sans commentaires ; c’est un procédé qui vous enseigne l’humilité.
Certes, il est très agréable de vivre avec la maman, et mon petit frère Paul est un vrai gars.
Je suis en train de lui apprendre la boxe. Il faudrait que vous le vissiez lever ses poings minuscules et parer avec le poing droit. Il m’a atteint ce soir sous la mâchoire, et j’ai dû me faire faire des oeufs pochés pour souper.
Tout cela me ramène au temps présent et aux dernières nouvelles.
Elles consistent en ce que j’ai reçu ce matin une dépêche de Cullingworth, – après neuf mois de silence.
Elle était datée d’Avonmouth, la ville où je supposais qu’il s’était établi, et ne contenait que ces mots :
Venez tout de suite. J’ai besoin de vous : c’est urgent. Cullingworth.
Naturellement je partirai demain par le premier train.
Cela peut être grave, cela peut être une chose insignifiante.
Au fond du cœur, j’espère et je crois que ce vieux Cullingworth entrevoit une situation pour moi, soit comme son associé, soit de quelque autre façon. J’ai toujours cru qu’il retournerait un atout et ferait ma fortune aussi bien que la sienne.
Il sait que je manque peut-être de vivacité, de brillant, mais que je suis régulier, qu’on peut compter sur moi.
Voilà où j’ai voulu en venir avec tout ce qui précède, Bertie. C’est que demain, je vais trouver Cullingworth. Cela m’a tout l’air d’une perspective d’avenir qui s’offre à moi.
Je vous ai tracé une esquisse de sa personne et de ses manières, en sorte que vous vous intéresserez au développement de ma fortune, ce qui vous serait impossible si vous ne saviez rien sur l’homme qui me tend la main.
C’était hier l’anniversaire de ma naissance ; j’ai eu vingt-deux ans. Voilà vingt-deux ans que je tourne autour du soleil. Et avec le plus grand sérieux, sans l’ombre de la moindre plaisanterie, et au fond de mon âme, je vous assure que dans le moment présent je n’ai pas la plus vague idée sur mon origine, sur ma destination, sur ma raison d’être.
Ce n’est point faute de l’avoir cherché, ce n’est point par indifférence.
J’ai approfondi les principes de plusieurs religions. Toutes m’ont révolté par la violence que j’aurais été obligé de faire subir à ma raison pour lui imposer les dogmes de l’une d’elles, quelle qu’elle soit.
Leurs morales sont généralement excellentes. C’est aussi ce qui caractérise la morale de la Loi commune en Angleterre. Mais le système de la création sur lequel sont construites ces morales ?
Eh bien ! une des choses qui m’ont le plus étonné dans mon court pèlerinage terrestre, c’est que tant d’hommes de valeur, philosophes profonds, légistes pénétrants, gens du monde aux idées claires, aient accepté une telle explication de la vie.
Devant leur accord apparent, ma pauvre petite opinion ne saurait pousser l’audace jusqu’à sortir de l’ombre où elle se cache au fond de mon âme, mais d’autre part, je reprends courage en voyant les légistes et les philosophes, non moins éminents de Rome et de la Grèce, d’accord pour croire que Jupiter avait de nombreuses épouses et aimait assez un verre de bon vin.
N’allez pas croire, mon cher Bertie, que je tienne à ruiner dans votre estime tel ou tel homme. Nous qui réclamons la tolérance, nous devons être les premiers à la pratiquer envers autrui.
Je ne fais que préciser ma position, comme je l’ai déjà fait plus d’une fois. Et je sais fort bien ce que vous me répondrez.
N’entends-je pas déjà votre voix grave me dire : « Croyez .»
Votre conscience vous y autorise.
Soit, mais la mienne me le défend.
Je vois très clairement que la foi n’est point une vertu, mais un vice. C’est une chèvre qui a été parquée avec les moutons.
Si un homme fermait, de parti pris, les yeux de son corps et refusait d’en faire usage, vous verriez, aussi vite que n’importe qui, que ce serait un acte immoral, une trahison envers la Nature.
Et pourtant vous conseilleriez à l’homme de fermer ce don bien plus précieux, la raison, de refuser d’en faire usage dans l’affaire la plus intime de la vie.
« La raison ne peut guère nous servir en cette matière », répondrez-vous.
Je répondrai à mon tour que c’est là se déclarer vaincu avant d’avoir livré bataille. Ma raison me sera de quelque secours, et quand elle ne pourra pas me pousser plus loin, je me passerai d’elle.
Il est tard, Bertie, le feu s’est éteint, et je grelotte. Quant à vous, j’en suis très sûr, vous êtes excédé de ma loquacité et de mes hérésies.
Donc adieu jusqu’à la prochaine lettre.

IIIDEUXIÈME LETTRE

De chez moi, 10 avril 1881.
Eh bien ! mon cher Bertie, me voici encore une fois dans votre boîte aux lettres.
Il n’y a pas encore quinze jours que je vous ai écrit cette longue, longue, longue épître, et pourtant, vous le voyez, j’ai assez de nouvelles pour faire un autre, un formidable envoi.
On dit que l’art d’écrire des lettres est perdu, mais si la quantité peut tenir lieu de la qualité, vous devez avouer que (pour vos péchés) vous avez un ami qui en est resté possesseur.
La dernière fois que je vous écrivis, j’étais à la veille de mon départ pour aller retrouver les Cullingworth à Avonmouth, et plein de l’espoir qu’il m’avait trouvé quelque débouché.
Il faut que je vous raconte avec quelques détails les incidents de ce voyage.
Je fis une partie de la route en compagnie du jeune Leslie Duncan, que vous connaissez, je crois.
Il fut assez bon pour trouver qu’un compartiment de troisième classe et ma société étaient préférables à la solitude en première. Vous savez qu’il est entré en possession de la fortune de son oncle, il y a peu de temps, et qu’après une crise de délire, il est maintenant retombé dans cet état de mort, dans cet ennui sans remède où l’on se trouve quand on possède tout ce qu’on peut désirer.
Combien sont absurdes les ambitions de la vie, quand je songe que moi qui suis passablement heureux, qui suis aussi affilé que le tranchant d’un rasoir, je lutterais pour posséder ce qui, à ce que je puis voir, ne lui a donné ni profit ni bonheur.
Et cependant, si je sais bien lire dans ma propre nature, mon but n’est point d’entasser de l’argent. Je m’en tiendrais à acquérir ce qu’il faudrait pour me mettre l’âme à l’abri des soucis sordides, et pour me donner les moyens de cultiver, sans être gêné, les facultés que je puis posséder.
J’ai des goûts si simples, que je ne puis m’imaginer quels avantages procure l’opulence, à moins que ce ne soit le plaisir exquis de venir en aide à un honnête homme ou à une bonne cause.
Pourquoi les gens se font-ils un mérite de leur charité, quand ils doivent savoir qu’il leur est impossible d’obtenir une jouissance plus grande par le moyen de leurs guinées.
L’autre jour, j’ai donné ma montre (n’ayant pas de monnaie sur moi) à un maître d’école invalide, et la maman était fort embarrassée pour décider si c’était là un trait de folie ou un trait de générosité.
J’aurais pu lui dire avec parfaite confiance que ce n’était ni l’un ni l’autre, qu’il y avait là une sorte d’égoïsme épicurien, avec une légère pointe de fanfaronnade au fond.
Mon chronomètre m’a-t-il jamais rien fait éprouver de semblable au léger frisson de contentement que je sentis quand le bonhomme me rapporta le bulletin du prêt sur gages et me dit que les trente shillings avaient trouvé un utile emploi ?
Leslie Duncan descendit à Carstairs et je restai en tête à tête avec un vieux prêtre catholique, très vert sous ses cheveux blancs, qui lisait tranquillement son bréviaire dans un coin.
Nous nous mîmes à causer à cœur ouvert, et cela dura jusqu’à Avonmouth. J’y pris tant d’intérêt que je faillis dépasser ma destination sans m’en douter.
Le père Logan, ainsi qu’il se nommait, me parut un beau type de ce qu’un prêtre devait être, plein d’abnégation, une âme pure, avec une sorte de finesse naïve, et une large et innocente bonne humeur.
Il avait les défauts aussi bien que les vertus de sa classe, car il était absolument réactionnaire dans ses vues.
Nous discutâmes religion avec ardeur et sa théologie remontait à peu près au pliocène inférieur. Il aurait pu bavarder sur ce sujet avec un prêtre de la cour de Charlemagne, et ils se seraient serré la main après chaque phrase. Il en convenait, il s’en faisait même un mérite. À ses yeux c’était être logique.
Si nos astronomes, nos inventeurs, nos législateurs avaient fait preuve d’égale logique, où serait la civilisation moderne ?
La religion est-elle le seul terrain de l’intelligence inaccessible au progrès, et doit-elle se reporter sans cesse à un type qui a été fixé il y a deux mille ans ?
Ne peuvent-ils pas voir qu’à mesure qu’évolue le cerveau humain, il doit élargir son horizon ? Un cerveau à demi formé se fait un Dieu à demi formé, et est-on bien certain que nos cerveaux soient seulement à demi formés actuellement ?
Le prêtre véritablement inspiré, c’est l’homme ou la femme qui ont un gros cerveau. La véritable marque d’élection, ce sont les soixante onces que contient le crâne, ce n’est point la tonsure qui se voit extérieurement.
Vous savez, Bertie, vous levez le nez de mon côté en ce moment-ci. Voilà ce que vous faites, je le vois bien.
Mais je vais m’écarter de cette glace fragile, et maintenant vous n’aurez plus que des faits. Je crains bien de n’avoir pas le don du conteur d’histoires, car le premier personnage qui se présente passe son bras sous le mien et m’emmène promener, traînant après moi ma pauvre histoire.
Bref, il était nuit quand nous arrivâmes à Avonmouth, et comme je mettais la tête à la portière, la première chose sur laquelle mes yeux tombèrent, ce fut ce vieux Cullingworth, debout dans le cercle de lumière que jetait un bec de gaz.
Son habit flottait au vent, son gilet était déboutonné par le haut, et son chapeau (un chapeau gibus, cette fois) était solidement vissé au haut de sa tête. Ses cheveux hérissés en jaillissaient par devant.
Jusque dans les moindres détails (à cela près qu’il avait un faux col) c’était le même Cullingworth.
Il poussa un rugissement de joie en me reconnaissant, me tira violemment de mon compartiment, s’empara de ma valise, ou de mon sac à main, comme vous avez l’habitude de l’appeler, et une minute après, nous arpentions les rues à grands pas.
Comme vous le pensez bien, je grillais d’envie de savoir en quoi il avait besoin de moi. Mais, comme il n’y fit point allusion, je m’abstins de l’interroger, et pendant notre marche un peu longue, nous causâmes de choses indifférentes.
Il fut d’abord, si je m’en souviens bien, question de football, de savoir si Richmond avait une chance contre Blackheath et si le nouveau genre de jeu vaut ou surpasse l’ancien. De là il passa aux inventions et s’échauffa tellement qu’il me donna mon sac à tenir afin de pouvoir souligner ses indications en donnant du poing dans le creux de sa main. Je le vois encore, la tête renversée en arrière, ses défenses jaunes luisant à la lumière des becs de gaz.
— Mon cher Munro, (c’est dans ce style qu’il traitait la chose) pourquoi a-t-on renoncé à la cuirasse ? Eh bien, je vais vous dire le pourquoi. C’était parce que le poids de métal, nécessaire pour protéger l’homme debout, était supérieur à celui que l’homme pouvait porter. Mais aujourd’hui les batailles ne se livrent pas entre hommes qui restent debout. Toute votre infanterie est couchée sur le ventre, et il faudrait bien peu de chose pour la protéger. Et l’on a perfectionné l’acier, Munro. L’acier trempé à la glace. Bessemer, Bessemer, très bien ! Combien pour couvrir un homme ? Quatorze pouces sur douze, fixés à un angle tel que les balles glisseront. Une échancrure sur un côté pour passer le fusil. Vous y êtes, mon garçon ? Voilà le bouclier pare-balles portatif breveté de Cullingworth. Poids ? oh, le poids serait de seize livres. J’ai poussé l’affaire à fond. Chaque compagnie porte ses boucliers dans des prolonges, d’où on les tire pour les distribuer au moment du combat. Qu’on me donne vingt mille bons tireurs. J’entrerai par Calais et je sortirai par Pékin. Songez-y, mon garçon, l’effet moral ! D’un côté les balles arrivent à destination, tandis que de l’autre les balles s’aplatissent contre des plaques d’acier. Pas de troupes capables d’y résister. La nation qui en sera pourvue la première jettera le reste de l’Europe par-dessus la haie, au bout de sa fourche. Et toutes les nations seront obligées de s’en pourvoir, toutes tant qu’elles sont. Comptons un peu : il y a environ huit millions d’hommes sur le pied de guerre. Supposons qu’on donne des boucliers à la moitié seulement ; je dis la moitié seulement, parce que je tiens à n’être pas exagéré. Cela fait quatre millions, et je prélèverais un bénéfice de quatre shillings pour les commandes en gros. Qu’est-ce que cela, Munro ? Environ sept cent cinquante mille livres sterling. Eh ! qu’en dites-vous, mon garçon ? Quoi !
Vraiment voilà qui donne une idée assez exacte de son langage, maintenant que je le relis, mais vous n’y trouverez pas les pauses bizarres, les phrases confidentielles dites tout à coup à demi-voix, le rugissement de triomphe avec lequel il répondait à ses propres questions, les haussements d’épaule, les bourrades, la gesticulation.
Et pendant tout ce temps, il ne dit pas un mot de l’affaire qui l’avait décidé à m’envoyer cette dépêche urgente qui m’avait fait venir à Avonmouth.
Naturellement je m’étais mis l’esprit à la torture pour deviner s’il avait réussi ou non, quoique, à en juger par son air de gaieté, par la verve de ses propos, il me parut assez probable que tout allait bien pour lui.
Néanmoins, pendant que nous parcourions la courbe d’une avenue tranquille, que bordaient sur chaque côté de grandes maisons séparées l’une de l’autre, je fus surpris de le voir faire demi-tour, et pousser la grille de fer qui servait d’entrée à l’une des plus belles.
La lune s’était levée et éclairait le toit aux pentes raides et les pignons des quatre angles.
Au moment où il frappa, la porte lui fut ouverte par un valet de pied en culotte de peluche rouge. Je commençai à reconnaître que mon ami devait avoir obtenu quelque succès colossal.
Lorsque nous descendîmes à la salle à manger pour le dîner, Mistress Cullingworth m’y attendait pour me souhaiter la bienvenue.
Je fus fâché de la trouver pâle, l’air fatigué.
Néanmoins nous fîmes un de ces joyeux repas d’autrefois.
L’entrain de son mari se refléta sur sa figure, si bien qu’enfin nous aurions pu nous croire revenus dans le petit salon, où leBritish Medical Journal remplissait l’office d’un siège, et non point dans cette grande pièce meublée de vieux chêne, ornée de tableaux, à laquelle nous étions promus.
Néanmoins pas un mot ne fut dit, pendant tout ce temps, de l’objet de mon voyage.
Le souper fini, Cullingworth, prenant les devants, nous conduisit dans un petit salon, où nous allumâmes nos pipes et Mistress Cullingworth sa cigarette.
Il resta quelque temps assis sans rien dire. Puis il fit un bond et alla ouvrir la porte.
Une de ses marottes fut toujours de croire qu’il y a des gens qui le guettent par les trous de serrure, ou qui complotent contre lui, car malgré sa brusquerie superficielle et sa franchise, il y a, en sa nature singulière et compliquée, un fond de défiance.
S’étant ainsi assuré qu’il n’y avait ni espions ni indiscrets, il se jeta dans un fauteuil.
— Munro, dit-il en me poussant sa pipe dans le côté, ce que je tenais à vous dire, c’est que je suis ruiné à fond, ruiné sans remède, sans espoir.
Pendant qu’il me parlait, ma chaise était en équilibre sur les deux pieds de derrière, et je vous assure qu’il s’en fallut d’un rien que je ne fisse la culbute.
Ainsi que s’écroule un château de cartes, s’envolèrent tous mes rêves au sujet des grands résultats que je comptais obtenir de mon voyage à Avonmouth.
Oui, Bertie, je me crois obligé de l’avouer : ma première pensée fut pour mes désillusions, la seconde fut pour l’infortune de mes amis.
Il avait l’intuition la plus diabolique, ou bien ma figure devait en dire long, car il ajouta aussitôt :
— Désolé de vous désillusionner. Ce n’est pas ce que vous comptiez apprendre, à ce que je vois.
— Eh bien, oui, balbutiai-je… C’est plutôt une surprise, mon vieux. Je m’imaginais, d’après le… d’après la…
— D’après la maison, et le valet de pied, et l’ameublement… dit-il. Eh bien, ils m’ont dévoré à eux tous, ils m’ont avalé, y compris les os et le bouillon. Je suis ruiné, mon garçon, à moins que…
Là je vis une question apparaître dans ses yeux.
— …À moins qu’un ami ne veuille me prêter son nom sur un bout de papier timbré.
— Cela m’est impossible, Cullingworth, dis-je. C’est chose bien misérable que de refuser à un ami, et si j’avais de l’argent…
— Attendez qu’on vous interroge, Munro, interrompit-il, avec une de ses physionomies les plus déplaisantes. En outre, comme vous ne possédez rien, que vous n’avez pas d’espérances, je me demande à quoi diable il pourrait servir que votre nom fût mis sur un papier.
— Voilà ce que je voudrais savoir, dis-je, me sentant tout de même un peu mortifié.
— Regardez-moi ça, mon garçon, reprit-il. Voyez-vous sur la table, à gauche, cette pile de lettres.
— Oui.
— Ce sont des créanciers. Et voyez-vous ces documents, à droite ? Eh bien ce sont des citations devant la Cour du Comté. Et maintenant voyez-vous cela ? ajouta-t-il en me montrant un petit registre, et à la première page, trois ou quatre noms griffonnés.
— Ça, hurla-t-il, c’est la clientèle.
Puis il éclata de rire au point que de grosses veines saillirent sur son front.
Sa femme rit aussi de bon cœur, tout comme elle aurait pleuré s’il en avait eu l’idée.
— Voici comme la chose est arrivée, Munro, dit-il, quand il eut maîtrisé son fou rire. Vous avez sans doute entendu dire… au fait, je vous l’ai dit moi-même, – que mon père avait la plus belle clientèle d’Écosse. Autant que je puis en juger, c’était un homme dépourvu de capacités, mais enfin vous y voilà… Il l’avait.
J’acquiesçai d’un signe de tête et je fumai.
— Eh bien, voilà sept ans qu’il est mort, et cinquante filets s’abattent sur son petit vivier. Néanmoins quand je passai par ici, je crus que le meilleur parti à prendre était de m’établir dans la vieille maison et de voir si je ne pourrais pas reprendre la suite des affaires. Le nom devait avoir quelque valeur, pensai-je. Mais c’était peine perdue que de vouloir faire les choses à demi. Ça ne pouvait mener à rien, Munro. Les gens qui s’adressaient à lui étaient des gens de la classe riche. Il fallait qu’ils vissent une belle maison et un valet en livrée. Y avait-il quelque chance de les réunir dans une maison à tourelle, à quarante livres de loyer annuel, avec une bonne à bonnet à ruche pour leur ouvrir ? Comment ai-je fait ? dites-vous, mon garçon, je pris l’ancienne maison du papa. Elle était à louer. C’était la maison même où il vivait sur le pied de cinq mille livres par an. Je débutai avec un chic rare, et je mis jusqu’à mon dernier penny en meubles. Mais, mon garçon, cela n’a servi à rien du tout. Je ne puis tenir plus longtemps. J’ai eu deux accidents et un épileptique, – en tout vingt-deux livres huit shillings six pence, en tout et pour tout.
— Alors que comptez-vous faire ?
— C’est pour cela que je voulais vous demander votre avis. C’est pour cela que je vous ai télégraphié. J’ai toujours fait grand cas de votre opinion, mon garçon, et j’ai cru le moment opportun pour la connaître.
Il me sembla que s’il me l’avait demandée neuf mois plus tôt, il aurait fait preuve de plus de sens.
Que diable pouvais-je faire, maintenant que les choses étaient aussi embrouillées.
Néanmoins, je ne pus m’empêcher de me sentir flatté qu’un garçon, aussi indépendant que l’était Cullingworth, s’adressât à moi de cette façon.
— Vous croyez réellement que c’est peine perdue que de tenir bon ici ?
Il bondit, puis se mit à arpenter la pièce de cette allure vive et saccadée qui lui était habituelle.
— Que cela vous serve de leçon, Munro, dit-il. Vous en êtes encore à faire vos débuts. Prenez mon tuyau, et allez quelque part où vous soyez absolument inconnu. Les gens auront assez confiance en un étranger, mais s’il y en a qui se souviennent de vous avoir vu courir tout petit, en culotte courte, et recevoir des fessées avec le martinet pour avoir chipé des prunes, ils ne confieront pas leur vie à vos soins. C’est bien beau de parler d’amitié, de relations de famille, mais l’homme qui souffre de l’estomac se moque de cela comme d’une guigne. Je voudrais voir écrire cet avis en lettres d’or dans toutes les salles de cours de médecine. Je voudrais le voir gravé au-dessus de l’entrée de l’Université : « que si un homme veut avoir des amis, il doit aller parmi des étrangers ». Ici, c’est fini, c’est réglé, Munro. Aussi n’est-ce pas la peine de m’engager à tenir le coup.
Je lui demandai à combien se montaient ses dettes : cela faisait environ sept cents livres. Le loyer y entrait à lui seul pour deux cents ; il avait déjà battu monnaie avec le mobilier, et son actif n’atteignait pas la valeur d’un denier.
Certes il n’y avait qu’un conseil à lui donner.
— Il faut réunir vos créanciers, lui dis-je. Ils verront par eux-mêmes que vous êtes jeune et énergique, que tôt ou tard vous êtes sûr de réussir. Si maintenant ils vous réduisent aux abois, ils n’obtiendront rien. Expliquez-leur cela clairement. Mais si vous recommencez vos débuts ailleurs et que vous réussissiez, vous serez en mesure de les payer tous intégralement. Je ne vois pas d’autre manière possible de vous tirer de là.
— Je savais que vous me diriez cela, et c’est justement à cela que je pensais. N’est-ce pas, Hetty ? Eh bien, alors, voilà qui est convenu. Je vous suis fort obligé de votre conseil et nous n’en parlerons plus ce soir. J’ai visé, tiré et manqué. La prochaine fois, je mettrai dans la cible, et cette fois ça ne traînera pas.
Son échec ne paraissait pas lui peser beaucoup, car quelques instants après, il criait à tue-tête plus que jamais.
On apporta du whisky et de l’eau chaude, afin que nous puissions tous boire au succès d’une nouvelle tentative.
Et ce whisky nous amena à quelque chose qui eût pu tourner en affaire désagréable.
Cullingworth, qui avait vidé deux verres, attendit la sortie de sa femme et alors se mit à parler de la difficulté qu’il éprouvait à se donner de l’exercice, maintenant qu’il lui fallait rester chez lui à attendre les clients.
Cela nous amena tout droit à parler de la façon dont on pouvait se donner de l’exercice chez soi, et de là à parler de boxe.
Cullingworth prit dans un tiroir deux paires de gants, et proposa de faire une partie séance tenante.
Si je n’avais pas été un imbécile, Bertie, je n’aurais jamais accepté.
C’est là une de mes nombreuses faiblesses. Pour peu que quelqu’un, homme ou femme, me fasse un défi, je ne me retiens plus. Mais je connaissais la manière d’être de Cullingworth, et je vous ai dit dans ma dernière lettre quelle douceur d’agneau il a dans le caractère.
Néanmoins, on recula la table, on plaça la lampe sur une étagère élevée, et on se mit en face l’un de l’autre.
Au premier regard que je jetai sur sa figure, j’entrevis un malheur.
Il avait dans les yeux une expression bien marquée de malice. Je crois qu’il avait sur le cœur mon refus de signer son papier.
En tout cas il avait l’air aussi dangereux que possible, sa figure bourrue, penchée un peu en avant, les mains abaissées jusque près des hanches, (car il dédaigne les usages dans la boxe comme en toutes choses), et la mâchoire aussi contractée qu’un piège à rats.
J’ouvris le feu. Il répondit en portant les coups des deux mains et grognant comme un porc à chaque fois.
Autant que je pus en juger, il n’entendait rien à la boxe, mais il n’en était pas moins un formidable jouteur par sa rudesse et ses corps à corps. Je me tenais sur la défensive des deux mains depuis une demi-minute, quand je fus subitement bousculé et lancé contre la porte, dont ma tête faillit enfoncer un panneau.
Il ne s’en tint pas là ; il me lança un coup de la main droite qui m’aurait envoyé jusque dans le vestibule, si je ne l’avais pas esquivé, pour revenir au milieu de la chambre.
— Voyons, Cullingworth, dis-je. Voilà un jeu qui ne ressemble guère à de la boxe.
— Oui, j’ai tapé dur, n’est-ce pas ?
— Si vous voulez me passer comme cela au travers du corps, je serai forcé de vous frapper, dis-je. Je préfère un jeu léger, si vous voulez bien me le permettre.
Je finissais à peine de parler qu’il fondait sur moi comme un éclair.
Je l’esquivai de nouveau, mais la chambre était bien petite ; il était agile comme un chat, en sorte qu’il n’y avait pas moyen de lui échapper.
Il m’assaillit bientôt avec cette ardeur qu’on met au football et il me fit perdre l’équilibre.
Avant que j’eusse pu savoir où j’en étais, il m’avait envoyé sa main gauche dans la figure et sa droite sur mon oreille. Je trébuchai sur un tabouret.
Je n’avais pas encore repris l’équilibre que je recevais un autre coup sur la même oreille et que la tête me chantait comme une théière.
Il était aussi content de lui que possible. Il se gonflait la poitrine, la frappait du plat de la main, quand il revint se placer au milieu de la pièce.
— Quand vous en aurez assez, Munro, dites-le, fit-il.
C’était un peu raide, étant donné que ma taille dépassait la sienne de deux pouces, que je pesais une trentaine de livres de plus, et que j’étais le meilleur boxeur des deux.
Son énergie et les faibles dimensions de la chambre avaient été pour moi un désavantage sous ce rapport, mais je n’entendais pas lui laisser porter tous les coups à la seconde reprise, si je pouvais l’en empêcher.
Il se remit à fondre sur moi, avec ces façons de moulin à vent, mais j’étais cette fois prêt à le recevoir. Je le tombai d’un coup droit sur le nez, porté selon les règles, puis faisant le plongeon sous sa main gauche, je lui assénai un coup de côté sur la mâchoire qui acheva de le faire tomber sur sa carpette.
Il se releva à l’instant, la figure bouleversée comme celle d’un fou.
— Ah ! cochon ! cria-t-il, ôtez ces gants, qu’on se serve des mains !
Il agitait les siennes pour se déganter.
— Allons donc, espèce d’âne ! dis-je. Quel motif avons-nous de nous battre ?
Il était affolé de fureur. Il jeta ses gants sur la table.