Les lueurs de Danapi - Partie 2 - Manon Dastrapain - E-Book

Les lueurs de Danapi - Partie 2 E-Book

Manon Dastrapain

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Beschreibung

Quiconque sait que le monde parfait n'existe pas. Sauf peut-être dans nos songes...
Après avoir rêvé de Ramah pendant un an, Mahaut est soulagée que son étrange expérience ait pris fin. Mais quatre nuits plus tard, tout recommence ! Ou plutôt, tout empire : elle se trouve désormais sur Maïdokh, chez leurs ennemis jurés...
Toujours aux prises avec le cynisme irresponsable de sa mère dans sa vraie vie, Mahaut découvre pourtant à quel point la société de Danapi — le véritable nom de Maïdokh — est éloignée des clichés de barbarie et d'ignorance propagés à Ramah. Fascinée, elle va alors chercher comment rapprocher sa vie réelle du monde de ses rêves... et embarquer ses amis dans sa quête. Un obstacle se dresse malheureusement sur leur route l'arrogance ramahène, qui menace de plus en plus de tout gâcher...
Captivant, engagé et visionnaire, le deuxième tome de l'histoire de M. Deschamps ne vous donnera qu'une envie : prolonger votre visite à Danapi.


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Manon Dastrapain

Les lueurs de Danapi

Partie 2 : L’éveil

Chapitre 1 : Une fin rapide

« Bienvenue à Danapi ! »

Mahaut regarda la jeune femme qui s’approchait d’elle, un large sourire sur les lèvres. Celle qu’elle imaginait être sa geôlière voulait-elle faire de l’humour ? Mahaut eut envie de lui hurler à la figure, mais une conscience aiguë de l’impuissance de sa situation la retint. Elle accepta l’aide de la Maïdokhie pour se hisser dans son lit et la laissa appliquer une sorte de spray froid sur la blessure qu’elle s’était faite en tombant.

« Je reviens tout de suite », annonça la jeune femme d’une voix tranquille avant de sortir de la cellule.

Mahaut palpa avec appréhension l’entaille sur son crâne. Sa peau était ouverte sur deux ou trois centimètres à la base des cheveux. Du sang coulait dans son cou, imprégnant sa tunique. Tout le côté droit de sa tête lui faisait mal et elle avait de plus en plus envie de vomir. Elle eut l’impression qu’elle était revenue un an en arrière, au moment de son premier rêve sur Maïdokh. Pourquoi cette folie devait-elle recommencer ?

Deux minutes plus tard, la Maïdokhie était de retour, chargée d’un petit plateau couvert de pots en verre, de morceaux de tissu blanc et de divers ustensiles. Elle posa son matériel sur la commode basse que Mahaut avait heurtée et s’assit au bord dulit.

« Je suis désolée que tu te sois blessée. D’habitude, on place le bloc-tiroir de l’autre côté pour les narcotisés, mais mes collègues ont dû oublier de le bouger. »

Mahaut regarda la jeune femme, incapable d’émettre le moindre son. Sa confusion devait se lire sur son visage, car la Maïdokhie rit doucement.

« Tu n’es pas la première à faire une mauvaise chute au réveil… On essaie de venir dès que le moniteur montre que vous remuez, mais toi, tu as été trop rapide ! »

Cette fois, Mahaut eut envie de frapper la jeune femme qui se tenait à ses côtés. Pourquoi celle-ci devait-elle en plus se moquer d’elle ? Elle l’avait totalement sous son contrôle ; n’était-ce pas suffisant, comme humiliation ?

« Je nettoie, je désinfecte et je referme, d’accord ? Ensuite je te laisse tranquille pour que tu puisses te reposer : l’effet du gaz narcoleptique ne s’estompera complètement que d’ici un ou deux jours et le mieux, dans l’intervalle, c’est de reprendre des forces… »

Des forces, pour quoi faire ? Les Maïdokhis comptaient-ils la faire travailler, telle une esclave ? Était-ce ce qui était advenu de Boghdar, le chef d’unité ramahène qu’elle avait eu pour mission de délivrer ? Un lavage de cerveau et hop, enrôlé dans l’armée d’en face ?

Mahaut, le cœur oppressé par la colère, observa sans rien dire les gestes de la Maïdokhie. Elle n’aimait pas le contact de ses doigts sur sa propre peau. La jeune femme ne lui faisait pas mal, pourtant la laisser soigner ainsi sa blessure constituait une véritable torture. Mahaut aurait voulu fuir, mais ses membres affaiblis n’auraient pas pu la porter jusqu’à une hypothétique sortie et encore moins pousser la Maïdokhie hors de son chemin. Elle poursuivit donc son étude silencieuse de l’action de sa geôlière, à toutes fins utiles…

La jeune femme avait nettoyé la plaie avec plusieurs tissus imbibés de liquides parfumés et saisissait à présent un petit pot rempli d’une substance dorée aux reflets chamarrés qui inquiéta Mahaut. Pour la première fois, elle s’entendit parler elle-même Maïdokhi — c’était bizarre, mais aussi bizarrement satisfaisant.

« Qu’est-ce que c’est ?

–Un onguent au miel. Vous n’utilisez pas de miel pour la cicatrisation à Ramah ?

–Pas que je sache… »

Après avoir étalé l’onguent avec un pinceau, la Maïdokhie plaça un fin pansement sur l’entaille de Mahaut puis badigeonna celui-ci d’un genre de colle, dont l’odeur hésitait entre l’acétone et le thym. En quelques secondes, le produit plaqua la gaze comme une ventouse au crâne de Mahaut. La jeune femme conclut son travail en essuyant le sang qui maculait le cou de Mahaut.

« Voilà, ce sera mieux comme ça. Je m’appelle Marusham. S’il te faut quelque chose, dis juste mon nom et le moniteur me transférera la communication. »

Mahaut fixa la Maïdokhie, les lèvres serrées. Elle ne pouvait se résoudre à la questionner, mais en même temps, elle avait grand besoin de réponses. Marusham parut deviner son dilemme et prit l’initiative.

« Nous nous trouvons au centre de convalescence de Til Winipoga, à l’est de la ville de Winilaam. C’est ici que Boghdar a achevé sa rééducation il y a quelques semaines, et que votre unité est venue le chercher. Tu es restée inconsciente durant quatre jours. Nous avons remarqué que tu avais une côte fêlée et que tu t’étais causé une déchirure du muscle trapèze droit. Probablement d’avoir porté ton chef comme tu l’as fait. Nous t’avons donné des anti-inflammatoires ; deux semaines sans effort avec ton dos devraient tout réparer définitivement. Quant à tes camarades de mission, ils sont tous repartis sans encombre avec votre transport. »

Une sueur froide parcourut Mahaut de bas en haut. Avait-elle bien compris ce que la jeune femme venait de lui expliquer ? Était-ce même possible ?

« Naï… Mon chef d’unité, il a survécu aussi ?

–Oh, non, je regrette. Je me suis mal exprimée. Il était déjà décédé quand nos infirmiers militaires vous ont récupérés, malheureusement. »

La tristesse qui avait paralysé Mahaut à son réveil, quatre jours plus tôt, lorsqu’elle avait cru être morte dans l’énorme explosion rouge sans avoir pu sauver son chef, la transperça à nouveau comme une flèche empoisonnée. Un espoir fugace avait suffi à effacer quatre journées entières passées à faire le deuil de Naïgar.

« Mais… il m’a parlé, après sa chute. Il était conscient…

–C’est possible. L’hémorragie interne a dû s’étendre par la suite. Les médecins ont dit qu’il n’avait aucune chance de s’en sortir avec une blessure pareille. Tu ne dois pas t’en vouloir, tu n’aurais rien pu faire…

–Ça suffit, foutez-moi la paix ! Barrez-vous, bordel !

–Pas de problème. Je te laisse récupérer. Je repasserai tout à l’heure t’apporter ton repas. »

Marusham revint en milieu de journée et déposa sur une table pliante une assiette rectangulaire garnie de légumes cuits que Mahaut ne goûta pas. Allongée sur le dos, elle attendait que le sommeil l’emporte pour la ramener dans sa vraie vie, loin de Maïdokh et de toute cette absurdité. Pourquoi ? Pourquoi ne pouvait-elle pas en être débarrassée une fois pour toutes ?

Mahaut était épuisée et les effets résiduels du narcoleptique lui causaient des vertiges, par vagues successives. Malgré cela, elle ne parvenait pas à s’endormir. Les questions tourbillonnaient dans son esprit, encore et encore. Pendant de longues heures, elle se revit, fuyant avec Naïgar devant les troupes maïdokhies. Elle entendit à nouveau les tirs paralysants de leurs fusils et l’effroyable son de la rencontre du crâne de son chef avec les rochers. Pourquoi avait-elle été si lente ? Pourquoi n’avait-elle pas pu le ramener à temps au frelon ? Les médecins ramahènes, eux, l’auraient certainement sauvé…

C’était tellement horrible… Quatre jours durant, Mahaut s’était consolée de la mort de Naïgar en se répétant qu’il n’existait pas, qu’il n’était rien d’autre que le fruit de son imagination ; que sa vie parallèle à Ramah n’avait rien été de plus qu’un long rêve étrange. Naïgar n’était pas plus mort qu’elle-même ne l’était, en vrai. La perspective d’être à nouveau confrontée chaque nuit au décès de son chef — et à sa propre culpabilité — se révélait insupportable. Pourquoi tout cela ne pouvait-il pas enfin s’arrêter ? Il fallait que ça s’arrête !

La luminosité dans sa cellule commençait à décroître lorsque Mahaut entendit la porte s’ouvrir. Supposant qu’il s’agissait de Marusham, elle poursuivit sa contemplation muette des arbres dont les branches se balançaient derrière la fenêtre, déterminée à ne rien laisser transparaître de son désordre intérieur. Le visiteur avança de quelques pas et s’arrêta hors de son champ de vision. Déroutée par son silence, Mahaut jeta un œil dans sa direction. Ce n’était pas Marusham, mais un soldat en uniforme de Maïdokh, arme et casque accrochés au ceinturon. Debout au pied du lit, il la regardait avec un sourire aussi déplaisant que celui de Marusham. Sa peau claire et ses cheveux châtains indiquaient toutefois qu’il n’était pas maïdokhi. Une haine douloureuse enflamma immédiatement tous les muscles de Mahaut.

« Toi ? Sale traître ! Comment oses-tu ? Tout ça est de ta faute !

–Mao, calme-toi. Tu ne sais pastout.

–Non ! À cause de toi, Naïgar est mort ! Tu as tué ton frère, espèce de chien galeux ! »

Mahaut bondit hors de son lit. Elle tremblait comme une feuille, mais ses jambes tenaient bon, raidies par la tension extrême qui électrisait ses nerfs. Elle balança un grand coup de poing vers le visage de Boghdar, qui l’esquiva. Déséquilibrée, Mahaut tournoya sur elle-même, puis tituba, pliée en deux, vers la porte.

« Mao, fais attention ! Tu ne pourras pas aller très loin… »

Ulcérée par l’aplomb de Boghdar, Mahaut se redressa et, prenant appui sur le mur de la cellule, se retourna pour l’invectiver.

« Ferme-la, assassin ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Et pourquoi tu me parles en Maïdokhi ? Ils ont effacé ta langue maternelle de ton cerveau ? »

Le sourire qui rendait l’expression de l’ancien chef d’unité ramahène si écœurante s’évanouit comme par magie. Il fit un pas en avant. Instinctivement, Mahaut tourna les talons et tendit la main, effleurant le battant de la porte, qui glissa sur le côté avec un léger chuintement. Sans attendre de savoir si Boghdar allait la poursuivre, Mahaut s’engagea dans l’ouverture et déboucha sur un large couloir ensoleillé, bordé par une balustrade en verre.

S’accrochant à la rambarde, Mahaut regarda rapidement autour d’elle. Le corridor était en réalité une galerie circulaire qui surplombait un vaste hall lumineux, où des plantes au feuillage vert foncé poussaient directement dans le sol. Une série de portes semblables à celle de sa cellule s’alignaient tout le long de la mezzanine. À une dizaine de mètres de part et d’autre, de larges escaliers en bois descendaient vers le patio. Au-delà, de hautes baies vitrées ouvraient sur ce qui ressemblait à un jardin ornemental.

Mahaut avait l’impression d’être un morceau de guimauve, à peine soutenu par un squelette mal huilé, mais sa résolution était prise. Elle devait juste trouver comment. Quel serait le meilleur moyen d’en finir ? Sauter par-dessus la rambarde ? Non. Ce n’était pas assez haut, elle allait seulement se briser les deux jambes. Ou, pire, être paralysée, à la merci des Maïdokhis pour le restant de ses jours… Prendre des médicaments ? Elle ne connaissait pas les produits utilisés par ses ravisseurs ; si elle devait d’abord tout déchiffrer, elle n’aurait certainement pas le temps de trouver quoi avaler. En plus, leurs remèdes semblaient tellement primitifs, elle terminerait sans doute avec une simple migraine… Se trancher la gorge avec un bon couteau ? Plus efficace, mais où pouvaient bien se situer les cuisines dans ce foutu bâtiment ? Elle risquait de se perdre dans les couloirs et de se retrouver prise au piège… Non, ce n’était pas jouable, il fallait trouver autre chose.

Les jambes chancelantes, Mahaut se dirigea vers l’escalier de droite. Elle aperçut Marusham, qui sortait d’une cellule plus loin sur la galerie.

« Oh, Mao, sois prudente ! Je ne pense pas que ce soit une bonne idée… » l’avertit la jeune femme d’un ton vaguement contrarié.

Mahaut ne lui prêta aucune attention. Elle entama la descente, agrippée à la rampe. Les premières marches ne lui causèrent pas trop de difficulté. Une fois arrivée au milieu de l’escalier, cependant, elle sentit que ses genoux n’étaient plus en mesure de maintenir ses jambes droites. Elle devait néanmoins continuer. Faisant porter un maximum de son poids sur la main-courante, elle posa le pied sur la marche suivante. Instantanément, sa jambe fléchit en dessous d’elle et elle bascula sur le côté. Mahaut raidit tous ses muscles avec l’énergie qui lui restait pour tenter de se rétablir, mais ne réussit qu’à rebondir trois marches plus bas, heurtant rudement son épaule.

Impuissante à freiner sa chute, elle dévala jusqu’au pied de l’escalier en se protégeant la tête comme elle pouvait. À sa grande surprise, elle atterrit dans les bras de Boghdar. Celui-ci la releva à moitié avec un sourire abject.

« Juste à temps ! Heureusement qu’il y a deux escaliers ici ! »

Mahaut tenta de se dégager de la prise de l’ancien chef d’unité. Tout son corps lui faisait mal et elle ne semblait plus vraiment contrôler ses membres. Sa main frôla l’arme de Boghdar, une sorte de fin pistolet-mitrailleur qui n’avait pas l’air plus solide que les jouets de son demi-frère. En une fraction de seconde, tous les gestes qui lui restaient à accomplir s’agencèrent dans son esprit pour former un trait éclatant. Elle allait atteindre son objectif ; plus rien ne pourrait l’empêcher désormais !

Le plus discrètement possible, Mahaut saisit la poignée de l’arme de Boghdar. Avec toute la force que l’espoir lui avait redonnée, elle l’arracha du ceinturon de l’ex-chef ramahène et asséna à celui-ci un méchant coup de coude dans le flanc. Malgré un équilibre précaire, elle recula de quelques pas, puis pointa le pistolet-mitrailleur sur son propriétaire, qui ne sourcillapas.

« Mao, ça ne sert à rien, assura Boghdar, la voix hachée. Personne ne veut te faire du mal. »

Marusham les rejoignit au bas de l’escalier que Mahaut venait de dégringoler, alors que deux autres gardes se rapprochaient par la droite. Aucun d’entre eux ne semblait porter d’arme ou de dispositif de contrainte. Mahaut sourit : elle allait gagner. Sa liberté. Sa délivrance.

Tenant tant bien que mal le pistolet-mitrailleur à bout de bras pour maintenir ses opposants à distance, Mahaut fit marche arrière jusqu’aux grandes portes vitrées qui donnaient sur l’extérieur. Celles-ci s’effacèrent sans un bruit. Elle sortit à reculons sur la terrasse en pierres plates. Après avoir vérifié que les quatre autres n’avaient toujours pas bougé, elle se retourna et plaqua le bout du canon de l’arme sur sa tempe.

Son doigt avait déjà enfoncé la détente à moitié quand elle prit conscience du caractère extraordinaire de la vue qui s’offrait à elle. Mahaut relâcha la gâchette. Sa main retomba le long de son corps tandis qu’elle écarquillait les yeux, le souffle coupé.

Le jardin qu’elle avait aperçu en sortant de sa cellule s’étendait devant elle, merveilleux et grandiose. Autour d’un étang bordé de roseaux, une multitude de parterres fleuris et d’arbustes aux formes délicates s’entremêlaient aux caillebotis qui reliaient les différents bâtiments du centre. Une brise légère faisait onduler le feuillage des plantations dans un chatoiement de couleurs spectaculaire. Derrière le plan d’eau, une prairie d’un vert intense était éclairée par les rais du soleil couchant que filtraient les vieux arbres noueux de la forêt, à l’extrémité du jardin. Des libellules virevoltaient au-dessus des nénuphars qui garnissaient les eaux verdoyantes de l’étang pendant que quelques oiseaux chantaient une ode mélodieuse à la fin du jour. Entourés de petits murs en pierre, des bancs en bois clair parsemaient les abords des chemins. Quelques Maïdokhis y étaient installés, vêtus de tuniques colorées similaires à celle de Mahaut. Tout paraissait à la fois terriblement sauvage et parfaitement harmonieux. Mahaut n’avait jamais rien vu d’aussi magnifique. Était-elle passée de l’autre côté du miroir, dans un conte de fées ?

Quelqu’un retira le pistolet-mitrailleur de sa main. Incapable de concevoir pourquoi elle avait voulu se tirer une balle dans le crâne quelques instants plus tôt, Mahaut ne réagit pas. Subitement, la tension nerveuse grâce à laquelle elle était parvenue jusqu’à la terrasse se dissipa et ses genoux flanchèrent à nouveau. Elle fut aussitôt rattrapée par Marusham, qui avait accouru avec un haut fauteuil roulant.

« Tu as bien choisi ton heure pour sortir, en tout cas, approuva la jeune femme tout en l’attachant au siège avec une sangle. C’est le moment de la journée où le jardin est le plus agréable… »

Mahaut se laissa faire sans bouger. Ses yeux et toute son attention restaient fixés sur l’incroyable paysage en face d’elle. Le sentiment de paix qui s’emparait d’elle peu à peu était tellement étrange — et tellement étranger à la détresse qu’elle avait ressentie depuis son réveil…

« Personne ne t’empêchera de partir d’ici, Mao, dit Boghdar calmement. Attends peut-être simplement que tes jambes soient aptes à te soutenir… »

Mahaut dévisagea le frère de Naïgar. Son sourire, si insupportable trois minutes auparavant, rappelait maintenant à Mahaut leur première rencontre, dans le cockpit stratégique d’un frelon en route pour Gobwé. Six mois s’étaient écoulés depuis cette mission atroce, qui avait définitivement refroidi l’enthousiasme de Mahaut pour ses aventures nocturnes. De longs mois pendant lesquels elle avait cherché en vain de bonnes raisons de rester dans l’armée de Ramah. Jusqu’à ce que se présente la perspective de délivrer Boghdar et une poignée d’autres soldats d’élite des griffes des Maïdokhis — et l’espoir confus que, grâce à cela, Naïgar lui pardonnerait de l’avoir quitté alors que leur histoire ne faisait que commencer. Elle avait si lamentablement échoué dans son entreprise…

Mahaut admira le jardin quelques minutes de plus. Elle pensait toujours à Naïgar, à Boghdar dont la trahison avait engendré la mort de son propre frère et au fait qu’elle était apparemment obligée d’encore supporter ces rêves insensés. Son cerveau lui criait qu’elle devait se révolter contre son sort, mais son cœur ne ressentait plus aucune colère ; à peine une vague tristesse, comme la nostalgie d’une occasion manquée.

« C’est tellement beau, murmura Mahaut. Ça ne peut pas être Maïdokh. Où sommes-nous, en réalité ?

–À Danapi ! Et, crois-moi, tu n’as encore rienvu…

–Danapi… C’est où, par rapport à Maïdokh ?

–Mao… Danapi est Maïdokh. Nous sommes au centre de soins où vous êtes venus me chercher. Tu n’as pas voyagé, Mao, seulement changé de perspective… »

Mahaut secoua la tête. La lassitude prenait irrémédiablement le contrôle de sa volonté. Comme si ses neurones avaient d’un coup renoncé à traiter toutes les informations discordantes dont on les avait saturés et décidé de se mettre en pause. C’était trop. C’était impossible.

« C’est pour ça que tu es resté ?

–Oui. Enfin, non, c’est plus compliqué… On en parlera une autre fois, si tu veux bien. Je te ramène dans ta chambre, tu dois vraiment te reposer. »

Boghdar reconduisit Mahaut grâce à une petite plateforme qui glissait le long de l’escalier, l’aida à passer du fauteuil roulant à son lit, puis la salua et disparut. Il ne faisait pas encore nuit sur Danapi lorsque Mahaut s’endormit, exténuée et pressée de retrouver sa vie réelle — et un semblant de compréhension du monde qui l’entoure.

Chapitre 2 : Réveil

« Une comédie romantique ? Ou alors, ce film-ci. Il a l’air bien prise de tête, comme tu adores : la vie d’une famille de musiciens confrontée à la mainmise du régime sur leur quotidien, dans la Russie de la fin du règne de Staline. Moi, je suis motivée ! »

Face aux affiches du cinéma, Sam jeta un regard oblique à Mahaut, le sourcil haut perché, puis sourit.

« Allez, crache le morceau ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse pour toi ? Mais je te préviens : on ne m’achète pas si facilement ! Faudra donner un petit peu plus de ta personne… Aouch ! »

Par réflexe, Mahaut avait asséné un coup de poing sur le bras de Samuel, comme chaque fois qu’il évoquait les moments plus charnels de leur relation.

« M’enfin, se plaignit-elle, quelle image sinistre tu as de moi ! Je ne peux même plus être sympa sans que tu me soupçonnes des pires desseins !

–Tu n’as rien à me demander ?

–Non ! »

Passablement contrariée, Mahaut paya les deux tickets sans un mot avant de se diriger vers les immenses comptoirs derrière lesquels les friandises et les boissons sucrées attendaient les spectateurs. Dans son dos, Samuel marchait d’un pas rebondissant, le visage goguenard, visiblement fier d’avoir lu si facilement dans les pensées de son amie — comme toujours.

Bien sûr qu’elle brûlait de lui raconter son rêve ! Elle avait besoin de ses conseils pour ne pas partir en vrille. Depuis le matin, cependant, elle avait tergiversé, manqué cent fois de l’appeler, et en fin de compte retenu son geste. Sam était humain, après tout. Les longues soirées passées à écouter les craintes et les atermoiements de Mahaut avaient érodé sa légendaire patience ; elle l’avait constaté lorsqu’il avait maintenu le silence radio pendant des mois après qu’elle se fut énervée sur lui. Même s’ils étaient désormais réconciliés, il risquait de ne pas supporter la perspective de devoir endurer une nouvelle vague de questions insolubles, de perplexité sansfin.

Ils achetèrent deux thés glacés et un maxi-paquet de popcorn à partager. Une fois installés dans la salle, ils échangèrent quelques commentaires indifférents sur les bandes-annonces des films de superhéros dont la sortie était prévue à la fin de l’année. La publicité d’un vendeur de panneaux solaires de province, à l’accent délicieusement bucolique, ramena au souvenir de Mahaut l’assemblée générale de GreenFields au cours de laquelle elle avait contrecarré l’augmentation de capital proposée par sa mère, le lundi précédent. À la faveur d’une nuit passée sur Maïdokh, elle avait complètement perdu l’enthousiasme ressenti la veille au soir, en envisageant avec son père les évolutions possibles de l’entreprise.

« Aucune nouvelle de ta mère, je suppose ? s’enquit Sam, dont les pensées avaient apparemment dérivé dans la même direction.

–Du genre, elle m’aurait appelée en disant “Salut ma puce ! Écoute, j’ai réfléchi, c’est toi qui avais raison. Je vais breveter les découvertes de ton père dès demain” ? Non, aucune nouvelle…

–Tu aurais aussi pu prendre l’initiative.

–C’est ça. Et tu m’aurais vue tracer une traînée d’étoiles dans le ciel, tellement elle m’aurait jetée dehors violemment ! Non, je ne bouge pas tant qu’elle n’a pas eu le temps de refroidir un minimum.

–Pourtant ta mère ne me paraît pas rancunière. D’après ce que tu m’as dit, elle est plutôt pragmatique, je trouve… Elle cherche des solutions aux problèmes, sans trop se préoccuper des sentiments.

–Ouais, même si la solution consiste à écraser les autres… ou leurs sentiments. Je ne sais même pas si ça vaut la peine de continuer à m’opposer à ses plans. Ça finira mal, d’une façon ou d’une autre. »

Mahaut faisait de son mieux pour donner le change et s’intéresser à la conversation, mais ses capacités de réflexion semblaient accaparées tout entières par les questions soulevées par son réveil à « Danapi ».

Pendant un an, elle avait rêvé de Ramah chaque nuit. Pendant un an, elle avait vécu deux vies, intégrant bien malgré elle tout ce que cette expérience étonnante lui apportait, bon ou mauvais. Les défis, les apprentissages, les traumatismes liés à son rôle de chef de groupe dans l’armée ramahène… Toutes ces choses avaient eu un impact sur elle, sur sa personnalité et sur les choix qu’elle avait posés dans sa vraie vie. Elle avait connu à Ramah des moments de grande exaltation, puis d’autres de grand désarroi. Cette existence parallèle avait pris tellement de place dans ses pensées que, lorsqu’elle avait cru qu’elle n’en rêverait plus jamais, le soulagement avait assez vite supplanté sa tristesse initiale. Comment allait-elle pouvoir gérer la poursuite obligée de cette double vie ? Y était-elle réellement obligée ?

« Mais tu vas quand même devoir participer aux conseils d’administration… poursuivit Samuel.

–Je suppose, oui.

–Quand a lieu la prochaine réunion ?

–Dans dix jours. »

Mahaut soupira. La convocation qu’elle avait reçue ne faisait aucune allusion aux événements de l’assemblée générale.

« Qu’as-tu prévu de faire ? insistaSam.

–Rien du tout. Je vais m’asseoir et attendre que ça passe.

–Et s’ils décident des trucs qui ne te conviennentpas ?

–Oh, Sam, il faut rester réaliste ! Je voudrais éviter qu’ils exploitent les découvertes de mon père à leur seul profit, évidemment, mais quel pouvoir j’aurai en vrai ? Sans l’effet de surprise, face à ma mère et tous ses sbires ? Je prêcherais dans le désert…

–Sauf si tu arrives à les convaincre par la force de tes arguments…

–Ah ah ! J’adore ton sens de l’humour, SamSam. »

Lorsque leur film démarra enfin, Mahaut s’était résolue à ne pas parler de la reprise de ses rêves à Sam ; elle ne lui avait d’ailleurs jamais annoncé leur soi-disant fin, cinq jours plus tôt. En réalité, rien n’avait changé, son expérience absurde avait simplement connu une courte pause. Son réveil sur un autre continent ne semblait pas avoir rapproché Mahaut d’une quelconque explication sur la nature de ses rêves — elle n’avait pas trouvé plus de traces de Maïdokh que de Ramah sur Internet —, et Sam n’en détenait pas la clé non plus. Contrainte d’accepter la situation tant bien que mal, elle n’avait vraiment pas besoin d’entendre son ami lui rappeler que sa vie réelle était la seule qui comptait.

La séance terminée, ils se dirent au revoir sur le parking du cinéma. Malgré ses assertions du contraire, Mahaut aurait été bien incapable d’émettre le moindre jugement sur la qualité du film qu’ils avaient vu : elle ne se souvenait même plus du nom des personnages principaux. Sam paraissait à présent totalement convaincu qu’elle lui cachait quelque chose et assez surpris de ne pas en avoir entendu le fin mot. Il la quitta avec un baiser sur le front et un « Appelle-moi demain, si tu veux discuter… » auquel Mahaut ne se sentit pas d’autre choix que de répliquer « T’inquiète, je n’hésite jamais. » De retour chez son père, elle ne parvint toutefois à s’endormir qu’au bout de deux longues heures, aussi appréhensive que curieuse de ce qu’allait lui réserver sanuit.

Chapitre 3 : Dans la clairière

Mahaut s’éveilla au centre de la chambre orange. Il faisait jour, mais un rapide coup d’œil par la fenêtre lui révéla que de gros nuages grisâtres assombrissaient le ciel. Elle s’en réjouit : si les réponses des agaçants Maïdokhis aux questions dont elle avait arrêté la longue liste en cherchant le sommeil ne lui plaisaient pas, au moins ne risquait-elle pas d’être détournée de ses plans par un stupide coucher de soleil vaguement agréable à regarder !

Elle se redressa et s’assit au bord du lit. Un léger vertige fit vaciller un moment sa vision, puis se dissipa. Mahaut palpa sa tempe. Sa blessure n’était plus douloureuse, juste un peu sensible. Le bloc-tiroir avait disparu. Très doucement, elle se laissa glisser et posa les deux pieds sur le sol ; ses jambes la soutenaient solidement. Parfait.

Mahaut n’avait pas effectué trois pas en direction de la porte que celle-ci s’ouvrit sur Boghdar. Cette fois, il ne souriait pas, ce que Mahaut trouva beaucoup moins déstabilisant. Elle était sur le point de le cuisiner sur sa défection lorsqu’elle remarqua son accoutrement. Il arborait une large chasuble rouge en tissu très fin, sous laquelle transparaissait une combinaison vertpâle.

« Bonjour, Mao. Tu as dormi longtemps ! Tu te sens mieux ? Tout le monde t’attend.

–Oui. Non. Quoi ? Qui m’attend ? Qu’est-ce qui se passe ?

–Nous allons célébrer les funérailles de Naïgar. Mais on ne pouvait pas le faire sans toi… Tiens, je t’ai apporté une tenue. Je patiente dehors. »

Incapable de répliquer, Mahaut réceptionna les vêtements que Boghdar lui tendait. Celui-ci sortit aussitôt et Mahaut se retrouva seule, seule à nouveau pour essayer de donner un sens à tout ce qui lui arrivait. Elle ne voulait pas repenser à Naïgar, à l’échec de son sauvetage, ni revivre l’instant où elle avait cru être unie avec lui dans la mort, alors qu’elle était toujours bien là, saine et sauve, tandis que lui n’était plus. Peut-être était-ce nécessaire, cependant ?

Elle revêtit sans difficulté la courte combinaison verte, qui la serrait un peu au niveau des cuisses, puis positionna par-dessus la grande chasuble, qu’elle eut du mal à ajuster correctement sur ses épaules. Terriblement mal à l’aise, elle sortit sur la galerie, où Boghdar l’accueillit d’un regard approbateur.

« Pourquoi devons-nous nous déguiser de cette façon ? interrogea Mahaut, bien décidée à remettre en cause tout ce que les Maïdokhis lui demanderaient.

–C’est l’habit traditionnel pour les cérémonies d’adieu. La chasuble rouge évoque notre enveloppe corporelle, légère et fugace. La combinaison verte, notre âme véritable, reliée au Tout. Viens, c’est parlà… »

Ils descendirent par l’escalier de gauche, marchant lentement, car les jambes de Mahaut tremblaient de plus enplus.

« Je ne comprends pas pourquoi des Maïdokhis voudraient rendre hommage à un soldat ramahène. Naïgar a certainement tué un bon paquet d’entre eux au fil de ses missions…

–Les Danamôns différencient la personne et ses actes. Ils considèrent que tout être humain est digne de respect, même s’il a fait de mauvais choix et causé beaucoup de souffrance. Naïgar croyait au bien-fondé de ses idéaux ; il se serait sacrifié pour protéger les personnes qu’il aimait. Et celles-ci l’aimaient en retour. »

Boghdar tourna la tête pour croiser le regard de Mahaut avant de poursuivre.

« Pour les Danamôns, c’est largement suffisant.

–Comment as-tusu ?

–Pour vous deux ? À l’instant où il t’a présentée dans le cockpit. Comme tu l’as probablement remarqué, mon frère n’était… pas très expansif. Mais rien qu’à la manière dont il te fixait, j’ai immédiatement su que tu comptais beaucoup pour lui. »

Mahaut baissa les yeux. Se détacher de Naïgar avait été si compliqué, malgré toutes les bonnes raisons qu’elle s’était données de mettre un terme à leur relation. Elle s’en voulait de l’avoir blessé. Et maintenant, elle ne pouvait même plus lui demander pardon.

Mahaut et Boghdar passèrent les grandes portes vitrées qui ouvraient sur le jardin — que Mahaut s’interdit de regarder — et tournèrent à gauche pour emprunter un petit chemin qui serpentait entre les arbres et les bâtiments du centre.

« Mon histoire lui rappelait celle de votre sœur, tenta de justifier Mahaut. Il pensait que j’avais été torturée par les Maïdokhis, commeelle.

–C’est logique, oui… Sauf que Darujar n’a jamais été maltraitée, évidemment. Elle était seulement déchirée entre deux mondes.

–Qu’est-ce que tu veux dire ?

–Darujar est restée longtemps à Danapi, plus d’un an. J’ai compris plus tard qu’elle était revenue pour Naïgar et moi. Elle adorait Naïgar, ils se ressemblaient tellement… Mais sa vie à Danapi lui manquait trop. Elle n’a jamais réussi à retrouver sa place dans la société ramahène…

–Ils lui avaient donc bien chamboulé l’esprit !

–C’est vrai. Simplement pas de la façon que tu imagines… »

Ils étaient arrivés au bout du chemin. Devant eux s’ouvrait une vaste clairière, lumineuse malgré le ciel bas et bordée de grands arbres au feuillage monumental. Une vingtaine de Maïdokhis, tous vêtus de la même aube que Mahaut et Boghdar, se tenaient de part et d’autre d’une large pierre plate posée au centre de la trouée. Sur la pierre reposait une longue silhouette, couchée sur le dos, drapée elle aussi d’une chasuble rouge.

Mahaut sentit sa tête tourner et tous ses muscles fléchir d’un coup. Boghdar la rattrapa en l’agrippant sous lesbras.

« Courage, Mao. Tu as fait tout ce que tu pouvais pour le sauver. Personne n’aurait tenu le quart de la distance sur laquelle tu as réussi à le porter. La seule chose qui nous reste à faire est de le remercier et de le saluer comme il le mérite. »

Ils avancèrent côte à côte et vinrent se placer devant la dépouille de Naïgar. Mahaut ne pouvait se résoudre à regarder sa figure. Elle balaya des yeux la magnifique clairière tandis qu’un mince rayon de soleil perçait la couverture nuageuse.

Parmi les Maïdokhis qui se tenaient à sa droite, quelques visages au teint plus clair lui parurent familiers. Elle réfléchit un instant avant de comprendre pourquoi : c’étaient tous d’anciens membres de l’unité de Boghdar. Cinq jours plus tôt, ils s’étaient probablement battus aux côtés de leur chef contre les Ramahènes venus les libérer. Peut-être même l’un d’eux avait-il été à l’origine du tir qui avait paralysé Naïgar, causant sa chute sur les rochers. N’avaient-ils pas honte ? Comment pouvait-on se retourner ainsi contre les siens ? Et puis assister à leur enterrement, le cœur léger ?

Mahaut commençait à ressentir à nouveau de la colère — ou, plus encore, du dégoût. Comme un arc sous tension, elle se libéra brusquement de la prise de Boghdar et recula de deux pas. Elle n’en voulait pas aux Maïdokhis : ils n’avaient fait que défendre leur pays. En revanche, l’attitude des Ramahènes l’affligeait ; ils semblaient considérer que leur ignoble désertion était la chose la plus naturelle au monde.

Mahaut posa enfin son regard sur le visage de son chef. Tout le dépit causé par leur mission ratée lui serra la gorge tel un étau. Naïgar était si beau, les yeux clos. On ne discernait aucune trace de sa blessure et ses traits avaient perdu la sévérité qui avait si longtemps intimidé Mahaut. Pourquoi l’avaient-ilstué ?

Mahaut était sur le point de hurler sa question à la figure des Maïdokhis qui l’entouraient lorsque ceux qui se tenaient à gauche de la dalle se mirent à chanter. Très douces et graves au début, leurs voix montèrent progressivement pour interpréter ce que Mahaut devina être une sorte d’hymne, mi-mélancolique et mi-joyeux. Elle n’en comprenait pas les paroles, mais ne pouvait empêcher son cœur de vibrer à chaque changement d’intonation, à chaque superbe élan polyphonique. Éthérée et passionnée à la fois, leur musique était d’une beauté à couper le souffle.

Comme la veille dans le jardin, Mahaut sentit sa rancœur et son désappointement se dissoudre peu à peu dans la majesté de l’instant. Elle ferma les yeux. Bercé par la mélodie envoûtante du chœur maïdokhi, son esprit voyagea vers le passé, vers ces quelques semaines où elle avait vécu au rythme de Naïgar, remplaçant temporairement son adjoint stratégique ; vers toutes ces soirées où, blottie dans les bras de son chef d’unité, elle avait fini par se laisser convaincre qu’elle était la militaire la plus douée qu’il ait jamais rencontrée.

Perdue dans ses souvenirs, Mahaut sursauta en entendant Boghdar prendre la parole d’une voix claire, juste à côté d’elle. Elle rouvrit les yeux. Le chœur ne chantait plus et tous les Maïdokhis regardaient dans leur direction.

« Merci, petit frère. Merci de m’avoir toujours poussé à me comporter comme l’exemple que tu voulais voir en moi. Merci pour ton courage, lorsque Darujar nous a quittés, et pour la manière dont tu as aidé nos parents à surmonter ce déchirement. »

Mahaut observa Boghdar, qui s’exprimait le regard baissé, mais un étonnant sourire aux lèvres.

« Merci pour toutes nos bagarres et nos disputes, continua-t-il, qui m’ont montré que désaccord et respect n’étaient pas inconciliables. Merci de tout cœur, petit frère. »

Dans la quiétude de la grande clairière, seul un oiseau répondit à distance aux paroles de Boghdar, d’un chant jovial tout en modulations. D’autres participants dirent eux aussi quelques mots en hommage à Naïgar. Un ancien membre de son unité, que Mahaut n’avait jamais croisé, le remercia pour son écoute et ses conseils dans les moments pénibles ; un militaire maïdokhi rappela qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour éviter un conflit, après que Boghdar lui eut demandé de faire baisser les armes de ses soldats à la fin de leur mission ; un camarade de sa formation pour l’élite décrivit leurs cours de pilotage de guêpes d’assaut et l’embarras dans lequel Naïgar s’était retrouvé à plusieurs reprises, après avoir manqué de l’assommer par des manœuvres maladroites. Cela arracha un petit rire à Mahaut : elle n’avait jamais imaginé que son chef puisse avoir rencontré les mêmes difficultés qu’elle dans l’apprentissage du maniement des capricieux engins.

Elle ferma les yeux, revoyant Naïgar tel qu’elle l’avait connu : déterminé, juste et bienveillant. Quand les autres eurent achevé leur évocation, elle se lança.

« Merci, Naïgar, pour ton soutien indéfectible et pour ta confiance. Je regrette de t’avoir causé de la peine. Je suis désolée de ne pas avoir… »

Sa voix s’était bloquée au fond de sa trachée. Boghdar s’approcha d’elle et plaça une main sur son épaule. Mahaut rouvrit les yeux et les leva vers le ciel, qui s’était largement dégagé depuis le début de la cérémonie. Elle sentit son cœur gonfler dans sa poitrine. Bien sûr… Tout cela n’était pas si important désormais.

« Merci pour ton amour, reprit-elle, même si je n’ai jamais pu te le rendre comme tu le méritais. Merci pour tout. »

Le chœur entonna un nouvel hymne, pareil à une mélopée tissant des liens entre le destin de Naïgar et les aspirations de toutes les personnes présentes. Chagrin, espoir et sérénité : les sentiments s’entrechoquaient dans la tête de Mahaut au rythme des variations de l’envoûtante musique maïdokhie. Malgré l’épuisant questionnement que suscitait à nouveau sa deuxième vie, à cet instant, elle aurait voulu que leur chant dure des nuits entières. Lorsque l’ode prit fin quelques minutes plus tard, Mahaut savait qu’elle n’aurait pu souhaiter plus vibrant adieu à son chef d’unité, même en plein pays maïdokhi.

Chapitre 4 : Adieux

Au pied de la dalle funéraire, Mahaut regardait le visage de son chef, paisible et doux. Silencieusement, Boghdar, Marusham — que Mahaut venait de reconnaître parmi les membres du chœur — et un ancien militaire ramahène s’approchèrent de la dépouille de Naïgar et lui ôtèrent sa chasuble rouge. Boghdar se tourna ensuite vers Mahaut et lui tendit le vêtement, soigneusement plié. Instinctivement, elle recula et secoua latête.

« Non. Tu es son frère. C’est à toi qu’il revient de la garder.

–Mao, fais-moi confiance. Tu représentes tellement de choses auxquelles Naïgar tenait. Je suis sûr qu’il aurait voulu que ce soit toi qui l’aies. S’il te plaît. »

Incapable de résister à la résolution émanant du regard de Boghdar, Mahaut prit la toge et la serra contre sa poitrine. Avec des gestes lents, six membres de l’assistance saisirent les bords du tissu sur lequel Naïgar reposait, soulevèrent son corps et commencèrent à marcher vers l’extrémité opposée de la clairière. Suivis par Mahaut, Boghdar et tous les autres, ils s’engagèrent sous les frondaisons tandis que le chœur se remettait à chanter, sur un rythme plus rapide, un air gai et presque dansant.

Parvenus au pied d’un arbre immense, les porteurs déposèrent la dépouille de Naïgar à même le sol, puis empoignèrent de larges pelles en bois tressé pour la recouvrir avec différentes couches de feuilles, de copeaux et de mousses qui avaient été entassés à l’avance près du tronc. En quelques secondes, le visage du jeune chef disparut définitivement de la vue de Mahaut, dont la gorge se contracta à nouveau malgré la musique enjouée.

Quand le monticule d’humusation fut complété, le chœur s’interrompit et les participants lancèrent trois appels à haute voix, dont Mahaut ne comprit que le nom de Naïgar. Ils s’éloignèrent ensuite du gros arbre, se serrant dans les bras et se remerciant les uns les autres. Marusham vint donner l’accolade à Mahaut, qui la lui rendit sans arrière-pensée. Tous repartirent sans un mot le long du chemin qui menait aux bâtiments.

Une fois arrivée sur la terrasse, Mahaut remarqua que ses jambes, qui l’avaient fidèlement soutenue pendant la célébration, recommençaient à trembler. Cherchant un endroit où souffler un instant, elle avisa le jardin, aussi splendide et spectaculaire que la veille.

« Ça ne t’ennuie pas si on s’assied un peu ? demanda-t-elle à Boghdar.

–Pas du tout. »

Ils prirent place sur le premier banc qu’ils rencontrèrent, à l’entrée du petit sentier qui ceignait l’étang. Mahaut contempla le vol des libellules au-dessus de l’eau pendant quelques minutes. Elle essayait de fixer dans sa mémoire la mélodie des hymnes du chœur maïdokhi afin de pouvoir l’emporter dans sa vraievie.

« Comment tu te sens ? s’enquit Boghdar.

–Bien. Mieux. C’était une très belle cérémonie.

–Je suis heureux que tu aies pu y prendre part. Cela me paraissait important. »

Mahaut sourit. Boghdar semblait croire que la découverte des quelques côtés plaisants de Maïdokh suffirait à la rallier à sa cause.

« J’admets : ils sont bons jardiniers et chantent plutôt pas mal… concéda-t-elle. Mais ce ne sont tout de même pas des motifs sérieux pour ne pas rentrer à la maison. Pourquoi es-tu resté, réellement ?

–Pour plein d’autres raisons, c’est vrai… rit Boghdar. Tu es entièrement libre de retourner à Ramah, Mao. Repose-toi un jour ou deux, réfléchis, et ensuite tu décideras. »

Boghdar se leva. Les mains dans le dos, il regardait par-dessus la tête de Mahaut.

« Je dois partir. J’ai reçu mon affectation définitive, je vais rejoindre mon poste dans une base de surveillance sur la côte nord-est.

–Oh. D’accord.

–J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir, Mao. Prends bien soin de toi. Je serai toujours disponible si tu as besoin de quoi que cesoit.

–Merci, Boghdar. Au revoir, alors… »

L’ancien chef d’unité esquissa un sourire, tourna les talons et s’engouffra dans le bâtiment principal avant que Mahaut n’ait eu le temps de réaliser qu’elle n’avait obtenu de réponse qu’à une fraction pitoyable de ses questions. La chasuble funéraire de Naïgar sur les genoux, elle resta assise un long moment, contrariée par la soudaine disparition de la seule personne qu’elle connaissait sur le continent — et peut-être encore plus par la conviction de Boghdar qu’elle pourrait décider de s’y installer.

Dans le jardin, une poignée de Maïdokhis déambulait paisiblement dans un silence quasi parfait. Le bourdonnement des insectes, le chant intermittent d’un oiseau, le clapotis de l’eau lorsqu’un batracien y plongeait, invisible pour les promeneurs ; le calme et la beauté de l’endroit invitaient à la réflexion. Mahaut ne pouvait pourtant pas s’imaginer vivre ici, ou n’importe où ailleurs sur Maïdokh. Pourquoi le ferait-elle ? Elle était une soldate de l’armée de Ramah. Sa place était à la tête de son groupe, pour lutter contre la révolte des bannis de Gobwé, le continent-prison. Trop de personnes avaient douté de ses origines ramahènes pour qu’elle-même soit prête à les oublier si facilement.

Elle leva les yeux. Autour du jardin étaient disposés une dizaine de petits bâtiments aux formes arrondies. Certains étaient peints dans des couleurs pastel, la majorité en blanc, et des plantes grimpantes d’un beau vert profond envahissaient leurs murs. Un panneau en bois surplombait chacune des portes qui ouvraient sur les caillebotis ; Mahaut ne parvenait cependant pas à en déchiffrer les inscriptions chamarrées, trop lointaines.

Du bâtiment le plus à l’ouest, en bordure de la prairie, sortirent deux grands Maïdokhis qui se dirigèrent lentement vers l’étang. L’un des deux paraissait marcher sur des œufs et son allure attira tout de suite l’attention de Mahaut. Au fur et à mesure qu’ils approchaient, elle réussit à distinguer la cause de sa démarche particulière : une sorte de mince exosquelette accroché à une grosse ceinture blanche encadrait ses jambes. L’homme avait l’air d’hésiter à effectuer de grandes foulées et le Maïdokhi en tunique vert et gris à ses côtés gardait son bras tendu devant lui, à la manière d’une main-courante. Mahaut se demanda s’il s’agissait d’une méthode de rééducation après une blessure ; elle avait vu Boghdar, lors de la mission au cours de laquelle elle avait repéré son lieu de détention, réapprendre à marcher à l’aide d’une béquille robotisée.

« Tu as besoin d’aide pour rentrer ? »

La voix de Marusham fit bondir Mahaut hors de ses pensées.

« Non, non, ça ira. Merci. »

La jeune femme s’assit à côté d’elle et observa à son tour l’homme à la démarche mal assurée.

« Ce pauvre Shinuraa… Il souffre d’une des rares formes de paraplégie pour laquelle nous n’avons pas encore trouvé de voie de reconstruction.

–Vous parvenez à guérir les paralysés ?

–Presque tous, oui. Souvent, une opération suffit. Dans certains cas, la reconstruction prend plusieurs mois, voire quelques années. Et, malheureusement, pour certaines pathologies, notre médecine a toujours des progrès à faire. Alors on se contente d’aider les malades avec des assistances externes… »

Shinuraa et l’infirmier qui l’accompagnait s’engagèrent sur le chemin qui longeait l’étang.

« Il ne peut pas mouvoir ses jambes ?

–Non. Shinuraa contrôle l’exosquelette grâce aux capteurs d’ondes cérébrales placés sur sa nuque. Lorsqu’il sera plus habitué et qu’on aura vérifié que le dispositif lui est bien adapté, il recevra un implant définitif. En attendant qu’on découvre une vraie solution…

–C’est intéressant, en toutcas.

–C’est le minimum qu’on puisse faire… Tu voudrais voir nos autres techniques de rééducation ? »

Mahaut hésita. Elle n’avait pas très envie d’en apprendre plus sur la médecine maïdokhie. Après tout, celle-ci n’avait pas réussi à sauver Naïgar ; elle ne pouvait pas être si performante que ça. D’un autre côté, elle ne se sentait pas capable de repartir immédiatement vers Ramah. Elle pouvait donc mettre ce temps à profit pour glaner des renseignements sur Maïdokh, dont elle pourrait rendre compte à sa hiérarchie une fois de retour.

Elle accepta l’offre de Marusham, qui l’emmena visiter un à un les petits pavillons du centre de convalescence, lui présentant la fonction de chacun d’eux : la production de tissus de remplacement, la création de prothèses cybernétiques, la nanochirurgie, la réadaptation biopsychologique, la pharmacie sur mesure, l’analyse ergonomique. Impressionnée par l’avancement patent des sciences médicales maïdokhies, Mahaut ne put garder sa réserve que l’espace de quelques minutes. Outrepassant largement ses velléités documentaires, elle posa alors mille et une questions à sa guide, qui s’efforça de satisfaire sa curiosité avec le sourire.

À l’entrée du dernier bâtiment, elles croisèrent une adolescente aux beaux cheveux bouclés, qui examinait ses doigts avec une grande attention. Marusham l’étreignit chaleureusement puis l’interrogea, les yeux fixés sur ses mains.

« Ça y est ? Fini le moule ?

–Oui ! C’est vraiment génial, regarde : on ne voit presque plus la différence ! »

La jeune fille retroussa les manches de sa tunique et étendit ses deux bras à mi-hauteur vers Marusham. L’infirmière saisit le poignet gauche de l’adolescente et lui fit tourner la main plusieurs fois, étudiant de près chaque détail : ongles, peau, articulations. Mahaut, elle, ne remarquait rien de particulier à la main gauche en question, à part une teinte légèrement plus claire.

« Quelques jours de soleil et tout cela ne sera plus qu’un mauvais souvenir ! Je suis si contente pour toi. »

Face à l’air confus de Mahaut, Marusham expliqua.

« Quand elle avait douze ans, Luziam a eu la main broyée entre les troncs d’arbres d’un empilage mal sécurisé, lors d’une promenade en forêt. Il y a une dizaine d’années, nous aurions dû lui créer une main de remplacement séparée que nous aurions ensuite rattachée à son bras, avec une jonction plus ou moins réussie. À présent, les nouvelles techniques permettent de laisser croître l’organe directement à sa place, sur le corps du patient ! Ça donne bien,non ?

–On ne devine pas qu’il s’agit d’une nouvelle main, c’est sûr ! »

Mahaut et Marusham prirent congé de Luziam et parcoururent rapidement le dernier pavillon. Elles se rendirent ensuite à la cafétéria du centre, qui était située sous les chambres, face au patio du bâtiment principal.

Affamée par un jeûne de cinq jours, Mahaut se servit sans hésiter des mêmes plats que Marusham : des légumes « chibo » et du blé épicé aux lentilles. Dès qu’elle fut assise devant son assiette, elle enfourna une grosse bouchée de légumes avec sa fourchette-pince… et la recracha aussitôt ! Habituée à la nourriture ramahène, très sucrée, elle ne s’attendait pas au goût particulièrement relevé et piquant du plat maïdokhi. Elle pria une Marusham hilare d’excuser sa réaction et essaya de manger une autre bouchée, plus petite. Cette fois, l’expérience lui plut beaucoup ; passée la surprise initiale, les légumes, cuits, marinés et pimentés délicatement, étaient tout à fait délicieux. Mahaut s’attaqua ensuite au blé, qui lui parut tout aussi bon, très épicé mais bourré de saveurs. Elle vida son assiette en quelques minutes et se leva pour se resservir avant même que Marusham ait terminé de lui dire qu’elle pouvait en redemander.

Son repas achevé, Mahaut recula sa chaise et contempla le patio. Elle avait l’étrange impression d’être arrivée à la fin de ses vacances : des vacances tranquilles, dans un club de luxe, où tout était prévu pour qu’elle n’ait à se préoccuper de rien. Elle n’était sûrement pas dans un monde réel, même rêvé. Tout le fonctionnement du centre semblait conçu pour exhiber aux captifs ramahènes une vitrine de ce que Maïdokh avait de meilleur à offrir… mais Mahaut n’était pasdupe.

Marusham la raccompagna jusqu’à sa chambre et lui présenta un appareil qui ressemblait à de fines lunettes de soleil.

« Si tu as envie de lire un peu, ou de vivre une aventure… Je te montre ? »

Mahaut refusa. Elle n’était pas dupe et elle avait pris sa décision.

« Comment puis-je retourner à Ramah ? »

Marusham la regarda de biais en rangeant les lunettes de visualisation dans la petite commode au pied dulit.

« Le plus facile est certainement de rejoindre l’enclave de Sirna Baal, déclara-t-elle d’un ton cordial. Tu dois aller jusqu’à Winilaam et, là, prendre un train pour Baalthis : c’est la grande ville qui se trouve juste à l’extrémité de la péninsule de Sirna Baal. Ensuite, tu n’as plus qu’à traverser la frontière àpied.

–Ça n’a pas l’air si simple…

–Si tu veux, je pourrais t’accompagner jusqu’à Winilaam. Et j’appellerai des personnes qui pourront t’aider, une fois à Baalthis.

–Ce serait génial, merci.

–Quand souhaites-tu partir ?

–Dès que possible. Demain. »

Chapitre 5 : En attente

La sonnerie du téléphone. Mahaut ouvrit un œil, pestant intérieurement contre elle-même. C’était dimanche : comment avait-elle pu oublier d’éteindre son alarme ? En plus, il n’y avait aucune trace de Siméon — son réveille-matin attitré quand elle logeait chez son père — dans les parages, ce qui signifiait qu’il n’était probablement même pas huit heures…

Mahaut s’étira pour atteindre son portable sur sa table de nuit, se consolant avec l’idée qu’elle pourrait profiter de cette fin de nuit trop précoce pour parler de ses découvertes avec Sam, l’éternel lève-tôt. Son esprit débordait tellement de questions qu’elle finirait de toute façon par se confier à son ami avant midi, alors pourquoi attendre ?

Elle fit glisser son pouce sur l’écran pour arrêter le réveil. Peut-être parviendrait-elle tout de même à se rendormir quelques minutes, finalement… Depuis les profondeurs du haut-parleur de son téléphone, cependant, une petite voix l’interpellait.

« Mahaut ? Ma belle, tu es là ? Mahaut ? »

Ce n’était pas son alarme qui l’avait rapatriée si tôt de Maïdokh !

« Sam, tu as vu l’heure ? Qu’est-ce qui se passe ?

–Rien de grave, t’inquiète. Mais j’ai reçu un message bizarre ce matin. Je pense que tu devrais le lire. Tu pourrais venir jusqu’à la maison ?

–Maintenant ? Mais on est dimanche ! Tu ne peux pas me le transférer ?

–Non, désolé. Je t’expliquerai.

–C’est un message dequi ?

–Sharanya. Tu te souviens d’elle ?

–Évidemment. J’arrive. »

Une heure plus tard, Mahaut se tenait au bord du lit de Sam et relisait pour la troisième fois les quelques lignes que l’ouvrière de GreenFields avait envoyées à sonami.

Good morning,

Sorry to disturb you. Please do not save or forward this message, delete it right after reading it. I don’t want to lose my job, please, my family needs it. I heard rumours at the factory then I read an article on a financial website. They told about your friend’s conflict with her mother, Mrs Faidherbe. Here, strange things are going on at the plant and I thought maybe you would like to know. I will tell you more if you are willing to help but can you promise to keep it quiet? My family needs my job, so please don’t tell anyone.

Yours sincerely,

Sharanya.*

« Strange things… »

Mahaut fixait la feuille sur laquelle Sam avait imprimé le message, comme si la signification cachée des mots de la jeune Indienne allait jaillir du papier à tout moment.

« Qu’est-ce que ça peut bien être ? questionna Mahaut à moitié pour elle-même. Des problèmes financiers ? Des malversations ?

–Comment Sharanya en aurait-elle eu vent ? opposaSam.

–Aucune idée. Qu’avais-tu en tête,toi ?

–Je ne sais pas trop… Je les imagine difficilement traiter encore plus mal leurs ouvriers…

–Mais tout est possible… Tu lui as répondu, déjà ?

–Négatif. J’attendais de t’en parler. Tu voudrais faire quoi ?

–Lui demander quel est le problème, bien sûr. Il faut qu’on sache.

–On ? »

Mahaut leva les yeux vers Samuel, qui la regardait avec une moue dubitative, sourcils haussés. Pendant des semaines, Mahaut avait travaillé sans relâche, épaulée par nombre d’amis, afin d’éviter que sa mère ne puisse usurper les extraordinaires découvertes scientifiques de son père ; elle n’en avait toutefois parlé à aucun moment à Sam, le tenant à l’écart de son plan sous prétexte qu’ils s’étaient disputés quelques mois plus tôt. C’était tellement stupide…

« Moi, en tout cas, j’aimerais savoir, reprit-elle. Et si tu voulais bien m’aider, ce serait super gentil. Ce n’est pas pour rien qu’elle t’a contacté, toi, et pas moi directement… »

Samuel sourit en baissant le regard. C’était lui qui avait fait la connaissance de la jeune ouvrière après leur visite de la nouvelle usine de Bangalore. C’était lui aussi qui avait convaincu Sharanya, lorsqu’ils l’avaient croisée au marché de Chickpet, de leur prêter main-forte dans la recherche d’un sari pour Mahaut, avant de découvrir qu’elle vivait dans un bidonville malgré son emploi chez GreenFields.

Mahaut et Sam passèrent vingt minutes à rédiger leur réponse, choisissant leurs mots avec précaution pour mettre Sharanya en confiance — mais sans trop insister. Quand Mahaut ne trouva plus rien à redire à la formulation proposée par Sam, il appuya sur « Envoyer ».

Hello Sharanya,

I hope you and your family are well. Thank you for your message. I’m very much willing to help if I can. Could you tell me more about what is going on at the plant? I promise this information won’t reach anyone that could jeopardize yourjob.

Thanks in advance. Have a goodday.

Samuel Bodson.