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Libre à vous de choisir des fac-similés de piètre qualité ; le présent ouvrage a été entièrement recomposé, revu, corrigé et annoté au besoin, l'orthographe modernisée, car déchiffrer et interpréter ralentit et gâche le plaisir de lire ; bref, tout a été fait pour rendre votre lecture plus accessible et agréable. Trois textes tournant autour de Socrate : ses Mémoires ou les Mémorables, son Apologie, et le Banquet. En outre, un texte sur la tyrannie : Hiéron. De salubrité publique. L'auteur de la Cyropédie de de l'Anabase nous livre ici, de façon très simple et claire (bien plus que Platon en tout cas), la base de l'enseignement socratique. Un peu de philosophie à la portée de tous.
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Carte de la Grèce au temps de Xénophon
Carte de l’Asie Mineure
INTRODUCTION
Premièrement
Deuxièmement
Troisièmement
Quatrièmement
Cinquièmement
LES MÉMORABLES
I LIVRE PREMIER
Ch.1 C’est à tort que l’on a accusé Socrate...
Ch.2 Loin de corrompre la jeunesse...
Ch.3 La religion de Socrate
Ch.4 Entretien de Socrate avec Aristodémos...
Ch.5 Leçon de Socrate
Ch.6 Trois entretiens avec le sophiste Antiphon...
Ch.7 Il faut être réellement...
II LIVRE DEUXIÈME
Ch.1 Entretien de Socrate avec Aristippe...
Ch.2 Lamproclès, fils aîné de Socrate...
Ch.3 Pour réconcilier deux frères......
Ch.4 Un bon ami est le plus précieux des biens
Ch.5 Pour avoir de vrais amis...
Ch.6 Ce qu’il faut faire pour choisir...
Ch.7 Il vaut mieux exercer un métier…
Ch.8 Socrate engage le journalier Eleuthère…
Ch.9 Socrate indique à Criton...
Ch.10Il engage Diodore à secourir…
III LIVRE TROISIÈME
Ch.1 Devoirs d’un général.
Ch.2 Un bon général doit veiller...
Ch.3 Le commandant de la cavalerie doit…
Ch.4 Les qualités d’un bon économe…
Ch.5 Il expose au fils de Périclès…
Ch.6 Il engage Glaucon, jeune homme…
Ch.7 Il engage Charmide….
Ch.8 Discussion avec Aristippe…
Ch.9 Pensées diverses de Socrate…
Ch.10Conseils artistiques…
Ch.11 Conversation avec la courtisane Théodote.
Ch.12 Les exercices gymnastiques…
Ch.13Mots de Socrate…
Ch.14Réflexions de Socrate…
IV LIVRE QUATRIÈME
Ch.1 Comment Socrate était utile aux jeunes…
Ch.2 Socrate force Euthydème, jeune…
Ch.3 De la piété envers les Dieux...
Ch.4 Respect de Socrate pour les lois...
Ch.5 Funestes effets de l’intempérance…
Ch.6 Avantages de la dialectique…
Ch.7 Mépris de Socrate pour…
Ch.8 La condamnation de Socrate ne prouve rien…
APOLOGIE DE SOCRATE
Ch.1 Pourquoi Socrate ne voulait pas…
Ch.2 Réfutation des accusations de Mélétos…
Ch.3 Socrate console ses amis…
Ch.4 Socrate, en parlant fièrement…
HIERON
Notice
Ch.1 Comparaison de le vie du tyran...
Ch.2 Les avantages de la paix.
Ch.3 Avantage de l’amitié.
Ch.4 Le tyran ne peut se fier à personne...
Ch.5 Le tyran supprime les hommes de valeur...
Ch.6 Hiéron compare sa vie passée...
Ch.7 Le tyran jouit de tous les honneurs...
Ch.8 Les grands avantages que le tyran possède...
Ch.9 Le souverain fera bien de laisser...
Ch.10En employant les mercenaires…
Ch.11 Que le tyran fasse le bonheur de ses sujets…
LE BANQUET
Ch.1 Occasion du Banquet
Ch.2 Divertissement donné par un Syracusain.
Ch.3 Chacun des convives loue ce qu’il préfère.
Ch.4 Développement des raisons qui rendent...
Ch.5 Discussion plaisante entre Critobule et Socrate.
Ch.6 Discussion entre Hermogène, Socrate...
Ch.7 Socrate s’amuse à chanter et demande...
Ch.8 Discussion sur l’amour.
Ch.9 Représentation du mariage d’Ariadne...
Postface
L’histoire et la géographie ne nous ont pas conservé le nom de toutes les tribus ni de tous les bourgs disséminés autour d’Athènes. Il est pourtant plusieurs de ces localités dont le souvenir n’a point complètement péri. Ce sont celles qui ont donné naissance à quelques-uns des hommes illustres que nous appelons communément Athéniens, et qui étaient, en effet, citoyens d’Athènes, soit par origine, soit par adoption, en vertu de la confédération établie, dès l’antiquité la plus reculée, entre les différents dèmes ou villages de la Diacrie, de la Plaine et de la Paralie1. Ainsi le nom des villages d’Halime, d’Alopèce et de Péanée traversera les âges, grâce au souvenir de Thucydide, de Socrate et de Démosthène. Il en est de même du petit bourg d’Erchios, compris dans le district de la tribu Égéide : la mémoire de Xénophon le sauvera de l’oubli. On ignore le nom de la mère de Xénophon ; son père s’appelait Gryllos : c’est tout ce qu’on en sait. On peut croire, d’après les goûts champêtres de son fils, que c’était un de ces propriétaires cultivateurs, qui se plaisaient, comme tous les Athéniens, à exploiter leurs terres, leurs ruches ou leurs plants de vignes et d’oliviers, soit sur le penchant méridional du Parnès, soit sur les bords du Céphise, et qui ne venaient à la ville que pour les affaires extraordinaires, et sur la convocation officielle des hérauts. L’époque de la naissance de Xénophon n’est établie par aucun texte : aussi les savants en ont-ils longuement discuté la date. Il résulte de leurs recherches et de leurs observations contradictoires qu’on peut la fixer à la quatrième année de la 83ᵉ olympiade, 445 avant Jésus-Christ2.
La première éducation de Xénophon fut vraisemblablement celle de tous les jeunes Athéniens. Apprendre par cœur les poèmes d’Homère, les sentences de Solon, de Théognis3 et de Phocylide4, étudier les éléments de la grammaire, les mathématiques et les principes de la stratégie ; se former, sous la direction des pédotribes5, aux exercices de la gymnastique et de la natation, monter à cheval, s’endurcir le corps et étendre à une distance merveilleuse la portée de la vue par une pratique passionnée et intelligente de la chasse, parcourir, suivi de ses chiens et de ses garde-filets, l’immense forêt d’oliviers qui couvrait le Pédion, asile des essaims d’oiseaux que le printemps ramène d’Asie ; remonter vers les plaines accidentées, vers les coteaux boisés et giboyeux du nord de l’Attique, ou bien s’enfoncer sous les chênes et les sapins du Brylesse, pour y lutter contre les loups et les ours : telles étaient, selon toute apparence, les occupations de Xénophon adolescent, avant qu’il liât connaissance avec Socrate.
Voici comment, suivant Diogène de Laërte, s’établit cette relation. Un jour, Socrate, rencontrant le jeune Xénophon dans une rue étroite, lui barre le passage avec son bâton et lui demande où est le marché aux vivres. Lorsque celui-ci a satisfait à cette question, il lui demande où les hommes se forment à la vertu. Xénophon hésite : « Suis-moi donc, lui dit-il, je te l’apprendrai », et depuis ce temps, il le compte au nombre de ses disciples et de ses amis. Les dispositions naturelles de Xénophon ne pouvaient trouver une meilleure direction philosophique : le jugement, la raison, le bon sens répandus comme une douce lumière sur toutes les œuvres qui le recommandent à la postérité, trouvaient, sans aucun doute, leur satisfaction et leur développe ment dans cet enseignement simple et familier, fondé sur l’observation, la réflexion et la connaissance pratique de l’intelligence et du cœur de l’homme.
Un des plaisirs les plus vifs des Athéniens étant de se promener ou de se reposer durant les belles journées, à l’ombre des platanes qui bordaient les rives de l’Illyssos, du Céphise ou de l’Eridan, il entrait dans le règlement de la police athénienne, surtout à l’époque de la guerre du Péloponnèse, de maintenir la paix et l’ordre dans les campagnes de l’Attique, au moyen de la milice des adolescents, espèce d’école militaire, où servaient les jeunes gens qui n’étaient pas encore assez robustes pour faire partie des armées de la république. Ces garde-frontières, ou péripoles6, étaient enrôlés à dix-huit ans, et quittaient à vingt ans leur service. Ils avaient à surveiller soit les montagnes et les vallées, où les brigands, aussi bien que les ennemis, pouvaient se cacher dans une foule de grottes et d’excavations propres aux embuscades, soit les petites baies et les criques, où les corsaires pouvaient faire des descentes durant la nuit. C’est dans cette milice intérieure que Xénophon fit ses premières armes.
À vingt ans, incorporé dans les troupes de la république, il assiste au combat livré sous les murs de Délium7. Le général athénien Hippocrate s’était emparé de cette place et retranché dans le temple d’Apollon converti en forteresse. L’armée thébaine vient y attaquer les Athéniens, qui sont défaits dans une sortie et perdent mille hoplites. La déroute est générale. Xénophon, dont le cheval a été tué, gît blessé par terre. Socrate l’aperçoit, le prend sur ses épaules, le porte pendant plusieurs stades8, jusqu’à ce qu’ils soient hors de l’atteinte des ennemis, et sauve ainsi la vie de l’élève, dont la reconnaissance devait nous conserver de son maître un portrait immortel.
Moins heureux dans un autre combat, s’il faut en croire quelques bio graphes, il fut fait prisonnier par les Béotiens, et reçut alors, dit Philostrate, des leçons du sophiste Prodicos de Céos. Rendu à la liberté, il fréquenta, suivant Photios, l’école du rhéteur Isocrate, et fit, selon Athénée, un voyage en Sicile, à la cour de Denys l’Ancien. Mais ce qui paraît plus certain, c’est qu’il servit dans plusieurs campagnes de la guerre du Péloponnèse, où se forma son expérience militaire. On peut croire également qu’il composa, vers cette époque, quelques-uns de ses premiers écrits, tels que le Banquet, Hiéron, et notamment les Revenus, que la critique allemande a raison d’attribuer, selon nous, à la jeunesse de notre auteur.
C’est encore vers le même temps qu’il publia, suivant Diogène Laërce, l’ouvrage de Thucydide, la Guerre du Péloponnèse, qu’il ne tenait qu’à lui de supprimer. Il faut savoir gré, j’en conviens, à Xénophon de cet acte de probité littéraire ; mais le fait est loin d’être fondé sur des preuves authentiques, et, sans les énumérer toutes, il semble bien difficile à croire qu’il n’existât qu’une seule copie du manuscrit de Thucydide. Peut-être serait-il plus vraisemblable que les héritiers de Thucydide, ou Thucydide lui-même, à son lit de mort, eût fait remettre son œuvre à Xénophon, comme un legs qu’il lui laissait le soin de corriger, d’achever et de publier. Mais alors même, quoique l’acte de Xénophon soit tout entier à son honneur, on se demande si c’est louer dignement un homme, que de le féliciter de ne s’être pas rendu coupable d’un odieux abus de confiance.
À l’école de Socrate, Xénophon s’était lié d’amitié avec un jeune Béotien, nommé Proxène, disciple du rhéteur Gorgias de Léontion et fort avant dans les bonnes grâces de Cyrus le jeune, fils du roi de Perse Darius II, surnommé Nothus. Proxène, qui était alors à la cour de Sardes, écrit à son ami, pour l’inviter à venir partager la faveur de Cyrus. La perspective d’un voyage en Orient, les promesses séduisantes d’une vie d’agitation et d’aventures, faite pour sourire à un esprit et à un corps amis du mouvement et de l’activité, peut-être aussi le dégoût que lui inspirent les rivalités jalouses et sanglantes des républiques de la Grèce, déterminent Xénophon à se rendre à l’appel de Proxène. Aussi ne demande-t-il conseil à Socrate qu’avec le projet bien arrêté d’aller en Asie. Socrate, craignant que Xénophon ne se rende suspect aux Athéniens, en se liant avec Cyrus9, qui avait aidé les Lacédémoniens dans leur guerre contre Athènes, engage son ami à consulter l’oracle de Delphes. Xénophon obéit ; mais, au lieu de s’enquérir s’il doit, ou non, embrasser la cause de Cyrus, il ne consulte le dieu que sur les moyens d’accomplir son voyage. Socrate, tout en le blâmant un peu de ce subterfuge, lui conseille de partir, et Xénophon va rejoindre Proxène, qui le présente à Cyrus, dont il gagne la confiance et l’amitié.
On peut lire dans l’Expédition de Cyrus le récit des faits qui se passent en Asie durant le séjour de Xénophon, la lutte de Cyrus le jeune et de son frère Artaxerxès ; la marche de l’armée perse et des quinze mille volontaires grecs à travers la Phrygie, la Lycaonie et la Cilicie ; la bataille de Cunaxa ; les perfidies de Tissapherne ; l’énergie et l’héroïsme de Xénophon, élu général après le meurtre de Cléarque et des autres stratèges ; les épisodes émouvants de la retraite des Dix mille ; enfin le retour presque inespéré des Grecs dans leur patrie10.
Quand Xénophon revient à Athènes, il n’y trouve plus son maître bienaimé : les accusateurs du grand philosophe ont triomphé : Socrate a bu la ciguë. Xénophon s’élève de toute la force de son dévouement et de son indignation contre cette sentence inique. Il écrit l’Apologie et les Mémoires, protestation éloquente de la justice et de l’affection en faveur de la vertu persécutée par la jalousie et par le mensonge. Mais si cette courageuse défense fait honneur au caractère noble et généreux de Xénophon devant la postérité, elle le rend suspect à ses concitoyens. Comme le craignait Socrate, l’amitié dont l’avait honoré Cyrus ne fait qu’irriter contre lui l’esprit inquiet et défiant des Athéniens, alliés du roi Artaxerxès, et, en dernier lieu, sa liaison étroite avec Agésilas, roi de Sparte, achève de le perdre. On l’accuse de laconisme, c’est-à-dire d’attachement à Lacédémone11, et on le condamne à l’exil. Et de fait, il n’est point étonnant que Xénophon, cœur droit, nature loyale et franche, ait été pris de dégoût à la vue des déportements de la démagogie athénienne, et que, fidèle aux doctrines de Socrate, il se soit montré plus prêt, avec ses amis à voir la véritable cité grecque dans l’aristocratie guerrière et disciplinée de Sparte, que dans sa propre ville, si divisée, si effrénée, si turbulente.
Il part, emmenant avec lui sa femme Philésia et ses deux jeunes enfants, Gryllos et Diodore, auxquels leur tendresse fraternelle avait fait donner le surnom de Dioscures12, passe quelque temps auprès d’Agésilas, que la guerre contre les Thébains avait rappelé en Grèce, assiste à la bataille de Coronée, accompagne Agésilas à Sparte, et se fixe définitivement à Scillonte13, où les Lacédémoniens lui font présent, avec le droit de proxénie14, d’un domaine considérable. Scillonte était une petite ville, à vingt stades d’Olympie, et l’habitation de Xénophon était faite pour plaire à un ami de la vie rustique, ainsi que des travaux et des exercices champêtres. Voici, du reste, le tableau gracieux qu’en a tracé, d’après Xénophon lui-même, l’auteur du Voyage d’Anacharsis : « Auprès du temple consacré à Diane, s’élève un verger qui donne diverses espèces de fruits. Le Sélinos, petite rivière abondante en poisson, promène avec lenteur ses eaux limpides au pied d’une riche colline, à travers des prairies où paissent tranquillement les animaux destinés aux sacrifices. Au dedans, au-dehors de la terre sacrée, des bois distribués dans la plaine ou sur les montagnes servent de retraite aux chevreuils, aux cerfs et aux sangliers. » Tel était l’heureux séjour où vint s’abriter, contre les rigueurs de l’exil, l’âge mûr de Xénophon, et dans lequel devait s’écouler sa longue vieillesse, partagée entre les soins de la religion et le culte des dieux, les labeurs de l’intelligence, les occupations de l’agriculteur et du chasseur, les joies de la famille et les diversions de l’hospitalité.
Les biographes ne sont point d’accord sur le lieu où Xénophon termina sa carrière. Selon Pausanias et Plutarque, son tombeau existait à Scillonte ; mais, selon Diogène Laërce, les Éléens étant venus attaquer Scillonte, et la ville étant tombée en leur pouvoir, faute d’avoir été secourue à temps par les Lacédémoniens, les fils de Xénophon se sauvèrent à Lépréon, avec un petit nombre de serviteurs. Quant à lui, obligé de se cacher d’abord en Élide, il alla rejoindre ses enfants à Lépréon et se mit en sûreté avec eux à Corinthe. L’abbé Barthélémy concilie ces deux assertions, en supposant qu’après avoir fait un court séjour à Corinthe, Xénophon revint à Scillonte, y passa les dernières années de sa vie, et y fixa ses jours, bien que les Athéniens, sur la demande de ceux mêmes qui avaient provoqué son bannissement, l’eussent rappelé après trente ans d’exil. Parvenu à l’âge de quatrevingt-dix ans, il mourut, après une vie dignement remplie, l’an 354 avant Jésus-Christ.
Ni la numismatique ni la plastique ne nous a conservé les traits de Xénophon, et les portraits placés par quelques éditeurs en tête de ses œuvres ne sont que des figures de fantaisie. On sait pourtant par Diogène Laërce qu’il était, comme Critias, comme Alcibiade, d’une beauté si remarquable, qu’on ne saurait trouver d’expression pour la dépeindre. De là peut-être les insinuations malveillantes d’Aristippe sur les relations de Xénophon avec Clinias. Les documents précis nous font défaut pour démontrer la fausseté calomnieuse de cette imputation ; mais, si l’induction est permise dans une matière aussi délicate, les œuvres de Xénophon ne nous offrent-elles pas de nombreux passages qui témoignent hautement de la pureté de ses mœurs ? et n’eston pas en droit d’affirmer que la beauté physique, dont il était un des types privilégiés, n’était que le reflet de la beauté morale qui rayonne dans ses ouvrages ?
Des deux fils de Xénophon, Gryllos et Diodore, le dernier seul survécut à son père. Élevés à Sparte, ou tout au moins soumis à l’éducation spartiate, ils prirent part à l’expédition contre les Thébains, qui se termina par la bataille de Mantinée. Diodore revint sans avoir rien fait de remarquable ; mais Gryllos, qui servait dans la cavalerie, mourut glo rieusement, après avoir blessé Épaminondas15. On dit qu’au moment où l’on vint annoncer à Xénophon la mort de son fils, il faisait un sacrifice, une couronne sur la tête. À cette nouvelle, il ôte sa couronne, en signe de deuil ; mais il la reprend quand on lui dit que Gryllos est mort avec gloire. On prétend aussi qu’il ne versa pas une larme, et se contenta de dire : « Je savais que mon fils était mortel. » Résignation héroïque, soumission touchante aux décrets de la Providence, pressentiment de cette obéissance chrétienne, qui dit avec Job. « Dieu me l’a donné, Dieu me l’a ôté : que son saint nom soit béni ! »
Telle est la vie de Xénophon. C’était, comme le fait observer Diogène Laërce, un homme remarquable à tous égards : grand amateur de chevaux, passionné pour la chasse, habile tacticien, rempli de piété, sacrificateur zélé, versé dans la connaissance des choses saintes, scrupuleux imitateur de Socrate. Un examen approfondi de ses ouvrages va nous faire connaître encore plus intimement l’écrivain d’élite qui, par un don rare et précieux de la nature, eut, sans parler de son talent d’orateur, de publiciste et d’économiste, la triple gloire d’être tout ensemble philosophe, général, historien.
Pour procéder avec méthode dans cette revue analytique, nous distribuerons les écrits de Xénophon en cinq classes : 1° Ouvrages de philosophie morale ; 2° Traités didactiques ; 3° Œuvres historiques ; 4° Opuscules politiques et économiques ; 5° Lettres ; et nous en examinerons successivement chaque division.
Les cinq ouvrages philosophiques de Xénophon sont les Mémoires sur Socrate, de l’Économie, l’Apologie de Socrate, le Banquet et Hiéron. On pourrait y joindre l’Éducation de Cyrus ou Cyropédie ; mais, comme le cadre général et quelques-uns des personnages sont historiques, nous en parlerons en son lieu.
Les quatre premiers de ces ouvrages sont exclusivement consacrés au récit de différents traits de la vie de Socrate et à l’exposé de ses doctrines : c’est Socrate reproduit au vif par un crayon fidèle, qu’anime une admiration sincère, une affection filiale et dévouée. Tandis que Platon, entraîné par la force irrésistible de son génie, emporte la pensée de son maître vers ces hauteurs célestes, d’où Cicéron félicitait Socrate d’avoir fait descendre la philosophie, Xénophon se contente de le suivre dans des régions plus voisines de la terre, plus accessibles à l’humanité. Platon, si je puis parler ainsi, part de Socrate pour s’élever à l’idéal : l’idéal de Xénophon, c’est Socrate lui-même. Aussi, comme il s’étudie à rendre non seulement les contours généraux, mais encore les linéaments les plus fins, les lignes les plus déliées de cette physionomie souriante, parfois railleuse, où s’épanouit, en dépit de la laideur, l’enjouement aimable du bon sens et l’inaltérable sérénité d’une bonne conscience ! Ce n’est pas le philosophe que nous voyons, c’est l’homme : il vit, il parle, mais, avant tout, il instruit : nul autre soin ne l’occupe ni ne le détourne : son enseignement fait partie de son existence ; il dirige, il corrige, il éclaire, il réforme ; le juste, le vrai, la perfection morale, telle qu’il est donné à l’homme de la poursuivre et de l’atteindre ici-bas, voilà le fond de toutes ses pensées, la matière de tous ses entretiens. Jamais il ne se perd dans les profondeurs de la métaphysique ; jamais il ne se laisse ravir aux séductions d’une imagination brillante : non qu’il dédaigne la poésie avec son cortège d’ingénieuses fictions et son harmonieux langage ; mais ce ne sont point les ailes du poète qu’il envie et qu’il emprunte : le vers n’est à ses yeux qu’une forme plus arrêtée, qu’une expression plus puissante de la vérité morale. En général, il ne demande à Homère que des sentences, et il cite de préférence Solon et Théognis.
Ainsi, la véritable vocation de Socrate, c’est l’instruction de ses semblables. Déclaré le plus sage des hommes par l’oracle de Delphes, il ne garde point, comme un avare, ses trésors de sagesse et de raison ; il les répand au-dehors ; il communique à tous les découvertes psychologiques, les règles de bien vivre que lui suggère l’habitude constante de la méditation, ou que lui révèle cette vue spontanée de la conscience, cette sorte d’intuition mystérieuse, qu’on appelle son démon familier. L’enseignement de Socrate se trouvant donc tourné vers un but émi nemment pratique, on ne doit point s’étonner des procédés didactiques qu’il emploie. Bien qu’il n’échappe pas toujours au reproche de subtilité, et qu’il tombe parfois dans les distinctions raffinées qu’il combattait à outrance chez les sophistes, son système, ou plutôt sa méthode, arme future de Ramus et de Descartes pour attaquer la scolastique, est toute d’expérience et d’application. Pour lui la théorie ne cesse jamais d’être subordonnée aux exigences impérieuses de l’action et de la vie quotidienne. Aussi n’écrit-il rien : il cause, il discute en plein air, sur l’agora, dans les palestres16, sous les portiques, dans l’atelier du peintre Parrhasios, du statuaire Cliton, de l’armurier Pistias, dans l’échoppe du cordonnier Simon, et jusque dans le boudoir d’une courtisane : admirables entretiens, inimitables causeries où se déploient cette abondance de parole vive, animée, pleine de laisser-aller et de raison, cette finesse de raillerie, cette élégance de manières, cette urbanité délicate que les anciens avaient appelée atticisme, comme un fruit naturel du seul terroir d’Athènes.
Mais ne croyons point que, sous ces dehors d’une conversation abandonnée et familière, il ne se cache un enseignement fécond et solide. Socrate ne pratique point pour lui seul la maxime inscrite en lettres d’or sur le temple d’Apollon : « Connais-toi toi-même ! » Accoucheur des esprits, suivant sa propre parole, son expérience se plaît à leur venir en aide dans l’enfantement de leurs pensées, et il les initie à la découverte et à la production logique et suivie de ces vérités, dont tous les hommes ont en eux le germe, et que la plupart sont si malhabiles à dégager des ténèbres de leur intelligence. Il éveille, en quelque manière, les idées assoupies de son interlocuteur ; il affecte d’être ignorant comme lui, pour le faire remonter par degrés à des principes certains, à des notions nécessaires et évidentes ; il fait naître le doute dans son âme, mais pour relever ensuite ses défaillances et fixer ses irrésolutions. Partant presque toujours des idées les plus vulgaires, il procède par questions successives, affirmant qu’il ne sait rien, suppliant celui qu’il interroge de lui apprendre ce qu’il ignore, et arrivant par cette méthode, qui a reçu le nom d’ironie socratique, non seulement à faire penser ses élèves, mais à les conduire par la réflexion à l’intelligence et à la pratique du vrai, du juste et du bien.
Faire sortir le général du particulier, l’abstrait du concret, en empruntant ses comparaisons et ses images à la vie réelle, à l’ordre des faits et des idées le plus voisin des habitudes communes, tirer des suggestions de la conscience les idées qui y sont virtuellement con-tenues ; mais, avant tout, apprendre à l’homme à se connaître pour devenir meilleur ; subordonner les sciences, l’observation de la nature et de ses phénomènes, les arts eux-mêmes, au perfectionnement moral de l’humanité, voilà la doctrine appliquée de Socrate, telle que nous le montre Xénophon dans ses Mémoires. Noble et vénérable figure, dont l’originalité et la grandeur, exprimées par la main respectueuse de son disciple, nous frappent plus encore lors-que nous la rapprochons des philosophes qui se sont peints eux-mêmes dans leurs écrits.
Ainsi, pour n’en prendre qu’un exemple, le plus saisissant de tous, les Pensées de Marc Aurèle nous révèlent, comme les Mémoires de Xénophon, une âme belle, énergique, aussi complètement développée dans le bien que le comporte la doctrine austère de Zénon. Mais quel est le dernier terme auquel aspire l’empereur philosophe ? Un seul mot l’indique : se détacher. Vivre, par conséquent, en dehors des liens de la famille, de la société ; se placer le plus loin possible de ses semblables, afin que rien ne trouble la résignation calme et résolue qui convient au vrai sage ; se retrancher dans sa conscience comme dans le seul asile où n’arrivent ni les passions, ni les échos d’un monde corrompu ; en un mot, suivant ses propres paroles, passer le jour au milieu des hommes comme un berger dans sa cabane sur le haut d’une colline : c’est là le vœu de Marc Aurèle, et c’est là que le conduit, je ne dis pas seulement son stoïcisme, mais la logique même de sa vertu. De quel nom, cependant, faut-il appeler cet excès de constance qui se plaît à concentrer tout en elle, à fuir comme un obstacle, presque comme un crime, l’expansion de la tendresse, le commerce de la vie sociale, ces relations enfin que la Providence, en donnant à l’homme la volonté et la parole, lui impose, afin qu’il exerce sa raison et qu’il pratique ses devoirs ? Nous n’hésitons point à dire que c’est de l’égoïsme ; et, lorsque je compare Marc Aurèle à Socrate, je ne sais quelle douce sympathie m’attire vers le philosophe, dont la patience affectueuse ne se lasse point de ramener ses semblables, par le charme d’une ingénieuse conversation, aux principes communs et à l’utilité générale du bon sens et de la ver tu. Telle est, en effet, la différence immense qui sépare l’auteur des Pensées et le héros des Mémoires : la vertu de Socrate, ainsi que l’ont fait observer d’éminents penseurs, résulte du développement parallèle et complet du principe matériel et du principe idéal qui fait l’essence même de l’homme ; la vertu de Marc Aurèle résulte de la prédominance du principe idéal sur le principe matériel. C’est dire assez que l’une est fondée sur la vraie connaissance de l’homme, et par conséquent utile à l’humanité, l’autre sur une pure abstraction, et par conséquent utile au seul individu.
Si nous nous demandons maintenant quels sont, en les embrassant d’un coup d’œil général, les enseignements spéciaux contenus dans les Mémoires sur Socrate, il est facile de voir que Xénophon y représente son maître s’efforçant d’apprendre aux hommes l’art de bien vivre. Or, quel est le but que l’homme doit tout d’abord se proposer dans la vie ? C’est la recherche constante et en toutes choses de ce qui est bon et de ce qui est beau. Rien de plus simple que cette théorie, rien de plus net et de plus précis que les applications qui en dérivent, et qui sont la matière même des entretiens où Socrate expose, avec toute la justesse de sa raison et toute la finesse de son esprit, toutes les grâces de son langage, les devoirs de l’homme envers lui-même, envers ses semblables, et envers la divinité.
Ici, notre philosophe démontre à Aristodème, par des raisonnements dont Cicéron, Fénelon et Bossuet n’ont pas dédaigné la valeur, l’existence de Dieu et l’action conservatrice de sa providence. Là il persifle le sophiste Antiphon, qui lui reproche sa frugalité, sa simplicité et la gratuité de ses leçons. Ailleurs, il réconcilie deux frères, Chéréphon et Chérécrate, et expose à ce dernier les avantages et les douceurs de l’amitié fraternelle. Plus loin, il engage Diodore à se faire un ami sûr, en secourant Hermogène dans la pauvreté ; ou bien il explique à Aristarque comment il vaut mieux exercer un métier que d’être à charge aux siens ou de vivre dans l’oisiveté et dans la misère. S’agit-il des devoirs d’un général, il montre qu’il en sait aussi long sur ce point que les soi-disant professeurs de tactique. Faut-il former quelques-uns de ses élèves à la carrière politique, il donne des conseils de la plus haute importance et de la plus juste application à Glaucon et au jeune Périclès.
Des artistes le consultent-ils sur le but, sur les procédés mêmes de leur profession, il leur indique des ressources de conception ou de mise en œuvre, auxquelles ils n’ont point songé. Enfin a-t-il à former ses disciples à la sagesse, à la tempérance, au courage, à la justice, il leur montre, par son propre exemple, comment on arrive à la perfection morale, et il leur raconte, d’après le sage Prodicos, le bel apologue d’Hercule entre le Vice et la Vertu.
La conclusion de tous ces faits, c’est l’injustice de la condamnation de Socrate et la fausseté des deux chefs d’accusation formulés contre lui. Car, en premier lieu, loin d’avoir négligé les dieux d’Athènes, et d’avoir introduit des divinités nouvelles, il a toujours, et partout, enseigné le respect et pratiqué les cérémonies de la religion nationale ; en second lieu, bien loin de corrompre la jeunesse, il a employé tout son esprit, usé de toute son influence, consacré toute sa vie à la rendre meilleure, dévouée à son pays et instruite à faire le bien.
Tel nous apparaît Socrate dans les Mémoires de Xénophon, si pieux, comme le dit notre auteur, qu’il ne fait rien sans l’assentiment des dieux ; si juste, qu’il ne causa jamais le moindre tort à personne, et qu’il rendit les plus grands services à ceux qui le fréquentaient ; si tempérant, qu’il ne préféra jamais l’agréable à l’honnête ; si prudent, qu’il ne se trompait jamais dans l’appréciation du bien et du mal ; mais suffisant à l’intelligence de toutes ces notions, capable de les expliquer et de les définir, habile à juger les gens, à les tourner sans cesse vers le bien ; en un mot, suivant le jugement de Herder17, « digne par sa méthode, par ses mœurs, par la culture morale qu’il se donna et qu’il ne cessa d’appliquer aux autres, plus que tout cela par l’exemple de sa mort, de servir à jamais de modèle au genre humain. »
Le traité de l’Économie fait suite aux Mémoires : c’est encore une série de dialogues où Socrate joue le principal personnage. On peut diviser ce traité en deux parties. Dans la première, Socrate discourt avec Critobule sur les principes de l’économie, qu’il définit comme l’art de bien gouverner sa maison. Seulement, il ne borne pas le sens du mot maison à celui d’habitation où l’on réside : il a grand soin de faire observer que la maison comprend ce qu’on possède au dedans ou au-dehors de l’habitation. De la sorte, tout ce qu’on peut avoir, y compris même ses ennemis, suivant la fine remarque de Socrate, compose un ensemble de valeurs, dont le bon économe doit tirer parti. Or, pour que l’exploitation du fonds soit parfaite et fructueuse, la qualité essentielle du bon économe, c’est l’ordre, sous toutes ses formes, dans toutes ses applications.
Et d’abord, il ne faut dans le chef de la maison, ni dans la maison même, rien d’inutile, rien qui ne tourne au bien commun : par conséquent, ni passions qui tyrannisent le cœur, ni maîtresses qui détruisent à la fois la santé et l’âme, ni même argent, si l’on ne sait pas s’en servir. Avec les mêmes biens, avec les mêmes ressources, deux hommes peuvent arriver l’un à la fortune, l’autre à la ruine : toute la différence est dans la gestion. Mais la gestion, qu’est-ce autre chose que l’ordre qui raisonne, qui combine et qui agit, soit par le chef luimême, soit par un auxiliaire intelligent et dévoué ? Et quel est l’auxiliaire naturel du chef de maison, sinon la femme ? D’où cette réflexion de Socrate, toujours vraie, toujours actuelle, après plus de deux mille ans écoulés : « Je pense qu’une bonne maîtresse de maison est tout à fait de moitié avec le mari pour le bien commun. C’est le mari le plus souvent qui, par son activité, fait entrer le bien dans le ménage, et c’est la femme qui, presque toujours, est chargée de l’employer aux dépenses : si l’emploi est bien fait, la maison prospère ; l’est-il mal, elle tombe en décadence. »
Mais où s’exercent particulièrement ces vertus du père et de la mère de famille ? En quel endroit règne vraiment l’économie ? Où peut-elle, si l’on peut dire, s’épanouir dans sa fleur et dans sa liberté ? À la campagne, loin du tumulte, du luxe et de la dépravation des villes, au sein de cette vie agricole, de ces labeurs rustiques, où l’âme se trempe plus vigoureusement, où le cœur conserve mieux sa candeur primitive, sous la double influence du ciel ouvert et du travail continu. Quelles ravissantes peintures, quelles fraîches images Xénophon fait alors passer sous nos yeux ! Comme on voit qu’il a savouré le bonheur calme et pur de cette existence champêtre, où s’est écoulée sa jeunesse, et dans laquelle, après une vie d’aventures et de déboires, sa vieillesse devait retrouver la douceur d’un long repos. « Est-il, dit Socrate avec un sentiment d’estime que Rousseau reproduit dans son Émile, est-il un art qui, mieux que l’agriculture, rende apte à courir, à lancer, à sauter ; qui paye d’un plus grand retour ceux qui l’exercent ; qui offre plus de charmes à ceux qui s’y livrent ; qui tende plus généreusement les bras à qui vient lui demander ce qu’il lui faut ; qui fasse à ses hôtes un accueil plus généreux ? En hiver, où trouver mieux un bon feu contre le froid ou pour les étuves qu’à la campagne ? En été, où chercher une eau, une brise, un ombrage plus frais qu’aux champs ? Quel art offre à la divinité des prémices plus dignes d’elle, ou célèbre des fêtes plus splendides ? En est-il qui soit plus agréable aux serviteurs, plus délicieux pour l’époux, plus désirable pour les enfants, plus libéral pour les amis ? Ce n’est pas tout : la terre enseigne d’elle-même la justice à ceux qui sont en état de l’apprendre, car ceux qui s’appliquent le plus à la cultiver, elle leur rend le plus de bienfaits. On a dit une grande véri - té, que l’agriculture est la mère et la nourrice des autres arts : dès que l’agriculture va bien, tous les autres arts fleurissent avec elle ; mais partout où la terre demeure en friche, tous les autres arts s’éteignent et sur terre et sur mer. « Quelle grâce ingénue dans ce tableau, et aussi pour dernier trait quelle réflexion sensée, pratique, d’une éternelle vérité ! » C’est le mot profond d’un homme d’État, de Sully, terminant une description dont se sont inspirés l’esprit de Cicéron et la muse de Virgile.
La seconde partie du traité de l’Économie se compose de l’entretien de Socrate avec Ischomachos, surnommé le beau et le bon, et il en raconte les divers incidents à Critobule, afin de confirmer par l’exemple ce qu’ils ont établi en théorie. C’est, sans contredit, l’un des morceaux les plus remarquables de l’antiquité. Nulle part la morale païenne ne s’est élevée à une pureté et à une délicatesse de sentiments aussi ravissante, et tout ensemble à des prescriptions aussi nettes, aussi précises sur les devoirs respectifs de l’homme et de la femme, associés par une vue spéciale de la Providence pour l’accomplissement de ses desseins : nulle part l’union conjugale bénie par les dieux, comme germe de la société civile, n’a été considérée avec plus de justesse et de respect, sous le double rapport de l’utilité et de la sainteté du lien. On croit entendre, en lisant le discours d’Ischomachos à sa jeune femme, quelqu’une de ces allocutions à la fois graves et touchantes, que les ministres de la religion adressent à des époux chrétiens : c’est la raison parée de toutes les grâces de la sensibilité et de la tendresse. Remarquons avec quelle convenance exquise les conseils d’Ischomachos, les leçons un peu sévères du chef de famille ne commencent à se faire entendre que quand une douce familiarité, une intimité chaste et confiante s’est établie entre lui et sa femme. Il craindrait d’effrayer, en lui plaçant trop tôt sous les yeux l’étendue et la variété de ses devoirs, cette nature timide encore et sans expérience. Mais dès qu’il la voit prête à bien apprendre ce qui peut le mieux assurer leur bonheur commun, il offre un sacrifice aux dieux, prie le ciel de lui accorder la faveur de bien l’instruire, et trace un tableau attrayant et fidèle des fonctions respectives de l’épouse et de l’époux.
Et d’abord, ce qui frappe le plus dans cette peinture, c’est de voir Xénophon établir entre eux une égalité complète. À ses yeux, la femme n’est point la première esclave de l’homme, elle en est la compagne : « Dès aujourd’hui, lui dit Ischomachos, cette maison nous est commune ; tout ce que j’ai, je le mets en commun, et toi, tu as déjà mis en commun tout ce que tu as apporté. Il ne s’agit plus de compter lequel de nous deux a fourni plus que l’autre, mais il faut bien se pénétrer de ceci, c’est que celui de nous deux qui gérera le mieux le bien commun, fera l’apport le plus précieux. » Cependant, comme l’égalité n’exclut en rien la diversité de la fonction et de la tâche, chacun des deux époux a ses occupations nettement tracées et définies. À l’homme le travail du dehors, la vie en plein air, le défrichement, les semailles, les plantations, l’élève des troupeaux, la surveillance des esclaves. À la femme, le travail du dedans, la vie intérieure, la garde des provisions, la préparation des laines, le tissage des habits, la nourriture et l’éducation des enfants. C’est la mère abeille, présidant à la confection des cellules, veillant à ce que la construction en soit régulière et prompte, prenant soin des essaims qui viennent d’éclore, ou, quand les petites abeilles sont une fois élevées et capables de travailler à leur tour, envoyant en colonie avec un chef toute cette jeune postérité. Mais ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est que l’auteur grec, en plaçant ainsi les époux sur un pied d’égalité parfaite devant le travail et les devoirs qui leur incombent à tous deux, ne se contente pas d’assigner à leur association un but d’utilité, une idée d’intérêt. L’utilité, l’intérêt, ne sont-ils pas les ressorts les plus mobiles des relations humaines ? Le caprice, la passion, un avantage plus direct ou plus puissant suffisent à les briser ou à les transposer. Xénophon va donc plus loin, il voit plus haut. « La loi, dit Ischomachos, ratifie l’intention qu’ont eue les dieux en unissant l’homme et la femme. Comme la nature d’aucun d’eux n’est parfaite en tout point, cela fait qu’ils ont besoin l’un de l’autre, et leur union est d’autant plus utile que ce qui manque à l’un, l’autre peut le suppléer. Mais si la divinité les associe en vue des enfants, la loi les associe en vue du ménage. C’est elle qui déclare honnête tout ce qui résulte des facultés accordées par le ciel à l’un et à l’autre ; et si l’un ou l’autre agit contrairement aux desseins de la divinité, ce désordre n’échappe point aux regards des dieux, qui punissent la négligence et l’infraction aux devoirs. »
La divinité, la loi, tels sont aux yeux de Xénophon les garants immuables de l’union conjugale, telles sont encore de nos jours les sauvegardes de notre mariage civil et religieux. Aussi, quelle heureuse perspective pour les époux qui, en rivalisant de zèle et de courage, observent fidèlement la loi et se conforment respectueusement à la volonté du ciel ! Quel espoir semble étendre son sourire sur toute leur existence ! Ils vieillissent, mais ni leur tendresse ni leur estime réciproque ne s’altèrent : l’homme même s’incline avec une sorte de vénération devant la mère de ses enfants, devant la maîtresse de maison, dont le soin et la vigilance ont conservé, accru sa richesse. « Le charme le plus doux, lui dit Ischomachos, ce sera lorsque, devenue meilleure que moi, tu m’auras rendu ton serviteur ; quand, loin de craindre que l’âge, en arrivant, ne te fasse perdre de ta considération dans ton ménage, tu auras l’assurance qu’en vieillissant tu deviens pour moi une compagne meilleure encore, pour tes enfants une meilleure ménagère et pour ta maison une maîtresse plus honorée. Car la beauté et la bonté ne dépendent point de la jeunesse : ce sont les vertus qui les font croître dans la vie aux yeux des hommes. »
De ces idées générales, de ces leçons, dont la sagesse s’applique à la gestion commune du ménage, Xénophon passe aux détails, qui en assurent l’exécution et le succès. Or, la règle essentielle des chefs de la famille, la qualité qui domine et qui dirige l’emploi de toutes les autres, c’est toujours l’ordre. Aussi voyons-nous Ischomachos insister longuement sur la distribution méthodique et régulière de tous les objets et ustensiles de la maison, sur la place qui doit leur être affectée, et multiplier les comparaisons les plus vives, les images les plus frappantes, pour graver dans l’esprit de sa jeune femme la nécessité d’une organisation systématique et permanente. Rien n’est plus beau, dit-il entre autres choses, rien n’est plus utile pour l’homme que l’ordre. Un chœur est une réunion d’hommes. Que chacun prétende y faire ce qu’il lui plaît, quelle confusion ! quel spectacle désagréable ! Mais si tous exécutent avec ensemble les mouvements et les chants, quel charme pour les yeux et pour les oreilles ! »
Une fois la maison organisée, les deux époux s’y livrent chacun aux occupations qui leur sont propres. Et comme il faut avant tout, que la femme se montre modeste dans son extérieur et simple dans ses vêtements, Ischomachos, trouvant un jour la sienne couverte de céruse afin de paraître plus blanche, et de rouge pour se donner un faux incarnat, avec des chaussures élevées afin d’ajouter à sa taille, lui fait observer que tout cet artifice, toute cette enluminure ne fait que la rendre laide, et que le meilleur moyen non seulement de paraître, mais d’être vraiment belle, c’est de vaquer aux soins domestiques et aux devoirs de la maternité.
Quant aux fonctions qui sont plus spécialement dans les attributs de l’époux, Ischomachos s’étend, avec une certaine complaisance et en homme expérimenté, sur les diverses occupations et les exercices multipliés qui remplissent ses journées ; promenades et visites matinales, surveillance des ouvriers, maniement du cheval, travaux et soins agricoles, éducation pratique et morale des contremaîtres ; puis, passant encore des leçons générales aux applications et aux procédés techniques, il démontre, dans un exposé lumineux, qu’il n’y a point la moindre difficulté aux finesses qu’attribuent à l’agriculture ceux qui en dissertent merveilleusement en paroles, mais qui dans le fait n’y entendent rien. Cicéron, Virgile, Pline l’Ancien, Columelle, et peut-être aussi le vieux Caton, ce rude ami de la vie champêtre, sont venus tour à tour emprunter à Xénophon des idées, des observations, des conseils, pour les transmettre aux laboureurs et aux fermiers de l’Italie. Et l’on ne doit point s’étonner de voir tour à tour ces éminents esprits se faire, en quelque manière, les disciples de l’économiste grec. Nous nous sommes convaincu, en consultant des agronomes distingués, que la justesse de ses remarques, la vérité constante de ses procédés industriels, peuvent être encore d’une utilité positive et immédiate aux cultivateurs de notre époque.
Comparée au livre admirable de Platon, l’Apologie de Socrate de Xénophon semble froide et décolorée. On n’y trouve qu’un léger souvenir, une image lointaine de cette ironie vive, amère, mais toujours contenue, dont Platon arme la défense éloquente de son maître. L’Apologie de Platon, ainsi que le fait remarquer Denys d’Halicarnasse dans sa Rhétorique, se divise en trois parties distinctes, qui forment comme les trois actes de ce dramatique monologue. Suivant l’ordre usité dans les jugements athéniens, la première partie contient la réfutation que Socrate oppose à ses accusateurs ; dans la seconde, reconnu coupable par les juges, il discute la peine qui doit lui être infligée ; dans la troisième, condamné à mort, il expose ses idées sur le passage de l’âme à une vie meilleure. L’Apologie de Xénophon n’offre rien de semblable ; l’auteur le dit lui-même. « Je ne me suis point préoccupé de rapporter tous les détails du procès : il m’a suffi de faire voir que Socrate avait attaché la plus grande importance à démontrer qu’il n’avait jamais été impie envers les dieux, ni injuste envers les hommes, mais qu’il ne pensait pas devoir s’abaisser à des supplications pour échapper à la mort ; qu’au contraire il était persuadé, dès lors, que le temps était venu de mourir. » Tout le plaidoyer de Xénophon est subordonné à cette idée. Aussi, nul déploiement d’éloquence : rien de passionné et de saisissant ; quelques paroles brèves, nettes, dédaigneuses, mais dépourvues de ce persiflage mesuré, dont Platon flagelle l’iniquité des juges de Socrate, en leur imprimant un stigmate indélébile : point de mouvements entraînants, point de traits oratoires. Par exemple, la dernière phrase de l’Apologie de Platon est un admirable résumé de toute son œuvre, une opposition noble et frappante de la situation morale de Socrate et de celle de ses juges : « Mais il est temps de nous séparer, moi, pour aller mourir, et vous, pour aller vivre : à qui de nous est réservé le meilleur sort, c’est un secret pour tous, excepté pour Dieu. » Dans Xénophon, rien de pareil. Disons pourtant que le silence même de Socrate a je ne sais quoi de digne, d’imposant, de flétrissant pour ses ennemis. « Après avoir ainsi parlé, il sortit sans que rien en lui démentît son langage ; ses yeux, son attitude, sa démarche, conservant la môme sérénité. » Cette majesté, cet inaltérable sang-froid dans le maintien d’un homme déclaré coupable et frappé d’une sentence de mort, n’est-elle pas comme la condamnation vivante de ceux qui l’ont condamné ?
L’intention de Xénophon, en écrivant son Banquet, est clairement exprimée par les premières lignes de ce dialogue : « Oui, selon moi, dit-il, non seulement les actions des hommes beaux et bons sont dignes de mémoire, mais encore leurs simples amusements. » Nous avons donc sous les yeux l’esquisse finement exprimée d’une de ces conversations spirituelles, pleines de laisser-aller et de badinage, où s’abandonnait, sans arrière-pensée et sans fiel, la verve caustique et malicieuse de Socrate. Nous croyons inutile d’examiner si cet opuscule, le plus charmant et le plus ingénieux des petits traités de Xénophon, a été composé en concurrence de celui de Platon, ou si c’est Platon qui a voulu ri - valiser avec notre auteur. Cette question a donné lieu, nous le savons, à d’intéressantes controverses ; mais, comme la solution n’en est point définitive, et que la priorité de l’un ou de l’autre écrivain n’est pas suffisamment établie, mieux vaut, selon nous, prendre l’œuvre telle qu’elle est, et la juger sans comparaison.
Voyons d’abord quel est le cadre de ce tableau, dessiné par un témoin qui semble encore sous le charme de ce qu’il vient de voir et d’entendre. C’est la salle à manger de Callias, fils d’Hipponicos, un des plus riches citoyens d’Athènes. Quant aux personnages qui figurent en scène, c’est, avant tous les autres, le jeune Autolycos, fils de Lycon, qui vient de remporter le prix du pancrace et dont Callias est vivement épris ; puis Socrate, Critobule, Hermogène, Nicératos, Charmide et le célèbre Antisthène, le fondateur de la secte cynique. L’occasion du banquet est toute naturelle : Callias a conduit Autolycos au spectacle d’une course de chevaux, et il donne ensuite un grand repas pour fêter son ami et pour régaler ses intimes. Le commencement du festin est froid, guindé. Autolycos est si beau, que la contemplation de ses traits semble absorber toutes les facultés des convives, et qu’ils sont comme muets de ravissement. L’arrivée du bouffon Philippe fait une sorte de diversion joyeuse à ce début glacial. Ses plaisanteries, d’abord impuissantes, finissent par dérider les visages. On retire les tables, on fait les libations, on chante le péan, et l’entrée d’un Syracusain, suivi d’une excellente joueuse de flûte, d’une « danseuse merveilleuse pour ces tours, d’un garçon fort joli, jouant de la cithare et dansant à ravir, enlève décidément les esprits et les tourne à la joie. Socrate, le verre en main, est le premier à provoquer ses amis : « Buvons, dit-il, c’est mon sentiment. Le vin, en arrosant nos esprits, endort les chagrins, comme la mandragore assoupit les hommes ; quant à la joie, il l’éveille comme l’huile la flamme. Selon moi, le corps de l’homme éprouve ce qui arrive aux végétaux dans la terre. Si la divinité arrose trop les semences, elles ne peuvent lever ni se prêter au souffle de la brise ; si elles ont juste de quoi boire, elles lèvent, se développent, fleurissent et arrivent à point. De même, si nous buvons trop d’un coup, bientôt notre corps et notre âme chancellent, et nous perdons haleine ; mais si nos esclaves nous versent souvent dans de petites coupes, le vin ne nous inspire pas la violence de l’ivresse, et nous descendons aux douceurs de l’enjouement. » Aimable épicurisme de buveurs, leçon de modération dans le plaisir même, dont se souvient Horace, et que n’a point oubliée Béranger !
Lancée sur cette pente de l’esprit et du rire, la conversation s’enga-ge vive, rapide, et surtout paradoxale, comme il convient après boire. Ainsi Callias se croit le talent de rendre les hommes meil-leurs ; Nicératos se vante de savoir par cœur l’Iliade tout entière, ainsi que l’Odyssée ; Critobule est fier de sa beauté ; Antisthène, de sa richesse ; Charmide, de sa pauvreté ; Hermogène, du nombre et de la constance de ses amis ; Lycon, de son fils : Philippe loue sa profession de bouffon, et le Syracusain la sottise humaine, qui le fait vivre de ses marionnettes. Mais le plus singulier paradoxe, c’est celui de Socrate, qui, se faisant un visage plein de gravité, dit à Callias que le métier dont il tire sa gloire est celui d’entremetteur18. Aussi, malgré tout ce qu’il y a de gra cieux et de charmant dans les raisonnements que produit chaque convive pour soutenir son opinion, propos semés d’interruptions piquantes, de digressions où pétille le sel attique, il n’est personne qui ne soit curieux de voir comment Socrate se tirera du pas étrange où il s’est engagé. On devine sans peine qu’il en sort à sa louange, et que le gros mot dont a usé sa moquerie masquait la profession généreuse, utile et chaste, où s’est employée toute sa vie, qui fut d’unir entre eux les hommes par les liens d’une sympathie née d’une estime réciproque et du sentiment de leurs devoirs.
La discussion, qui s’établit ensuite entre Critobule et Socrate, n’a pas seulement le mérite de fixer nettement la théorie judicieuse de l’école socratique en matière de beauté, elle nous aide à reconstruire, par la réunion des traits épars qu’elle nous présentera, physionomie, d’ailleurs si populaire, du grand philosophe. Nous trouvons là ses yeux à fleur de tête, son regard de taureau, pour parler avec Rabelais, son nez camus, ses lèvres épaisses, sa bouche énorme, sa tête chauve, tout le masque enfin des Silènes, auxquels Alcibiade le compare également dans le Banquet de Platon.
De la question relative à la beauté physique le chemin est facile à une discussion sur l’amour : nos convives s’y laissent entraîner sans peine, et nous entendons Socrate exposer des idées tout à fait analogues à celles que Platon a placées dans la bouche de Phèdre et de Pausanias. Le fond de cette doctrine c’est que des deux Vénus, la Vénus Uranie et la Vénus Pandème19, la première seule, vu sa nature céleste, est digne des belles âmes et des beaux naturels : la seconde ravale l’homme jusqu’à la brute : l’amour qu’inspire l’une, ne s’adressant qu’au corps, est bas et rampant comme un mendiant qui vous obsède ; celui qui naît de l’autre, se dirigeant par des principes de sagesse et d’honneur, ne peut avoir rien de honteux.
Une scène de ballet, appropriée aux idées que la dernière matière de l’entretien a remuées dans les âmes, termine gracieusement le ban quet. C’est une représentation mimique des amours d’Ariadne et de Bacchus, reproduite par Xénophon avec une vivacité et une chaleur d’expression si pénétrante, qu’elle justifie pleinement les transports passionnés de ceux qui en sont spectateurs.
Nous n’ignorons pas que cette dernière partie de l’œuvre de Xénophon a été critiquée par des moralistes, dont la sévérité s’est sentie blessée par l’excessive liberté des images. Je ne prétends point me faire ici l’apologiste à outrance de l’auteur que je traduis, mais je crois devoir rappeler que la doctrine et les tableaux qu’il expose ne s’adressent qu’à des hommes faits, à des lecteurs judicieux et prudents, qui, se transportant par la pensée au milieu des idées antiques, ne s’arrêtent point à la surface des faits, mais en pénètrent le sens et en saisissent l’intention morale. C’est ainsi que l’entend Montaigne, lorsqu’il dit : « Quant à la philosophie, en la partie où elle traicte de l’homme et de ses debvoirs et offices, ç’a esté le jugement commun de touts les sages ; que pour la douceur de sa conversation, elle ne debvoit estre refusée ny aux festins, ny aux jeux ; et Platon l’ayant invitée à son Convive, nous veoyons comme elle entretient l’assistance, d’une façon molle et accommodée au temps et au lieu, quoyque ce soit de ses plus haults discours et plus salutaires. » Et de même, à qui Racine adresse-t-il sa traduction du Banquet de Platon ? À l’abbesse de Fontevrault, qui l’avait traduit la première, et qui avait prié le grand poète d’en revoir le style.
Le dialogue intitulé Hiéron est un parallèle entre la vie du tyran et celle de l’homme privé. Le poète Simonide étant venu rendre visite à Hiéron l’ancien, frère de Gélon, tyran de Syracuse, ils s’entretiennent tous deux des différentes conditions de la vie ; et Simonide demandant à son hôte si, après avoir été simple particulier, il préfère, maintenant qu’il est tyran, sa condition actuelle, Hiéron lui en trace le tableau sous les couleurs les plus sombres. Au lieu des douceurs de l’amitié, il ne connaît que les défiances et les soupçons de la tyrannie : il est toujours gêné au milieu des richesses, obligé de s’appuyer sur des étrangers, de peur d’être trahi, assassiné par ses sujets. Et cependant, bien que la tyrannie soit un mal insupportable, il y a danger pour lui à s’en dessaisir. Telle est la vie d’Hiéron, tels sont les maux qui l’accablent. Simonide ne les croit point incurables ; et comme il en est dont la guérison dé pend du caractère et de la volonté d’Hiéron lui-même, il lui démontre que, dans sa condition nouvelle, il peut encore être heureux, s’il tourne tous ses efforts, s’il emploie toutes ses richesses à faire le bonheur de la ville sur laquelle s’exerce son pouvoir absolu.
Les traités didactiques de Xénophon sont au nombre de trois : de l’Équitation, le Commandant de cavalerie, de la Chasse.
Quoique un peu de notre propre expérience, jointe à la lecture attentive des ouvrages modernes et à la conversation des hommes versés dans ces matières, nous ait instruit du sujet propre à chacun de ces trois traités de Xénophon, nous hésitons à formuler sur ces œuvres spéciales un jugement qui semble trop décisif. Nous pouvons dire cependant qu’aux yeux des connaisseurs le traité de l’Équitation paraît, en ce moment encore, un des meilleurs écrits de ce genre. C’est un ouvrage méthodique, clair et tracé de main de maître. L’auteur y résume les principes d’un nommé Simon d’Athènes, qui avait écrit sur le même sujet, et y développe d’autres connaissances, bien supérieures à celles de son devancier. Il commence par mettre le cavalier en présence du vendeur, et, après l’avoir prévenu de se tenir sur ses gardes, il lui indique la manière de juger l’animal avec calme et précision, lui enseigne, après l’achat, l’éducation qu’il doit donner au poulain, et comment il le jugera dressé ; puis il entre dans le détail des soins qu’exige le cheval et expose les devoirs du bon palefrenier.
Ces premiers points expliqués, il prescrit comment on doit se mettre à cheval pour conduire l’animal avec aisance, et nous trouvons là des principes de tenue et de souplesse que d’excellents écuyers recommandent encore aujourd’hui, Quant aux moyens à employer pour partir au pas, se lancer au trot, au galop, reculer, tourner à droite, à gauche, arrêter, repartir, ils étaient considérés, dès cette époque, comme si naturels à l’homme de cheval, que Xénophon effleure à peine la théorie de ces mouvements et de ces allures. Mais comme il compte sur la pratique pour apprendre au cavalier et à son cheval tout ce qu’il faut faire, il ne leur épargne aucun exercice : gravir les montagnes, les descendre, franchir les haies et les fossés, galoper sur un terrain plat, sur un terrain inégal, afin que le cavalier apprenne par l’expérience quand il doit porter le corps en arrière ou en avant, soutenir, élever ou rendre la main qui tient les rênes.
L’équitation ancienne, jugée d’après l’ouvrage de Xénophon, est donc l’enseignement que donne l’expérience, c’est-à-dire une école pratique, d’où se sont produites les premières vérités équestres qui ont guidé pendant longtemps l’école théorique, et dont une partie sert encore de nos jours.
Le traité intitulé le Commandant de cavalerie est une suite toute naturelle de celui de l’Équitation. Une des grandes préoccupations de Xénophon semble avoir été d’organiser à Athènes, soit sous son commandement, soit sous les ordres de son fils Gryllos, une cavalerie bien montée, parfaitement disciplinée et en mesure de rendre de notables services à son pays. Nous savons que l’absence totale ou le mauvais état de cette milice était un des côtés faibles du système militaire des Athéniens. Tout entiers à la marine ils s’appliquaient surtout à former de bonnes troupes navales et une bonne infanterie. Xénophon, qui avait éprouvé, dans la retraite des Dix mille, l’utilité incontestable que peut offrir un corps de cavaliers convenablement équipés, n’épargna ni les conseils, ni, selon toute apparence, les moyens d’exécution, pour créer quelques escadrons d’élite, rompus au maniement du cheval et à toutes les manœuvres équestres. Après avoir insisté sur l’urgence de ce besoin dans les Revenus, dans les Mémoires et dans la Cyropédie, il stimule plus vivement encore l’attention et le zèle de ses concitoyens dans l’œuvre spéciale qui nous occupe en ce moment.
Le plan et la distribution de l’ouvrage sont d’une extrême simplicité. Xénophon commence par donner une idée générale des devoirs du commandant de cavalerie, en insistant tout particulièrement sur le respect dû aux dieux ; puis il enseigne comment on doit appliquer aux manœuvres militaires les principes de l’équitation et les exercices du manège. En conséquence, il traite de l’ordonnance des escadrons, des évolutions appropriées aux jours de fête et aux voltiges de l’hippo drome, des marches qu’on doit faire en temps de guerre et des divers moyens de tromper l’ennemi. Sous ce rapport, il n’est pas sans intérêt de voir quelles étaient les doctrines des Grecs en matière de stratagèmes. « Rien, dit Xénophon, n’est si utile en guerre que la ruse. Les enfants eux-mêmes, quand ils jouent à pair ou non, parviennent à tromper en faisant croire qu’ils ont plus, quand ils ont moins, et moins, quand ils ont plus. Comment des hommes faits, avec de la réflexion, ne pourraient-ils pas inventer semblables ruses ? Qu’on se rappelle les succès remportés à la guerre, on verra que les plus nombreux et les plus brillants sont dus à la ruse. On ne doit donc pas se mêler de commander, ou bien, indépendamment des autres dispositions, il faut demander aux dieux le savoir-faire et inventer à votre tour. »
Ces instructions données, Xénophon revient à ce qui est particulier au commandant lui-même. Il lui indique les moyens de se concilier l’affection sans compromettre son autorité, lui fait un devoir sacré du respect des dieux, de la prévoyance et de la vigilance. Et comme Athènes était alors en guerre avec Thèbes, il adresse au chef des cavaliers de sa patrie des recommandations toutes particulières, motivées par les circonstances actuelles. Après quoi, il conclut à ce que, pour porter à mille le nombre des cavaliers athéniens, on admette sur-le-champ deux cents métèques, c’est-à-dire des étrangers ayant droit de domicile, à l’exemple de Sparte, dont la cavalerie n’a commencé à se distinguer que quand elle s’est décidée à cette mesure.